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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale” (1920)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marcel Granet (1884 - 1940), “La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale” (1920) **. In Essais sociologiques sur la Chine. 62 pages. Paris : Les Presses universitaires de France, 1990. 1e édition : Ernest Leroux, Paris, 1920. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole.
Introduction

A03. — Marcel GRANET  : La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale (1920)
Étude sur les formes anciennes de la polygamie chinoise

 

Introduction

Faits modernes et analogies ethnographiques 

Voici comment mon attention a été attirée sur les faits qui forment l’objet de ce travail. On sait que les mariages se font en Chine sans que les fiancés se soient choisis ou même qu’on leur ait donné l’occasion de se connaître un peu ; entrés en ménage, maris et femmes se voient à peine ; il n’y a point entre eux une intimité conjugale comparable à celle qui unit un couple de chez nous : c’est une question de savoir si l’affection entre époux chinois peut être nommée de l’amour. Est-ce un sentiment fait de ce que chacun d’eux éprouve vivement le charme singulier de l’autre ? Vient-il de l’attrait mutuel de deux personna-lités qui se conviennent ? Ou bien cette affection n’est-elle rien d’autre que le résultat d’une accoutumance ou d’une obligation ? Comme j’essayais de m’informer, il me fut une fois répondu que les époux chinois s’aimaient assurément de la même manière que les nôtres ; à titre de preuve une histoire me fut contée : c’était celle d’un mari à tel point amoureux de sa femme que, lorsqu’il la perdit, il demanda tout aussitôt à en épouser la sœur. D’une autre manière qu’il ne pensait, mon informateur répondait à la question : il me montrait que les qualités que les Chinois apprécient le plus dans une épouse, ce ne sont pas celles qui sont individuelles, mais impersonnelles et familiales. Une chose me frappa surtout, savoir le mariage d’un veuf avec la sœur de la défunte : il était clair qu’on le considérait comme un témoignage suprême d’amour conjugal.

J’obtins à quelque temps de là une information analogue. Ce fut en revenant d’entendre, dans l’église de Pékin, la messe de Noël : j’avais tâché, non sans peine, d’expliquer ce qu’était la transsubstantiation à un Chinois fort instruit et d’esprit curieux ; il voulut me remercier de ma bonne volonté à lui découvrir l’un des rites les plus mystérieux de ma nation ; par courtoisie, sachant que je m’occupais de la famille chinoise, il m’en parla ; peut-être craignait-il que je ne jugeasse avec défaveur les usages de son pays, comme tant d’étrangers qui ont tout dit lorsqu’ils ont reproché aux Chinois d’avoir des concubines et de mépriser les femmes :

« Ne croyez pas, me dit-il à peu près, que nos mœurs soient si différentes des vôtres. Chez nous, comme chez vous, quand un jeune homme demande une fille à son père, celui-ci prend des informations et des garanties pour que son enfant soit heureuse. Quand la famille de la jeune fille est considérable et qu’elle est en état de faire sentir le prix de son alliance, il n’est pas rare que l’on exige du prétendant qu’il s’engage à ne point prendre de concubines durant la vie de sa femme ou encore, si elle meurt, à se remarier avec sa sœur.

Ainsi, m’affirmait-on, un père pense protéger sa fille en circonscrivant par avance à sa propre famille l’avenir matrimonial de son gendre. A quoi pouvait tenir cette faveur marquée pour les mariages des veufs et de leurs belles-sœurs ? Je tâchai de me rendre compte.

Il me fut facile de me convaincre, sur de nombreux exemples, que l’union en secondes noces d’un veuf et de la sœur de sa femme défunte était d’un usage général et généralement bien vu. Qui plus est, certaines règles juridiques m’amenèrent à le considérer comme étant quasiment obligatoire.

Les lois chinoises modernes, qui sont d’une sévérité minutieuse en matière d’inceste, n’interdisent point un tel mariage : ce n’est pas, comme on pourrait le croire d’après ce que l’on sait de l’organisation agnatique de la parenté chinoise, parce que l’union matrimoniale n’établit point de liens entre le mari et les proches de sa femme. Bien que, d’après le deuil porté, qui est le signe de la proximité familiale, celle-ci paraisse médiocre entre le mari et la belle-mère, la loi des Ts’ing leur interdit le mariage et punit leur inceste de la peine de strangulation immédiate. De même l’union incestueuse avec la veuve d’un oncle maternel est punie par un exil d’un an. Au contraire, on peut valablement épouser une cousine germaine, fille d’oncle paternel ou maternel de sa femme, ou fille de tante paternelle ou maternelle de sa femme : et le mariage avec la sœur de celle-ci loin d’être défendu ou de passer pour inconvenant « a été de tous temps en usage et l’est encore parmi les princes et les grands ».

Il est curieux que la loi se relâche de sa sévérité pour une telle union, et que celle-ci soit d’un usage constant : il est plus curieux encore de constater que cet usage est en relation avec une coutume qui surprend un juriste tel que le P. Hoang.

« Bien qu’il n’y ait aucune honte, dit-il, pour une femme à épouser le mari de sa sœur, il serait mal vu, dans la bonne société, qu’elle allât en visite chez le mari de sa sœur. C’est ce qu’exprime le proverbe : La cadette ne franchit pas la porte du mari de la sœur aînée.

Cette coutume est significative, mais autrement que le P. Hoang ne le pense : si la sœur cadette évite tout contact avec le mari de l’aînée, c’est qu’elle doit le considérer comme un fiancé éventuel. On connaît cette règle de la pudeur chinoise : — dès qu’une jeune fille est en passe d’être mariée, elle est obligée de fuir, non pas seulement son prétendu mari, mais tout ce qui peut en appeler l’image ; il faut qu’elle s’arrange pour ne le point apercevoir, ni son portrait, ni ses parents, pour ne point entendre prononcer son nom ou même lire le caractère qui le symbolise. Si pareils accidents arrivaient, elle devrait à son honneur de rougir ; témoin cette histoire citée dans le Folklore chinois du P. Wieger : Une fiancée ressuscite dans le cadavre d’une femme mariée ; ce n’est point à la vue du mari étranger qu’elle rougit, mais quand accourent la visiter les parents de son prétendu. Et ceux-ci considèrent cette rougeur comme une preuve d’identité valable en justice.

Ainsi, si une cadette qui, fréquemment, à la mort de l’aînée, est appelée à épouser son beau-frère devenu veuf, doit toujours s’abstenir de le rencontrer, c’est, sans doute, qu’elle est, en tous cas, obligée de garder la conduite qui convient à une fiancée prédestinée. Ne devons-nous point, dès lors, imaginer que le mariage en secondes noces avec la sœur de la femme défunte, si fréquent dans la pratique, a, en principe, un caractère obligatoire?

Quand un Chinois se marie en secondes noces, s’il n’épouse pas sa belle-sœur, sa seconde femme n’en est pas moins considérée comme la fille des parents de la première épouse : à tel point qu’elle porte à leur mort le deuil que leur véritable fille eût dû porter. De même, il est d’usage que les enfants de la deuxième épouse portent le deuil des parents de la première et les fassent passer dans les cérémonies familiales avant leurs propres grands-parents ; leur mère est, en effet, considérée comme entièrement substituée à la première épouse, elle en apparaît comme une espèce de sœur adoptive ; pour les parents de la défunte, elle est comme une fille retrouvée.

Les coutumes chinoises modernes que je viens d’exposer ne se peuvent guère comprendre que si on les regarde comme les formes atténuées d’un usage ancien imposant au mari devenu veuf l’obligation d’épouser la sœur de sa première femme. Un tel usage doit être rapproché de l’usage antithétique connu sous le nom de lévirat ; chez les anciens Hébreux, par exemple, une veuve était obligatoirement mariée au frère cadet de son défunt mari. Cette règle, célèbre pour avoir été pratiquée dans tout le monde sémitique, a été étudiée par Robertson Smith dans son ouvrage sur la parenté et le mariage dans l’Arabie ancienne. Smith, grâce à cette intuition concrète qui caractérise ses vues sur les phénomènes primitifs, a vivement senti et mis en lumière les rapports du lévirat et de la polyandrie fraternelle. Par la comparaison avec les différents systèmes de polyandrie et en particulier avec le système tibétain, Smith avait été amené à poser le principe que le lévirat est une trace du mariage de groupe tel que Mac-Lennan et Morgan en avaient fait la théorie. Moins systéma-tiques, mais conduites avec une admirable précision, les études de M. Rivers sur les Todas ont encore mieux établi les rapports du lévirat et de la polyandrie fraternelle.

Le fait inverse, l’obligation d’épouser la sœur cadette de la femme défunte, a beaucoup moins attiré l’attention. Le premier, M. Frazer, dans Totemism and Exogamy, a groupé un assez grand nombre de témoignages qui s’y rapportent, et il a proposé de donner à l’usage le nom de sororat (sororate). Sororat et lévirat lui apparaissent comme l’endroit et l’envers d’une cou-tume originale.

« Si le sororat, limité au droit d’épouser la sœur d’une femme défunte, est certainement dérivé d’un droit ancien d’épouser la sœur de sa femme vivante, il devient hautement probable que la coutume répandue par tout le monde du lévirat, laquelle oblige une femme à épouser le frère de son mari défunt, est, en même manière, dérivée d’un ancien droit d’épouser le frère de son mari vivant. Comme les deux coutumes du lévirat et du sororat sont communément pratiquées par les mêmes gens, nous semblons justifiés à conclure qu’elles sont les deux côtés d’une ancienne institution unique, savoir le mariage de groupe, dans lequel un groupe de frères épouse un groupe de sœurs et possède les femmes en commun. »

 Des documents venus du passé chinois permettent d’étudier avec quelque précision les faits qui ont intéressé Robertson Smith et M. Frazer. J’emploierai, dans leur étude, les définitions suivantes : j’appellerai sororat l’usage d’après lequel un homme est obligé d’épouser la sœur cadette de sa femme défunte et polygynie sororale, l’usage d’après lequel un homme s’unit, en un mariage, avec deux ou plusieurs sœurs.

Pour n’être point embarrassé dans l’analyse des documents par des difficultés de textes, je donnerai d’abord la traduction des principaux d’entre ceux-ci et passerai ensuite à l’étude des faits.


Retour à l'ouvrage de l'auteur: Marcel Granet (1884-1940) Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 24 mars 2005 08:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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