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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Fêtes et chansons anciennes de la Chine (1919)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Granet (1884 - 1940), Fêtes et chansons anciennes de la Chine (1919) ***. Paris : Éditions Albin Michel, 1982, 306 pages. Réédition photomécanique. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole.
Introduction

A02. — Marcel GRANET  :
Fêtes et chansons anciennes de la Chine (1919)

 Je veux montrer qu’il n’est pas impossible de connaître quelque chose des antiquités religieuses de la Chine, Les documents authentiques qui nous parlent du passé chinois sont rares ; encore leur rédaction date-t-elle d’une époque assez basse : on sait que l’Empire, quand il détruisit la Féodalité, en voulut détruire les titres et brûla les Livres ; une fois établi, il désira produire ses propres titres, et les Livres furent reconstitués ; ils le furent pieusement, et comme, somme toute, c’était des institutions féodales que sortaient les institutions impériales, ceux qui, pour régler les secondes, décrivirent les premières, ne déformèrent point celles-ci de façon si arbitraire qu’un historien ne puisse, avec de l’attention, s’y reconnaître. Il est donc possible d’étudier l’organisation des temps féodaux ; aussi s’est-on essayé, en classant les textes, à décrire tel culte féodal. Mais, quand on l’a fait, que sait-on de la vie religieuse des anciens Chinois ? Tout ce qu’on atteint, c’est la religion officielle. C’est bien de la décrire ; il faudrait encore savoir de quel fonds de coutumes et de croyances est sorti le culte des États féodaux. Si l’on renonce à retrouver dans les textes autre chose que les formes appauvries de la religion d’État, dès qu’on voudra les expliquer, on se verra au dépourvu. Et, en effet, quand on a discuté du monothéisme primitif des Chinois, ou déclaré que de tout temps ils adorèrent les forces de la Nature et pratiquèrent le culte des ancêtres, on a tout dit.

Une étude déçoit qui s’arrête à de si pauvres généralités. Certains, renonçant à saisir dans leur principe les notions religieuses qui règnent en Chine, prennent comme point de départ les faits actuellement observables ; ils en dressent des catalogues : précieux documents ; mais qu’en tire-t-on ? Tantôt on attribue une valeur positive aux explications que les indigènes donnent de leurs coutumes : s’ils affirment qu’un certain rite sert à chasser les démons, on admet qu’il fut, en effet, imaginé pour cet emploi. Ou bien, de soi-même et au gré de l’inspiration, on rattache l’usage à expliquer à telle ou telle des théories à la mode, et, selon que plaît, pour l’instant, le Naturisme ou l’Animisme, on rend compte d’une coutume par la croyance, universelle, aux esprits, ou par l’adoration, non moins répandue, du soleil et des astres : méthode paresseuse qui ne permet pas de classer les faits avec quelque précision, qui en gâte même la description : il suffit de constater qu’une fête se place aux environs d’un solstice ou d’un équinoxe pour la déclarer tout de suite fête solaire ; puis, de la définition donnée, on s’ingénie à déduire toutes ses caractéristiques. C’est bien mieux s’il s’agit d’un culte stellaire ; avec une bonne confiance dans l’antiquité de la civilisation étudiée et un usage savant de la précession des équinoxes, que ne peut-on expliquer ! Parfois l’histoire vous reprend, et l’on a la curiosité de remonter au passé pour expliquer le présent ; l’intention est excellente, mais que de dangers à éviter ! Les recherches d’origine sont généralement trompeuses : en Chine surtout, où les savants indigènes ne s’attachent pas à trouver l’origine des choses, mais la date du premier emploi des mots qui les désignent. Au reste, ce que l’on cherche, là encore, c’est un témoignage de l’idée que se sont faite de leurs coutumes, non pas tant ceux qui les pratiquaient, que ceux de leurs compatriotes qui nous en informent ; et l’on est plus heureux si le témoignage est plus ancien. Par une espèce de respect des compétences, on ne juge pas à propos de critiquer ces conceptions ; on ne s’avise pas qu’elles furent, apparemment, imaginées après coup ; on ne pense même pas qu’il faudrait tenir compte, pour les transposer dans un langage positif, de tout le système de notions, de toutes les habitudes d’exposition de leurs auteurs.

 Ni la méthode de l’historien qui se borne à classer les textes avec les seules ressources de la critique externe, ni celle du folkloriste qui se contente de décrire les faits dans le langage des informateurs indigènes ou dans celui d’une école, ne me paraissent efficaces : car toutes deux sont peu critiques. On ne peut espérer de résultats, me semble-t-il, que si l’on prend une double précaution : 1° il est bon de soumettre les documents, d’où l’on espère tirer des faits, à une étude qui détermine d’abord la nature de ces documents et ainsi permette de fixer la valeur exacte des faits ; 2° les faits acquis, et une fois qu’on peut les traduire dans un langage positif, il est prudent de ne point chercher en dehors d’eux de quoi les interpréter. J’ai donc divisé en deux parties l’étude qu’on va lire : dans la première, j’ai essayé de mon-trer ce qu’est au juste le document principal dont je me suis servi ; dans la deuxième, après avoir donné la description de ceux des faits établis qui forment un ensemble suffisant pour qu’on les puisse interpréter, j’ai tenté cette interprétation.

 Le choix des documents est chose essentielle : pourquoi choisir, pour les étudier, les chansons d’amour du Che king ? Le Che king est un texte ancien ; par lui on peut espérer entrer de plain-pied dans la connaissance des formes anciennes de la religion chinoise. C’est là un grand point ; mais qui n’a pas un respect superstitieux des textes antiques ne doit pas se décider sur ce seul avantage. Pour ma part, je n’ai pas l’idée de chercher dans les faits anciens l’origine des faits récents ; une des convictions que j’ai puisées dans cette étude est qu’il est vain d’établir comme une succession généalogique entre des faits similaires et d’âge différent. Tel couplet de chanson Hak-ka, recueilli de nos jours, ressemble trait pour trait à tel couplet du Che king, vieux d’au moins vingt-cinq siècles : l’un n’a pas été copié sur l’autre ; tous deux furent improvisés dans des circonstances analo-gues et, chaque année, sans doute, pendant vingt-cinq siècles, on en inventa de semblables. De même, à chaque instant du temps, les coutumes se maintiennent par une création perpétuellement renouvelée. On n’explique pas un usage en montrant qu’il exista jadis des usages semblables : on l’explique en faisant voir le lien qui, d’une façon permanente, l’unit à certaines conditions de fait. Il y a des cas où, pour révéler le fonds d’une croyance, les documents modernes se prêtent mieux à la recherche ; si, dans l’espèce, il en était ainsi, je n’aurais pas hésité à utiliser de tels documents, quitte à montrer, par un ensemble suffisant de faits anciens, que ce qui est vrai du présent l’est aussi du passé. J’étudierai le passé directement parce qu’il est plus facile à connaître ; simple question de fait.

Il se trouve qu’on peut déterminer assez exactement la valeur documentaire du Che king, ou plutôt de celles des pièces de ce recueil qui sont des chansons d’amour : voilà une première raison de choix ; il se trouve encore que cette valeur est de premier ordre : voilà la raison principale.

Des vers, même recueillis tardivement, il y a grand’chance qu’ils n’aient pas été modifiés par les auteurs du recueil ; pour eux, mieux que pour la prose, le départ est facile entre la pensée originale et les idées qui peuvent la venir cacher ; ici les gloses ne pénètrent pas dans le texte. On peut étudier séparément celui-ci et les interprétations qu’on en donna ; on peut étudier d’une part le texte, de l’autre son histoire — et, par cette histoire, mieux comprendre le texte.

Dans le texte, qui est ancien, on doit trouver le reflet de choses anciennes ; il suffit, pour cela, de le comprendre : il est vrai qu’il est difficile et que, sans les interprètes, nous n’y verrions pas grand chose. Je m’efforcerai, d’abord, de trouver une méthode qui, par delà les interprétations, révèle le sens original : pour trouver la clé des interprétations il suffit de connaître les interprètes ; non qu’on doive faire, un par un, leur psychologie ; ils forment un corps dont le recrutement détermine les principes traditionnels d’explication. Celle-ci est d’ordre symbolique et fondée sur une théorie du droit public : elle suppose une correspondance entre l’action gouvernementale et les événements naturels.

Je ferai la preuve que ce parti-pris de symbolisme, où les lettrés se sentent tenus comme par une obligation de morale professionnelle, les conduit à des absurdités dont ils laissent parfois passer l’aveu. Dès lors on saura où diriger son attention. Mais, en outre, on verra que ces interprétations allégoriques des chansons révèlent un principe essentiel de leur composition, une loi du genre : c’est la règle de symétrie, l’usage des correspondances. Qui la connaît est capable de comprendre et de traduire le Che king.

On sait lire le texte, on connaît l’état d’esprit des inter-prètes : à confronter textes et interprétations, il y a gros à gagner. Les pièces du Che king, lues toutes seules, ce sont des chansons populaires, on le sent ; la tradition en fait des œuvres savantes. Ce serait vite fait de dire : laissons là l’interprétation traditionnelle, puisque la preuve est faite qu’elle conduit à comprendre tout de travers. Mieux vaut poser une question : comment l’erreur a-t-elle pu se faire ? Comment des lettrés — et ce sont d’excellents lettrés — ont-ils pu ne pas entendre l’accent de leur langue natale ? Ce ne sont pas que des lettrés ; ils tiennent plus du fonctionnaire que de l’amateur d’art ; ils mettent les poèmes au service de la morale politique et, dès lors, ne les peuvent croire d’origine populaire ; pour un homme de gouvernement, la morale vient d’en haut, et, où l’on sent une inspiration vertueuse, l’auteur est savant ; il ne se peut donc pas que les chansons, qui enseignent la morale, ne soient pas l’œuvre de poètes officiels. Mais d’où vient donc aux chansons cette efficacité morale ? Une hypothèse peut le montrer. Si l’on a pu trouver des règles de vie dans de vieilles chansons d’amour, c’est que, si mal qu’on les comprît, leurs vers sonnaient encore comme l’écho d’une vieille morale : leur utilisation symbolique n’aurait point d’appui, elle ne s’expliquerait pas si ces chansons n’avaient pas une origine rituelle.

Il y a grand’chance que les poèmes qui, à première vue, paraissaient de vieilles chansons populaires, aient eu, jadis, une valeur rituelle. De plus, la morale qu’on en tire par symbole s’inspire de cette idée, que les hommes doivent, comme la Nature, faire les choses en leur temps : il y a donc chance de retrouver dans les chansons les traces de règlements saisonniers. Enfin, puisque l’on donne des poèmes et de la morale qu’ils expriment une interprétation qui en fausse le sens, c’est que cette morale n’est aucunement celle des interprètes : il y a donc chance que les chansons fassent connaître de vieilles coutumes, antérieures à la morale classique. En fin de compte, elles paraissent un document propre à l’étude des croyances qui inspiraient l’ancien rituel saisonnier des Chinois.

On verra s’accroître leur valeur documentaire si on les examine en elles-mêmes. Elles permettent d’étudier les procédés de l’invention populaire ; il apparaîtra qu’elles sont les produits d’une sorte de création traditionnelle et collective ; elles ont été improvisées, sur des thèmes obligatoires, au cours de danses rituelles. Leur contenu rend manifeste que l’improvisation d’où elles sont nées était le rite oral essentiel d’anciennes fêtes agraires ; elles portent ainsi un témoignage direct des sentiments que faisaient naître ces réunions périodiques ; leur analyse peut permettre de dégager la fonction première d’un rituel saisonnier.

Ainsi l’étude du principal document utilisé ne nous mettra pas seulement à même d’établir les faits, mais encore d’avancer leur interprétation.

 Dans la deuxième partie de ce travail j’étudierai les fêtes anciennes dont les chansons, déjà, auront permis de présenter une image générique.

Je chercherai d’abord à décrire pour elles-mêmes quelques fêtes locales ; pour chacune d’elles j’exposerai d’ensemble tous les documents que j’ai pu rassembler : détails rituels, interprétations de pratiques. Ce n’est pas une reconstitution pittoresque que vise ce groupement ; il attestera que la singularité des coutumes locales n’est guère qu’une apparence due aux lacunes des textes ou à leur caractère.

Quatre fêtes peuvent être reconstituées : deux sous leur forme ancienne, deux autres telles qu’elles se présentent dans le culte féodal : la parenté de celles-là avec les premières est évidente ; de plus, pour l’une d’elles, on peut trouver des prototypes qui marquent les étapes de la transformation. Il devient ainsi possible d’étudier le passage du rituel populaire aux cérémonies du culte officiel.

De cette étude une règle de prudence se dégage : elle fait apparaître le caractère accidentel des représentations qui semblent tout d’abord rendre compte des faits. Il faut avant tout prendre soin de distinguer des croyances véritables ce qui n’est qu’interprétation plus ou moins personnelle ; de telles interprétations il y a peu à tirer. Mais, même pour les croyances, les rapprocher trop vite des pratiques pourrait décevoir. Il n’est jamais sûr que la dépendance où sont les uns à l’égard des autres les croyances et les rites soit immédiate ; tel rite ou telle croyance peuvent très bien provenir, non pas l’un de l’autre, — le rite de la croyance ou la croyance du rite, — mais tous deux d’une réalité antérieure ; et ils peuvent en procéder indépendamment, de telle façon qu’au moment où on les voit coexister, ils soient à des degrés différents d’évolution.

 Ni de l’interprétation qui est donnée d’une cérémonie mo­derne, ni du sens attribué à chacune des pratiques qu’elle comprend, il n’est possible d’induire rien de certain, ni sur la fonction de l’ensemble primitif dont dérive la cérémonie, ni sur la valeur (les pratiques semblables qu’on retrouve dans cet ensemble. On constatera que toutes les pratiques ont été douées des efficacités les plus diverses ; seule leur puissance reste constante : c’est d’elle qu’il faut d’abord rendre compte, avant de voir comment elle a pu se spécialiser.

Je partirai donc des ensembles rituels anciens et je les considérerai sous leurs aspects les plus généraux. Essentielle-ment, les fêtes antiques sont saisonnières : je montrerai, à l’aide d’un cas favorable, qu’elles ont, par ce caractère même, un rôle humain, dont dérive tout aussitôt leur puissance sur les événements naturels : ce sont des fêtes de la concorde par lesquelles le bon ordre s’établit dans la société et, du même coup, dans la Nature. — Elles se passent dans un paysage consacré d’eaux et de montagnes ; je ferai voir, par l’étude des représentations incluses dans le culte seigneurial des Monts et des Fleuves, que le pouvoir qu’on prête à ceux-ci leur vient de la vénération où furent tenus les lieux saints, pour avoir été, jadis, les témoins traditionnels du pacte social que les communautés autochtones célébraient dans leurs ré-unions saisonnières. — Ces fêtes, enfin, consistent en joutes diverses dont les concours de chants improvisés sont l’accompagnement oral. Par l’analyse des sentiments qui s’ex-primaient dans les duels poétiques, je ferai comprendre pourquoi ces luttes cérémonielles ont pu être les procédés choisis pour lier l’amitié entre les individus et les groupes ; j’essaierai aussi d’expliquer pourquoi c’est surtout au printemps que, par une joute où s’opposent les sexes, et par d’universelles accordailles, se restaurait l’Alliance qui unissait différents groupes locaux en une communauté traditionnelle ; enfin, en indiquant à quoi tient cet air d’impersonnalité qu’ont dans la Chine ancienne les sentiments de l’amour et la poésie amoureuse, je dirai comment il se peut que des fêtes dont l’essentiel se passait en rites sexuels n’aient pas été, sinon tardivement, des occasions de désordre.

J’ai confiance que ce travail pourra éclairer l’origine de quelques croyances chinoises ; il renseignera encore sur la naissance d’un genre littéraire ; il mettra en évidence les points d’attache du symbolisme et de quelques idées directrices de l’esprit chinois ; enfin il préparera l’étude des procédés par lesquels un rituel savant peut sortir d’un rituel populaire. Il m’a semblé qu’il fournissait de quoi poser avec précision les problèmes nombreux qu’il faisait rencontrer ; ces problèmes, il ne pouvait être question de les traiter entièrement. Je ne pense pas qu’en l’état des études sur l’histoire de la religion chinoise, une recherche exhaustive, comme on dit, soit la plus utile. Je serais heureux si j’avais posé convenablement les questions et dégrossi l’ouvrage.


Retour à l'ouvrage de l'auteur: Marcel Granet (1884-1940) Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 24 mars 2005 08:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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