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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essai sur l'inégalité des races humaines. (1853-1855)
Un grand poète romantique


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte de Joseph-Arthur (Comte de) Gobineau (1816-1882), Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855). Paris: Éditions Pierre Belfond, 1967, 878 pages. Une édition numérique réalisée par mon amie Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine, qui a consacré des mois d'un minutieux travail à cette édition numérique. [Thèmes abordés: antisémitisme, civilisation, être humain, histoire, humanité, inégalité, juif, peuple, philosophie, race, société.]

Un grand poète romantique

par Hubert JUIN

Table des matières
1; 2; 3; 4; 5; 6


Les gobinistes sont des gens qui ont la jalousie facile, et ils ont dressé à leur héros une statue idéale qu'il ne faut approcher qu'avec respect. Je le tiens pour l'un des plus grands parmi les écrivains français du XIXe siècle, et aussi pour celui qui, plus que tout autre, a rêvé sa vie. Cependant, l'histoire n'est pas simple.

D'abord, cette vie, parce qu'elle se confond avec le rêve, est pleine de trous, ce qui est commode pour les interprètes: rien ne vaut dans une chapelle un saint aux origines douteuses (s’il cesse d'être un objet du culte, il devient un sujet de querelles, ce qui est tout bénéfice). Ensuite, l'utilisation à des fins nauséeuses de livres où le racisme est moins patent qu'on ne croit, fait qu'on «gaze» sur une partie de l'œuvre, attribuant à un savant qui ne fut guère cultivé ce qui appartient, pour de bon, à l'écrivain, et sans quoi l'on ne peut rien voir bien clairement dans cet écrivain.

Il y a dans l'Essai un ton de voix à faire frémir les philosophes. Ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. Les poèmes se reconnaissent à ceci: ce sont des chants. Gobineau, jamais, n'a chanté si haut ni si bien qu'ici.

1

Essayons de saisir Gobineau en mouvement. Il est très curieux qu'il faille – pour une fois – étudier un auteur à partir de sa fortune posthume et non plus à l'inverse: c'est que Gobineau – qui n'eut jamais beaucoup de chance dans sa vie, il faut être juste – a été le plus malchanceux des écrivains romantiques. On dit! Les Pléiades! – et c’est vraiment comme si l'on avait tout dit. Il s'est trouvé que les pires imbéciles, les déments et les criminels de notre époque se sont, sur lui, trompés du tout au tout, prenant son lyrisme pour de la science, ses aveux personnels pour des preuves objectives, ses tourments intimes pour des démonstrations scientifiques: Gobineau menait toujours mille tâches de front, c'était un homme d'une nature turbulente, mais qui n'avait dans la vie qu'un seul point fixe, qui était l'aigreur qui lui montait à la gorge lorsqu'il voyait défiler devant les yeux de sa mémoire la galerie des hommes célèbres de son temps.

Il est de droite, comme Barbey, par dandysme; malheureusement, il n'est pas dandy. Bref! ce sont là les contraires d'un Maxime Du Camp (qui s'avance pendu aux basques de Théophile Gautier), d'un Louis Veuillot qui est là, à la porte des églises, pour quémander de quoi bien vivre au nom du denier de Dieu...

Paradoxe. Qu'un Hitler recopie d'une plume assez lâche quelques feuillets de l'Essai sur l'Inégalité dans ce qui va devenir, aux yeux d'une horde d'assassins, quelque chose comme une bible, et voici que le scrupule détourne les plus objectifs de cet Essai justement. Il faut mieux voir: sans l'Essai, point de Pléiades. Il y a pire: Gobineau n'arrive pas parce qu'il était trop fier pour vouloir arriver. Il se gardait de la «canaille» comme de la peste, et refusait de manger son foin aux râteliers qui n'étaient pas royalistes.

C'est du moins ce qu'il nous laisse entendre. Alexis de Tocqueville, honnête homme, l'avait déjà repris là-dessus. Jean Gaulmier a fait le net en ce domaine.

Gobineau, c'est l'homme en cage, perdu dans une époque fort manichéenne: on est du côté du peuple ou de l'autre côté, mais il y a, dans ce tranchement (moins simple aujourd'hui), mille nuances copiées sur les Traités du beau maintien, sur les Catéchismes épiscopaux, sur les Blasons des temps anciens. Gobineau ne voit dans cette cuisine qu'une décadence.

Ce qui était voir juste.
* *
*

Gobineau que j'ai beaucoup lu, ne m'a jamais beaucoup plu.

Je voyais dans l'homme un misérable de peu d'intérêt. C'était une vue fausse. À l'approcher mieux, on comprend que c'est un malheureux, qui a souffert grandement. Comme on le sait: il n'est pas donné à tout un chacun de bien souffrir. Et l'on se venge ainsi qu'on peut.

La vengeance de Gobineau, c'est un poème en trois parties: l'Essai sur l'Inégalité, l'Histoire des Perses et, enfin, Ottar Jarl. Ce poème-là est certainement l'une des grandes constructions poétiques à nous léguées par le romantisme. D'abord, cette vision de l'humanité en marche n'appartient pas qu'au seul Gobineau. C'est un thème commun à cette époque, où l'on voit Victor Hugo écrire La Légende des Siècles, Michelet signer La Bible de l'Humanité, Lamartine scander La Chute d'un Ange, Quinet rédiger Ahasvérus. Le lyrisme de Gobineau, dans l'Essai surtout, est d'une belle venue: on trouve dans ces pages fiévreuses des éclats de diamant (avec cependant des lâchers de style qui sont de mauvais aloi). Mais Gobineau est un pessimiste. Alors que les autres chantent le progrès, l'humanité en route vers le Bien et la Paix, Gobineau, lui, clame son apocalypse, son désespoir, sa haine. Il hait son siècle, c'est certain.

Mais pourquoi?

Sa mère? Une gourgandine qui s'enfuit dans des amours diverses. Son père? Un col haut monté, qui ne daigne baisser la tête. Sa femme? Une amie d'abord, une ennemie ensuite. Ses filles? Il s'en détourne. Sa vie? Un Wagner des lettres, mais sans Bayreuth... Tout ceci, rapide, ne veut montrer que la vérité de Gobineau: il s'accommode des accommodements de la terre, s'arrange moins facilement avec Dieu (ce qui, d'ailleurs, ne le concerne pas), mais tourne la vie en rêve, dans cette baratte dont nous ne cessons point de nous étonner: son œuvre.

Il a dix lecteurs: il en fait un monde.

Il en a des milliers aujourd'hui: c'est un inconnu.

Pour le cocuage, c'est plus sérieux. Il s'agit, pour employer la langue moderne, d'un traumatisme. L'enfant a quinze ans, et s'aperçoit brutalement que sa mère couche avec son précepteur. Le père est un imbécile. La race devient bâtarde. Tout est dit: jusqu'à son dernier souffle, Gobineau va payer des chercheurs, des archivistes, des libraires, afin que l'histoire de sa famille lui soit livrée jusque dans les menus détails, quitte à reprendre le tout, à récrire avec minutie contre les faits, à faire de Gobineau, à faire d'Arthur, par le truchement de l'imaginaire et fabuleux Ottar Jarl, un fils d'Odin.

De la même façon, mais avec une vérité plus grande, on verra, dans Les Pléiades, les «fils de roi» s'opposer aux faquins, aux imbéciles et à la tourbe (toujours démocrate, d'ailleurs)...
*
* *

Cette œuvre qui a l'air, parfois, de tanguer, de se défaire, est, au contraire, d'une belle unité. Certes! il y a les récits composés par un Rastignac pour briller dans des journaux où il ne brillera jamais. Bien entendu, il y a les théories drolatiques du soi-disant orientaliste Gobineau, et déjà les érudits de son temps faisaient des gorges chaudes devant son traité des cunéiformes. Il y a même, mon Dieu oui! les poèmes que, paraît-il, les Allemands parviennent à aimer.

Gobineau est un touche-à-tout qui ne perd jamais de vue son véritable but.

Ce but est bien malaisé à saisir: il ne s'exprime vraiment qu'en mélangeant les circonstances de la vie à la lecture de l'œuvre. Depuis l'âge de quinze ans, Gobineau est persuadé que le monde va vers sa fin. Au Brésil, où il sera ambassadeur à demi disgracié, il prophétise le dépeuplement prochain du pays: c'est tout dire.

Il n'a guère de formation scientifique, et il s'en moque bien. Il manque d'informations? Il les invente. Lui qui aime tellement la Germanie (mais, de grâce, qu'on remarque qu'il a ce goût en commun avec ses plus illustres contemporains, Hugo compris, mais Stendhal et Mérimée exceptés) prévoit la chute de la Prusse et le renforcement de l'Autriche. Romain Rolland a bien dit il était presbyte, voyant mieux Sylla que Bismarck!

Malgré tout cela, l'Essai sur l'Inégalité est l'une des très grandes œuvres lyriques du XIXe siècle. Il faut être aveugle pour ne pas s'en apercevoir, mais fou pour y aller chercher autre chose.
*
* *

Voyez l'acharnement de la destinée sur ce pauvre Gobineau un cocuage préside à sa vocation littéraire, un autre cocuage l'enracine désespérément dans son pessimisme. Gobineau se marie. Mal. Il épouse une créole: belle démonstration! Sa femme, qui fut une personne étrange, le persuadera, par méchanceté pure (peut-être) qu'une de ses filles n'était pas de lui.

Devant tant de malignité, devant une telle combinaison d'événements sordides (l'épouse après la mère), le «fils de roi», dédaigneux et spleenétique, n'a qu'un recours: pousser dans le sens de l'Essai, aller au tréfonds, écrire Ottar Jarl, l'histoire fastueusement imaginaire d'une imaginaire lignée de Gobineau.

Ottar Jarl, c'est la fin du poème. Mais il y a aussi cette œuvre tardive: La Renaissance. Le Calender est ici à son affaire: Michel-Ange, Léon X, Savonarole, César Borgia, Jules II. C'est un couronnement. Un peu indigeste sans doute. Marcel Brion note: Une œuvre comme La Renaissance était donc celle qui permettait le mieux à Gobineau d'épanouir cette richesse de sensations et de pensées, excessive pour un homme seul. Pourquoi pas? Mais cette lourde machine, c'est aussi l'envers de Gobineau, grand diplomate, homme d'État d'envergure, savant de génie, écrivain lauré. Le vieux Gobineau ne rêve plus: La Renaissance est une œuvre dont l'arrière-goût est de tristesse.

2

Chez Gobineau, on le voit en trois lignes, les contradictions ne manquent pas: comment? dans un monde qui se dilue parce que les races n'existent plus, il reste une famille, et, de cette famille, un ultime rejeton (Arthur) qui ne soit point atteint par la déchéance générale... Ce «raciste» poursuivait une chimère lui-même.

Oh! la douce musique de la science aux oreilles de cet Ulysse en quête de l'Ithaque germanique. Il y a quelque chose de semblable dans l'un des tomes de Fantômas, lorsqu'un roi est prisonnier sous les fontaines de la place de la Concorde et que ces fontaines chantent. Quel chant peut être plus trompeur que celui des sirènes? La Lorelei de Gobineau est dans les bibliothèques. La boulimie joue contre le sérieux.

Raciste? Entendons-nous.

D'abord, Gobineau n'a jamais défendu l'aryanisme, puisque dans le sombre de son livre les antiques Aryans (comme il disait) ont disparu à jamais. Mieux: il écrit à un tournant de page (qu'Hitler n'a pas copié) que même si les Aryans existaient encore, eh bien! ils ne pourraient rien faire et disparaîtraient aussitôt. La vérité du racisme de Gobineau est ailleurs: elle est dans la haine de la démocratie. Où règne la démocratie règne la tourbe. Il rêve d'un pays solide (ce qui nous vaut de belles pages romantiques sur le féodalisme) gouverné par une noblesse d'où les bâtards seraient impitoyablement rejetés (Saint-Simon concevait-il autrement les exemples de la monarchie?) et par une armée forte. Lui, le royaliste dont les sentiments pour Napoléon sont connus, sera bientôt rallié au Coup d'État du 2 décembre. Il applaudira sombrement au désastre de 1870, et se saignera d'une brochure: Ce qui est arrivé à la France en 1870. Jean Gaulmier a montré comment, s'il critique la philosophie de Napoléon III, il ne cesse pas pour autant d'admirer cet imbécile de Baroche qui avait, à ses yeux, le mérite d'être un sabre-peuple convaincu. Ce qui vaut son pesant d'or, c'est que Gobineau n'aura pas de mots durs pour les Communards, sinon qu'il dira qu'ils sont la canaille (ce qui est un mot quasiment amical chez Gobineau lorsqu'il parle de démocrates ou de républicains). En 1871, Gobineau regarde brûler Paris, et ricane. C'est un corbeau qui a tout prévu.

Mais aussi, il se pousse, ce «fils de roi». Maladroitement, c'est vrai, mais avec constance. Tocqueville lui met le pied à l'étrier: je mets une sorte d'amour-propre à ce que vous vous distinguiez dans la carrière dont j'ai été si heureux de vous ouvrir la porte. J'ai toujours cru que vous possédiez les principales qualités qui y font faire son chemin d'une manière brillante et que si vous parveniez à mettre un peu plus de liant avec les hommes (vous pardonnerez cette petite critique à ma sincère amitié), il ne vous manquerait rien... Charles de Rémusat, l'épais Baroche, et même la princesse Mathilde (malgré la mine un peu grise que fait Walevski), voilà des utilités. Son incompétence et son mauvais caractère font le reste: ce sont des brouilles, des vexations, des querelles. Au moindre revers, Gobineau se drape dignement dans le manteau du légitimisme, un oripeau qui sert au tout-venant de la politique depuis 1789. Sa correspondance fourmille de mille traits où l'humeur massacrante du bonhomme paraît sans cesse. Ce Viking (descendant d'Ottar Jarl, lui-même descendant d'Odin) n'aime pas qu'on lui marche sur les pieds. Il a l'escarpin délicat. Le malheur est qu'il pense sans cesse qu'on le piétine, sauf lorsqu'il fait antichambre dans l'espoir... Dans l'espoir de quoi? Ne lui lançons pas la pierre. La modestie de son origine lui faisait le gousset vide. La «carrière» le cahotait assez durement. Ce qui nous agace, c'est qu'il pose. Ce n'est pas de la modestie.

Aristocrate de terrier plutôt que de terroir, il prend indéfiniment des attitudes devant la postérité.
*
* *

Il a des amies fidèles. Sa vie fleure la jolie femme. On vante son urbanité dans les compagnies où les femmes sont nombreuses.

Il court le diable à quatre, toujours en retard d'une dette, entretenant une famille qui le traînera dans la boue. Il se raconte des histoires à ne pas croire, mais auxquelles il croit, ce qui anime sa correspondance. Il se voit de l'Institut par les soins de Mérimée. Il n'en sera point. Puis il se voit de l'Académie par mille démarches qu'il fait, et jusque dans le bureau de Jules Favre (un républicain, mais, pour une fois, Gobineau a raison: c'est une canaille, – sauf que cette fois il ne le dit pas). Il n'en sera pas.

Le «fils de roi» qui prône l'éthique du dédain courra la poste des cabinets, des recommandations, des sollicitations. Le confus de son œuvre a deux sources: sa tête est dans le genre girouette, et sa conscience doit s'accommoder des accrocs du quotidien. Il fera même des courbettes à ce chacal de Saint-Arnault après la fusillade du Tortoni!
*
* *

Le comte de Gobineau mentait beaucoup, et affreusement. Il n'en reste pas moins que s'il transigeait sur presque tout, il lui restait, au fond du cœur, une fidélité terrible vis-à-vis de ce pessimisme qui est bien à lui et que A. B. Duff qualifie quelque part de magnifique (ce qui, lyriquement, est vrai). Or, ce pessimisme, l'édification de ce pessimisme, l'expression de ce pessimisme, c'est justement l'ouvrage de toute sa vie, et cet ouvrage c'est l'Essai sur l'inégalité des races humaines. Il faut prendre pour argent comptant, bel et bon, la déclaration qu'il fait dans l'avant-propos de la seconde édition de son œuvre maîtresse, et qui est celle-ci: Aussi bien ce livre (l'Essai, bien entendu) est la base de tout ce que j'ai pu faire et ferai par la suite.

Ouvrons, par exemple, les Nouvelles asiatiques. C'est finalement une œuvre tardive, dont les mérites sont incontestables: L'Illustre magicien et La Guerre des Turcomans sont parmi les plus belles des nouvelles jamais écrites en langue française.

On sait que Gobineau portait Stendhal aux nues (c'est curieux, mais c'est comme ça, et je n'y peux rien, les textes de Gobineau sont irréfutables). Il ajoutait que lui aussi ne serait vraiment lu que passé un siècle, ce qui était bien voir, ainsi que Beyle avait bien vu. Comme Stendhal, Gobineau se met partout dans son œuvre. Il manque d'imagination à en pleurer. Il se raconte de biais, indirectement, sous le regard oblique de l'Essai (nous y voici)...

Gobineau séjourne en Perse à deux reprises. Avant d'y aller, l'Essai est bien avancé. Il ne se met aux Nouvelles qu'étant revenu de si loin pour la seconde fois.

Au débarqué asiatique de son premier périple, dans la première lettre retrouvée, que peut-on lire? Ceci: Ce qui m'a le plus pénétré, c'est la grandeur des choses accomplies dans toutes ces mers-ci par les Portugais. C'est inimaginable. Leurs œuvres, leur nom, le souvenir de leur gloire est encore présent sur les rochers et dans toutes les imaginations. On ne peut se figurer cela quand on ne l'a pas vu. Ça commence à Gondar, dans l'intérieur de l'Abyssinie et ça finit à Macao. Aujourd'hui, ce sont les meilleurs domestiques de l'Inde. J'en ai un, là, qui vient de me faire une superbe casquette d'uniforme. Voilà l'effet des mélanges de race. C'est une lettre du 5 mai 1855.

Gobineau s'est mis à l'Essai en 1850, il en termine le premier volume en avril 1851 et le second en juillet 1852. Le choc initial? Ne cherchez pas: c'est la révolution de 1848. Gobineau dresse, contre les «blouses sales», une machine de guerre...

Les deux premiers volumes de l'Essai paraissent en juin-juillet 1853, et Gobineau entame, dès mars 1854, la rédaction de la seconde partie de son gros ouvrage, glissant «magnifiquement» vers les grandes orgues du pessimisme, et plongeant dans un silence rare. Il est en Perse lorsque la seconde partie de l'Essai voit le jour chez Didot en deux volumes, le 11, décembre 1855...

À partir de 1872, dans les froidures de Stockholm, il songe aux Nouvelles asiatiques, qu'il termine en 1875. Il ne se déjuge pas. C'est toujours l'Essai qui domine. Et il terminera une vie beaucoup rêvée, mais pas mal bourlinguée non plus, par l'Histoire d'Ottar Jarl, le plus romantique des ouvrages secrètement romantiques. Une pierre tombale pleine de beautés baroques.

Malheureusement, à vouloir trop prouver, on ne prouve rien, et lorsque Gobineau veut se souvenir trop nettement de l'Essai, c'est la plus mauvaise des Nouvelles asiatiques qu'alors il écrit Les Amants de Kandahar.

Sa vieillesse est triste à périr: il meurt d'ennui parmi ses sculptures, toujours entre deux villes, deux espoirs, deux querelles. Il meurt seul, dans une chambre d'hôtel, à Turin, sans avoir fait beaucoup de bruit dans le monde, et ne se doutant pas qu'un fou furieux allait en faire le bien involontaire complice de crimes odieux. C'est de ceci, maintenant, qu'il faudrait laver la mémoire de Gobineau, homme assez vain, admirable écrivain de tempérament, charlatan de science, mais personnage au cœur déchiré par la plus triste existence et les plus lamentables aventures.
*
* *

Un mot encore sur ce destin bizarre: le château de Chaméane, entre Issoire et Ambert, dans les monts d'Auvergne, avait été converti, par Mme de La Tour, en un musée dédié, tout entier, à Gobineau et à son œuvre. Ce château fut détruit totalement le 30 juillet 1944 par une horde nazie qui en avait truffé les souterrains de dynamite.

3

Ce comte n'était pas comte: c'est un portrait. Il s'abuse sur tout, et, talentueux comme il sait l'être, il nous abuse. Sa fausse noblesse en fait un véritable féodal: sur bien des points, nous sommes inférieurs à ce qu'on a été jadis! s'exclame-t-il au détour d'une phrase. Et pourquoi? Parce que la civilisation est immobile. Dès qu'elle bouge, elle se dégrade. Or, que se passe-t-il dans la carrière enchevêtrée de monsieur le «comte» de Gobineau? Bien du tracas! Bien du mouvement! À vous de conclure: l'univers est dans son tort, Gobineau est dans son droit...

En 1840, Gobineau est un Scelto. Son évangile? L'ambition, l'indépendance d'esprit, les idées aristocratiques. Un Condottiere qui se fera taper sur les doigts par André Suarès, qui – au moins – savait de quoi il parlait. On voit d'ici comment et combien chez Gobineau s'enracine le thème de la force, et comment et pourquoi les caricatures qui font 1851 auront, à ses yeux, raison contre les hommes de chair et de sang qui firent 1848: honte aux vaincus. D'ailleurs, Gobineau ne doit-il pas prendre sur la vie une éclatante revanche? N'est-il pas descendant d'Odin, lui, d'une noblesse si petite qu'elle se perd et s'égare dans les franges de la petite histoire? À Stockholm, dans le salon bleu de Mme de La Tour, Gobineau, avec Zaluski, sera l'un des trois calenders. Rien n'a changé. L'Essai a couvert toute la vie. La Renaissance fait dodeliner les têtes les plus à droite d'alors.

Toute la vie? C'est aller trop vite. D'abord, Gobineau donne toute sa confiance au sang. Il imagine dans on ne sait trop quelle préhistoire mythique l'Âge d'Or des hommes véritables: un lieu constant, immobile, grave et féodal à souhait. La vérité, c'est le clan. Et lorsque tout cela se met en marche, c'est pour descendre. Qu'est-ce que l'Histoire? Un ver rongeur. La civilisation qui veut évoluer n'est jamais qu'une civilisation qui décline. Alors quoi? L'Impérialisme?... Pas même. Que gagne-t-on à mettre la main sur des colonies, sinon de se dégrader soi-même. Le rêve de Gobineau est impossiblement insulaire.

La race? Elle n'existe plus. Les gens du Nord? Si vous saviez combien l'on s'ennuie à Stockholm. Les Allemands? Ils gâtent tout bonnement les Anglo-Saxons d'Amérique: c'est une race métissée à l'extrême. D'ailleurs, Gobineau sait de toute évidence que l'Autriche sera demain la vraie puissance et que les Prussiens reviendront à leur juste condition. La Perse? C'est la déconfiture.

Le mythe de l'Orient? C'était parfait, vu de loin. Le mythe du féodalisme? Toujours utile contre les «blouses sales», mais, malheureusement, on a pas toujours un Baroche à féliciter. Le mythe des Germains? C'est plus sérieux parce que plus vague. Il y a la rencontre, tardive, avec Wagner. Wagner rêve, Gobineau également. Nietzsche? Ce que raconte sa sœur est sujet à caution (toujours). Il a lu Gobineau? Probablement. Mais Nietzsche était épris de latinité. Il était semblable à Hölderlin: il allait vers le soleil. Qui croire? Personne.
*
* *

Si, Napoléon III... Arthur, comte de Gobineau, diplomate d'arrière-plan, écrivain éconduit, mari malheureux, est étroitement contemporain du règne de cet homme. Napoléon III n'a fait qu'une seule bonne chose dans toute son existence de brigand: il a fait Victor Hugo. Il est à moitié fils de personne, comme Gobineau: voilà les «fils de roi». Ils se sont rencontrés: on imagine les yeux demi-clos de l'un et la morgue de l'autre. Les chats de gouttière ne s'entendent pas ensemble: ils chassent sur le même territoire. Gobineau joue au légitimiste. Louis-Bonaparte, à l'Empereur. Ils ne pouvaient se comprendre que de biais. C'est ce qui arriva.

L'Empereur avait du goût pour le saint-simonisme. Il a cet avantage sur Thiers: il croit aux chemins de fer. Les chemins de fer, ou le Creusot, le «comte» de Gobineau s'en détourne: décadence que tout cela. L'Empereur inaugure les bals à l'Élysée; Gobineau se ronge les sangs dans des bureaux d'ambassade. Le Quai d'Orsay n'a jamais été drôle. Gobineau est l'un des rares écrivains qui en soit sorti: voilà du mérite.

Va-t-il se détourner du Coup d'État du 2 décembre? Certes, non! À Tocqueville, qui est un opposant résolu, il mande: j'aime sincèrement le pouvoir absolu vis-à-vis du peuple français (4 mars 1859). J'ignore s'il a d'instinct l'amour de la conception bonapartiste de l'armée (il faut toujours se méfier de ce diable d'homme et de ses instincts), mais il en dresse un portrait magistral, dont on retrouverait des traces jusque dans les ouvrages militaires du général de Gaulle. Le passage est un peu long; il touche à ce moment de l'histoire où la Rome impériale se laisse dominer par des éléments sémites; il souligne – par antiphrase – la justesse de ceux qui, depuis les combattants de la Commune de Paris, en passant par Jaurès, jusqu'aux hommes de notre époque, défendent l'armée populaire contre l'armée de métier, l'armée des citoyens contre l'armée des mercenaires (mais on verra, lisant l'Essai comme il faut, que même les erreurs de Gobineau, ce génie en creux, sont fertiles): La nécessité unique, pour me servir de l'expression d'un antique chant des Celtes, n'admet pour les armées qu'un seul mode d'organisation, le classement hiérarchique et l'obéissance. Dans quelque état d'anarchie ethnique que se trouve un corps social, dès qu'une armée existe, il faut sans biaiser lui laisser cette règle invariable. Pour ce qui concerne le reste de l'organisme politique, tout peut être en question. On y doutera de tout; on essayera, raillera, conspuera tout; mais quant à l'armée, elle restera isolée au, milieu de l'État, peut-être mauvaise quant à son but principal, mais toujours plus énergique que son entourage, immobile, comme un peuple facticement homogène. Un jour, elle sera la seule partie saine et agissante de la nation. C'est dire qu'après beaucoup de mouvements, de cris, de plaintes, de chants de triomphe étouffés, bientôt sous les débris de l'édifice légal qui, sans cesse relevé, sans cesse s'écroule, l'armée finit par éclipser le reste, et que les masses peuvent se croire encore quelquefois aux temps heureux de leur vigoureuse enfance où les fonctions les plus diverses se réunissaient sur les mêmes têtes, le peuple étant l'armée, l'armée étant le peuple. Il n'y a pas trop à s'applaudir, toutefois, de ces faux-semblants d'adolescence au sein de la caducité; car, parce que l'armée vaut mieux que le reste, elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non plus les ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont les masses...

Les MASSES...

Cela, c'est l'armée de 48, celle qui fusille, qui mitraille, qui cerne les faubourgs, qui tranche dans le sang des ouvriers. C'est l'armée de 51, qui fait des cartons sur les grands boulevards (d'alors), et qui traverse Les Châtiments de Victor Hugo avec le rouge (de la honte) au front. Mais cette armée-là, et lorsqu'il écrit cette page, Gobineau ne le sait pas encore, c'est aussi l'armée de la démission: l'armée de Sedan, l'armée de Metz, celle qui rampe, et qui se rend. L'écrivain militaire Charles de Gaulle tente de la justifier. Soit! Sa justification, c'est d'être revenue, en avril 1871, dans les fourgons de l'ennemi, accomplir avec brio cette sale besogne que l'Allemand ne voulait pas accomplir lui-même: la Semaine Sanglante. Voilà l'armée de Louis-Bonaparte. Voilà sa police. D'où sans doute le ricanement de Gobineau (en 71), qui était un observateur soudainement lucide. Par excès de dégoût, il faut croire.

Gobineau croyait à l'armée de métier. Cher presbyte! Il a vu l'armée de métier à l'œuvre. Il n'y a pas trouvé de «fils de roi».

Parmi les nationalistes, non plus. Ce qui explique ce paradoxe superficiel: la droite française ne s'est jamais réclamée de Gobineau. Voyez Maurras! Il va de soi que je parle de ceux qui, à droite, ont quelque culture ou quelque intelligence. Je voyais dans une revuette extrémiste ce titre en tête d'un article sur l'Essai: Gobineau, un théoricien sans passion. Double bêtise: Gobineau est un passionné sans théorie réelle. Il n'a pour théorie que sa passion justement. On n'a qu'un tort: ne pas le lire. J'entends: ne pas lire l'Essai. Les uns, qui s'en détournent, y découvriraient une œuvre magistrale, un morceau de littérature qui mérite tous les éloges. Les autres, qui jugent bon de s'y référer «de chic», y verraient vite des raisons de s'en détourner. Gobineau n'aime que les «hommes de qualité».
*
* *

Lorsque Alexis de Tocqueville eut achevé la lecture de l'Essai, il y découvrit non pas le racisme assez simpliste qu'on y trouve généralement mais les sentiments anti-démocratiques qui en font l'essentiel. Quelques citations ne seront pas inutiles: Je vous confesse qu'après vous avoir lu aussi bien qu'avant, je reste placé à l'extrémité opposée de ces doctrines. Je les crois très vraisemblablement fausses et très certainement pernicieuses. Ailleurs: Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l'inégalité permanente enfante, l'orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l'abjection sous toutes ses formes? Puis enfin, avec une certaine lassitude et beaucoup de dédain, l'exclamation magnifique: Que voulez-vous? Nous sommes de vieux entêtés qui avons donné dans la liberté humaine, comme Louis Courier disait qu'il avait donné dans la charte, et qui ne saurions, du tout, en revenir (1) ...

4

Les voyages forment la jeunesse et déforment les théories. La priorité du sang devient, chez Gobineau, rapidement mythique. Il n'y croit plus vraiment, et il abandonnerait avec aisance l'échafaudage si laborieusement construit, n'était le torchon qui brûle dans le sein du couple. Mme Gobineau est une créole, donc M. Gobineau, malgré tout, a raison.

Si le sang fait défaut, il reste la famille. Alors là, pardon! Le comte aussitôt se rétracte. Certes! il y a Mère Bénédicte, cette sœur tendrement aimée. Fait-elle le poids? Il faut avouer que non, et que les caractères acquis ne se transmettent pas. Rien de plus révélateur, rien de moins «raciste» que le testament de Gobineau: Je donne et lègue ce que madame de Gobineau, ma femme, ne m'a pas volé ni dépensé de ma fortune à madame la baronne de Guldencrone, née Diane de Gobineau, et à sa sœur, mademoiselle Christine de Gobineau, et le fais parce que la loi m'y force, car en justice et en vérité, je ne leur dois et ne voudrais leur laisser que mon souverain mépris et mon indignation pour leur lâcheté et leur ingratitude, à l'une comme à l'autre (2). Et voilà!

Pour les races, est-il vrai que Gobineau veuille montrer la priorité de certaines sur d'autres? À le lire vite, oui. À le lire mieux, ce n'est pas l'essentiel, ce n'est pas l'important. Les races «inférieures», après tout, sont des races heureuses. Les races «supérieures», elles, portent sur leurs épaules le péché du monde: elles sont fautives. Voilà Gobineau. Les racistes ne se sont jamais aperçus qu'il leur donnait mauvaise conscience.

Un exemple: l'Amérique.

Certes! Prokesch-Osten prophétise (sinistrement): Vous ensemencez la terre de l'avenir. Tocqueville, toujours si juste, note: Je crois que la chance de votre livre est de revenir en France par l'étranger, surtout par l'Allemagne (nous y viendrons). Premièrement, l'Amérique. C'est dans ce pays-là qu'on traduit l'Essai d'abord. Gobineau est-il satisfait? Écoutez-le: les Américains croient que je les encourage à assommer leurs nègres, me portent aux nues pour cela, mais ne veulent pas traduire la partie du livre qui les concerne. Qu'est-ce qu'il aurait pris, l'autre, là, l'auteur de Mon Combat, architecte en camps de la mort! ...

La traduction signée Hotz vit le jour chez Lippincott, à Philadelphie, en 1856.
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Un exemple plus sérieux: l'Allemagne.

En 1905, ce très bon esprit qu'était Remy de Gourmont consacrait un article mi-figue, mi-raisin à Gobineau. Je ne résiste pas au plaisir de cette citation:

Jamais je n'oublierai ce petit dialogue entre sa mère, qui ne fait rien, et une jeune fille qui fait de la tapisserie:

«– Maman, ne pensez-vous pas que si je faisais la langue du chien d'un vert plus clair, cela vaudrait mieux?

«– Oui, mon enfant; mais je l'aimerais mieux violette, c'est plus naturel».

Ainsi M. de Gobineau m'enseigna, dès mon jeune âge, les principes du réalisme...

Admirable Gourmont! Admirable Gobineau!

Pour moi, je me souviens d'un lit d'hôpital, à Aix-en-Provence, où le reposais entre des poignets solidement bardés d'un plâtre barbare; l'un de mes amis, libraire en cette ville, me fit don d'une édition de demi-luxe de Scaramouche. C'est ainsi que j'ai pris Gobineau par le début, et comme un vice. Les travaux de Jean Gaulmier me comblent: je déteste les mythes. Je n'aime pas qu'Aragon dise du bien du snobisme. Le snobisme, c'est le goût lorsqu'il est émoussé (3) . Mais Gaulmier s'emporte sur son sujet. Gobineau est un maître de l'écriture. Et je ne sais rien de plus extraordinaire que certaines tournes de pages des Pléiades. Vous avez lu Adélaïde? Vous avez lu Mademoiselle Irnois? Alors, ne nous en faites pas accroire: vous êtes contaminés. Gobineau, c'est quand même le génie. L'Essai, c'est sinistre, mais c'est génial.

D'ailleurs, Gobineau, c'est une drogue. François-Régis Bastide, qui hante les moulins, les astrologues et les presbytères, avait annoncé, sur notre auteur, un ouvrage qui devait avoir pour titre: Gobineau ou la Vie rêvée. Que pensez-vous qu'il arriva? François-Régis Bastide écrivit un roman qui avait pour titre La Vie Rêvée. Gobineau double-face. Devenons graves: La Chasse au Caribou, c'est quand même mieux qu'Auschwitz ou que Ravensbrück. Alors, qui s'est trompé? Qui nous a trompés?

Ah oui! je parlais d'un exemple plus sérieux: l'Allemagne, et, par raccroc, de cet article de Remy de Gourmont, dans lequel on lisait, dès l'ouverture, qu'il y a en Allemagne, depuis une dizaine d'années, une «Société Gobineau» (Gobineau-Vereinigung), fondée pour étudier l'œuvre et les idées de l'écrivain méconnu dans sa patrie. D'abord, Gobineau, la patrie, c'était du vent, du flan et du pas sérieux. Ensuite, cette très germanique «Société Gobineau» mérite un regard attentif. Si je me borne uniquement à l'ouvrage après tout insolite de Robert Dreyfus: La vie et les prophéties du comte de Gobineau, – Messieurs les antisémites, tirez les premiers! – force m'est de constater qu'elle est étrange cette Société-là, qu'il y a, par avance, chez les seigneurs de la sidérurgie, chez les princes du Gott mit uns, chez les barons de la synarchie rhénane, groupés là-dedans, une curieuse odeur (par avance) de bluff sanglant et de cadavres réels. Allons-y.


(Une petite remarque: Gourmont semblait regretter que les Allemands en viennent à faire de Gobineau leur affaire. Il avait raison. On nous a bien eus).

En Allemagne, Gobineau, grâce aux efforts de la dite Vereinigung, ne se nomme pas Gobineau, il se nomme Houston Stewart Chamberlain. Guillaume II est à ses genoux. Philippe d'Eulenburg, à sa dévotion. Poursuivons. L'antisémitisme officiel allemand date de 1880. Cette année-là une pétition est adressée au prince de Bismarck. Elle dénonce le péril juif (déjà, – et encore). Signatures: le pasteur Stoecker, une utilité; Bernhard Foerster, qui deviendra (comme c'est important) le beau-frère de Nietzsche, dont la sœur, etc., etc. (Rimbaud aussi avait une sœur); et encore l'un des membres influents de la dite Gobineau-Vereinigung, un disciple de Wagner, un Wolzogen, baron de son état, minable par ailleurs, et pro-nazi par double-vue. Voilà ce qu'on a fait de Gobineau. Ce n'est pas Gobineau qui est coupable, c'est la Gobineau-Vereinigung. Wagner ne savait même pas qu'il faisait sa musique pour des analphabètes aux doigts crochus. Et Gobineau?

Il n'en serait pas revenu.

En vérité, il n'en est pas revenu. C'est pourquoi il est urgent de rééditer ce livre qui a fait couler des tonnes d'encre, et puis cette encre a fait couler des tonnes de sang, alors qu'il s'agissait, initialement, d'une ERREUR.
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Gobineau croyait à l'armée: on s'est servi de lui pour fabriquer du savon à partir de la graisse d'homme. Nietzsche croyait au surhomme: on s'est servi de lui pour faire s'entre-tuer un tas de pauvres types (il n'y a que les marchands de canons à connaître les véritables raisons de la guerre de 1914). Wagner croyait aux walkyries: il n'a – heureusement – pas vu les mégères du paradis fasciste. Le malentendu n'est pas au niveau de Wagner, de Nietzsche, de Gobineau, il est bien plus bas: au niveau d'une certaine fange, qui prolifère encore, hélas! parmi ceux qui sont, au fond, incapables d'écouter celui-ci ou de lire ceux-là.

Comme ils étaient gentils les Rosny aîné écrivant (dans L'étonnant voyage de Hareton Ironcastle) cette phrase: Un homme de haute stature, symbole parfait du type inventé par Gobineau... – et les Jack London, «socialiste» et fonçant dans le racisme primaire de La Fille des Neiges. Il est vrai qu'ils n'avaient pas besoin de savon.

En réalité, lorsque Gobineau voit s'évanouir le dogme du sang, puis la révélation de la famille, il ne lui reste plus que l'individu. Nous voici ramenés aux Pléiades. Cette histoire de calenders, de «fils de roi», eh bien! nous n'en sommes pas sortis. Gobineau donnait tout au sang. D'autres donnèrent tout au milieu. Il ne reste qu'une énigme, mais elle est capitale, et c'est Gobineau qui en a fixé définitivement les termes: cette énigme, c'est celle de l'homme de qualité.

Dans un bar de Saint-Germain-des-Prés, au Montana, dans cette époque d'après la Libération où l'on voyait sortir des gares du Nord, de l'Est ou de Lyon, à chaque heure du jour et de la nuit, une bonne poignée de Rastignac, c'était une question que nous agitions beaucoup, Roger Vailland et moi, sous les regards assez narquois de la blonde Mireille. Puis, les années passant, Roger Vailland écrivit son célèbre Éloge du Cardinal de Bernis. Je ne vais ni citer ni résumer ce texte. Il est dédié aux «amateurs» (c'est ainsi, je crois, que Vailland avait fini par désigner les modernes «happy-fews»). Gobineau y tient sa partie. D'ailleurs, souvenez-vous du début des Pléiades, et vous comprendrez mieux les grandes orgues qui se déchaînent dans l'Essai: fils de roi, dit-il, mais il ne se trouve pas une seule fois sur plus de cent où le personnage ainsi présenté soit autre chose, quant à son extérieur, qu'un pauvre diable fort maltraité de la fortune. L'exposition est à l'intérieur. Le fils de roi n'est jamais le fils du Roi. Combien Vailland avait raison de faire référence au livre de L.E.P. O'Brien: Les chevaux du département de l'Ain (1891). Vailland disait: Le langage des éleveurs de la fin du XIXe siècle me fascine.

Ce n'est pas une plaisanterie: si Staline avait lu L.E.P. O'Brien il n'aurait peut-être pas été Staline. Mais c'est une autre histoire.

5

L'erreur de Gobineau, c'est de croire aux vertus de ce qui est immobile. Écoutez-le: Un gouvernement, écrit-il, est encore bien mauvais lorsque, par la nature de ses institutions, il autorise un antagonisme, soit entre le pouvoir suprême et la masse de la nation, soit entre les différentes classes. Le moteur d'Aristote était un moteur immobile qui ne menait nulle part. En 1871, les hommes ont appris que la contradiction était l'essence même de la société et du progrès. Pas Gobineau. Les classes sociales? Baroche est bien. Les riches sont bêtes. Les pauvres sont idiots. Un exemple, celui des ouvriers. Voici la page de Gobineau qui devrait donner aux racistes germaniques la honte d'être racistes et même celle d'être germains: Nos départements de l'est et nos grandes villes manufacturières comptent beaucoup d'ouvriers qui apprennent volontiers à lire et à écrire. Ils vivent dans un milieu qui leur en démontre l'utilité. Mais aussitôt que ces hommes possèdent à un degré suffisant les premiers éléments de l'instruction, qu'en font-ils pour la plupart? Des moyens d'acquérir telles idées et tels sentiments non plus instinctivement, mais désormais activement hostiles à l'ordre social. Voici le plus beau: Je ne fais une exception que pour nos populations agricoles et même ouvrières du nord-est, où les connaissances élémentaires sont beaucoup plus répandues que partout ailleurs, conservées une fois acquises, et ne portent généralement que de bons fruits. Il y a bien une raison à cela? Certes! Devinez? On remarquera que ces populations tiennent de beaucoup plus près que toutes les autres à la race germanique, et je ne m'étonne pas de les voir ce qu'elles sont. Ceci se passe de commentaires.

Ce bel écrivain (Gobineau) devient bête dès qu'il fait du racisme. Il devient dès lors semblable aux racistes. Il n'existe pas, en toute objectivité, de discrimination raciale: il n'existe que des discriminations sociales. Les racistes (comme eux-mêmes se nomment) lorsqu'ils sont honnêtes, pousseront le cynisme jusqu'à reconnaître que leur seule théorie valable est celle de l'exploitation de l'homme par l'homme. Ils sont de la race des seigneurs parce qu'ils sont du côté du manche, ou parce qu'ils veulent y parvenir. Ils sont les premiers à se moquer des petits imbéciles qui les suivent: des inférieurs complaisants.

Le racisme entraîne une déformation de la personnalité. C'est une maladie. Elle est devenue économique: elle a perdu toute dignité.
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Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'après tout Gobineau n'est pas «raciste». C’est un nostalgique, pour qui l'Âge d'Or est dans le passé, et la catastrophe dans l'avenir. Il a l'orgueil des parvenus. Il serait méprisable s'il n'était un écrivain aussi grand. La civilisation, à ses yeux, c'est la stabilité. Rien de plus absurde. Je crois maintenant pouvoir résumer ma pensée sur la civilisation, en la définissant comme un état de stabilité relative, où des multitudes s'efforcent de chercher pacifiquement la satisfaction de leurs besoins, et raffinent leur intelligence et leurs mœurs. Merci pour la stabilité relative. Pour le reste, je suis comte (ou presque) et je le reste.

Raciste? Vous voulez rire. Il n'y a pas de races. Il y a, désespérément, les «fils-de-roi», et puis les «blouses sales». Certes! si les uns et les autres parfois viennent à se confondre, où allons-nous? Vive Baroche. Ce que j'entends par société, c'est une réunion, plus ou moins parfaite au point de vue politique, mais complète au point de vue social, d'hommes vivants sous la direction d'idées semblables et avec des instincts identiques. Et Gobineau poursuit sur la lancée de son erreur avec un enthousiasme et un lyrisme qui nous coupent le souffle.

Il n'a rien compris au dynamisme comme élément civilisateur, à la contradiction comme nécessité dialectique. Nous venons de vivre l'ère de la décolonisation. Nous avons vu que cet aveuglement était partagé.

Il faut lire l'Essai sur l'Inégalité des Races humaines. Et cela pour deux raisons. Contraires.

6

Arthur de Gobineau est un écrivain. Il a tenté mille carrières. Il ne tenait qu'à celle-là. Sa morgue l'empêchait de jeter la science par-dessus bord. Heureusement, nous pouvons lire Akrivie Phrangopoulo ou La Guerre des Turcomans. Quelle plume! Mais L'Essai? Eh bien, c'est essentiellement une œuvre de littérature, un poème à ras bord empli du plus amer des pessimismes. C'est un long cri personnel, subjectif, au secours duquel, dans des raccourcis qui donnent le vertige, qui étourdissent, toute l'Histoire, rêvée, syncopée, martyrisée, émondée, glorifiée, est – dans des périodes qui sont parmi les plus belles du romantisme français – citée à comparaître. Elle est sommée de paraître, l'Histoire. Et elle paraît. Avec des traînées de sang. Des houles que gonflent les étendards militaires et les musiques guerrières. Avec ses cheveux de louve.

Puis l'Essai, c'est aussi, malgré Gobineau, une démonstration par l'absurde. Rien n'arrête l'homme. L'Histoire a un sens. Elle est irréversible.

Ce passionné sans théorie, peut-être, aujourd'hui, pourrait-il s'en réjouir.

HUBERT JUIN.

Notes:

(1) Le texte de la Correspondance d'Alexis de Tocqueville et d'Arthur de Gobineau a été établi et annoté par M. Degros. Cette édition est précédée d'une excellente introduction due à J.-J. Chevallier (Éditions Gallimard).

(2) Cité par Jean Gaulmier dans Spectre de Gobineau. (Éd. Jean-Jacques Pauvert).

(3) Je vise la préface qu'Aragon a faite au livre de Roger H. Guerrand: L'Art nouveau en Europe (chez Plon)

Revenir à l'oeuvre de l'auteur: Joseph-Arthur de Gobineau, 1816-1882 Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 30 octobre 2005 08:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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