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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le nouveau monde amoureux. (1816)
Présentation du livre (quatrième de couverture)


Une édition électronique réalisée à partir du livre Charles Fourier, Le nouveau monde amoureux (1816). Introduction et édition établie par Simone Debout-Oleszkiewicz. in ouvrage intitulé: Théorie des quatre mouvements suivi de Nouveau Monde amoureux, pp. 423 à 685 du livre. Paris: Les Presses du réel, 1998, 686 pages Collection l'Écart absolu Ouvrage publié pour la première fois en 1967. [L'auteur n'a pas osé publier ce livre de son vivant.] Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Le personnage Charles Fourier

 par Simone Debout-Oleszkiewicz 

 

« Rien de grand n'a été accompli sans passion ni ne peut l'être »
HEGEL : Encyclopédie des sciences philosophiques.

 

Charles Fourier, le premier bâtisseur des « cités radieuses [1] », le poète d'un monde fantastique, qui relie la terre aux étoiles, à l'éternité joyeuse des dieux païens, eut une vie morne, « obscurément passée dans des occupations subalternes [2] » et son histoire serait courte si on la bornait aux événements extérieurs – courte et banale. Commis de magasin, bureaucrate ignoré, s'il fut extraordinaire, il le reconnut seul. Nullement découragé par l'incompréhension, sa frénésie s'unit à la joie du travail conquérant et, dans son premier livre important : la Théorie des quatre mouvements, à l'âge de trente-cinq ans, il exalte un triomphe sans mesure : 

« Moi seul, j'aurai confondu vingt siècles d'imbécillité politique et c'est à moi seul que les générations présentes et futures devront l'initiative de leur immense bonheur. Avant moi, l'humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la Nature. Moi, le premier, j'ai fléchi devant elle en étudiant l'attraction, organe de ses décrets ; elle a daigné sourire au seul mortel qui l'eût encensée ; elle m'a livré tous ses trésors. Possesseur du livre des Destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines, j'élève la théorie de l’Harmonie universelle [3]. » 

Cette outrance ne manifeste pas l'orgueil du savant ni de l'artiste, mais la gloire de l'initié. D'emblée, Fourier se pose hors du monde de la culture, sans commune mesure avec tous ceux dont le métier est d'apporter une pierre au vieil édifice. Ce n'est point un philosophe, un économiste, dit-il, qui devait « ouvrir le sanctuaire de la nature [4] » ; mais un petit employé de commerce, le déshérité entre tous aux yeux de l'aristocratie intellectuelle, a levé « le voile d'airain [5] » et d'un bond touché les sommets. À lui seul, la lumière fut donnée. Il n'a plus à se comparer aux chercheurs civilisés. Son humilité, si encore elle subsiste, n'a plus affaire qu'à la Nature ou à Dieu. Elle est celle du magicien qui n'a point tant créé qu'invoqué, du magicien qui a trouvé « la clé et la formule ». 

Ce fut là, pense-t-il, sa chance. Contraint de vivre médiocrement d'un métier qu'il méprise, il prend sur la vie une revanche éclatante. Lui l'obscur, le raté, il est l'unique. Parmi tous les hommes passés et présents, seul il participe à la création, puisqu'il a mis au jour « l'organe de ses décrets [6] ». Comment découvrit-il ce destin privilégié ? Jaloux de son originalité, Fourier ne nous confie pas les sources de son œuvre : le lion n'a pas à se rappeler tous les moutons qu'il dévora. Sa pensée, au vrai, déferle comme une vague à partir des événements réels, les événements de sa vie et de la vie du monde autour de lui. Rien de plus concret que les points de départ de ce prodigieux rêveur. C'est pourquoi son obscur destin nous intéresse encore ; il est l'envers de la vraie vie qu'il imagina, le négatif des images radieuses d’Harmonie. 

Charles Fourier, donc, naquit à Besançon, comme Proudhon, le 7 avril 1772. Ses parents, négociants aisés, tenaient un magasin de draps. Il était leur dernier enfant, leur fils unique. Ses trois sœurs étaient plus âgées que lui. Son enfance semble avoir été à la fois fantasque et réfléchie. Il fit ses études au collège de Besançon et manifesta un goût extrême pour la géographie, la musique et la culture des fleurs. 

Son père mort prématurément, il fut envoyé à Lyon pour apprendre le commerce. Dès 1790, il voyage, il visite Paris avec son beau-frère et Brillat-Savarin, puis il réside quelque temps à Rouen, ville détestable, dit-il, après l'animation, la richesse de Paris qui l'éblouit. 

En 1791 il revient à Lyon, puis il travaille quelque temps à Marseille, Bordeaux, il visite l'Allemagne, les Pays-Bas, la Hollande, rapportant sur chaque ville entrevue des connaissances minutieuses : climats, cultures, habitants, architecture, proportions des monuments, rien n'échappe à sa précision. 

En 1793, il reçoit l'héritage de son père et il achète des denrées coloniales pour les revendre à Lyon. Mais Lyon se soulève alors contre les conventionnels, la ville est bloquée, assiégée. La petite fortune de Fourier est réquisitionnée, les balles de coton pour protéger les défenses des assièges, le riz, le sucre, le café pour les hôpitaux et la nourriture des combattants. Fourier, ruiné, doit combattre avec les révoltés et quand Lyon tombe après deux mois au pouvoir des révolutionnaires, il est menacé de mort. Il échappe plusieurs fois aux convois de condamnés grâce à un mensonge, raconte-t-il ; il est emprisonné, relâché ; il reçoit des visites domiciliaires renouvelées [7]. Finalement, il s'échappe de Lyon et gagne Besançon où il est de nouveau arrêté pour avoir quitté Lyon sans papiers. Libéré grâce à l'intervention de sa famille, il est obligé d'entrer en service au 8e régiment de chasseurs à cheval. 

Fourier ne devait jamais oublier la répression qu'il a vue et subie à Lyon. Il a reconnu « le fiasco irrémédiable de la phrase [8] », l'échec des théories, mais il a éprouvé leur puissance paradoxale, la violence que les « justes » déchaînent. L'impuissante raison a engendré la terreur. On a déclaré les droits de l'homme, on a tué pour des principes et l'injustice grandit tous les jours avec le développement de l'industrie car « la pauvreté naît en civilisation de l'abondance [9] ». 

Devant cet appel de la misère, les doctrines de perfectibilité, l'optimisme des sciences politiques sont une dérision. Fourier cherchera les fondements de la société en deçà des idées morales, des institutions civiles ou des préjugés. Il découvrira l'attraction passionnelle qui doit mouvoir les sociétés, comme l'attraction des corps meut les astres et tout l'univers. Mais, en 1797, il ne vise encore qu'à réorganiser l'armée et, lorsqu'il réussit à se faire réformer, il se rend à Paris pour soumettre ses projets aux autorités. On ne l'écoute guère et, en 1799, nous le retrouvons à Marseille, chargé de faire jeter à la mer, en grand secret, une cargaison de riz que ses patrons ont laissé pourrir en attendant la hausse : nouvelle expérience qui devait accroître sa haine du commerce et de la spéculation. 

En 1800 et 1801, il voyage de nouveau entre Paris et Lyon [10] où il publie, en 1802 et 1803, des articles qui indiquent une pensée maîtresse d'elle-même [11]. L'un de ces articles, « Triumvirat continental et Paix perpétuelle sous trente ans », fut imprimé par Ballanche qui semble avoir préservé Fourier d'une enquête policière. Dubois, en effet, secrétaire de la police de Lyon, s'était inquiété de cet article et de son auteur. 

En 1808, paraît à Lyon la Théorie des quatre mouvements [12]. En 1809, Fourier voyage en Suisse. En 1812-1813, il est de nouveau à Lyon. Sa mère, morte en 1812, lui avait laissé une petite rente qui le préserva d'une misère totale quand il abandonna successivement ses places pour écrire. Pendant les Cent Jours, il fut chargé du bureau de statistique de la préfecture par son homonyme, le baron Fourier, alors préfet de Lyon [13]. 

Pendant l'hiver 1815-1816, il quitte Lyon pour Talissieu, un village du Bugey, afin de préparer en paix « le Grand Traité ». Il écrit en effet de nombreux cahiers manuscrits, dont une partie constitua le Traité de l'association domestique agricole, imprimé en 1822. Le reste, une masse importante, demeura en partie inédit. 

En 1816, Fourier rencontre son premier disciple, Just Muiron, et à partir de 1820 il connaît quelques journalistes, Charles Nodier, Aimé Martin, Julien. 

En 1822, ayant épuisé ses ressources à Paris pour faire connaître ses ouvrages, il revient à Lyon et entre comme caissier dans une maison de commerce. Puis il réside quelque temps dans le Jura, chez des amis, et revient à Paris où il décide de s'installer. Il est alors commis chargé de la correspondance et de la comptabilité d'une maison de commerce américaine établie à Paris. 

En 1826-1827, il commence la rédaction du Nouveau Monde, et en 1827 il quitte sa place pour achever son livre. En 1828, il cherche à le faire imprimer. Après de multiples démarches le Nouveau Monde paraît en 1829. 

En 1832, ses disciples, Just Muiron, Mme Vigoureux, Amédée Piaget, docteur en médecine, Lemoyne, ingénieur, Pellarin, qui fut plus tard son biographe, font paraître une revue : le Phalanstère et la Réforme industrielle. En 1832 également, un début d'épreuve de l'ordre sociétaire est amorcé à Condé-sur-Vesgre, à la lisière de la forêt de Rambouillet. Mais ce projet échoue, faute de moyens. Fourier, qui avait tant désiré faire « l'essai [14] » partiel de sa théorie, voit ses espoirs sombrer avec cette tentative manquée. En 1833 et 1834, il collabore aux exposés de la Société de civilisation. Il songe à écrire un traité d'analogie : la Nature indiscrète ou l'Analogie. 

En 1835, il publie la Fausse Industrie et l'Industrie naturelle – quelques aperçus sur la vie future et la cosmogonie. 

Ce dernier écrit représente la phase ultime de la lutte de Fourier. Il est plus amer que ses premiers livres et les invectives contre les critiques et les moqueurs se font plus âpres. 

Cependant ses disciples les plus ardents, en particulier Victor Considérant, créent en 1836 un nouveau journal sociétaire : la Phalange, où Fourier publia encore un plan d'essai conçu pour cinq cents enfants. Après sa mort, survenue en 1837, la Phalange imprima une partie importante des Cahiers inédits, triant cependant et rejetant ce qui parut toujours irrecevable : les descriptions du Nouveau Monde amoureux ou les rêveries cosmogoniques. 

Ainsi donc, toute sa vie, inlassablement, Fourier écrivit. Sensible à toutes les misères, il avait découvert, pense-t-il, les fondements de la société, certain de détenir la solution qui réduirait les maux civilisés : indigence, fourberie, oppression, carnage [15], il travailla sans relâche à la faire connaître. Son métier, ses voyages d'affaires, ses plaisirs mêmes – repas de table d'hôtes, cafés, rencontres – ne sont que l'envers de sa vraie vie et qui encore alimentent son rêve – expériences journalières, conversations, mines grises en apparence, où il puise des pierres lumineuses : observations aiguës, chimères hardies, intuitions prophétiques. Ses instants de liberté, il les voue à formuler sa vision, à communiquer, à convaincre. Acharné, impudent, peut-être ne prenait-il pas les bons moyens. Béranger note [16] : « Il aime plus son système que l'humanité. Aussi l'orgueil l'a-t-il rendu rebutant et inintelligible. » De plus, il chercha des distinctions peu compréhensibles : bizarreries typographiques, paginations irrégulières, divisions incongrues. Le style de ses ouvrages enfin, ce style « qui est l'homme », n'est jamais beau. Puissant parfois par sa vigueur satirique, pittoresque et d'une verve originale, il est rocailleux, alourdi de redites. Il ne se corrigea guère sans doute et se contenta de reprendre indéfiniment les mêmes thèmes pour ajuster enfin son écriture à ses images. 

Les railleries, l'incompréhension, l'échec n'entamèrent jamais sa conviction. Tout au plus eut-il parfois de brèves pensées comme des actes de désespoir. Ainsi écrit-il : « Les civilisés paraissent si étrangement perdus, sourds à la vérité, qu'il faudra les contraindre aux voies du bonheur [17] ». On a voulu voir là une volonté de dictature et, certes, il y a en tout croyant un forcené et un fanatique possible. Mais à sa propre velléité totalitaire, Fourier continue d'opposer : « Tout ce qui est fondé sur la contrainte est fragile et dénote l'absence de génie [18] », idée centrale d'où rayonne son système. Envisager la solution de force, c'est un mouvement d'humeur, semble-t-il, la preuve que la vie a atteint ce visionnaire. 

Ainsi le décrit son biographe Pellarin : « Dans ses yeux éclairés d'un feu fixe et abstrait, le désespoir du penseur inconnu perçait à travers les continuelles préoccupations de l'économiste et sous le nez aquilin fortement déjeté à gauche, les lèvres minces habituellement serrées l'une contre l'autre et s'abaissant vers les angles de la bouche dénotaient la persévérance, la ténacité et donnaient à la physionomie une certaine impression de gravité et d'amertume [19] ». 

Tension, amertume, signes de trouble et réaction à la fois de celui qui a vu flétrir ses illusions, mais ne s'est pas résigné. Cette impatience devant le refus d'audience, cette inquiétude, au vrai, nous la retrouvons dans ses invectives contre les critiques ou son opposition rageuse à tous les penseurs contemporains – mais elle n'entraîne jamais le doute. Déçu profondément de n'avoir point trouvé de volontaires pour l'association, il élabore plus complètement, à la fin de sa vie, une théorie du garantisme et du sociantisme, systèmes d'assurances sociales qui ouvrent le passage gradué et non plus immédiat en Harmonie, possibilité moins brillante que celle qu'il imagina d'abord, mais dont les chances du moins demeurent. Bien plus que sa boutade sur la contrainte, cette place toujours plus grande faite à l'évolution graduée paraît suivre la ligne de sa pensée et manifester une certaine possibilité de s'adapter au réel sans rien sacrifier de son intégrité. 

Cette évolution se fait de l'intérieur. C'est un des aspects de sa pensée que Fourier développe : l'une des voies énoncées comme possibles à l'issue de la civilisation prend, devant l'échec de conversion instantanée, une nouvelle force. Fourier se révèle ici autodidacte au sens le plus strict. Il le fut d'ailleurs toute sa vie. Après des études superficielles au collège de Besançon, il n'eut plus, semble-t-il, et malgré son désir d'information, que des lectures de hasard et des renseignements de seconde main : journaux, revues, conversations, plus facilement accessibles. En effet, « après avoir employé mes journées à servir les fourberies des marchands et m'hébéter ou abrutir dans des fonctions mensongères et avilissantes, je ne pouvais pas employer mes nuits à m'initier aux sciences vraies [20] ». 

Il était donc, comme il l'écrit, « illitéré [21] », ce qui ne veut pas dire à la vérité ignorant. Tout d'abord, ses expériences, vécues avec acuité, lui fournissent un savoir pratique précis. Sa mémoire étonnante conserve ce fonds solide et mille traits captés dans le monde. On ne trouve pas dans sa vie la trace d'une étude suivie. Pourtant il conservait précieusement le livre de Kepler, Harmonices Mundi, en latin. 

Sans doute fut-il donc capable d'une lecture difficile si elle l'a séduit. Il rejeta les livres de Descartes ou Condillac sans les lire, mais c'est qu'il ne vit là que fumées abstraites. Il donne peu de renseignements sur la genèse de ses découvertes. Mais il est certain que, s'il emprunta, ce fut suivant les besoins très exceptionnels de son esprit ; il se forma, comme tout autodidacte, en marge de la culture traditionnelle. Plus libre donc des structures particulières de pensée qui sont la condition d'une civilisation, mais qui limitent la visée des hommes, formes ou œillères qui cernent leur objet d'une manière toujours plus pénétrante mais au détriment de la riche substance originelle, la pensée de l'autodidacte peut avoir plus de poids, mais elle est moins protégée contre les naïvetés ou les aberrations. Opiniâtre, fermé sur une conviction étrange ou un moment dépassé de la pensée, il ne souffre guère le dialogue. Mais ces manques deviennent force, et singulière, s'il a du génie. Alors, sans doute, il dépasse l'homme de goût, alors il est capable de « refaire l'entendement humain [22] ». La culture de l'autodidacte est toujours partielle et lui-même forcément partial. Mais s'il est grand, on peut rappeler à son propos le mot d'Alain – « Peut-être est-il bon de savoir que l’impartial n'a pas d'idées [23] ». Tel fut Fourier et il eut de cette puissance un vif sentiment. « Je me serais probablement égaré comme tant d'autres, écrit-il, en m'évertuant à acquérir ces colifichets de style et de méthode, en lisant les modèles ou prétendus modèles de sagesse et d'éloquence politique. Je me serais façonné à m'occuper des idées d'autrui. La science m'aurait dirigé à contresens de l'instinct. Les discussions scolastiques m'auraient engagé dans quelque lutte de contreverse... Eh ! quel bénéfice y eût trouvé l'âge moderne ? Au lieu de posséder la théorie de l'Attraction et des Destinées, il aurait recueilli de mes veilles quelque ruse d'économiste. C'est donc sur mon ignorance que le siècle doit remercier le sort qui, en m'arrachant aux études pour m'exiler et m'emprisonner dans les comptoirs de banque, me força à cultiver mon propre fonds, à négliger les controverses d'autrui pour ne m'occuper que de mes idées et mettre en valeur le génie inventif dont la nature m'avait doué [24] ». 

Il y a ici une intuition juste du fait que les hommes de culture en arrivent souvent à ne plus réfléchir que pour résoudre des contradictions pensées. Loin d'approfondir les problèmes essentiels, il y a un mouvement de l'esprit qui complique indéfiniment les formes. Il n'a que mépris pour les subtilités des philosophes qui vivent en spectateurs. S'ils se séparent du monde actif, ce n'est point que leur esprit soit plus élevé, dit-il, mais leurs forces vives moindres. Les amis de « l'impuissante raison [25] » sont satisfaits de peu. Ce sont des « mangeurs de choux et de raves ». Refusant de même son attention aux autres, le peintre Léger, il y a quelques années, s'écriait : « L'admiration, je ne sais pas ce que c'est. Le musée, c'est bon pour ceux qui n'ont rien à faire. Moi je n'ai pas le temps. » De telles affirmations, certes, forcent la vérité. Léger et Fourier devaient plus qu'ils ne voulurent l'avouer à leurs prédécesseurs. Cependant, cette attitude n'est pas vaine parade. Il y a, en ce sens, de l'autodidacte en tout créateur. Mais qu'est-ce à dire, sinon que de tels hommes gardent le sens du recommencement individuel, l'adhérence à leurs singulières, voire rustiques, opinions, la décision de suivre leur mouvement original jusqu'au bout, soit une naïveté plus ou moins concertée et une croyance. 

Or toute croyance arrête la vélocité de l'esprit, ses réflexions indéfinies, son infernal pouvoir de contradiction. Elle est acte mondain, elle nous jette hors du sujet entendu comme condition de possibilité de toute expérience. Elle est passion. C'est par là d'ailleurs que nous pouvons peut-être comprendre Fourier tout entier, son extrême lucidité, sa rigueur minutieuse et ses extravagances. La plupart des auteurs qui ont étudié Fourier et ses biographes ont été déconcertés par ses divagations. Ils les ont minimisées ou bien ils l'ont accusé de « vésanie [26] » jusqu'en ses constructions les plus intéressantes. On a même envisagé la mystification. Fourier serait-il un humoriste ? Certes, ses fantaisies ont parfois une telle veine comique. Ainsi, par exemple, il distingue « 9 degrés de cocuage » et décrit « 70 espèces de cocus », 49 « cocus d'ordre simple » et 31 « d'ordre composé [27] » ; ou bien, en réponse à un critique qui l'accusait de prévoir pour les hommes un sixième sens, il rétorque : « Un sixième sens, non pas, mais un cinquième membre et qui pourra servir de parachute [28] ». En foi de quoi, une caricature le représenta avec une queue munie d'un œil à l'extrémité. Certes il est possible, sinon probable, que Fourier se soit alors amèrement moqué. Il note dans ses cahiers [29] : « Preuve qu'ils ne savent rien inventer – prennent figure à la lettre ». Cependant, ce n'est pas au figuré qu'il parle de l'origine de la cerise, produit de la copulation de la Terre avec elle-même, ou des raisins, produit de la copulation de la Terre avec le Soleil, ou de l'aurore boréale « symptôme » du rut de la planète, effusion du fluide prolifique qui, lorsque « le rut acquerra plus d'activité, l'aurore boréale devenant plus fréquente, se fixera sur la terre et s'évasera en forme d'anneau ou couronne. Le fluide qui n'est aujourd'hui que lumineux acquerra une nouvelle propriété, celle de distribuer la chaleur avec la lumière [30] ». Cette couronne boréale « changera la saveur des mers et décomposera les particules bitumineuses par l'expansion d'un acide citrique boréal. Ce fluide combiné avec le sel donnera à l'eau de mer le goût d'une sorte de limonade que nous nommons aigre de cèdre [31] ». 

Si la croyance est passion, elle peut sans doute, comme toute passion, virer en vertige, pour peu que l'on s'y abandonne. Et, certes, Fourier s'y est laissé aller en toute licence. En pleine fièvre spéculative, ivre du succès rêvé, il restait parfois jusqu'à six ou sept nuits sans dormir. Alors, sans doute, glissait-il de la vision originale et précise des maux qui l'entouraient aux conjectures les plus hasardées. 

Cet égarement, au dire de Proudhon, marquait son visage : « J'ai connu Fourier, il avait la tête moyenne, les épaules et la poitrine larges, l'habitude du corps nerveuse, les tempes serrées, le cerveau médiocre. Une certaine ivresse répandue sur sa figure lui donnait l'air d'un dilettante en extase. Rien en lui n'annonçait l'homme de génie, pas plus que le charlatan [32] ». Proudhon est sévère, irrité du charme même qu'exerça sur lui, il l'avoue, ce « bizarre génie », mais son jugement est recoupé par celui des mieux intentionnés : Mme Courvoisier [33] parle de « l'enthousiasme tout divin » qui « animait spontanément cette attitude froide et méditative de l'homme que rien n'étonne parce qu'il a tout prévu ». Mme Courvoisier indique ici, de plus, la froideur du savant que Fourier voulut être aussi. Glace et feu étrangement mêlés, Fourier l'inspiré se promenait avec une canne-mètre, mesurant des portes, des fenêtres, des bâtiments, la grandeur des places, des proportions définies. Avec la même précision, il décrit les moindres détails du monde à venir. Il les voit comme le Douanier Rousseau chacune des feuilles de l'arbre qu'il peint. Doué d'une vive activité sensorielle, il imagine les formes, les couleurs, les lignes nettes et les nuances. Les scènes d'Harmonie en acquièrent une étrange présence. Mais quand Fourier applique la même minutie, le même souci maniaque des calculs exacts à ses imaginations les plus fantastiques, alors nous sommes déroutés. Jamais il ne semble plus fou que lorsqu’il se veut prince de l'exactitude ; il établit en effet des tableaux ou combinaisons numériques hermétiques et il en tire des conclusions baroques : les temps de la naissance et de la sénescence des mondes, le nombre des naissances et morts –1620 – assignées à chaque individu, la durée de ces avatars – 27 000 ans dans ce monde-ci, 54 000 dans l'autre [34], – la durée précise de la vie des futurs Harmoniens – 144 ans [35] –, et tant d'autres prévisions « exactes », et tous les dénombrements de la cosmologie : la Terre parmi les 100 000 univers qui constituent un binivers, les binivers eux-mêmes groupés en trinivers [36], et ainsi de suite mais non point à l'infini. Quelque part, cette pensée vertigineuse trouve son point d'arrêt, montrant à la fin comme un « tact dans la démesure ». Cette imagination cosmique n'est-elle pas, d'ailleurs, une manière fantastique de nous sensibiliser à l'immensité récemment reconnue, aux régions nouvelles que devait ouvrir la pensée scientifique ? Les divagations de Fourier ont donc un sens, et se relient, quoi qu'il puisse sembler tout d'abord, à ses intuitions les plus concrètes. Cependant, il est assez manifeste que nous ne pourrons pas nous fier partout à Fourier. Éternité de ce qui est instinctif, dit-il, vanité de la raison ; mais il méconnaît trop que « cette infériorité de l'intelligence, c'est tout de même à l'intelligence qu'il faut demander de l'établir. Car si l'intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c'est elle seule qui est capable de la décerner. Et si elle n'a, dans la hiérarchie des vertus, que la seconde place, il n'y a qu'elle qui soit capable de proclamer que l'instinct doit occuper la première [37] ». Néanmoins, grâce à l'oubli de toute règle, certains osent franchir les bornes de la logique et ouvrir des abîmes, sans doute, mais aussi des mondes nouveaux. C'est pourquoi des œuvres comme celle de Fourier ont une valeur incomparable. Avec plus de sensibilité que les raisonnables, de tels hommes indiquent : « Phares » sur le chemin. 

Mais puisque, précisément, ils se situent hors de toute norme, ils demeurent isolés et ce fut le cas de Fourier. Âpre, agressif, il ne fit certes rien pour se rendre aimable. Il eut pourtant, dit-on, un grand ascendant sur ses disciples, mais il ne s'entendait pas vraiment avec eux. Il ne leur était pas facile d'établir des rapports simples et cordiaux avec un homme qui détenait à lui seul toute vérité. Quant à lui, il se méfiait de leur zèle, voire des amendements auxquels ils pouvaient songer. Il n'eut pas d'amis. Quand il parle d'influences humaines directes sur lui, il parle de femmes. « Souvent, rapporte-t-il, quand je cherchais une solution, c'est une femme qui me l'apporta ». Pourtant il n'eut pas non plus de véritables amies parmi les femmes. Ses biographes découvrirent avec scandale que les femmes dont il s'agit ne furent point de brillants esprits – tant s'en faut – et n'eurent pas non plus de bonnes mœurs. Fourier transformait-il la boue en or, ou plus simplement n'était-il pas capable de faire lumière d'une expérience naïve ? La parole d'un être spontané était pour lui étincelle et non pas les discours politiques des savants. 

Ses préoccupations, enfin, l'isolèrent même du monde naturel. Lui qui voulut relier étroitement l'homme à la campagne, il ignorait, dit-on, la saison dans laquelle il vivait, le soleil, la neige ou la pluie. Il aimait les fleurs, la musique et les chats. Il détestait les chiens et s'irritait des enfants, lui qui voulut leur ouvrir toutes les chances en Harmonie. Ces détails et le récit d'autres menues habitudes nous le peignent maniaque, comme une vieille fille, selon Charles Gide. Mais ses contemporains le virent un peu différemment. Delrieu écrit : « Fourier était un vieillard petit, maigre, au front de Socrate. Toutes les facultés supérieures de l'esprit se trouvaient accusées dans les lignes de sa physionomie par les contours irréprochables de sa tête [38] ». Et Mme Courvoisier : « À son âge de soixante-quatre ans, ses cheveux blancs légèrement ondulés formaient comme une claire couronne sur sa tête large et d'une harmonie parfaite. Son œil bleu perçant et profond lançait parfois un regard dont la sévérité d'énergie devançait celle de sa parole [39] ». Ce regard n'est point d'une vieille fille. Fourier, dit encore un de ses biographes, « ne riait jamais. Au milieu des plaisanteries de ses camarades et de leurs joyeux propos, il conservait un flegme continuel et un imperturbable sang-froid... Son insouciance de la vie, l'oubli de ses intérêts les plus chers, ne furent égalés que par son inaptitude à se tirer d'affaire, à se créer des ressources ou à profiter de celles qu'on lui offrait ». L'impassibilité glaciale était l'envers de son indignation, l'oubli de ses intérêts, la preuve qu'il avait choisi d'autres buts. Proudhon, si mal veillant parfois à son égard, reconnaît : « Ce que l'on sait de la vie privée de Fourier honore son caractère et prouve une âme énergique [40] ». Irréductible, dirons-nous, et que sa mort encore illustre. Malade, il avait refusé de voir les médecins si durement critiqués par lui. Il ne voulut pas même recevoir ses amis. Un jour, sa concierge le trouva mort, en redingote, et à genoux, appuyé au bord de son lit, dans une pauvre chambre, au milieu des pots de fleurs qu'il aima toujours, comme font les enfants. L'épreuve de cette « heure de vérité » ne le surprit en nul abandon. L'apôtre des plaisirs sut la franchir avec le souci de la dignité, le respect de l'homme en sa propre personne. Son dernier geste demeure ambigu : à genoux près de son lit, précipité par la mort ou pour une suprême vénération au Dieu, Feu, Nature dont il parla. Seul, en tout cas, irréconcilié. Mort obscure, mais digne de sa vie ; Fourier n'a jamais fui ce qu'il détestait dans aucune facilité, ni dans la torpeur de la routine ni dans les plaisirs, pas même dans l'étude. Au contraire, il a fait front à sa manière et contre son intérêt. Il aimait – et on le lui a bien reproché – les plaisirs, distractions, bonne table, existence large. Il a négligé l'argent qui eût pu les lui procurer. Il a rompu avec la prudence et les usages de la société où l'enfermait le destin. Il a misé toute sa vie sur une autre fin. Il a fait bon marché de ce que, comme tout autre, il possédait de plus précieux : son temps, montrant, lui le prophète de l'attraction passionnée, ce qu'est en acte une passion au sens précis et moderne du mot : ce mouvement par lequel le moi se jette résolument de tous ses pouvoirs vers un objet à l'exclusion de tous les autres. La richesse de son esprit, l'énergie de son caractère, tous ses dons, il les voua à un but unique. Dressé contre les préjugés et les règles courantes, il affronta la déconsidération, les moqueries. Il se priva de jouissances certaines et immédiates. 

Croire à ce point, risquer ses biens et sa personne, c'est assurer que tout n'est pas vain et se donner à soi-même, contre la première apparence, une réalité plus sûre. Tant il est vrai que la passion, ce mouvement qui nous jette au monde et que la réflexion prétend infirmer, est notre vraie manière d'être, est nous-mêmes. 

L'objet de la passion peut être plus ou moins valable. Le sujet qui la vit se détache de la foule, il a eu l'audace de vouloir seul, acharné à faire vivre sa vérité singulière, à ne se laisser guider que par ses besoins propres. 

Ennemi de toute banalité, « l'homme de désir [41] », assez fort pour suivre sa chimère, est parfois celui qui apporte au monde une vérité nouvelle. C'est ce que tenta Fourier. Son action eut certes une forme particulière puisqu'elle se borna à noter jusqu'aux moindres détails de ses inventions. Tous ceux qui se font une religion de l'acte matériel l'ont accusé de s'être évadé en ses livres, d'avoir été un songe-creux, et, sans doute, il trouva en son œuvre une compensation à sa vie. Ce qui ne veut pas dire qu'ainsi il n'affronta pas le monde. Doué d'un irrespect radical, il sut préciser ses critiques, mettre au jour la racine du mal et, une fois ruinées les formes sociales actuelles, trouver les fondements d'un ordre nouveau, de telle sorte que l'on ne sait jamais si la satire, chez Fourier, est sous-tendue par l'imagination créatrice ou si, pour bâtir l'avenir, il ne prend élan à partir des négations mêmes. Sa pensée, qui fait exploser les cadres sociaux les plus assurés, n'a rien d'une vaine évasion ni d'une inoffensive rêverie elle libère des forces capables d'agir en chaîne et de transformer la vie. Cependant, il est vrai qu'il fut un utopiste. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord que sa lucidité ne s'exerça guère sur les moyens de réaliser, non que la réalisation ne lui importât pas. Bien au contraire, il la voulut de toute son âme. Mais comment s'efforça-t-il d'y parvenir ? Dans le meilleur des cas, par la persuasion ; il écrivit pour convaincre et il donna des arguments ad hominem : pour ceux qui voient le fond des choses, sa propre version, son indignation devant la pauvreté, « le plus scandaleux des désordres sociaux [42] », devant « l'assassinat des ouvriers par le seul fait de la continuité du travail [43] » dans diverses fabriques de produits chimiques, verreries, étoffes, son rêve d'une vie enfin pleine pour tous. Mais cette sensibilité à la souffrance des autres ne touchera pas tous les hommes. Aussi Fourier se croit-il très habile quand il cherche à séduire les autres par « l'appât du gain et des voluptés [44] ». Forme de contrainte qui, du moins, s'accorde avec le système fondé sur les impulsions naturelles. Contrainte pourtant, comme toute séduction, puisque ce n'est point la vérité qui doit attirer les banquiers ou les amateurs de jouissances immédiates, mais leurs désirs cyniquement utilisés. Nous comprenons comment, un jour, il a pu glisser jusqu'à envisager la force pure et simple ; c'est que Fourier n'a point élaboré les moyens ; il se fia longtemps à un miracle : la conversion d'un mécène assez riche pour financer le canton d'essai ou d'un chef d'État puissant qui ordonnerait l'association. À ce personnage (l’un des quatre mille possibles, d'après lui), il a donné rendez-vous chaque jour à midi. 

Avec candeur Pellarin note : « L'homme de science fut toujours ponctuel, mais l'homme de la fortune ne s'y trouva point [45] ». Fourier cherchait en effet celui qui lui correspondrait pratiquement, « l'Augustin [46] » du monde social. Celui-là apporterait les pierres et donnerait corps au dessin de l'architecte. Il bâtirait un modèle qui gagnerait de proche en proche l'univers entier. « Une idée, a écrit Sartre, avant d'être réalisée ressemble étrangement à une utopie », en ce sens en effet que toutes deux sont des possibles ; et la politique, en particulier, est cet art des possibles. Seulement, pour l'utopiste, la réalisation n'est plus qu'une formalité, car il prétend avoir tout prévu. Le politique, qui ne se contente pas de mots, suit une voie plus difficile. L'idée, pour lui, n'est qu'un masque peut-être trop beau, peut-être trop court. La vraie figure ne peut surgir que dans le monde, imprévisible en partie. Le réel est la pierre de touche, le van qui séparera lubies et anticipations vraies, créations valables. Le politique accepte la part d'un inconnu vivant, et du hasard. Il sait que l'idée la plus riche ne saurait enclore le réel, la prévision la plus assurée recouvrir toutes les contingences. Au contraire, comme l'écrit Renaud, « Fourier est exclusif. Il croit qu'il a découvert seul toute la vérité et que dans l'application l'expérience même n'apportera à son plan aucune modification. Cette prétention serait justifiée si, comme il le dit, il avait calculé tous les résultats auxquels il parvient. Mais comment comprendre que les passions puissent être soumises à des calculs mathématiques. Par analogie... Malheureusement, ses analogies sont inintelligibles pour moi et je serais heureux de savoir quel rapport peut exister par exemple entre les passions affectives et les courbes du 2e degré ». Pour Fourier, en effet, les propriétés de l'amitié sont calquées sur les propriétés du cercle, celles de l'amour sur les propriétés de l'ellipse, et ainsi de suite. C'est que l'analogie, intuition unitaire du monde et source de vives lueurs, fut aussi un démon pour Fourier. Épris d'exactitude mathématique, il voulut codifier minutieusement ses découvertes analogiques. Ne prétendait-il pas être le Newton du monde social ? Or les lois de Newton sont mathématiques, et seules les mathématiques assurent, croyait Fourier, la certitude. Mais la propension aux calculs indéfinis n'est pas tellement différente de celle à s'élever bravement jusqu'aux étoiles. Dans les deux cas, la pensée n'est soutenue que par elle-même. Elle tombe dans le vide comme la colombe de Kant lorsqu'elle croit voler plus libre au-dessus de l'air. Utopies et scientisme simpliste ici se rejoignent. La réalité les déborde. Il y a la même facilité monstrueuse dans les développements mathématiques et dans le délire du rêveur. La réalité n'a pas cette netteté ; elle ne possède jamais la perfection radieuse des images de Fourier ; tout est clair, en utopie. Il n'y a pas d'ombres, peut-être parce que rien n'est assez dense, assez pesant et opaque pour en projeter une. Les manques, l'imperfection qui attestent la réalité sont décidément niés. Fourier, qui accepte tout le naturel, vices et vertus, n'échappe point à cet emportement. Il veut à tout prix conclure. Plus de doutes, ni d'incertitudes. Contre le sentiment de la mort, dernière imperfection, dernière entrave au bonheur, Fourier invente une sorte de religion : la perte d'une vie n'est que le passage à mille autres jusqu'à l'épuisement, sans doute, de cet indéracinable et douloureux appétit individuel. Tandis que Fourier tournait en dérision la soif d'absolu des philosophes qui, à force de critique, laissent échapper leur vie, lui au contraire, par absence de critique, s'élance en des domaines incontrôlables. 

Tant il est vrai, comme le pensait Samuel Butler, « qu'il ne faut jamais permettre à la vérité de dépasser certaines limites [47] ». Du moins, faut-il reconnaître avec Benoît Malon [48] « que, même dans ses divagations, Fourier reste grand » et que « jamais cerveau humain ne conçut plus brillante utopie ». « Sans doute il y a des scories dans l'œuvre de Fourier comme dans l'œuvre de tout homme, sans doute il manque à la science et à la logique... Mais que de lueurs de génie dans ces créations utopiques, que d'immortelles découvertes psychologiques et sociales. » De même Engels, réaliste s'il en fut, écrit : « Nous, nous mettons notre joie à rechercher les germes de pensée géniale que recouvre cette enveloppe fantastique et pour lesquelles les Philistins n'ont pas d'yeux [49] ». Et Jaurès, en 1901 : « Fourier était un homme d'un admirable génie. Lui seul avait eu la force de concevoir la possibilité d'un ordre nouveau [50] ». 

Puis il fut oublié dans les bibliothèques, livré à la curiosité des adeptes « des sciences incertaines » et des médecins. On lui fit une place dans l'histoire des idées sociales, on le classa parmi les malades mentaux, on parla de sa « vésanie érotique ». Charles Gide, pourtant, met en relief ses dons prophétiques dans le domaine des faits économiques. Mais seul Proudhon, si longtemps réticent à l'égard du « rêveur phénoménal » dont la vie, dit-il, « s'écoula pour ainsi dire dans un perpétuel ravissement [51] », l'avait à la fin apprécié à sa valeur : « génie exclusif, indiscipliné, solitaire, mais doué d'un sens moral profond, d'une sensibilité organique exquise, d'un instinct divinatoire prodigieux, Fourier s'élance d'un bond, sans analyse et par intuition pure, à la loi suprême de 1'univers [52] ». 

Il fallut un siècle pour qu'un poète quelque jour redécouvrît cet Arioste des utopistes (comme le qualifia à sa grande satisfaction un publiciste du temps) : André Breton montra que le génie de Fourier surpassait les domaines politique et économique, lui qui eut de la révolution un sens assez total pour la mener jusqu'aux fondements de la condition humaine et de l'ordre du monde, lui qui voulut changer la vie, homme sublime, comme l'écrivit Stendhal [53]. 

Fourier, tous les jours, attendit la visite de l'homme qui bâtirait les premiers palais harmoniens, comme les surréalistes favorisaient la venue vers eux du bonheur en ouvrant leurs portes et parcourant les jardins. Et peut-être n'est-ce pas en vain qu'il poursuit cette attente à l'échelle des siècles, si toutefois ceux qui enfin lui donnent son vrai visage peuvent figurer ce mécène. Fourier imaginait comme Dieu les développements de sa création dans le temps, prévoyant qu'il faudrait plusieurs générations d'Harmonie pour que certains règlements, et notamment ceux qui concernent l'amour, « pivot » en association, puissent être compris et vécus. Cela n'eut pas lieu en Harmonie, car il n'y eut pas d'Harmonie, mais une évolution de la vie sociale et de la vie de l'esprit telles qu'un siècle après sa mort on peut enfin dire que son utopie nous concerne et sa psychologie et sa théorie de l'éducation, intuitions qui anticipèrent sur la pensée de son temps et qui ouvrirent des voies inexplorées. Un aussi vaste rêve, tant de hardiesse féconde et la fraîcheur valent bien quelques voyages dans les nuées. 

« ... Toi tout debout parmi les grands visionnaires,
» Qui crus avoir raison de la routine et du malheur…
» Roi de passion, une erreur d'optique n'est pas pour altérer la netteté ou réduire l'envergure de ton regard,...
» Je te salue de la Forêt pétrifiée de la culture humaine
» Où plus rien n'est debout
» Mais où rôdent de grandes lueurs tournoyantes
» Qui appellent la délivrance du feuillage et de l'oiseau
» De tes doigts part la sève des arbres en fleurs...
» Fourier tranchant sur la grisaille des idées et des aspirations d'aujourd'hui, ta lumière,
» Filtrant la soif de mieux-être et la maintenant à l'abri de tout ce qui pourrait la rendre moins pure, quand bien même, et c'est le cas, je tiendrais pour avéré que l'amélioration du sort des hommes ne s'opère que très lentement, par à-coups, au prix de revendications terre à terre et de froids calculs, le vrai levier n'en demeure pas moins la croyance irraisonnée à l'acheminement vers un avenir édénique et après tout, c'est elle aussi le seul levain des générations, ta jeunesse [54] ». 


[1] LE CORBUSIER : Propos d'urbanisme, « les fermes radieuses », p. 121.

[2] PELLARIN : Vie de Fourier.

[3] Théorie des quatre mouvements, p. 300.

[4] Ibid., p. 132.

[5] Ibid., p. 215.

[6] Ibid., p. 300 et Lettre au Grand Juge, p. 595.

[7] Ces affirmations du biographe de Fourier, Pellarin, ne sont pas certaines. Fourier n'aurait parlé que de la perte d'objets personnels pendant le siège de Lyon. (Cf. La Découverte du Mouvement Social, J.G. Hemardinquer, in : Le Mouvement social (juil.-sept. 1964).

[8] F. ENGELS : M.E. Dühring bouleverse la science, traduction Bracke, III, p. 10-11.

[9] Nouveau Monde, Œuvres complètes, t. VI, p. 35.

[10] C'est alors que Fourier perdit le reste de ses biens, à la suite, dit Pellarin, du naufrage d'un vaisseau. Il souhaitait faire des études à Paris et dut abandonner ce projet.

[11] Cf., en appendice, les articles de Fourier parus avant la Théorie des quatre mouvements.

[12] On a dit (M. Lansac) que la Théorie des quatre mouvements représente les minutes des conférences prononcées par Fourier dans les loges maçonniques de Lyon. Je n'ai pu vérifier cette affirmation, mais il est certain que Fourier fut apprécié à Lyon et qu'il connut des francs-maçons.

[13] Ce détail biographique est contesté.

[14] Théorie des quatre mouvements, pp. 126-127.

[15] Ibid., pp. 101, 340, 420.

[16] BÉRANGER : « Lettre à Trélat », in Correspondance de Béranger, tome III, 18.

[17] Cf. FOURIER : Traité de l'association domestique agricole, Œuvres complètes, tome ii, p. 448 : « Est-ce bien par la liberté qu'on peut conduire les civilisés à la sagesse ? Non il faut les contraindre. Tel est le civilisé, être sans raison. Il n'use de la liberté que pour se porter au mal. »

[18] Manuscrits, tome I, p. 63.

[19] PELLARIN : Vie de Fourier, p. 214.

[20] Cité par PELLARIN : Vie de Fourier, p. 146.

[21] Théorie des quatre mouvements, p. 218.

[22] Théorie de l'Unité universelle, Œuvres complètes, tome II, pp. 137 et 184.

[23] ALAIN : Propos de littérature, p. 28, P. Hartmann, 1933.

[24] FOURIER, manuscrits, année 1951, pp. 11-12. (Texte de 1820.)

[25] Théorie des quatre mouvements, p. 131.

[26] Cf. MAXIME LEROY : Histoire des idées sociales : Fourier, pp. 246 et ss.

[27] Théorie des quatre mouvements, p. 240 et Théorie de l'Unité universelle, Œuvres complètes, tome IV, pp. 122-128.

[28] Bulletin de Lyon, 20 nivôse an XII, signé « Fourier ».

[29] FOURIER, Cote supplémentaire des papiers de Fourier, cahier 2.

[30] Théorie des quatre mouvements, p. 161.

[31] Ibid., p. 163, note.

[32] PROUDHON : De la création de l'ordre dans l'humanité, Paris 1843, p. 168 (note).

[33] Mme COURVOISIER : « Lettres sur Fourier ». La Phalange, 2e série, tome I, p. 201, 1832.

[34] Théorie de l'Unité universelle, Œuvres complètes, tome II p. 319.

[35] Théorie des quatre mouvements, p. 183.

[36] Théorie de l'Unité universelle, Œuvres complètes, tome IV, p. 262 et Manuscrits 1858, p. 316.

[37] PROUST : Contre Sainte-Beuve. Préface, p. 59. Gallimard, 1954.

[38] DELRIEU : Fourier, « le Siècle », p. 160, 1837.

[39] Mme COURVOISIER, lettre citée.

[40] PROUDHON : De la création de l'ordre dans l'humanité, p. 177.

[41] CLAUDE DE SAINT-MARTIN : l'Homme de Désir, Lyon, 1790.

[42] FOURIER : Théorie des quatre mouvements, p. 294.

[43] Nouveau Monde, Œuvres complètes, tome VI, p. 75.

[44] Théorie des quatre mouvements, p. 125.

[45] PELLARIN : Vie de Fourier, p. 146.

[46] Théorie de l'Unité universelle, Œuvres complètes, tome IV, p. 451.

[47] Nouveaux voyages en Erewhon, N.R.F., 1924.

[48] BENOIT MALON : Histoire du Socialisme et des Prolétaires, Paris 1882-83, tome II pp. 83-88, 120-121.

[49] F. ENGELS : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 55. (Librairie de « L’Humanité », 1924.)

[50] JAURÈS : Le Travail, p. 16.

[51] PROUDHON : Création de l'ordre dans l'humanité, pp. 430-431.

[52] PROUDHON : ibid., p. 176.

[53] STENDHAL : Mémoires d'un Touriste, p. 340. Paris, E. G. Crès et Cie, 1937.

[54] ANDRÉ BRETON : Ode à Fourier, éd, originale, édit. Revue « Fontaine », Paris, 1947, et in : Poèmes, Gallimard, 1948.



Retour au texte de l'auteur: Charles Fourier Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 juin 2007 17:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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