Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d'Haïti


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d'Haïti. (1905)
Préface


Une édition électronique sera réalisée à partir du livre d'Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d'Haïti. New York: Hamilton Bank Note Engraving and Printing Company; Paris: F. PlCHON ET DuRAND-AlIZIAS, 1905, 502 pp. Un facsimilé de MANIOC, Bibliothèque numérique Caraïbe, Amazonie, Plateau des Guyanes. Une édition numérique en voie de réalisation par Peterson BLANC, bénévole, Licencié en sociologie-anthropologie de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti animateur du Groupe de Recherche Intégrée [RAI].

[iii]

M. Roosevelt, président des États-Unis,
et la République d’Haïti.

Préface

En annonçant, en septembre dernier, la prochaine apparition de « Monsieur Roosevelt, président des Etats-Unis, et la République d'Haïti,» je n'avais à l'idée que la composition d'un opuscule où ne se trouveraient exposées que d'une façon écourtée mes pensées et mes convictions sur la question américaine, telle qu'elle s'est posée pour Haïti, depuis qu'on s'est plu à voir dans l'avènement du nouvel hôte de la Maison Blanche une menace pour notre autonomie nationale. En une vingtaine de pages, tout cela pourrait être dit assez clairement pour me faire comprendre. Certainement. Mais il faudrait alors attendre du lecteur qu'il se rapporte, de confiance, à une conclusion dont il ignorerait les prémisses. Ce serait dogmatiser en une affaire où les intérêts de chaque Haïtien sont à ce point engagés que c'est un droit et un devoir pour tous d'avoir une vue complète de la matière, afin de pouvoir contrôler avec une pleine intelligence l'opinion qu'on essaie de lui suggérer. Aussi est-ce en face de cette réflexion que je me suis mis à tourner et retourner ma conception, à tourner et retourner des pages, et surtout à stimuler ma mémoire, en l'absence [iv] d'une bonne bibliothèque qu'il ne faut pas chercher à Saint Thomas. De là est sorti ce volume.

J'ai fait de mon mieux ; mais j'ai le clair sentiment qu'on pourrait faire mieux. Que ceux qui auront la bienveillance de me lire ne me tiennent donc pas rigueur, mais qu'ils passent sur mes erreurs et sur mes fautes. Il semble que c'est dans ma destinée d'écrire des livres improvisés. J'en gémirais si j'ambitionnais la gloire de compter parmi les grands écrivains et d'imprimer à mes œuvres le sceau de l'immortalité ; mais je n'ai jamais eu de telles aspirations, si prétentieuses et si futiles, en un temps où tout se règle à la minute, chaque jour comportant une histoire mondiale plus variée et plus objective que celle qu'offraient des siècles entiers dans les périodes reculées du passé. Ce à quoi il faut viser aujourd'hui, c'est au résultat du jour : Carpe diem ! on pourrait répéter, avec Horace, en attachant aux mots une valeur philosophique plus sérieuse que n'y mettait l'aimable épicurien. Écrit ainsi, un livre devient une action : le mien en est une. Incorrect parfois, faible en plus d'un endroit, mais jamais mensonger et toujours sincère, frappé au coin d'un réel patriotisme, tel je le présente, comme un acte de foi dans l'avenir d'Haïti, la République noire.

Les Haïtiens ne connaissent pas assez les Américains. Cette négligence d'étudier l'histoire, la vie et les institutions d'un grand peuple avec lequel nous avons tant de points de contact, matériels et moraux, constitue une grave lacune et même un danger, qu'il faut combler ou conjurer au plus tôt. C'est dans ce but que je me suis [v] complu, peut-être trop longuement, à faire dérouler cette histoire, dans ses grandes lignes sociologiques, aux yeux et à l'esprit de mes concitoyens. Je ne veux point le dissimuler : il y a eu dans mon choix d'un tel plan non seulement le besoin de faire connaître ce qu'est l'Américain, en montrant d'où il vient, mais aussi le désir de faire saisir comment un peuple se rend digne de la liberté et de l'égalité, en y mettant une énergie constante à conquérir l'une et l'autre, sous l'empire d'une raison éclairée, y voyant la source de tout bien-être social et de tout progrès. J'avoue qu'en me plongeant dans cette atmosphère saine et vivifiante de l'histoire américaine, j'ai eu plus d'une émotion patriotique capable de régénérer l'esprit le moins susceptible d'impulsions libérales ; et je souhaite de tout mon cœur et de toute mon âme que la même impression se produise sur mes lecteurs haïtiens, à qui va tout naturellement ma pensée de patriote.

Haïti, toute modeste et reprochable qu'elle est, vaut sans doute mieux que le dédain gratuit et les calomnies grossières dont elle est si souvent l'objet. J'ai fait mes efforts pour la montrer telle qu'elle est, dans son incomparable beauté, dans ses incontestables ressources, dans sa sérieuse valeur géographique, au point de vue des intérêts américains dans le canal de Panama, et dans la vitalité de son jeune peuple. Ai-je réussi ? Je l'ignore ; mais combien ne serais-je pas heureux de penser que l'attention du monde civilisé pourrait être tournée vers mon pays dans une attitude de considération et de sympathie qu'il mérite à tant de titres !

[vi]

Heureux, dit-on, sont les peuples qui n'ont pas d'histoire. Il semblerait, de là, qu'il vaudrait mieux continuer à vivre dans une éternelle pénombre et n'attirer aucune lumière indiscrète sur notre existence nationale. Plusieurs le disent, avec plus ou moins d'arrière-pensée ; et ceux-là s'indignent toutes les fois qu'on provoque sur Haïti le regard scrutateur de l'étranger. Ils préfèrent mourir dans le silence, plutôt que de crier leurs maux, dans le but d'y trouver un remède. Ils raisonnent comme Joseph de Maistre, lequel a écrit ce précepte : « Expressa nocent, non expressa non nocent. Il y a une infinité de choses vraies et justes qui ne doivent pas être dites et encore moins écrites.» Mais qu'était-ce que de Maistre ? Le préconisateur endiablé de l'obscurantisme, le logicien paradoxal d'une philosophie politique propre à ramener l'humanité à voir dans le despotisme, les privilèges de classe et les exactions de toute couleur, l'ordre naturel des choses d'ici-bas. Je ne m'y suis donc pas arrêté ; et j'ai écrit toutes les vérités assainissantes, éclairantes, indispensables à entendre pour qu'on se détourne des habitudes d'esprit tangiblement hostiles à notre évolution de peuple organisé.

Ces considérations sur notre histoire, dévoilant les maux dont notre organisme national est affligé et dont l'influence pernicieuse paralyse si malheureusement notre développement économique, politique et social, étaient nécessaires pour convaincre ceux qui ne croient point à la possibilité de notre amélioration, parce qu'ils pensent que notre état actuel est le résultat d'une espèce de fatalité [vii] physiologique indéfinissable, mais qu'on appelle infériorité de la race. La théorie des races inférieures est certainement frappée à mort avec la subite et renversante révélation des éminentes aptitudes des Japonais ; mais les entêtés de la doctrine de l'inégalité des races humaines ne manqueront pas d'essayer bientôt de faire passer les Japonais pour des blancs allophylles, sinon pour un peuple de race blanche d'Asie, comme seraient d'après eux les anciens Égyptiens ! Dans tous les cas, les nègres ayant toujours été considérés comme le type le plus abject de notre espèce, absolument incapable d'un haut développement intellectuel et moral, tout le temps qu'on ne fera pas toucher du doigt, pour ainsi dire, les causes de notre stagnation nationale, il faudra inévitablement s'attendre à la conclusion qu'elle est due à l'imperfectibilite de notre race. Une telle conclusion autorise contre nous toutes les prétentions et sanctionne toutes les injustices à notre égard. C'est par elle que nous voyons tant d'hommes connus pour leur bon sens et leur libéralisme, tel un Pierre Leroy-Beaulieu, ne point se faire un cas de conscience de persuader implicitement les Américains de nous effacer de la carte des états indépendants, ou à l'amiable ou par la force.

Quoi qu'on fasse, qu'on en parle tout haut ou qu'on veuille la voiler en des subtilités sournoises, la question de race domine fatalement le problème de la destinée d'Haïti. Tout le temps que les noirs continueront à être un objet de mépris par d'autres hommes, ou blancs ou jaunes, Haïti ne sera jamais prise au sérieux ; et la pire [viii] des choses serait le fait abominable que ce fût parmi les Haïtiens mêmes que l'étranger trouverait l'exemple de ces distinctions absurdes et sacrilèges, dont il se moque ou s'apitoie, mais qui ne sauraient lui inspirer aucun sentiment de respect pour le nègre ni d'estime pour le mulâtre. Et, pourtant, un pays indépendant est, dans le cercle des nations, comme un homme dans le cercle de la société où il vit : l'un et l'autre ne peuvent évoluer ou grandir qu'en jouissant de la considération de ceux qui les entourent.

Il est certain que si Haïti, se dépouillant de toutes les tares traditionnelles qui la font se buter à mille obstacles, toutes les fois qu'elle essaie d'aller de l'avant, progressait d'une façon normale et se sentait estimée et respectée au dehors malgré sa faiblesse, nous n'aurions point cette inquiétude déprimante dont on est si souvent agité au sujet de notre indépendance nationale. Nous ne serons à l'abri de ces craintes maladives que lorsque, par notre conduite raisonnable, nous aurons acquis la conviction que le monde civilisé voit en nous un peuple digne de continuer sa carrière civilisatrice. Car lorsqu'en ce cas une puissance quelconque aura un intérêt sérieux à débattre avec nous, elle y mettra la forme et la conscience dont elle use avec tout pays en pleine possession de sa souveraineté. Nous n'aurons à nous préoccuper que d'être corrects, c'est-à-dire avoir le droit de notre côté, dans nos relations internationales, pour nous sentir en sécurité. Mais un tel degré d'assurance en soi-même ne sera obtenu par Haïti qu'avec la pleine conscience de sa [ix] destinée, c'est-à-dire de l'idéal, du but qu'elle a à atteindre, en tant que nation indépendante. Aucun peuple, pas plus qu'aucun individu, ne peut vivre, progresser, monter avec une ardeur soutenue dans les voies de la civilisation, s'il n'a point un but, un idéal qui l'attire, à travers toutes les péripéties de son existence. Pour l'homme ce but est d'ordinaire plus évident, plus net, dans la précision de la volonté individuelle ; pour les nations, il est parfois voilé en des formes imprécises ; mais il existe toujours et agit impérieusement, comme le magnétisme terrestre imprimant une direction irrésistible à l'aiguille aimantée, malgré le brouillard qui cache, à l'horizon, le point d'orientation. Cet idéal, pour Haïti, c'est l'effort sublime d'un petit peuple en vue de la réhabilitation de toute une race d'hommes, effort si noble et si digne que chacun de ceux qui y participent pourrait, à juste titre, se considérer comme un apôtre. Edmond Paul, dont je ne cesserai de glorifier le nom, le sentait admirablement, lorsqu'il écrivit ces magnifiques paroles :

« Ainsi, en résumé, quand l'esclave de l'habitation Bréda eut brandi le casque et groupé autour de lui tous les nègres épars, qui venaient de briser leurs chaînes, il personnifiait la première épopée militaire de la vieille Saint-Domingue, et de ce jour notre nation datait.

« À cette nation, il fallait un but.

« Ce fut celui de prouver l'aptitude de toute la race noire à la civilisation qui fut posé. But puissant, gigantesque, capable de dévorer des générations ; toutefois digne de contenir et d'exercer notre activité ! »

[x]

Si nous n'avons pas un meilleur rang ; si nous ne sommes pas en meilleure posture, parmi les nations civilisées ; si nous sommes réduits à baisser la tête et à trembler pour notre lendemain, au lieu de nous montrer fiers et calmes, c'est que nous avons tourné le dos au but puissant, qui serait notre force, qui donnerait une orientation à l'âme nationale que nous sentons confusément, en dérive. Nous pouvons heureusement nous relever de cette prostration lamentable, en nous convainquant de tout le mal que nous a causé une politique impie et débilitante ; et ce serait un nouveau mérite pour M. Roosevelt si sa belle et saine énergie, après nous avoir inspiré une peur salutaire, nous faisait retrouver enfin la voie depuis longtemps abandonnée de notre destinée nationale.

A. FIRMIN.

Saint Thomas, 19 Mars 1905.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 24 janvier 2018 16:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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