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Collection « Les auteur(e)s classiques »

PHILIPPE II ET LA FRANCHE-COMTÉ. Étude d'histoire politique, religieuse et sociale (1912)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien FEBVRE, PHILIPPE II ET LA FRANCHE-COMTÉ. Étude d'histoire politique, religieuse et sociale. Texte intégral de sa thère de doctorat publiée originalement en 1912 par la Librairie ancienne Honoré Champion. Paris: Les Éditions Flammarion, 1970, 538 pp. Collection: Science de l'histoire. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Avant-propos



Nous nous sommes proposé, dans le travail qui va suivre, d'étudier la vie intérieure d'une individualité politique : la Franche-Comté, pendant une des périodes les plus vivantes de son histoire : la seconde moitié du XVIe siècle.

Ce qu'implique ce dessein, ce qu'il exclut aussi, on le voit nettement. Il ne s'agit point pour nous d'inventorier successivement, dans une série de chapitres méthodiquement juxtaposés, tous les faits intéressants de tous les ordres - politiques, administratifs, religieux, économiques - qui se sont manifestés, un demi-siècle durant, dans les limites d'une circonscription territoriale donnée. Ce qui nous intéresse, c'est moins une certaine région à une certaine date qu'à un moment déterminé de son évolution une personne historique collective, trouvant dans un État son expression politique. - Mais d'autre part, comment se borner à décrire cette évolution, pendant quelques années, de formes politiques et d'institutions particulières  ? Ces institutions et ces formes, leurs changements, leurs variations s'expliquent par l'action multiple de causes profondes, par le conflit, la collaboration de toute une série d'influences, de passions, d'intérêts, - et c'est le jeu de tels éléments qui, précisément, constitue cette vie intérieure dont nous voudrions rendre la richesse complexe.

La petite Comté, parmi les États secondaires de l'Europe, présente au milieu du XVIe siècle un aspect original. De son passé tourmenté, elle retient encore les deux traits les plus caractéristiques. D'une part, vis-à-vis des grandes nationalités, elle garde, elle réserve son indépendance. Française de langue, de coutumes, d'esprit, elle ne s'est point fondue comme le Dauphiné, la Provence ou la Bourgogne proche, dans l'unité du grand royaume voisin. D'autre part, elle ne s'incarne pas, ne se résume pas tout entière dans une dynastie née de son sol et vivant sur son sol dans un « seigneur naturel ». Elle a pour maître, une fois de plus, un étranger ; et les grands intérêts de Charles-Quint ne résident pas, sans doute, dans ce coin de terre médiocre et fidèle... Ainsi, libre de ses frontières, mais associée par son chef du dehors aux destinées souvent contradictoires d'une somme d'États disparates, la Comté ignore la véritable autonomie ; elle oscille, elle hésite entre deux types distincts de formations politiques : le type féodal du petit État provincial indépendant, et le type plus moderne de la province, fondue avec d'autres dans l'unité supérieure d'un grand État - sacrifiant aux avantages de la centralisation monarchique le trésor hérité de son particularisme.

Cette situation complexe et délicate fait l'intérêt profond de l'histoire comtoise vers le milieu du XVIe siècle. Pour continuer à vivre, dans l'Europe des Henri et des Philippe II, l'existence à demi solitaire dont elle goûtait depuis le début du siècle le tranquille archaïsme, la province ne devait pas veiller seulement aux périls d'une brusque agression, d'un rapt toujours possible. Il fallait également, il aurait fallu, que sa vitalité propre ne fût point amoindrie ; il aurait fallu, miracle impossible, qu'entendant résister à cette force d'unification qui, un peu partout, groupait en nations les provinces éparses, la Comté pût résister aussi à ces forces de centralisation, de concentration intérieure, à ces forces d'absolutisme qui, chez elle et pour elle, ne pouvaient être que des forces de ruine. Mais de cela précisément, moins que toute autre, elle était maîtresse. C'était la fatalité de sa situation qu'elle dépendît d'autrui - que ses destinées extérieures comme sa vie intérieure fussent à la merci d'un événement lointain, d'un épisode dynastique, d'un changement de souverain.

L'étude d'un événement de ce genre, l'analyse détaillée de ses conséquences, tel va être l'objet de nos efforts. Jouissant d'une organisation politique qui mettait en jeu ses forces vives ; maintenue hors des conflits européens par des conventions de neutralité ; rattachée à d'autres domaines de son maître par un réseau de fils diplomatiques très souples - la Comté, vers 1550, laissant autour d'elle le temps couler plus rapide, poursuivait dans la confiance d'un avenir sans surprise toute une oeuvre obscure et patiente de réparation lente et d'enrichissement. L'avènement de Philippe II bouleversa tout pour elle.

Changement de personnes, certes ; changement de système, changement de milieu surtout - de ce milieu politique européen auquel la Comté, pour vivre, se devait adapter. Ce fut ainsi, avant même que le nouveau souverain parlât ou agît, tout l'équilibre intérieur de la province compromis et, pour de longues années, une crise ouverte de l'État comtois. Mais ce fut aussi, dans ce pays tranquille et comme assoupi, le brusque jaillissement d'un feu qui couvait un choc de passions violentes et d'appétits longtemps contenus.

La Comté avait bien pu, pendant des années, se replier toute dans son presque isolement : la vie profonde de ses habitants n'avait pas cessé d'être en harmonie avec celle de leurs contemporains. Ils avaient éprouvé les mêmes besoins intellectuels et moraux, subi le contrecoup des mêmes crises économiques, ressenti pleinement les mêmes malaises sociaux. Sous la paix apparente, les événements révélèrent bientôt des désaccords profonds d'idées et de sentiments, des rivalités de classes, des conflits d'intérêts. Causes obscures et profondes des résolutions humaines : lorsque Philippe II et ses ministres, un Granvelle, une Marguerite de Parme, un duc d'Albe surtout, entreprirent en Comté comme aux Pays-Bas leur oeuvre double d'absolutisme et de contre-réforme, ce furent elles en dernière analyse qui, à maint combattant, indiquèrent son parti et ses raisons d'agir.

Ainsi notre tâche apparaît complexe. Ce que nous allons essayer de décrire, ce n'est pas seulement un épisode local du grand conflit qui, partout alors, mettait aux prises avec la Réforme et les libertés provinciales l'absolutisme catholique et monarchique. C'est la lutte, c'est le combat acharné de deux classes rivales - noblesse et bourgeoisie. Lutte pour le pouvoir, pour l'influence, pour la domination politique : sans doute, mais les causes profondes de l'antagonisme, ne sont-elles pas ailleurs ? C'est dans l'analyse, aussi poussée que possible, des conditions d'existence contemporaines que nous chercherons du moins à les trouver.

Les difficultés d'une telle recherche, les objections que soulève un pareil dessein, nous ne les ignorons pas. Objections d'ordre théorique : ne les trouve-t-on pas souvent formulées ? Récemment encore, analysant le livre d'Henri Pirenne sur les Pays-Bas au temps de Charles-Quint [1] - livre vraiment beau, et qui, paru lorsque notre travail depuis longtemps déjà était achevé dans sa conception sinon dans le détail de son exécution, nous a comme soutenu après coup de son autorité - un historien, Paul Fredericq, formulait ce jugement : « Je ne sais si, quand on ferme l'ouvrage, on a la sensation qu'au XVIe siècle les querelles théologiques ont dominé toutes choses et envahi toutes les âmes. On serait plutôt tenté de croire que le développement du capital et son corollaire, le prolétariat, rendent raison de tout - même de la diffusion de la Réforme... Je crois au contraire que, s'il fut jamais un siècle où les préoccupations matérielles cédèrent le pas à celles de la conscience, ce fut le XVIe siècle. » Question préalable que l'on peut dresser devant quiconque travaille à saisir les rapports, dans un pays et dans un temps donné, des idées politiques, des sentiments religieux et des faits économiques. Mais vraiment, est-il légitime de la poser ainsi ? Et que reste-t-il en définitive de l'objection, s'il est vrai, pour reprendre l'exemple même de P. Fredericq, qu'à ses partisans la Réforme apparut, dès le début, comme la plus complète expression de toutes leurs revendications, à la fois, et comme le meilleur moyen d'en assurer le triomphe  ? Ils y mirent tout ce qui était en eux, leurs besoins de foi comme leurs aspirations politiques, leurs espérances sociales comme leurs désirs de certitude morale ; ils lui confièrent toutes leurs idées comme pour les abriter derrière son nom et en assurer par elle le succès. Ainsi l'oeuvre primitive de rénovation morale que des chrétiens avaient entreprise pour fonder en eux la foi profonde, enrichie subitement et comme élargie par tant d'apports divers, se trouva embrasser le siècle dans son ensemble - en présenter comme l'image exacte et le résumé complet. Combien vains, en ce cas, les débats de préséance entre la foi et l'intérêt, entre les processus économiques et les « querelles des théologiens »  ?

Restent les difficultés matérielles - avant tout, celle de reconstituer à l'aide de textes épars et fragmentaires, au hasard des trouvailles et des survivances, sans le secours possible d'aucune donnée statistique - on devrait dire d'aucun chiffre - un État social et économique très différent du nôtre et dont l'interprétation à chaque instant soulève des problèmes impossibles à résoudre. Il faut bien que la tâche soit singulièrement ardue, pour qu'à cette heure encore, aucun historien en France, à notre connaissance du moins, ne l'ait abordée et n'ait mené à bien, sinon une étude d'ensemble, du moins, plus précise, plus profitable aussi, une monographie régionale de ces questions  ? Raison de plus, sans doute, pour tenter l'aventure. On peut croire cependant que nous ne l'aurions pas entreprise, si nous n'avions dès maintenant le ferme dessein de continuer nos recherches dans la même direction et, peut-être, de pouvoir remplacer un jour les indications que nous donnerons ici par l'esquisse - sommaire aussi et provisoire - de la formation, du progrès et du développement en Comté de cette classe bourgeoise, dont on célèbre si souvent, mais dont on étudie si rarement la puissance.

Ainsi se précise peu à peu le caractère de cette étude. Étude d'histoire provinciale, nettement circonscrite dans les limites étroites d'une contrée médiocre : sans doute. Mais chapitre détaché d'une histoire provinciale : non pas. C'est une crise que nous étudions dans ses origines, ses manifestations diverses et ses conséquences ; ce n'est ni un règne ni une section de règne que nous voulons décrire. Peut-être, tel qu'il est, ce travail apportera-t-il quelque contribution à la connaissance générale du XVIe siècle, à l'histoire des formes politiques et des institutions, des luttes religieuses et des conflits sociaux. Peut-être aussi les historiens de la Révolution des Pays-Bas y trouveront-ils quelques renseignements complémentaires sur un pays et sur des hommes qui, à bien des titres, méritent de les intéresser. Mais s'il n'avait d'autre résultat, en définitive, que d'attirer l'attention sur l'importance, sur l'intérêt d'une histoire aussi riche, aussi variée que l'histoire comtoise - nous n'estimerions pas notre effort inutile.

On néglige trop en vérité, en connaît trop imparfaitement encore l'histoire intérieure de ces provinces : Dauphiné, Savoie, Bresse, Franche-Comté, de ces membres épars des vieilles dominations, des royaumes éphémères d'Arles et de Bourgogne qui, sur les frontières, furent lentes à se rallier à l'unité française. Pays rudes, dont on sait le rôle protecteur. On en signale, avec Michelet, « le vigoureux génie de résistance et d'opposition » ; on leur sait gré d'avoir abrité de leurs corps, préservé des coups les plus rudes les terres « fécondes des fruits de la pensée » auxquelles leur existence souffrante et tourmentée permit de cultiver, dans une paix relative, la fleur délicate de la civilisation. Mais leur passé encore a un autre intérêt. Ces terres françaises subissent, au cours de leur histoire indépendante, des influences extérieures très diverses. Ainsi, proches à la fois et différentes des provinces plus tôt ralliées au royaume, elles peuvent fournir souvent aux historiens de la France des témoignages utiles, des rapprochements féconds. Elles sont, dans une certaine mesure, comme autant de champs d'expérience et de comparaison installés, maintenus aux frontières par la vie et par les siècles mêmes. Sommes-nous trop présomptueux dès lors en escomptant quelque profit d'une étude attentive des destinées comtoises à cette époque intéressante et trouble de la seconde moitié du XVIe siècle où trop souvent, en France, l'activité diplomatique et militaire des guerres de religion semble avoir caché aux érudits les réalités plus humbles de l'existence provinciale, les transformations plus obscures de la vie sociale ?



[1] Dans la Revue historique, 33e année, t. XLVII, fasc. 193, mars-avril 1908, p. 417.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 15 août 2009 8:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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