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Collection « Les auteur(e)s classiques »

“Honneur et patrie”. Une enquête sur le sentiment d'honneur et l'attachement à la patrie. (1945-46-47)
Préface de Charles Morazé


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien FEBVRE, “Honneur et patrie”. Une enquête sur le sentiment d'honneur et l'attachement à la patrie. [Cours professé au Collège de France en 1945-46 et 1947.] Paris: Librairie Académique Perrin, 1996, 379 pp. Collection Agora. Une réalisation de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Préface
de Charles Morazé

Heureux les passionnés d'histoire, heureux de pouvoir lire ce texte, ses ratures ou ajouts, et les lignes inachevées d'un historien qui subordonna son talent naturellement aisé et un savoir rendu immense par l'étude aux exigences scrupuleuses que la recherche de l'authentique dicte à la conscience morale.

Le destin de ces pages, enfouies sous des liasses étrangères, mises en caisses et en cave, transportées par mégarde dans un grenier lointain où le sort les fit retrouver, fait penser au destin de ces messages dont la postérité transfigure le souvenir, faute d'évaluer la portée mystérieuse de l'inachèvement. La durée d'une génération, presque deux, s'écoula entre le moment d'une inadvertance et celui des retrouvailles. Suffit-elle, cette durée, à rendre mieux audibles des propos qu'en des temps révolus un auteur s'adressait d'abord à lui-même ? L'honneur, la question est de tous les temps ; la patrie, la question est de tous les hommes.

De ces chapitres, le dernier voulait peut-être conclure ; le premier, en forme d'avant-propos, s'offre comme le seul entièrement rédigé, et même selon deux versions différentes. Eh quoi ? dira-t-on, Lucien Febvre disposa de plus de dix ans, et pourtant son écriture si prompte ne vint à bout que de la seule introduction ? Mais n'est-ce pas qu'énoncer des problèmes jette  moins d'embarras que de proposer des aperçus de réponses ? Et si Lucien Febvre s'y reprit à deux fois, n'est-ce pas que s'interroger sur de si graves sujets demande déjà un tel surcroît de précautions ? Ici, chaque mot compte et la moindre nuance mérite attention. Voyons donc ce qu'il en est, en comparant la première version de l'avant-propos (« Honneur, ou Patrie ? ») à la seconde (« Honneur et Patrie »), distante de plusieurs années.

Trois lignes, trois commentaires : dans la seconde version, l'adjectif « pure » qualifie « histoire ». Si le titre - « Honneur et Patrie » - n'y suffisait pas, les développements suivants nous feraient comprendre que la pure histoire objective l'essentiel ; pour variées que se présentent, sous la férule des événements, les manifestations de sentiments ou d'émotions, l'homme demeure l'homme. La troisième ligne de ce premier paragraphe, de brièveté significative, n'autorise pas d'échappatoire. Dans la première version, Lucien Febvre évoque « la curiosité éveillée par la vie » ; six mots que la seconde ne retient pas : tant Lucien Febvre conçoit le peu que vaut cette banale curiosité quand on la compare au prix que vaut « une méditation engagée par la mort ». Lucien Febvre, encore en pleine force, n'entreprenait pas son propre compte à rebours : engagements, morts, il y pense comme à ceux des soldats dont le destin l'émeut, comme à ceux de Marc Bloch, le compagnon respecté, qu'il ne nomme pas, dont le martyr voua son survivant aux regrets de si grandes espérances perdues.

Car, en ce « triste jour de 1942 » qui inspire brusquement « l'idée de ce livre », Marc Bloch vivait toujours, et plus ardemment que jamais. Il n'y a donc pas lieu, en cette date, d'en faire mention sous peine d'anachronisme, même si, après délai et à la réflexion, ce sera bien à partir de la mort - de toutes les morts - que la méditation appellera l'historien aux missions que le passé lui dicte.

La seconde version conserve l'essentiel de la première, mais l'épure, en bannit ce qui donnerait à l'historien des airs de s'ériger en juge. Cette seconde version conserve « nos fils et nos frères » ainsi que le « salut de la patrie » ; mais il rejette « cyniques calculateurs » et « astuce hypocrite ». Ce second texte conserve tout au long une « étonnante prédication de déchéance », mais cesse de l'introduire par un « hélas » accusateur.

Que de scrupules et que de minutie dans la pesée de ce qu'il faut ou ne faut pas dire ! Est-ce cela que la pure histoire requiert de l'historien se devant de trouver le mot juste en s'interdisant d'être juge ?

Derrière trois mots qu'écrivit Lucien Febvre s'en pressèrent trente, dont il ne retint qu'un décime. Une tension si extrême fait sourdre une fatigue dont un temps de repos éliminera les poisons, repos dont Lucien Febvre profite pour se livrer aux jeux de métaphores brillantes ou d'évocations libératrices. Son style nous gratifie alors d'un « saint Michel, svelte et droit sous son armure niellée » ou bien d'un temps qui « soude à la longue au fond des fosses humides dans les tombes de la préhistoire tant d'objets séparés dont la rouille ne fait plus qu'un seul bloc ». Et voilà que cette récréation devient une re-création, car enfin ces objets soudés ne sont autres justement qu'« Honneur-et-Patrie ». Et quand un passé si lointain fait surface, Lucien Febvre le nettoie et constate que ces deux « grands mots » n'ont pas toujours été conjoints. L'ouvrage s'en trouve alors orienté sur ces deux lancées : l'honneur d'un côté et la patrie de l'autre.

Pour faire contraste, imaginons un historien moins soucieux de pure histoire. Il dirait que le 8 novembre 1942, les Alliés du pacte Atlantique débarquent en Afrique du Nord, bousculant les contre-attaques vichystes. Il ajouterait que, en conséquence, Hitler ordonne le Durchmarsch et jette ses moteurs vers Toulon, où la flotte, plutôt que de devenir captive, se saborde.

Chacun sait la vivacité des coups d'œil que Lucien Febvre jetait sur cartes et mappemondes, ainsi que l'intérêt passionné qu'il portait aux tracés suivis par les stratèges. Mais est-il besoin pour cela d'avoir tant fouillé les champs d'histoire pendant soixante années ? Quand on a tant sondé, creusé, fait jaillir, c'est d'une bien plus grande affaire qu'il s'agit ; c'est l'affaire des frères ennemis et sa grande interrogation.

« Voilà ce que je me demandais, ce triste matin de 1942 où j'appris d'une mère raidie dans sa douleur, qu'un de ses fils venait de mourir pour défendre ce que son frère travaillait à détruire, au prix de son sang lui aussi, s'il le fallait ». Deux fils comme tant d'autres dont chacun dans son camp se bat pour exterminer l'autre, parce qu'il y va de l'honneur pour s'offrir soi-même en « oblation ».

Le mot oblation surgit dans l'un et l'autre texte. La seconde version - plus épique au début et plus tragique ensuite - amène plus directement le passage qu'il reproduit presque tel quel pour consacrer par la même oblation l'honneur et la patrie. « Faiblesses, calculs, impuretés, s'il y en eût, la mort a tout purifié. Aux hommes qui se donnent, l'oblation finale restitue leur grandeur. » Lucien Febvre, sans le dire mais non sans qu'il le sache, préfère à « sacrifice » le mot dont l'Église réservait l'usage, depuis le XIIe siècle, à la célébration du Crucifié.

Non-croyant, l'historien de la pure histoire reconnaît dans cette oblation le paradigme suprême de tous les sacrifices. « Point d'homme », enchaîne-t-il pour annoncer ce qui incombe à l'historien, « qui ne trouve en son cœur quelque moyen de se dépasser lui-même. Point d'homme, à de certaines heures, qui n'entende lui aussi ses voix ».

N'est-ce pas quand elle est née d'une « méditation engagée par la mort » - et, finalement, à cette seule condition - que l'histoire s'élève en toute pureté ?

Au cours des pages de l'une et de l'autre version, Lucien Febvre tourne et retourne maintes images qui lui viennent du passé, du passé de son pays de naissance. Tout autant il égrène, sans en adopter aucune, des définitions cartésiennes ou juridiques de ces « grands mots » qui, en effet, n'en peuvent avoir.

Et comme il lui faut quand même mettre un terme à cet avant-propos révélateur, c'est encore le sacrifice suprême qu'il héroïse. Aux côtés de Vercingétorix, le rassembleur infortuné des Carnutes vaincus que César « injurie bassement, vilainement », Lucien Febvre range les défenseurs de places indéfendables, eux aussi « pendus haut et court avec ignominie » parce qu'ils avaient voulu sauver l'honneur.

Lucien Febvre ne cherche pas sa problématique du côté des prix et des quintaux ou des engins de guerre et des effectifs. L'auteur d'Au cœur religieux du XVIe siècle trouve sa problématique dans le « As-tu du cœur ? » de Don Diègue et situe autour de cette question « l'élan qui jette l'homme dans les bras de la femme [...] qui lie le fils à sa mère et, à travers elle, aux autres fils, ses frères ». Ajoutons à ces élans ceux qui ramènent au sol natal, « cil des plaines » et « cil des montagnes », et nous voici dans le cristal de la pure histoire : dis-moi pour qui, pour quoi tu te sens prêt à livrer ton sang ou risquer ta vie et je te dirai ce qu'est ton honneur, ta patrie.

À relire les deux versions de l'avant-propos d'Honneur et Patrie, des détails de correction pourraient faire croire que Lucien Febvre condamna d'abord ce qu'il excusa ensuite. À y regarder de plus près, on peut penser que l'historien, « qui n'est pas un juge », commença par valoriser la discipline avant de considérer qu'en tel cas l'indiscipline eût mieux valu.

Cette problématique, cette méthode, Lucien Febvre eût pu les appliquer à l'élucidation d'autres emblèmes. Il le fit, d'ailleurs, bien que pour ainsi dire de biais, à propos de Luther ou de Calvin, de Rabelais ou de Marguerite de Navarre.

Cet ouvrage, que son style eût transformé en chapitres soigneusement écrits, nous est laissé ici sous forme de schémas de leçons non « écrites » tenant compte chacune de toutes les autres, mais seulement préparées une à une, à partir d'un plan rapide et modifiable dans la mesure où ce qu'on crût pouvoir exposer en une heure débordera sur l'heure suivante ; schémas, donc, qui laissent place à l'improvisation en fonction du public, peut-être, mais sûrement en fonction de ce que la chose dite inspire instantanément de considérations complémentaires, supplémentaires et parfois conclusives au point d'infléchir le cours - au moins partiel - du raisonnement. Lucien Febvre aimait parler d'« histoire vivante » ; il nous laisse en ces pages tantôt un squelette, tantôt les éléments d'un squelette qui achèveront de s'articuler à mesure qu'ils se recouvriront de chair.

Qu'en lisant ce que nous laissa Lucien Febvre, nous laissions notre imagination et nos savoirs acquis poursuivre, et selon le talent et l'ingenium propres à chacun, compléter cette oeuvre de vie, et celle-ci deviendra un peu la nôtre, mais demeurera toujours principalement celle que son engendreur procréa. Ouvrage inachevé, Honneur et Patrie nous confronte au mystère de l'inachèvement, mais il nous offre aussi une grâce, celle de poursuivre l'inachevable.

Au lendemain d'une crise d'angor, Lucien Febvre se disait et disait : « mon livre est fait ». Bien sûr qu'il était fait, puisque nous le reçûmes en héritage du coeur éclaté qui nous le légua.

Charles MORAZÉ.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2009 12:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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