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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Lucien FEBVRE, COMBATS POUR L'HISTOIRE (1952)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien FEBVRE, COMBATS POUR L'HISTOIRE. Paris: Librairie Armand Colin, 1992, 456 pp. Collection: Agora. Une édition réalisée conjointement par Réjeanne Toussaint (Montréal, Québec) et Jean-Marc Simonet (Paris, France), bénévoles.

Avant-propos

Si, en réunissant ces quelques articles choisis entre tant d’autres, j’avais été préoccupé de me dresser je ne sais quel monument, j’aurais donné au recueil un titre différent. Ayant fabriqué au cours de ma vie, et comptant bien fabriquer encore, quelques gros meubles meublants d’histoire — de quoi garnir, au moins provisoirement, certaines parois dénudées du palais de Clio — j’aurais appelé Mes copeaux ces épluchures de bois tombées sous le rabot et ramassées au pied de l’établi. Mais ce n’est point pour me mirer dans ces œuvres quotidiennes, c’est pour rendre quelques services à mes compagnons, surtout aux plus jeunes, que j’ai pratiqué ce rassemblement. Et donc, le titre que j’ai choisi rappellera ce qu’il y eut toujours de militant dans ma vie. Mes combats, certes non : je ne me suis jamais battu ni pour moi ni contre tel ou tel, pris en tant que personne. Combats pour l’histoire, oui. C’est bien pour elle que, toute ma vie, j’ai lutté.

Si haut que je remonte dans mes souvenirs, je me retrouve historien de plaisir ou de désir, pour ne point dire de cœur et de vocation. Fils d’un père que le prestige d’Henri Weil, l’helléniste à la Faculté des Lettres de Besançon puis à l’École Normale Supérieure, et celui, si grand alors, de Thurot, ce philosophe de la grammaire, détournèrent de l’histoire : mais il ne s’en désintéressa jamais ; — neveu d’un oncle qui, toute sa vie, l’enseigna et dès ma prime enfance m’apprit à l’aimer ; — trouvant à feuilleter dans la bibliothèque paternelle, au-dessous des fascicules du Daremberg et Saglio qui se succédaient régulièrement, ces deux albums que représentaient au vrai les grandes Histoires des Grecs et des Romains de Victor Duruy, chefs-d’œuvre de la maison Hachette première manière : toute l’Antiquité alors connue, temples, bustes, dieux et vases, figurés par les meilleurs graveurs ; — dévorant surtout, avec une passion pIII jamais lassée, les tomes de cette grande édition Hetzel de l’Histoire de France de Michelet, remplis par Daniel Vierge, visionnaire hallucinant, d’illustrations si bien mariées à certains textes du grand voyant que je me sens gêné, aujourd’hui, s’il me faut les relire dans la morne édition que des gens se sont trouvés pour qualifier de « définitive » ; — nourri de ces conseils, riche de ces lectures et des rêveries qu’elles faisaient naître en moi, comment ne serais-je pas devenu historien ?

Mes maîtres sont là, mes véritables maîtres — à qui s’ajoutèrent plus tard, entre ma seizième et ma vingt-cinquième année : A Élisée Reclus et la profonde humanité de sa Géographie Universelle, — Burckhardt et sa Renaissance en Italie, — Courajod et ses leçons de l’École du Louvre sur la Renaissance bourguignonne et française, — à partir de 1900 1e Jaurès de l’Histoire socialiste, si riche d’intuitions économiques et sociales, — Stendhal, enfin et surtout, le Stendhal de Rome, Naples et Florence, de l’Histoire de l’art en Italie, des Mémoires d’un touriste, de la Correspondance : autant d’« invitations à l’histoire psychologique et sentimentale » qui, pendant des années, ne quittèrent point ma table de chevet : je les découvris presque par hasard, en ces temps lointains, massacrées par Colomb et imprimées par Calmann sur du papier à chandelle, avec de vieux clous...

Telle, mon « âme de papier ». A côté, mon âme champêtre et rustique — cette autre maîtresse d’histoire que fut pour moi la Terre. Les vingt premières années de ma vie s’écoulèrent à Nancy : et j’y fis provision en parcourant les taillis et les futaies de la forêt de Haye, en découvrant les uns après les autres, si nettement profilés, les horizons des côtes et des plateaux lorrains, d’un lot de souvenirs et d’impressions qui ne m’abandonneront jamais. Mais avec quelles délices je retrouvais chaque année ma vraie patrie, la Franche-Comté ! Le doux Val de Saône d’abord, la petite majesté grayloise dominant cette prairie qui refit un bonheur à Proudhon ; plus encore, ce vieux bourru de Jura, ses prés-bois et ses sapins, ses eaux vertes et ses gorges surplombées par de grands bancs calcaires, telles que d’un pinceau héroïque les peignait Gustave Courbet — la Franche-Comté, parcourue en tous sens dès mes premières années dans les vieilles diligences à caisse jaune des Messageries Bouvet : fortes senteurs de vieux cuir, âcre odeur des chevaux fumants, bruits joyeux des pIV grelots et du fouet claquant à l’entrée des villages ; elle aussi, la Comté, dotée comme la Lorraine de ses hauts lieux solitaires et sacrés : la Haute-Pierre de Mouthier, le Poupet de Salins renvoyant, par delà les crêtes, son salut au Mont Blanc ; plus loin la Dole, ce sommet littéraire, et tant d’autres moins notoires ; lieux salubres où l’esprit souffle avec le vent et qui, pour toute une vie, vous donnent le besoin de découvrir, de respirer d’infinis horizons. Nous ne sommes point, Comtois, des conformistes. Courbet ne l’était guère, quand il brossait L’Enterrement à Ornans ou L’Atelier. Ni Pasteur, quand les Académies conjurées hurlaient à mort contre sa vérité. Ni Proudhon, le fils du tonnelier, quand, en hommage, il dédiait aux bourgeois bien nantis de Besançon sa Propriété, c’est le vol. Proudhon, qui de nous, Comtois, aurait donné sans doute la meilleure des définitions : « Des anarchistes... mais de gouvernement », si Michelet n’avait fourni la sienne : « Ils ont su de bonne heure deux choses : savoir faire, savoir s’arrêter. »

Alors, cumulant la double âpreté, « critique, polémique et guerrière », de la Comté et de la Lorraine — que je n’aie pas accepté avec placidité l’histoire des vaincus de 1870, ses prudences tremblotantes, ses renoncements à toute synthèse, son culte laborieux, mais intellectuellement paresseux, du « fait », et ce goût presque exclusif de l’histoire diplomatique (« Ah, si nous l’avions mieux apprise, nous n’en serions pas là ! ») qui, d’Albert Sorel, ce demi-dieu, à Émile Bourgeois, ce dixième de dieu, obsédait les hommes qui nous endoctrinèrent de 1895 à 1902 ; — que j’aie réagi instinctivement et à peu près sans appui dans le camp des historiens (mais j’en trouvais chez mes amis linguistes et orientalistes, psychologues et médecins, géographes et germanistes, de Jules Bloch à Henri Wallon, à Charles Blondel, à Jules Sion, à Marcel Ray, alors que les moins conformistes de mes frères historiens, à quelques rares exceptions près dont celle d’Augustin Renaudet, ralliaient sans plus, en se trouvant hardis, l’étendard ambigu de Charles Seignobos) ; — que tout de suite, pour ma part, je me sois inscrit parmi les fidèles de la Revue de Synthèse Historique et de son créateur Henri Berr : rien d’étrange dans une telle aventure. Sinon ceci, qui qualifie une époque : ni mes hardiesses ni mes vivacités ne surent dresser contre moi tant de braves cœurs qui m’aimaient bien et, à pV chaque occasion, me le prouvaient ; je pense à Gabriel Monod, à Christian Pfister, à Camille Jullian ; à Gustave Bloch aussi — et à Vidal de la Blache (mais il avait fait pour lui, déjà, et pour ses successeurs, sa propre révolution). La haute Université de ce temps-là, une aristocratie du cœur, à tout le moins. Et, chez les grands, une bienveillance agissante, une fraternité.

Donc, seul dans l’arène, je fis de mon mieux. Des choses que j’ai pu dire, depuis cinquante ans, d’aucunes sont tombées dans le domaine commun, qui semblaient hasardeuses quand je les formulai pour la première fois. D’autres demeurent toujours en question. Le sort du pionnier est décevant : ou bien sa génération lui donne presque aussitôt raison et absorbe dans un grand effort collectif son effort isolé de chercheur ; ou bien elle résiste et laisse à la génération d’après le soin de faire germer la semence prématurément lancée sur les sillons. Voilà pourquoi, de certains livres, de certains articles, le succès prolongé étonne leur auteur : c’est qu’ils n’ont trouvé leur vrai public que dix ans, que quinze ans après leur publication, et quand des appuis leur sont venus du dehors.

Des appuis, et ce fut une grande sécurité pour moi que de découvrir, à partir de 1910, en me plongeant dans son petit volume de la Collection Flammarion, Les anciennes démocraties des Pays-Bas, puis dans les premiers tomes de l’Histoire de Belgique, en attendant que naissent les splendides mémoires qui furent son chant du cygne (Les Périodes de l’histoire sociale du capitalisme,1914 ; Mahomet et Charlemagne, 1922 ; Mérovingiens et Carolingiens, 1923 ; enfin, 1927, le petit livre sur Les villes du moyen âge, ce joyau) ; — ce fut une sécurité d’abord, et bientôt ensuite une joie personnelle, de savoir qu’un homme fort parcourait, d’un pas égal et dominateur, les champs d’histoire de la Belgique amie : Henri Pirenne. Et ce fut une autre joie quand, de huit ans moins âgé que moi et déjà, par lui-même, orienté d’une façon légèrement différente, un jeune historien vint m’épauler fraternellement, poursuivre et prolonger mon effort dans son domaine de médiéviste : Marc Bloch. Mais dans les Annales, qu’appuyés dès le premier numéro par la fidélité de Leuilliot nous fondâmes tous deux en 1929, avec bien plus que la bénédiction d’Henri Pirenne, sa magnifique collaboration — dans ces Annales rapidement conquérantes, ce qu’on voulut pVI bien d’emblée reconnaître de salubre et de vivant, comment omettre d’en reporter leur part de mérite à tous ceux qui formèrent autour de moi un cercle fraternel et fervent ! Et qui le forment encore : n’est-ce pas, Fernand Braudel, puissant évocateur d’une Méditerranée si riche en résonances, hardi promoteur, demain, d’une histoire économique rénovée ; n’est-ce pas, Georges Friedmann, pénétrant analyste d’âmes individuelles et collectives, de Leibniz et de Spinoza aux servants anonymes de la machine — et vous, Charles Morazé, curieux et ardent découvreur de terres inconnues, intrépide dans la quête obstinée de méthodes nouvelles — vous enfin, vous tous, mes collaborateurs, mes lecteurs, mes élèves et mes confrères de France et de l’étranger dont l’exigeante affection maintient ma force et soutient mon élan ? — Je devais dire cela, je devais proclamer en tête de ce recueil mes dettes sentimentales envers tant d’hommes et de lieux, tant de maisons aussi qui m’accueillirent : de l’École Normale Supérieure (1899-1902) et de la Fondation Thiers aux Universités de Dijon et de Strasbourg ; sans oublier, parmi tant d’autres dans le Vieux et le Nouveau Monde, l’Université Libre de Bruxelles qui me prêta ses chaires pendant un an ; finalement, depuis 1933, ce noble Collège de France. C’est portée par ces hautes tribunes que ma voix réussit à se faire entendre si largement.

Puissent encore servir les causes qui me sont chères ces pages rapprochées les unes des autres et, je l’espère, d’autant plus parlantes ! En ces années où tant d’angoisses nous étreignent, je ne veux pas redire avec le Michelet du Peuple : « Jeunes et vieux, nous sommes fatigués. » Fatigués, les jeunes ? j’espère bien que non. Fatigués, les vieux ? je ne le veux pas. Par delà tant de tragédies et de bouleversements, de grandes clartés luisent à l’horizon. Dans le sang et dans la douleur, une Humanité nouvelle s’enfante. Et donc, comme toujours, une Histoire, une Science historique à la mesure de temps imprévus s’apprête à naître. Je souhaite que, d’avance, mon effort ait su deviner et épouser ses directions. Et que mes ruisseaux puissent gonfler son torrent. 

Le Souget, Noël 1952. pVII



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 mai 2008 15:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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