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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La conquête de la Tunisie.
Récit contemporain couronné par l'Académie français. [1891] (2002)

Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Paul Henri d'Estournelles de Constant, La conquête de la Tunisie. Récit contemporain couronné par l'Académie français. Paris: Les Éditions Sfar, 2002, 446 pp. Titre original de la première édition: La politique française en Tunisie: le Protectorat et ses origines. Paris: Plon, 1891. [Avec l'autorisation de Mondher Sfar des Éditions Sfar à Paris, le 24 décembre 2010, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction [1]

____________________



L'histoire des cinquante dernières années de la Tunisie n'est qu'un chapitre de notre histoire contemporaine, un chapitre qui finit bien. On y voit la France lutter contre .des difficultés de toute sorte et, après bien des faiblesses et des fautes, affirmer cependant sa force expansive, sa vitalité. Les fautes sont au début, à I'époque où le gouvernement français semble devoir imposer pour longtemps en Europe une autorité bien puissante sinon dominante, fautes d'autant plus graves qu'elles passent inaperçues. Les conséquences s'en font rapidement sentir, et notre politique a consisté, depuis 1870, à les réparer.

 Cette histoire se divise d'elle-même en trois périodes. En premier lieu nous assistons à la ruine de la Régence, ruine inévitable et qui est le résultat à la fois de notre voisinage et de nos conseils, des efforts que nous dûmes faire pour encourager les beys à abandonner leurs vieilles traditions et à adopter des institutions européennes qu'ils étaient incapables d'appliquer, de comprendre, et qui ne leur convenaient pas plus qu'à leur pays. Isolés, faibles, sans instruction, ces princes orientaux finirent par mettre leur amour-propre à nous imiter, ils adoptèrent même une Constitution. Mais comme ils n'admiraient en fait dans notre civilisation que le luxe, les abus, c'est de ce luxe surtout qu'ils entendirent parer leur règne, et ils s'imaginèrent entrer dans la voie des réformes parce qu'ils construi­sirent des palais à l'européenne et qu'ils les peuplèrent de fonctionnaires, d'uniformes plutôt, taillés sur le modèle des nôtres. Ces dépenses épuisèrent vite le trésor d'abord, puis le pays, car, loin de les restreindre, nous contribuâmes à les augmenter. En dix ans, depuis la guerre de Crimée, à laquelle le bey crut, pour son malheur et pour le nôtre, devoir participer. Jusqu'en 1864, on peut dire que la Tunisie passe sans transition de la richesse à la misère, le peuple affamé, dépouillé, s'insurge, et tout ce pays si largement ouvert naguère à l'influence française devient pour nos possessions algériennes d'un voisinage très dangereux. Il échappe à toute autorité, surtout à la nôtre, car on nous y rend responsables de l'insuccès des réformes que nous avons préconisées. La France est dès lors placée dans cette alternative d'intervenir ou d'abdiquer sa prépondérance. Intervenir en 1864, il n'y faut pas songer ! Combien à cette époque la Tunisie est chose secondaire dans nos préoccupations ! L'Empire, déjà ébranlé au dedans, est dominé à l’extérieur par la nécessité de se dégager coûte que coûte du côté du sud pour concentrer son attention et au besoin ses forces vers le nord-est. Nous venons d'abandonner la Syrie. Nous évacuons Rome. La Pologne, le Danemark espèrent en vain notre assistance. L'Italie n'est pas satisfaite, Rome, Venise lui manquent. Elle a fait appel à l'Angleterre, et c'est de Berlin qu'elle attend dorénavant le secours qui lui permettra de compléter, sans nous, son unité. Notre horizon est donc bien sombre en 1864, et le Mexique, sans parler de la Cochinchine à peine conquise, de l’Algérie alors ravagée par une insurrection formidable, nous immobilise une armée.

 Rien d'étonnant par suite à ce que nous assistions, jusqu'à la guerre franco-allemande, à l’éclipse presque brutale de notre prestige en Tunisie. Nous y mesurons avec tristesse le terrain que notre représentant, quel que soit son mérite, perd chaque jour. Notre affaiblissement, ce mal secret que nous essayons de cacher en France, moins à nos voisins qu'à nous-mêmes, se révèle à Tunis dans toute sa gravité. L'agent anglais d'abord, puis l'agent italien, dominent le nôtre auprès du bey. La division les empêche heureusement de mettre à profit nos désastres en 1870, et nous devons à l'Angleterre de nous avoir aidés, à cette époque, à arrêter l'Italie sur le chemin de Tunis.

 Cette crise redoutable passée, la France vaincue reconquiert peu à peu la place qu'elle avait cessé d'occuper au lendemain de ses victoires, si bien que le jour où la ruine du bey apparaît enfin comme irrémédiable, elle seule a qualité pour intervenir avec l’assentiment explicite ou tacite de la plupart des grandes puissances. 

*  *

 Notre intervention fera l'objet de la seconde partie de cette étude. Après bien des hésitations, des atermoiements l'expédition de Tunisie fut entreprise, elle faillit être terminée en trois semaines, mais des difficultés surgirent   moins à l’étranger, moins dans la Régence même qu'en France à là Chambre des députés, dans la presse, où le gouvernement vit croître le nombre de ses adversaires, alors qu'il avait le plus besoin de sa liberté d'action, et voulut en finir trop vite, des élections générales étant prochaines. Une partie de nos troupes furent rappelées de Tunisie après le traité de Kassar-Saïd, presque aussitôt une insurrection éclata simultanément dans le sud de la Régence et dans la province d'Oran. La campagne fut à recommencer. Les élections se firent au milieu d'une agitation extrême, et le ministère, qui avait en somme préparé et mené à bonne fin les deux expéditions auxquelles nous devions le complément de nos possessions de l'Afrique du Nord, dut se retirer devant la nouvelle Chambre. Cette période de notre histoire est pleine d'enseignements, elle offre pour ainsi dire un spécimen de toutes les difficultés qui attendent un gouvernent ment parlementaire assez hardi pour entreprendre une expédition coloniale, les risques qu'il court, surtout dans un pays qui a Paris pour capitale, qui se démoralise comme il s'enthousiasme, et dont la population, tout entière armée pour la défense du territoire, suit avec une impatience fébrile les péripéties d'une campagne lointaine dont elle ne comprend pas toujours l'intérêt.

 Le gouvernement qui, pour montrer quelque esprit de suite, doit commencer par durer, tient forcément compte de ces manifestations, mais dans quelle mesure? S'il est trop ferme, trop absolu, on menace de le renverser, mais s'il laisse l'opinion s'associer à son action, la précipiter ou l'entraver suivant la nature des nouvelles que répandent à tout instant les   agences télégraphiques et les journaux, elle lui enlève bientôt, et avec raison, sa confiance, et tend à prendre elle-même en main une direction qu'elle est incapable d'exercer avec constance, avec sang-froid. Ces inquiétudes de l’esprit public, nous pourrions dire de l’esprit parisien, car c'est à Paris surtout qu'elles se manifestent, compliquèrent beaucoup notre expédition de Tunisie sans la faire échouer cependant; elles eurent un peu plus tard des conséquences autrement graves en Extrême-Orient, et il est trop clair qu'il faudra de plus en plus compter avec elles pendant la période d'expansion qui s'ouvre pour nous comme pour toute l'Europe tant en Afrique qu'en Asie.

 En revanche, c'est un spectacle réconfortant que de voir nos colonnes, si péniblement constituées faute d'une armée coloniale, mais solides et vaillantes une fois en marche, dans la première comme dans la seconde expédition, avec leurs jeunes recrues conduites, sous la pluie et sous le soleil, par des généraux vraiment patriotes qui sacrifièrent le plaisir et la gloire de combattre au soin de ménager le sang de leurs soldats. Nous assisterons enfin à la pacification des esprits, dans la Régence d'abord, en France ensuite, où l'opinion, successivement occupée de l'Egypte, de Madagascar, du Tonkin, oublia presque complètement la Tunisie une fois conquise et laissa le gouvernement libre d'en poursuivre à sa guise la régénération.

*  *

 La troisième et dernière partie sera consacrée à l’exposé des réformes qui ramenèrent en moins de cinq années de calme et de silence la prospérité dans les finances tunisiennes, l’ordre dans le pays.

 La conquête de l'Algérie nous avait coûté trop de sang et trop de milliards. Aujourd'hui encore cette admirable terre, devenue française et mise en valeur, reçoit cependant chaque année de la métropole une subvention indirecte de plus de 70 millions. L’entretien seul de notre dix-neuvième corps d'armée constitue pour le budget français une dépense annuelle d'environ 56 millions, la garantie des chemins de fer algériens s'élève à plus de 16 millions. Les dépenses de notre colonie en 1885 atteignirent 113 millions, les recettes 40 millions seulement. Ces chiffres seuls expliquent que le gouvernement de la République y ait regardé là deux fois avant de faire occuper la Tunisie, et ne s'y soit résigné qu'à la dernière extrémité, bien décidé du moins à profiter d'une expérience si chèrement acquise.

 Sa première préoccupation étant d'éviter l'effusion du sang, la dépense, les circonstances lui ayant permis d'autre part d'agir sur les sujets rebelles du bey par une imposante démonstration militaire plus que par les armes, sa volonté bien arrêtée devait être de ne pas annexer le pays, de n'en faire à aucun prix un quatrième département algérien. Ainsi se produisit, pour ainsi dire nécessairement, un retour aux principes de colonisation de Dupleix, parce qu'ils étaient justes, ainsi devait finir par s'imposer le système du protectorat.

 Mais cette évolution qui paraît simple en théorie était Infiniment compliquée, laborieuse dans l’application et  d'une réussite très problématique. En effet, nous aurons vu dans la seconde partie de ce travail que la conquête fut relativement facile, il ne vient d'ailleurs à l’esprit de personne de comparer les difficultés qui nous attendaient quand pour la première fois nos troupes mirent le pied dans les Etats barbaresques et celles que, cinquante ans plus tard, elles rencontrèrent en pénétrant par nos routes et nos chemins de fer de la région de Constantine chez notre faible voisin de Tunisie, dans un pays de culture, accessible de tous les côtés, sauf au sud, ouvert au nord et à l'est sur le lac méditerranéen. Cependant bien des erreurs étaient à craindre et furent évitées. Quelque sage que fût le plan de campagne, l'exécution pouvait en être moins prudente, nos troupes pouvaient se laisser entraîner par leur ardeur, et, poussant plus loin qu'il ne convenait la répression, bouleverser le pays, en achever la ruine, alors il eût bien fallu modifier nos projets d'administration. Ces projets, d'ailleurs très vagues au début, étaient simples, modérés, mais là encore le plan n'avait de valeur sérieuse qu'autant qu'il serait bien exécuté. Il le fut admirablement. La modération qu'avaient montrée nos généraux, nos administrateurs l'imitèrent et la surpassèrent.

 M. Roustan, et après lui M. Cambon qui fut l'organisateur du protectorat, pouvaient considérer avec dédain le vieil édifice vermoulu du gouvernement tunisien et demander qu'on achevât de le détruire, pour y substituer un monument neuf, digne de la France. Quelle confiance pouvaient-ils accorder à une administration qui nous était surtout connue par ses abus, dont non seulement les Européens, mais les indigènes se plaignaient ? La conserver, n'était-ce pas nous exposer à hériter de son impopularité, à mécontenter font le monde ? En la remplaçant, au contraire, de fond en comble, ne donnerait-on pas satisfaction à l'opinion générale, en France tout au moins, où l’on justifierait ainsi la nécessité de notre intervention ?

 Tout remplacer, c'était là la faute qu'il était tentant de commettre, faute irréparable à laquelle pourtant on eût applaudi, d'abord parce qu'elle avait toutes les apparences d'un projet grandiose, mais aussi parce qu'elle eût donné satisfaction à la multitude de ceux qui, ne trouvant plus pour eux-mêmes ou pour leurs protégés d'emplois dans l'administration métropolitaine, attendaient du gouvernement qu'il leur ouvrît un champ nouveau en Tunisie. Heureusement l'administration beylicale valait mieux que sa réputation. Elle était ancienne, mais solide, et somme toute acceptée, sinon populaire, dans le pays. Appropriée au caractère, aux traditions, au culte de populations nouvelles pour nous, moitié nomades, moitié sédentaires, et que nous ne pouvions espérer connaître aussi bien qu'elle avant longtemps, elle comptait des fonctionnaires d'élite, en très grand nombre, mais qui, n'étant plus payés, vivaient au jour le jour, dans la dépendance de quelques chefs tout-puissants, presque tous étrangers d'ailleurs au pays qu'ils avaient mis en coupe réglée. Ecarter des affaires ces derniers, personnages malfaisants, détestés, utiliser l'expérience et l'autorité des autres, en les contrôlant, en leur assurant une situation stable, en les intéressant par suite à consolider l'édifice qui les avait si mal   abrités jusqu'alors et que nous entreprenions de restaurer ; appeler à nous, en un mot, pour gouverner sous notre direction, ceux-là mêmes dont les indigènes étaient habitués à écouter la voix, ceux qui, de père en fils, commandaient déjà dans le pays, et qu'il ne fallait par suite, à aucun prix, jeter avec leur clientèle dans l'opposition : tel était le secret d'administrer la Tunisie selon le vœu de l'opinion, c'est-à-dire paisiblement et à bon marché. Tel fut l'esprit suivant lequel fut organisé le protectorat.

 Avec quel succès, on le sait. En 1881, nous avions trouvé les finances dilapidées, la corruption régnant en maîtresse au Bardo, le bey lui-même accablé de dettes et de procès, la population diminuée de moitié par la disette et les exactions. En moins de cinq ans cette même administration régénérée, surveillée par un très petit nombre de chefs de service français, avait entrepris dé grands travaux publics, rappelé les émigrés, dégrevé les impôts, payé des indemnités, son budget se soldait par des excédents, bien plus, en prévision d'une mauvaise récolte et pour ne point arrêter sa marche en avant, elle avait constitué un fonds de réserve représentant une année de recettes économisées, une année d'avance, quel Etat européen n'envierait pas cette situation ?

 Cependant le fait de ne pas amener en Tunisie, à la suite de nos troupes, une armée de fonctionnaires français, le fait de nous être contentés d'une administration indigène qui savait faire rentrer les impôts, ne suffit pas pour expliquer une régénération si rapide de la Régence. Nous étudierons donc par quelle série de réformes prudentes, par quels ménagements à la fois et quelles exécutions hardies le gouvernement protecteur a fait cesser l'anarchie et le déficit, comment il a eu raison du fanatisme et de la défiance des Arabes, des résistances des étrangers, des exigences même de quelques Français naturellement hostiles à l’esprit du nouveau régime, comment il a transformé enfin la Tunisie sans autres ressources que celles qu'il a pu tirer de ses ruines.

 Nous aurons achevé ainsi l'histoire de notre nouvelle conquête, et montré une fois de plus que la France est apte à coloniser. L'avenir de la Régence, désormais associé au nôtre, est entre nos mains. Aussi longtemps du moins que ces mains seront fortes, il dépendra de notre sagesse de continuer, sans nous attirer de mécomptes, une œuvre qui fut si heureusement commencée et dont nous pouvons tirer de grands avantages. Ce siècle, en finissant, nous a condamnés à de dures épreuves, n'est-ce pas cependant un remarquable signe de vitalité, de jeunesse même, que cette force généreuse d'expansion qui nous pousse encore aujourd'hui, comme autrefois, — si réduite que soit notre population, si innombrable que soit celle d'autres puissances, telles que l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie, — à donner cependant et le signal et l'exemple de la colonisation au nord du dernier continent qui soit resté si longtemps fermé à l'Europe ? L'Amérique septentrionale et ce qu'on appelait les Grandes Indes en Asie furent les premières conquêtes de notre génie colonial, de cette initiative qu'on va jusqu'à nous contester. Nous n'en avons conservé que la gloire, après les avoir méconnues. Ces expériences ne nous ont pas découragés, et, depuis près d'un   siècle, l'Afrique à son tour nous attire. Ce fut d'abord par nos établissements en Egypte que nous prîmes pied sur ce terrain nouveau, par l'Egypte où l'influence française fut si féconde, et là encore si mal récompensée. Puis vint l'expédition d'Alger, la Méditerranée purgée de ses pirates, transformée en un lac paisible, ouvert à tous les pavillons, ce fut aussi le Sénégal, mais on peut dire que notre expédition de Tunisie et son succès rapide, incontesté, décidèrent celles des nations européennes qui jusqu'alors n'étaient que continentales à exercer en Afrique leur activité. Puissions-nous, cette fois, ne pas nous contenter du souvenir de ces conquêtes ! Ce livre contribuera peut-être à les faire apprécier, à faire bien connaître celle qui nous a le moins coûté, celle qui fut à la fois la plus nécessaire et la plus heureuse, et dont la France a déjà le droit de s'enorgueillir.

P. H. X.  



[1] Ici commence le livre de d’Estournelles que nous reproduisons identiquement à l’original de 1891. Toutes les notes sont de l’auteur, sauf indication contraire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 12 janvier 2011 15:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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