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Collection « Les auteur(e)s classiques »

TAO TÖ KING, LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de J.J.-L Duyvendak (1889-1954), TAO TÖ KING, LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU. Texte chinois établi et traduit avec des notes critiques et une introduction par J. J.-L. DUYVENDAK (1889-1954). Paris: Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, 1987, 190 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

Le Tao‑tö‑king est un de ces livres qui gardent leur valeur dans tous les siècles. L’obscurité même du texte semble le rendre plus fascinant. Toute une phalange d’érudits chinois se sont attachés à l’interpréter et, depuis un siècle, de nombreuses traductions en langues occidentales en ont paru. Si les interprètes chinois sont loin d’être d’accord, plus grande encore est la divergence entre les traducteurs. Non seulement il existe plusieurs versions dues à des sinologues compé­tents, mais qui diffèrent considérablement les unes des autres ; il y a aussi une foule de soi-disant traductions faites par des personnes dont la connaissance du chinois était tout à fait élémentaire et qui n’ont pas hésité, pour élucider le texte, à recourir à des spéculations philosophiques le plus souvent complètement étrangères à l’esprit chinois. Tout en appréciant l’intérêt que ce livre classique a pu exciter dans un public assez large et divers, on ne peut que regretter que le Tao‑tö‑king soit ainsi devenu la victime du pire dilettantisme.

Un sinologue a bien des raisons d’hésiter à entreprendre une nouvelle traduction. Le Tao‑tö‑king présente des problèmes philologiques qui ne sont pas de solution facile, et le laconisme en est exaspérant. Si, néanmoins, je m’y suis risqué, c’est qu’en tant que sinologue on n’échappe pas au besoin et au désir de se rendre compte du sens de ce livre. Bien que j’eusse beaucoup appris des meilleures traductions, aucune d’elles ne me satisfaisait. M’étant formé certaines idées qui ont mûri pendant de longues années, je me suis enfin décidé, au cours de la dernière guerre, alors que le contraste des circonstances incitait tout naturellement à une étude renouvelée de ce livre, à faire le plongeon. J’ai d’abord publié une traduction en langue hollandaise ; puis, mes collègues français ayant pris connaissance de mes efforts, m’ont engagé à refaire ma traduction en français pour un public plus étendu. C’est ainsi que j’ai été amené à publier ce livre. Pour rédiger cette version française, j’ai de nouveau scruté le texte chinois et les commentaires, et j’ai introduit bon nombre de changements et d’additions dans les notes, de sorte que cette version n’est nullement identique à ma première traduction hollandaise.

Cette nouvelle version du Tao‑tö‑king se distingue de toutes les précédentes par un traitement plus critique du texte. La plupart des traducteurs s’en sont tenus jusqu’ici à la tradition reçue du texte. Il est vrai que les meilleurs d’entre eux ont utilisé, de temps à autre, des leçons différentes, mais personne n’a jamais fait un effort sérieux pour donner une traduction scientifique, basée sur une reconstruction critique du texte entier. Le seul, autant que je sache, qui ait osé faire plusieurs transpositions textuelles, est M. Tch’ou Ta‑kao dans sa traduction anglaise, parue en 1937, mais il ne rend aucun compte des changements qu’il a adoptés. 

M. Arthur Waley a publié, en 1934, une traduction intéressante, intitulée The Way and its Power, qui vise surtout à donner une interprétation historique. Bien que dans le détail ma traduction diffère beaucoup de la sienne, mon point de vue est foncièrement le même et si, dans mes notes, j’ai quelquefois exprimé des critiques, c’est que ses vues valent d’être contredites. M. Waley accepte un très petit nombre de variantes, mais dans l’ensemble il s’en tient au texte reçu. Or, il me semble qu’une traduction du texte reçu peut avoir sa valeur si l’on désire rendre compte des idées que les Chinois eux‑mêmes, pendant deux mille ans, se sont formées de ce livre saint. Si, au contraire, on se propose de pénétrer le sens que ce livre a pu avoir au moment où il fut composé, une étude critique d’un texte si évidemment corrompu me paraît indispensable ; il faut alors traiter ce livre comme n’importe quel texte ancien.

C’est précisément à quoi vise la présente traduction. Ni la tradition du texte, ni celle de l’interprétation, ne sont admises comme faisant autorité. Ce n’est pas à dire que j’aie envisagé le texte comme une donnée isolée. Au contraire, il a été méthodiquement situé dans son temps et dans son milieu, et le développement ultérieur du Taoïsme a été, lui aussi, pris en considération. Mais les vues des commentaires ne peuvent avoir pour moi qu’un intérêt secondaire. La formation, dans le courant des siècles, de la doctrine taoïste, est un sujet distinct, dont il ne s’agit pas dans ce livre. Cette traduction n’est qu’une lutte corps à corps avec le texte lui-même.

Il va de soi que je me suis servi abondamment des travaux critiques des érudits chinois. Sans parler des éditions anciennes, je dois mentionner en tout premier lieu l’ouvrage de M. Ma Siu‑louen, Lao‑tseu ho‑kou (1924), qui tente une reconstruction critique du livre entier. Mes notes prouveront assez à quel point cet ouvrage m’a été indispensable. Le point de vue de M. Ma est très radical. A mon avis, il tend trop facilement à apporter des modifications au texte. Dans beaucoup de cas, je ne suis pas d’accord avec lui; je n’ai accepté les changements qu’il propose que lorsqu’ils m’ont paru absolument nécessaires. Je n’ai pas toujours signalé les points sur lesquels mes idées diffèrent des siennes, et de celles des autres commentateurs et traducteurs, afin de ne pas trop encombrer mes notes. Je n’ai mentionné ces divergences que dans des cas spéciaux ; on peut pourtant être assuré que les interprétations des critiques chinois et des traducteurs sérieux ont été partout pesées soigneusement.

En dehors de l’ouvrage de M. Ma Siu‑louen, celui de M. Kao Heng, Lao‑tseu tcheng‑kou (1930), m’a été très utile, et je me suis aussi servi avec profit des éditions de M. Yang Chou‑ta, Lao‑tseu kou‑yi (1928) et de M. Li K’iao, Lao‑tseu kou‑tchou (1929). La belle édition critique, avec variantes tirées de vieilles inscriptions et de vieux manuscrits, publiée par l’Institut Archéologique de l’Académie Nationale de Peiping, sous le titre de Kou‑pen Tao‑tö‑king kiao‑k’an (1936), m’a aussi rendu grand service. C’est à cet ouvrage que j’ai emprunté mon frontispice, reproduisant le commencement du texte gravé sur pierre d’après une calligraphie exécutée en 1316 par Tchao Meng‑fou, peintre et calligraphe célèbre, ainsi que le titre chinois du présent livre, tiré d’un texte gravé sur pierre en l’an 738. Le texte chinois, reproduit dans ce livre, est emprunté à l’édition de M. Ts’ai T’ing‑kan, intitulée Lao kiai Lao (1921), qui, par son index excellent, m’a aussi été fort utile. Je regrette que quelques autres éditions critiques et récentes du texte, que j’aurais voulu consulter, me soient restées inaccessibles.

Mon étude critique du texte ne se borne pas à utiliser d’anciennes variantes ou à faire quelques conjectures. Elle con­siste aussi dans une reconstruction du contenu même des chapitres. Le texte compte 81 chapitres. Ce nombre n’est pas un accident. 81 est 3 x 3 x 3 x 3 ; c’est un nombre sacré dans le Taoïsme et il est certain que, pendant ou peu après la dynastie des Han (206 avant J.C.-221 après J.C.), cette division a été faite artificiellement. Or, les anciens livres chinois étaient écrits sur des tablettes étroites de bois ou de bambou qui, ordinairement, comportaient chacune une seule ligne de texte. Ces tablettes étaient enfilées ensemble au moyen d’une ligature passée par des trous taillés dans le bord des lamelles. Si le lien se brisait, les tablettes tombaient facilement en désordre. Il est évident que, lors d’une redistribution du texte selon un principe artificiel visant à arriver au nombre 81, les lignes couraient grand danger de s’embrouiller et d’être rangées contrairement à l’ordre original, d’autant que le texte était obscur et qu’à première vue l’organisation contextuelle de ses parties n’était pas toujours claire. Les rimes, qui sont fréquentes, sont d’un secours précieux, mais elles sont trop irrégulières pour être toujours un guide sûr. En outre, il est possible que, sous les Han, on n’ait pas toujours reconnu les rimes dans des mots dont la prononciation avait changé. Aussi suis-je convaincu qu’une telle confusion a eu lieu dans bien des cas. On trouve plusieurs répétitions qui, dans un texte tellement bref, sont très peu vraisemblables, et plusieurs lignes me paraissent égarées dans des chapitres où elles n’ont aucun sens compréhensible. Dans le style lapidaire du Tao-tö-king, l’interprétation dépend entièrement du contexte, et de telles lignes, du fait qu’elles sont mal placées, deviennent inintelligibles ; mais, si l’on réussit à les remettre dans leur contexte original, elles paraissent avoir un bon sens. Ce travail est, naturellement, chose délicate et difficile. J’ai procédé avec le plus grand soin, de façon plutôt conservatrice que radicale. J’ose dire qu’à mon avis du moins le texte y a souvent beaucoup gagné en clarté.

Je ne me flatte pas d’avoir surmonté toutes les difficultés. Il reste des passages dont je ne suis pas satisfait et dont la traduction est incertaine. Dans mes notes, j’ai rendu compte de mes incertitudes et de mes luttes.

On trouvera aussi dans mes notes des références fréquentes à d’autres passages du texte où une même expression se rencontre. Je me suis efforcé d’expliquer le texte par le texte lui-même, en élucidant le sens, souvent obscur, d’une certaine expression par l’emploi de la même expression dans un autre contexte. Dans certains cas, j’ai aussi invoqué des passages relevés chez d’autres auteurs taoïstes anciens ou dans des livres plus ou moins contemporains. Je me suis refusé à introduire dans mon interprétation des notions de philosophie occidentale, et je me suis placé, autant que possible, au point de vue chinois.

Il s’ensuit que mon interprétation est influencée par mes idées sur la date de la composition du Tao‑tö‑king. La tradition place cette date très haut, environ dans la première moitié du VIe siècle avant notre ère. Lao‑tseu, qui passe pour l’auteur, aurait été un contemporain un peu plus âgé de Confucius. Cette tradition s’appuie sur une « biographie » de Lao-tseu due au grand historien Sseu‑ma Ts’ien (vers l’an 100 avant J.C.). Pour des raisons trop compliquées et trop techniques pour être expliquées ici, je n’attache aucune valeur à cette tradition. Plus important que n’importe quelle tradition selon laquelle tel ou tel personnage serait l’auteur d’un texte ancien, est pour moi le témoignage du texte lui-même. C’est le texte qui, pour moi, est le fait historique primaire. Or, les idées du Tao‑tö‑king me paraissent absolument impossi­bles à une date aussi élevée que la première moitié du VIe siècle avant J.C. Elles appartiennent entièrement au climat intellectuel qui existait en Chine vers l’an 300 avant J.C. A maintes reprises les idées de l’école de Confucius sont attaquées; souvent on trouve des idées qui, traitées d’une autre manière, se rencontrent chez d’autres auteurs de cette période. A l’encontre de cette manière de voir, certains sinologues ont relevé que la langue du Tao‑tö‑king semble contenir des éléments assez archaïques. Je ne songe nullement à le nier ; je crois que l’auteur s’est servi d’anciens adages, dont à l’origine le sens peut avoir été complètement différent, pour les incorporer dans son système d’idées. Dans le développement de la philosophie chinoise, il m’est impossible de placer le Tao‑tö‑king, comme livre cohérent, dominé par une grande pensée, plus haut qu’environ 300 avant J.C.

Nous ne savons rien de l’auteur avec certitude. Je suis d’avis que la thèse proposée par certains érudits chinois, et récemment défendue de manière indépendante par M. H. H. Dubs, professeur à l’Université d’Oxford, est la plus probable. D’après cette thèse, Lao‑tseu doit être identifié avec le père d’un certain Touan‑kan Tsong, vicomte de Touan‑kan et général du pays de Wei en l’an 273 avant J.C. Cette identification, fondée sur des données purement historiques, s’accorde très bien avec l’époque où, pour des raisons d’évidence interne, l’on est enclin à placer le texte.

J’ai rendu le titre Tao‑tö‑king — titre qu’on rencontre dès le VIe siècle de notre ère — par: « Le Livre de la Voie et de la Vertu ». J’ai suivi en cela l’exemple du grand sinologue français Stanislas Julien qui, en 1842, publiait une traduction, très remarquable pour son temps, bien que maintenant périmée. Ce titre, d’ailleurs, a besoin de quelque explication.

Tao, la Voie, est l’idée dominante de toute la philosophie chinoise. Elle est fondamentale pour l’antique conception chinoise du monde. On considérait comme un axiome que l’homme et le monde forment une unité indissoluble et s’influencent mutuellement. Toutes sortes de notions, pour nous d’ordre très divers, étaient associées, parfois en vertu d’une ressemblance extérieure de son, de nombre ou de forme. Il y a des corrélations constantes entre le ciel, la terre et l’homme, les trois plans parallèles principaux dans lesquels se meut la pensée. Tout comme le travail de l’homme est aussi nécessaire à son heure que la fertilité de la terre et la pluie du ciel pour faire pousser la moisson, ainsi il y a une corrélation étroite dans chaque domaine de la vie. Sur la voûte céleste se meuvent le soleil, la lune et les planètes. Ce mouvement est la Voie, Tao, du ciel. La Voie, Tao, de la terre et la Voie, Tao, de l’homme y correspondent. Dès qu’il y a obstruction sur une Voie, il y en a sur les autres. Tous les phénomènes participent à certaines catégories, dont le rapport est exprimé par un symbolisme de nombres, et dont les principales sont les cinq « éléments », les cinq directions (le «milieu» compté comme une direction), les cinq saisons (le milieu de l’année compté séparément), les cinq planètes, les cinq couleurs, les cinq goûts, les cinq notes, les cinq intestins, etc.

Or, les qualités qui sont propres à chaque chose, l’influence qui, dans cette longue chaîne, rayonne d’anneau à anneau, c’est ce qu’on appelle Tö, la Vertu, la Force spirituelle. Je m’en tiens à la traduction «Vertu», parce que sous l’influence confucianiste la signification du mot a passé dans la sphère morale. Cependant, à l’origine, il ne faut pas comprendre ce mot dans un sens éthique, mais plutôt dans un sens magique. est puissance magique. Peu à peu, la «bonne conduit » dans le sens naturaliste devient «bonne conduite» au sens éthique ; souvent les deux significations s’entremêlent et se confondent.

Que dans la Voie tout se développe spontanément, sans contrainte et sans friction entre les parties de ce mécanisme — si je puis me servir de cette image moderne —, telle est la condition idéale dans laquelle la Vertu, , de chaque partie du tout peut se déployer complètement. Il est essentiel que ce développement soit spontané. Dans le monde naturel, toutes les choses sont formées de façon imperceptible. L’homme, et avant tout l’homme par excellence, le prince, doit lui aussi se conduire de cette manière ; alors dans le monde humain tout peut se développer librement et spontanément. Si, au contraire, il se conduit de manière opiniâtre, s’il manque à la conduite rituelle correcte, il en résultera toutes sortes de phénomènes naturels anormaux, et les affaires du monde humain tomberont en désordre. C’est pourquoi le prince doit veiller strictement à toutes ses actions. Plus exactement, il doit ne pas agir, c’est‑à‑dire ne rien faire consciemment qui puisse contrevenir à la nature des choses. C’est ce qui est appelé Wou wei, le Non‑agir, l’Inactivité. Il est dit de l’empereur mythique Chouen, dans les Entretiens de Confucius (XV, 4) :

« Gouverner Tout‑sous‑le‑ciel au moyen du Wou wei, c’est ce qu’accomplit Chouen. Comment l’accomplit-il? Il se mit dans une attitude respectueuse en s’asseyant face au Sud, et voilà tout.

Face au Sud, d’où viennent la lumière et la chaleur, c’est la position idéale du prince, qui lui permet de donner libre cours à l’opération de la Vertu, , du ciel et de la terre. Alors il n’y a aucun danger d’actions inconsidérées de sa part qui pourraient entraver cette opération. Aussi le Non‑agir n’est‑il pas simplement une passivité : c’est, au contraire, une condition du plus haut potentiel magique.

C’est à la lumière de ces notions cosmologiques qu’il faut comprendre la façon dont l’idée de Wou wei est développée dans le Tao‑tö‑king. Tchoang‑tseu, l’autre grand auteur taoïste d’environ 300 avant J.C., qui surpasse encore le Tao‑tö‑king par la richesse de ses images, est lui aussi hanté par la même idée. Wou wei est identifié avec la Voie. La Voie est une idée formelle. Elle n’est pas une Cause Première, elle n’est pas un Logos. Elle n’est que le processus du changement et de la croissance eux‑mêmes. Le monde n’est plus conçu en termes statiques, mais en termes dynamiques.

Il y a ici une parenté étroite avec des idées développées dans cet autre livre remarquable, d’origine obscure, le Yi-king, ou Livre des Mutations. On sait que dans ce livre d’oracles les symboles de toutes choses sont représentés par des combinaisons alternantes de lignes continues et brisées qui ensemble forment 64 hexagrammes.

Dans ce monde des hexagrammes, il n’y a pas de permanence ; tout est en mutation perpétuelle. Au sein de ces alternances, il y a deux pôles : Yin, l’obscurité, le froid, la femelle, la passivité, le pair, la ligne brisée, et Yang, la lumière, la chaleur, le mâle, l’activité, l’impair, la ligne entière. On lit dans le Grand Appendice, partie assez tardive du Yi-king :

« Une alternance de Yin et de Yang est appelée la Voie.

Les situations représentées par les hexagrammes ne sont que des états d’agrégation temporaire qui retourneront à leur contraire.

De même tout dans la Voie est constamment inconstant. Être et Non‑être, fleurir et déchoir, vivre et mourir, se succèdent l’un à l’autre et alternent constamment. Seule est constante la mutabilité, l’alternance. Toutes les choses sont présentes potentiellement dans cette Voie, et se développent tout à fait spontanément.

Il n’y a donc aucun effort, aucun but. La Voie « est constamment inactive et pourtant il n’y a rien qui ne se fasse » (XXXVII). Par suite toute action consciente pour atteindre un but est mauvaise. Un seul fait est certain : tout ce qui s’épa­nouit et atteint son comble, périra à son tour. Aussi y a‑t‑il plus de potentialité de vie et de développement dans ce qui est encore faible, vide et vil, que dans ce qui est fort, plein et noble. C’est pourquoi « le faible l’emporte sur le fort, et le doux l’emporte sur le dur » (LXXVIII). Le Saint, c’est‑à‑dire celui qui s’identifie autant que possible avec la Voie, reste donc inactif, passif. Il devient comme un nourrisson (LV). Le nourrisson est le porteur idéal du , force vitale, potentiel magique, Vertu.

C’est la culture de ce , de cette force vitale magique, qui est l’objet principal du Saint taoïste. C’est pourquoi il s’applique à suivre la Voie, et s’en tient au faible et au vil; il s’abstient de tout effort pour atteindre un but. Dans un certain sens, il se propose donc un but. Son Wou wei est pratiqué avec une intention consciente; il choisit cette attitude dans la conviction qu’il en adviendra que le développement « naturel » de toutes les choses le favorisera. C’est ainsi seulement qu’il pourra se prémunir contre tous les dangers inhérents aux actions, et achever sa vie sans périr préma­turément. De cette façon il pourra même devenir invulnérable (L).

Atteindre une longue vie est un idéal chinois à la poursuite duquel les Taoïstes se sont spécialement voués. Cet idéal nécessite une ascèse difficile. Nous la connaissons dans le Taoïsme postérieur; mais dans le Tao‑tö‑king il y a aussi des indications claires de ces pratiques (LII). Une technique spéciale se développa dans ce but. Il y eut une discipline de la respiration, permettant de faire circuler le k’i, le souffle, dans le corps entier avec la plus grande intensité possible ; on apprenait à respirer, comme on dit, « par les talons ». Il y eut également une hygiène sexuelle qui, dans l’union du Yin et du Yang, s’appliquait à conserver la force vitale en faisant circuler le sperme dans le corps. Il y eut encore la recherche d’herbes médicinales, propres à conserver la vitalité, et l’alchimie pour préparer la pilule d’immortalité. Les Saints taoïstes, devenus maîtres de ces pratiques, acquéraient le don de lévitation: ils planaient librement au gré du vent et leurs corps, dématérialisés pour ainsi dire, n’avaient plus besoin de nourriture et devenaient impérissables.

La Vertu qui résulte du Wou wei est donc une vertu purement vitaliste. Elle est complètement amorale et ses adeptes se dressent avec la plus grande violence contre tout ce qui est considéré comme vertu par d’autres. L’école de Confucius inculquait les quatre vertus : humanité, justice, conduite rituelle et connaissance. Elle s’efforçait de faire de la Voie une notion éthique. C’est contre ces tendances que le Tao‑tö‑king conduit une âpre polémique (voir par exemple V, XIX, XX). Aussi le Saint taoïste est‑il le contraire absolu du Saint confucianiste, qui s’astreint à des efforts pour réformer le monde par une éducation s’inspirant de vertus morales. Le Taoïste, au contraire, se conduit comme un fou inspiré, un niais, un archi-individualiste qui se tient loin du monde et de ses activités et qui, d’une façon mystique, atteint directement l’unité avec la Voie.

Néanmoins il est vrai que le Tao‑tö‑king s’adresse en premier lieu au Saint en tant que prince, car le Taoïsme lui-même n’échappe pas au souci, commun à toute pensée chinoise, de vouloir donner des règles de vie valables pour la communauté des hommes. La conséquence du Wou wei pour le gouvernement d’un pays est de réduire à un minimum l’ingérence de la politique dans les affaires. « Si le peuple est difficile à gouverneur, c’est à cause de l’activité de ses supérieurs. » (LXXV). « Si je pratique le Non-agir, le peuple se transforme de lui-même. » (LVII). Les mesures du prince visent donc à l’abrutissement du peuple ; il doit être maintenu dans un état culturel d’ignorance complète (LXV, III, LXXX).

C’est un aspect de la pensée du Tao‑tö‑king qui, sans doute, choquera certains lecteurs par son cynisme. Pourtant cet aspect est très important, et ce sont précisément ces idées qui ont été élaborées par l’École Légiste, cette école « totali­taire » qui a de si étranges affinités avec des théories politiques que nous avons vu naître de nos jours.

Il faut dire ici quelques mots de cette école. Elle représente la tendance politique du IIIe siècle avant J.C., qui se dirigeait contre la féodalité avec son système de privilèges et d’institutions rituelles. Elle voulait se débarrasser de ceux qui, par la « vertu » de leur naissance, étaient placés dans des positions élevées. Le prince avait besoin d’un instrument pouvant lui servir pour faire valoir son autorité absolue. Cet instrument, il le trouva dans la Loi, opérant inexorablement tout comme la Voie. C’est chez Han Fei-tseu qu’on trouve les idées taoïstes et légalistes réunies le plus clairement en un sys­tème. Il se base sur le principe que la nature de l’homme est mauvaise, et que c’est seulement par la Loi, qui se sert surtout de peines sévères, que l’on peut l’astreindre à une bonne conduite. Les petits délits doivent être punis sévèrement afin d’éviter les délits graves. De cet excès de sévérité, il résultera une situation où l’on n’aura plus besoin d’infliger des peines, parce que personne n’osera commettre le moindre délit. On finira par « ne rien faire » Wou wei.

Dans ce système, il est essentiel que le peuple soit tenu dans l’ignorance. Il doit être occupé à l’agriculture et au service militaire. Parce que le lourd labeur de l’une et les dangers de l’autre répugnent au peuple, il faut rendre les conditions de la vie ordinaire si dures que le service militaire paraîtra une chose désirable. Ce service donnera l’occasion de gagner des récompenses. Il ne faut pourtant pas permettre aux gens de s’enrichir, parce que la richesse favorise les œuvres culturelles. Le prince doit donc rendre riches les pauvres et pauvres les riches, et il doit utiliser les ressources accumulées par l’agriculture pour faire la guerre.

L’extrême militarisme de cette école n’est certes pas en accord avec les vues du Tao‑tö‑king, selon lequel le prince saint doit s’abstenir de tout effort pour agrandir son territoire et est donc pacifiste (XXX, XXXI, LXIX). Le lien étroit entre les idées fondamentales de l’École Légaliste et la doctrine taoïste est pourtant indéniable.

Il n’y a pas lieu d’esquisser ici les événements historiques qui, en 221 avant J.C., aboutirent à la fondation de l’« empire » et à la victoire temporaire des idées légistes. Je veux seulement rappeler comment, avec les Han (à partir de 206 avant J.C.), l’école confucianiste et sa propagande pour les institutions rituelles reçurent l’approbation officielle, et put ainsi façonner le moule dans lequel le gouvernement chinois a su se maintenir jusqu’aux temps modernes. Les idées taoïstes étaient trop peu pratiques pour qu’un gouvernement pût en tirer profit. Ce n’est que par un accident historique, lorsque la dynastie des T’ang, au VIIIe siècle, prétendit descendre de Lao‑tseu, devenu dieu, que le Taoïsme fut momentanément reconnu comme religion officielle, et que le Tao‑tö‑king fut admis parmi les livres classiques sur lesquels portaient les examens officiels. Cette bonne fortune ne pouvait pas durer, et bientôt le Tao‑tö‑king dut céder la place aux classiques confucianistes. Cependant ce livre n’a pas cessé d’exercer une influence profonde en Chine, et sa doctrine de Wou wei est devenue un principe reconnu du gouvernement. Au‑dessus du trône impérial, ces deux caractères étaient dessinés sur un bel écriteau laqué, expression éloquente de l’idéal politique: gouverner sans ingérence directe.

Je crois en avoir dit assez des idées principales du Tao‑tö‑king. L’annotation abondante de chaque chapitre me dispense d’y insister plus longuement dans cette introduction. Mieux que cet exposé sommaire, le texte fera sentir la beauté et la profondeur des pensées énoncées. Bien que certains passages restent obscurs, l’idée directrice du livre est parfaitement claire. Il y a là un vrai trésor de sagesse, provocante peut‑être, mais, après tant de siècles, ce petit livre reste digne de notre admiration et de notre intérêt.

Le caractère de cette édition m’a contraint à limiter autant que possible des discussions purement techniques. Pourtant ma conscience de philologue m’impose de rendre compte de mes traductions et de mes changements. J’espère avoir réussi à contenter en même temps le lecteur ordinaire et le sinologue expert. Pour les besoins de ce dernier, un appendice présente, sous forme d’une liste numérotée, tous les caractères des mots chinois qui se rencontrent dans les notes, où les chiffres entre parenthèses se rapportent à cette liste. La reproduction du texte chinois traditionnel facilitera les références.

Ce n’est pas sans quelque hésitation que je me suis laissé persuader à publier aussi le texte chinois tel que je l’ai établi et dont je dois la calligraphie à l’obligeance de M. Yo Swie‑hong. Je me rends compte qu’il y reste pas mal d’incertitudes. Une telle publication n’avait pas été prévue lorsque mes notes furent rédigées ; aussi dois‑je m’excuser auprès des sinologues de ce que je n’ai pas indiqué d’une manière plus précise les sources de mes variantes. Ils les trouveront sans peine, j’espère, dans les livres cités [dans] cette introduction.

Je ne puis conclure sans avoir remercié mon collègue, M. P. Demiéville, du soin avec lequel il a bien voulu lire mon manuscrit pour en corriger la langue. 

Le manuscrit fut terminé en décembre 1949 ; des circonstances imprévues en ont retardé la publication.

Retour au livre de l'auteur: J.J.-L Duyvendak (1889-1954) Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 février 2006 11:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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