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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales (Essai de théogénie pathologique).
Préface


Une édition électronique réalisée du livre de Georges Dumas (1846), Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales (Essai de théogénie pathologique). Paris : Les Presses universitaires de France, 1946, 328 pp. Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine. [Une suggestion de M. Rémi Guérinel]. Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, bénévole.

Préface

On entend, en général, par Surnaturel tout ce qui est supérieur à l'ensemble des êtres finis et aux lois qui les régissent. Les démons, les dieux, les prophètes, les inspirés, les illuminés, les sorciers, les forces qui sont censées leur obéir, tout cela fait partie du Surnaturel. Or, nul n'ignore que beaucoup d'aliénés vivent, partiellement ou complètement, dans le Surnaturel; ils se déclarent fils de Dieu, envoyés de Dieu, messies, Dieu lui-même, ils se croient favorisés ou persécutés par des dieux, des démons ou des êtres humains auxquels ils attribuent des pouvoirs surnaturels, et ils ont affaire, dans leurs délires, à des forces mystérieuses, hostiles ou favorables. D'autres malades semblent victimes d'une étrange mythologie ou d'une métaphysique non moins étrange. Ils se disent métamorphosés en bois, en fer, en pierre, en bête. Ils nient l'existence des hommes et des choses qui les environnent, celle de l'univers entier et de leur propre personne ; ils déclarent vivre hors du temps, hors de l'espace, hors de l'histoire, hors de la vie, hors de la mort (1). D'autres enfin vivent dans un monde plus ou moins clos où s'efface la distinction du possible et de l'impossible et où leur pensée, qu'aucune notion précise de cause ou d'identité ne limite, peut, à son gré, user librement de ces notions ou s'en passer.

On voudrait, dans les pages qui suivent, appliquer l'observation clinique et psychologique aux sentiments qui se traduisent dans ces multiples idées délirantes, analyser les mécanismes neurologiques, intellectuels, affectifs qui sont à l'origine de ces sentiments et de ces idées et, sous forme de conclusion, comparer le Surnaturel pathologique, considéré dans ses origines et dans son rôle, avec le Surnaturel social, c'est-à-dire tel que la Société le crée ou l'accepte, considéré, lui aussi, dans ses origines et son rôle.

Nous ne croyons pas que celle création du Surnaturel par les maladies mentales ait jamais été utilisée de la sorte, par la méthode chère à notre regretté maître Théodule Ribot, et nous ne nous dissimulons pas les difficultés d'une conclusion où nous essayerons d'éclairer des faits sociaux et normaux en les comparant à des faits individuels et morbides qui ne peuvent présenter avec les premiers que des analogies plus ou moins étroites, et non des identités. Nous estimons cependant qu'à côté des méthodes proprement sociologiques, la méthode psychopathologique peut être employée ici avec quelque résultat, et nous pensons aussi que, la théogénie sociale ne fût-elle éclairée que de loin par la théogénie pathologique, ce qui n'est pas notre opinion, celle dernière théogénie n'en présenterait pas moins un grand intérêt psychologique et philosophique.

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On m'a déjà fait l'objection que tous les aliénés que je présente ayant subi, avant d'être malades, l'influence du milieu familial et du milieu social où ils ont vécu, sont déjà imprégnés de certaines idées et de certains sentiments relatifs au Surnaturel et qu'il me sera difficile de faire la pari de la maladie dans ces idées et ces sentiments ; mais je n'ai pas l'intention de poser la question sous la forme simpliste et confuse que cette objection suppose. Ce que je veux étudier c'est la manière dont les aliénés utilisent, dans leurs délires, le Surnaturel qu'ils connaissent déjà, et surtout les mécanismes par lesquels ils créent du Surnaturel, et l'on verra que, si les croyances du milieu social ou familial peuvent colorer ces utilisations et même ces créations, elles n'interviennent à titre de causes ni dans les unes ni dans les autres. Il y a loin entre partager les croyances de son milieu et fabriquer des êtres surnaturels nouveaux ou faire jouer un rôle, dans un délire, à des êtres surnaturels anciens. Le fait d'être croyant ou incroyant peut avoir de l'influence sur la forme religieuse ou profane du Surnaturel, mais ce n'est pas évidemment parce qu'un malade est croyant qu'il va délirer, et s'il utilise ou s'il crée du Surnaturel où nous retrouvons l'écho de ses croyances, elles ne déterminent ni les conditions ni le mécanisme des délires.

Pierre Janet m'a fait une objection beaucoup plus grave lorsque j'ai apporté, devant la Société de Psychologie de Paris, quelques faits relatifs à la présente enquête: «Vous n'avez guère à Sainte-Anne, m'a-t-il dit, en substance, que des malades appartenant à des classes populaires. Ne pensez-vous pas que l'ignorance et la superstition sont pour beaucoup dans la place faite au Surnaturel par vos délirants? Vraisemblablement, vous n'auriez pas eu les mêmes résultats si vous aviez fait vos observations dans des Maisons de Santé privées, sur des malades appartenant à des classes cultivées.»

Si cette objection était fondée, elle n'irait à rien de moins qu'à ruiner la base de ce travail, mais je ne pense pas qu'elle le soit. On pourra voir ici, en effet, que les malades cultivés, dont je publie l'observation, font place au Surnaturel dans leur délire pour les mêmes raisons et par les mêmes mécanismes que les malades incultes et souvent avec une virtuosité qui défie toute concurrence. D'ailleurs, sur les trente-quatre malades dont je donne l'observation commentée et dont la plupart sont de la clinique de Sainte-Anne, on trouve : un médecin, un homme de lettres, un officier, un artiste peintre, un pasteur protestant, une directrice d'école, une employée de bureau, trois autodidactes, un ancien élève diplômé de l'École des Hautes Études commerciales, deux femmes ayant leur brevet simple, une agrégée d'histoire, une institutrice, une jeune femme qui a fait ses études de médecine jusqu'à la sixième année, cinq femmes ou jeunes filles appartenant à des classes cultivées, dont une comtesse des plus authentiques; le reste, soit treize malades, appartient à des classes populaires, commerçantes, artisanes ou ouvrières. Cet ensemble comprend une diversité de sujets qui est une image, approximative je le veux bien, mais une image cependant, de la diversité sociale, et l'on ne peut guère m'objecter que j'ai fait mes observations sur une classe unique et populaire en ignorant les autres.

Ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que dans certains milieux populaires, des superstitions filles de l'ignorance et l'ignorance elle-même peuvent favoriser l'acceptation par le malade de thèmes délirants particulièrement absurdes, mais dans toutes les classes sociales les mêmes psychoses font place au Surnaturel et le marquent de leur empreinte, qu'elles le prennent dans les croyances du milieu ou qu'elles l'inventent.

Je me suis fait à moi-même une objection, voisine à certains égards de la précédente mais ne se contondant pas avec elle : c'est que la notion de loi naturelle, étant une acquisition relativement récente de l'humanité, et une acquisition insuffisamment répandue encore, l'idée du Surnaturel, qui se définit par opposition avec elle, était nécessairement confuse ou absente chez beaucoup de malades ; de telle sorte qu'ils pouvaient faire du Surnaturel sans se douter qu'ils en faisaient, tandis que d'autres malades, plus éduqués scientifiquement, devaient se refuser à admettre une intrusion brutale du Surnaturel dans leurs conceptions délirantes. Ces faits sont exacts, mais le fait de créer du Surnaturel, sans avoir conscience qu'on en crée, n'empêche pas le clinicien ou le psychologue d'observer les conditions originelles de ce Surnaturel et de les comparer avec d'autres d'autre part, l'intransigeance rationaliste ou prétendue telle de certains malades n'empêche pas le Surnaturel, qu'ils excluent, de prendre sa revanche en se camouflant sous le nom de magnétisme, spiritisme, occultisme, ésotérisme, etc.

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Une grande division des psychoses domine, dans ce livre, la question du Surnaturel, comme elle en domine bien d'autres ; c'est la division des psychoses en deux groupes, telle qu'on la peut concevoir d'après les travaux de Bleuler, de Kraepelin, de Kretschmer, de Henri Claude, de Minkowski, de Borel et de quelques autres auteurs.

Il y a toute une catégorie de psychoses qui font vivre le malade dans la réalité, avec un contact intellectuel affectif et pratique, et cette réalité c'est le monde familial et social avec ses mœurs, ses coutumes, ses préjugés, ses institutions, ses croyances, ses traditions politiques et religieuses, les courants d'opinion qui le traversent, les individus qui le composent avec leurs caractères et leur diversité. Ces psychoses, qui déforment toutes, plus ou moins, le réel, le prennent cependant comme point de départ pour les délires qu'elles prétendent fonder sur l'expérience et sur l'interprétation rationnelle des faits. Par leur attitude intellectuelle, affective et pratique les malades ne cessent de se tourner vers le réel. Leurs psychoses sont réalistes.

Il y a, d'autre part, des malades qui se détachent du réel au lieu de rester en contact avec lui ; ils s'isolent, soit partiellement, soit totalement, dans un monde qui leur est propre, dans cette vie intérieure que Bleuler a appelée l'autisme. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une simple préférence donnée à la vie intérieure sur la vie sociale; la distinction faite par Bleuler est plus profonde ; elle a vraisemblablement des conditions neuro-psychiques; il ne suffit pas de vivre en soi-même pour faire de l'autisme, comme il ne suffit pas de se mêler à la vie sociale pour être réaliste, au sers de Bleuler. Il s'agit d'un repliement sur soi-même où la volonté n'entre pour rien. Les aliénés réalistes vivent dans la même réalité que nous et avec une logique qui, toute déviée qu'elle soit par des états affectifs, est encore notre logique ; les autres vivent partiellement ou complètement dans une pseudo-réalité et une pseudo-logique - on pourrait même dire une alogique - qui rappelle celle du rêve. Séparés à la fois de la logique et de l'expérience, ce qui revient au même, ils se désintéressent des rapports nécessaires qui lient les faits entre eux et avec eux-mêmes; leurs psychoses peuvent être appelées déréalistes.

La question du Surnaturel va se poser différemment dans les deux catégories de psychoses.

Dans la première, si le malade fait place au Surnaturel, ce Surnaturel fera partie du réel au même titre que d'autres réalités morales ou sociales.

Dans la seconde catégorie, d'où les directions affectives ne sont pas exclues, si le malade fait place au Surnaturel, ce Surnaturel fera partie de la pseudo-réalité et la pensée alogique sera la sienne.

Nous considérons cette distinction comme capitale et particulièrement féconde. Nous y reviendrons plusieurs fois à propos des faits concrets tirés de notre expérience psychologique et clinique. Disons cependant tout de suite, pour préciser la distinction par des exemples, que la malade Marie-Louise (2) qui prétend être Jeanne d'Arc réincarnée et qui soutient cette réincarnation par l'interprétation de quelques coïncidences exactes, sans que son délire ait jamais perdu le contact avec les réalités sociales environnantes, relève du Surnaturel réaliste; tandis que Gardair, qui dit avoir été guillotiné maintes fois pour sauver des criminels « de haute famille » en prenant leur place et qui vit replié en lui-même, relève du Surnaturel déréaliste, non seulement parce qu'il fait un délire encore plus absurde que celui de Marie-Louise, mais surtout parce qu'il a conçu et développé son délire dans des rêveries autistiques de grandeur, sans qu'il y ait entre ce délire et le réel aucune espèce de contact.

On voit combien il serait illégitime, du point de vue où nous nous plaçons, d'assimiler Surnaturel et irréel. Suivant que le Surnaturel intervient dans une psychose réaliste ou dans une psychose déréaliste, il participe du réalisme logique et paralogique de la première ou du déréalisme alogique de la seconde.

Comme, d'autre part, dans le groupe déréaliste, aussi bien que dans le groupe réaliste, chaque espèce de psychose pose la question du réel et par conséquent du Surnaturel d'une manière qui lui est propre, nous croyons indispensable de classer groupes et espèces d'après leurs rapports positifs ou négatifs, et les modalités de ces rapports avec la réalité. C'est la raison du chapitre qui suit.

Notes:

(1) Il y a du pêle-mêle là-dedans, mais tous ces faits se classeront d'eux-mêmes à mesure que défileront les psychoses où on les rencontre.

(2) Tous les noms et prénoms des malades sont de mon invention. Il y avait trop d'observations dans ce livre pour que j'aie pu me contenter de donner les initiales des noms. Je l'ai fait quelquefois, mais, en donner davantage, c'était m'exposer à l'obligation d'user des mêmes initiales pour désigner des sujets différents.

Retour à l'auteur: Georges Dumas (1866-1946) Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 16 janvier 2005 19:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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