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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Histoire du mouvement ouvrier. Tome II: 1871 à 1936. (1948)
Avant-propos 1939


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du livre d'Édouard Dolléans (1877-1954), Histoire du mouvement ouvrier. Tome II : 1871 à 1936. Coll. "Économie, Sociétés, Civilisations", Librairie Armand Colin, Paris, 1948, 403 pp. Première édition, 1936. Épuisé chez l'éditeur. Une édition numérique réalisée par Jean-Claude Bonnier, bénévole, professeur d'histoire et d'économie au Lycée de Douai, dans le département du nord de la France.

Avant-propos 1939


« Il nous a fallu faire de l'histoire pour voir clair... » Ainsi s'exprimaient de jeunes enquêteurs que leur fervente équité avait amenés à éclairer leur route à la lumière de l'histoire.

L'histoire n'est pas un herbier dont les fleurs décolorées s'effritent. Elle est une forêt, coupée de jungles et de clairières, une forêt dont l'ombre tantôt protège tantôt écrase les jeunes pousses. L'histoire est actuelle, vivante.

Des événements contemporains, qui étonnent l'ignorance, ne sont que l'explosion de forces apparaissant soudain avec une puissance accrue par le temps qui en a contenu l'élan. Le mouvement ouvrier est semblable à ces sources qui cheminent dans le sol et restent invisibles sur un long espace de leur cours. L'élan des masses est en effet sujet à des périodiques découragements. L’œuvre interrompue doit être sans cesse reprise par les militants, plus lucides et plus obstinés que leurs frères. Par delà les déceptions et les reculs, leur persévérant courage a relié entre eux des efforts qui se heurtent aux circonstances économiques et à la résistance des individus dont l'incompréhension explique le manque d'équité.

Les militants ouvriers ont une importance non anecdotique, mais historique : ils incarnent les sentiments, les révoltes et les espoirs de tant d'obscurs travailleurs qui for-ment les masses laborieuses.

Les militants ouvriers ont été à la fois des interprètes et des créateurs ; car tout homme d'action n'est jamais ni complètement libre ni complètement esclave ; car il vit dans son temps et de son temps ; mais, si son humanité est profonde, il découvre en elle la vision des lendemains possibles et entre lesquels il choisit.

La volonté du militant avait été trempée par les épreuves subies par lui ou par les siens ; elle empruntait sa vigueur au spectacle d'une misère humaine totale, parce qu'autant spirituelle que matérielle. Son action efficace s'inspire de son accord avec les masses. Mais parfois les militants doivent agir à contre-courant et dire courageusement aux masses des vérités qui les irritent.

Un récit objectif tient compte des conditions économiques et politiques ; mais, parce que sa force vient de l'intérieur, le mouvement ouvrier ne s'éclaire que du dedans. Le mystère de son histoire ne peut être attiré en pleine lumière que grâce aux humbles artisans de cette épopée.

L'erreur des écrivains a été d'abord de mettre l'accent sur les vedettes de l'histoire, puis de souligner la « primauté » des forces économiques et de présenter celles-ci comme « l'expression moderne de l'antique fatalité » (Joseph Calmette). L'historien doit se garder de ces deux excès. La technique du cinéma, comme l'étude des inventions, met en relief le fait que, de toute oeuvre qui dure, l'honneur se partage entre les camarades d'une équipe ; mais ce caractère collectif n'implique pas le renoncement à la personnalité. Tout au contraire, chacun a sa part ; celle-ci dépend de ce qu'il apporte.

En interrogeant les traces laissées par les militants ouvriers, en relisant leurs appels, leurs tracts, apparaissent les raisons des progrès qui marquent les étapes du mouvement ouvrier. Il existe en effet une littérature dispersée qui est l’œuvre des obscurs. Pendant tout le XIXème siècle, des générations ouvrières se sont formées grâce à leur volonté de culture personnelle et sans que les institutions aient rien fait pour cela.

Utiliser le témoignage des militants, raviver leurs visages effacés, faire réentendre leurs voix, n'est-ce pas le plus sûr moyen de rendre à l'histoire ouvrière sa signification ? Expliquer les faits en peignant les hommes. Et dévoiler les raisons profondes en cédant souvent la parole aux artisans, connus ou obscurs, du mouvement.

A côté de ces militants, il serait injuste de ne pas rappeler deux penseurs qui ont proposé des méthodes nouvelles, permettant de cerner de plus près la réalité : Maxime Leroy (La Coutume ouvrière, 1913), et Emmanuel Lévy (Les Fondements du droit, 1896 à 1933, et sa préface à la thèse de Laurent, Lyon, 1913). Ils ont pressenti les transformations profondes qui échappaient à la cécité de leurs contemporains. Sans doute, dès 1905, la verve impulsive de Joseph Caillaux, dans un débat parlementaire, avait répliqué à Jaurès : « C'est le Conseil d'État qui fera la révolution sociale. » Cette réplique semble d'une étonnante actualité ; pourtant, elle n'a pas la même portée que les réflexions en fusées d'un Maxime Leroy ou d'un Emmanuel Lévy. Car elle est le signe d'une confusion entre la forme et le fond d'une révolution. Mais cette saillie souligne la part que prennent les juristes aux transformations du droit. Ce rôle apparaît aux époques de transition, où les for-mes ne traduisent plus la réalité sociale, lorsque la sève de l'arbre a fait craquer l'écorce. Un contraste évident existe entre le monde qui a changé et les individus surpris par des éclosions brusques : « Une civilisation naît au moment où les hommes sans génie croient qu'elle est perdue. » (Thomas MANN.)

Entre 1871 et 1936, l'histoire ouvrière est complexe, parfois déconcertante, su-jette à des ascensions et à des chutes ; les unes et les autres ne se produisent pas toujours au même moment dans les différents pays - manque de synchronisme qui explique la faiblesse de l'internationalisme ouvrier.

Cette complexité, cette richesse, autant que les nécessités de l'édition, obligeaient à choisir parmi les événements psychologiques, économiques, politiques et autres. Ce choix, qui pourrait paraître arbitraire, a été guidé par la volonté de mettre en relief l'élan des masses et l'action des militants, c'est-à-dire la force collective et les forces individuelles. L'histoire ouvrière est souvent éclairée par certains traits de l'histoire politique ou générale. Une histoire du mouvement devait retenir de la condition et de la législation du travail les faits qui se rattachent étroitement au mouvement ouvrier.

A côté de cette sélection intentionnelle, deux omissions volontaires sont à signaler. Quelque importante qu'ait été l'influence de F. Roosevelt sur la transformation du syndicalisme américain, celle-ci n'est encore qu'amorcée en 1936. Pour une tout autre raison, la tragédie espagnole dépasse les étroites barrières des quelques pages qui auraient pu lui être consacrées. « Il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux. » Ce cri de l'Es-pagne républicaine aurait dû révéler la grandeur d'un drame dont l'ampleur et la signification universelles n'ont pas encore été mesurées [en 1939]. Pourtant ce drame est tout proche de nous et les affreuses images que le cinéma offre à nos regards devraient hanter notre esprit. L'indifférence qui les accueille, et plus encore les jugements expéditifs par lesquels s'exprime une passion partisane révéleraient l'inhumanité de notre temps si la tragédie espagnole n'avait bouleversé certaines consciences ; si, par exemple, un Jacques Maritain, un Georges Bernanos n'avaient voulu... « chasser le crime de cette ombre où il s'était tapi au pied de la croix ».

L'indifférence à la souffrance des hommes et à leur aspiration vers une condition plus humaine ne donne pas le droit à un historien de se dire objectif. En face des luttes périodiques qui entrechoquent individus, groupes et nations, l'historien qui se veut objectif n'est pas condamné à un exposé résigné du fait accompli, des positions perdues ou acquises. L'historien constate les progrès et les reculs de la barbarie et de la culture. Aussi doit-il marquer les étapes du combat, préciser le conflit qui existe entre les révolutions-puissance et les révolutions-capacité, selon la forte expression de Proudhon.

De 1860 à nos jours, l'histoire ouvrière, vibrante de vie douloureuse, contraint aux examens de conscience. La flamme qui l'a animée a pu vaciller, mais ne s'est jamais éteinte. Elle disparaîtrait si, uniquement préoccupées de leurs intérêts matériels, les mas-ses n'écoutaient plus la voix des militants. Ceux-ci doivent garder une valeur éminente par le travail, par leurs connaissances, par l'acharnement qu'ils ont mis à acquérir ce savoir, par l'énergie qu'ils mettent à faire entendre aux masses la vérité virile et par l'exemple que donne leur existence. Les militants n'ont pas cessé de répéter aux masses, aujourd'hui plus que jamais ils doivent leur redire ces vérités qui peuvent parfois leur déplaire en réclamant un effort sur soi et le souci de la responsabilité personnelle.

Les améliorations matérielles ne sont pas un but, mais une condition de conquêtes plus élevées : la culture et la capacité. Selon les expressions qui étaient coutumières à Eugène Varlin, à Pelloutier, à Merrheim, la classe du travail ne peut apporter à la société un élément de régénération, si elle n'affirme pas une supériorité morale, si elle n'a que des appétits et non des goûts et des aspirations. Tant que l'atelier absorbait toutes les forces et toutes les heures de l'existence ouvrière, privée de ces loisirs « dont l'esprit et le cœur ont surtout besoin », l'objectif immédiat pouvait être l'amélioration de la condition matérielle. À présent, un souci exclusif de ces avantages temporels conduirait la classe du travail à partager cette soif de bien-être, cette vanité d'avoir raison même contre l'équité, ce penchant vers la sécurité somnolente et à tout prix garantie, cette paresse d'esprit qui sont les signes de la décadence actuelle. La classe du travail se détournerait de cette culture de soi-même, indépendante du savoir ; car elle est la condition d'une nouvelle jeunesse du monde. Sans ces vertus et sans cette volonté éducatrice, les obscurs ne pourront jamais gravir la route rude qui les mènera à leur plus haut destin.


Retour au texte de l'auteur: Édouard Dolléans (1877-1954) Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 11 décembre 2003 14:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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