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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Victor DELBOS, “Sur la théorie kantienne de la liberté.” Un article publié dans Bulletin de la Société française de Philosophie, n° 1, janvier 1905 (Ve année), pp. 1-25. [Séance du 27 Octobre 1904.] Une édition numérique de Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).

Victor DELBOS 

« SUR LA THÉORIE KANTIENNE DE LA LIBERTÉ »  

Bulletin de la Société française de Philosophie 

 

Séance du 27 Octobre 1904

 

Présents à cette séance : MM. Belot, Bergson, Brunschvicg, Bazaillas, Couturat, Chartier, Dauriac, Delbos, Desjardins, Dunan, Egger, Evellin, Halévy, J. Lachelier, H. Lachelier, Lalande, Landormy, X. Léon, Leroy, Lévy-Brühl, Parodi, Pécaut, Rauh, Sorel[1].

Les conceptions que Kant présente de la liberté dans les ouvrages de la période critique ne paraissent pas identiques, ni concordantes. 

Dans la Critique de la Raison pure, Kant distingue la liberté transcendantale et la liberté pratique ; la première est une idée cosmologique pure ; c’est l’idée d’une spontanéité absolue, dont l’objet ne peut être donné dans aucune expérience ; la seconde est la simple indépendance de notre volonté à l’égard des mobiles sensibles et peut être démontrée par l’expérience. La liberté transcendentale n’est que logiquement possible. Grâce à la distinction des choses en soi et des phénomènes, elle peut être admise en même temps que le mécanisme de la nature. Cependant, quoiqu’elle soit théoriquement indéterminée, Kant en fait à la volonté humaine une application, pour laquelle elle retient des attributs de la chose en soi : de là dérive notamment la notion du caractère intelligible immuable. Quant à la liberté pratique, elle apparaît comme immédiatement réelle, et quoiqu’elle doive, selon Kant, se fonder sur la liberté transcendentale, elle semble peu emprunter aux déterminations métaphysiques, implicites ou explicites, par lesquelles la liberté transcendentale est chose en soi. 

Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant, par l’idée d’autonomie, concilie ou même identifie la liberté transcendentale et la liberté pratique : la liberté, fondement du devoir, est la faculté qu’a tout être raisonnable d’agir indépendamment des lois de la nature, et selon une loi que sa volonté, comme législatrice universelle, institue ; ici le concept de la liberté est purement rationnel et ne doit rien à l’expérience. 

Dans la Critique de la Raison pratique, Kant commence par développer systématiquement l’idée de la liberté, comme causalité pratique inconditionnée, qui est certifiée par la loi pratique inconditionnée et même, en un sens, est identique à elle (Analytique). En expliquant ensuite comment cette liberté est concevable, il reprend de la Critique de la Raison pure, tout en l’adaptant plus étroitement aux exigences de la morale, la théorie de la liberté intemporelle et du caractère intelligible (Éclaircissement de l’analytique). Enfin il admet la liberté, non plus comme principe de tout le système de la raison, mais comme postulat, et il semble entendre par là la foi dans la puissance qu’a la volonté humaine de produire la vertu et de préparer ainsi l’avènement du souverain bien (Dialectique). 

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant considère la liberté comme une chose de fait qui se manifeste dans des actions réelles et par conséquent dans l’expérience ; il redit d’autre part qu’elle a une existence supra-sensible, et énonce même la possibilité qu’elle ne fasse qu’un avec le substratum supra-sensible de la nature. 

Dans la Religion dans les limites de la simple raison, Kant parait prêter au libre arbitre humain un caractère intelligible comme celui qu’avait la liberté transcendentale ; cependant ici le libre arbitre est capable de changement puisqu’il peut se convertir radicalement du mal au bien ; et d’un autre côté il reste différent de la volonté autonome, puisqu’il peut se déterminer, et qu’en fait il se détermine au mal. 

Ces diverses conceptions de la liberté ne doivent pas être indistinctement unies dans un exposé ou un examen de la doctrine kantienne. Si l’on veut tâcher d’en expliquer la diversité ou même l’apparent désaccord, il faut tenir compte : 1° de la différence des points de vue auxquels Kant a considéré la liberté, et de la hiérarchie qu’il établissait, implicitement ou explicitement, entre les différentes significations de ce concept ; 2° de l’évolution de sa pensée qui l’a conduit de plus en plus à exclure ou omettre de l’idée de liberté les éléments transcendants et inapplicables pour en retenir les éléments applicables et immanents, sans préjudice toutefois pour un système de la raison pure.  


DISCUSSION 

 

M. DELBOS. — Je voudrais simplement indiquer au début de la séance dans quel esprit et avec quelle méthode il convient, selon moi, d’examiner le problème soulevé par la diversité, au moins apparente, des conceptions que Kant présente de la liberté. Je crois qu’il faut tenir grandement compte, et de la façon dont il a écrit ses principaux ouvrages, et de la façon dont il a composé son système. Quand on lit, par exemple, l’une des trois Critiques, on ne peut s’empêcher de reconnaître que diverses parties n’en sont pas d’une même venue, et que l’effort de production nouvelle ou de démonstration rigoureuse ne s’étend pas également, tant s’en faut, à l’œuvre entière. Chacun de ces livres contient, avec des morceaux neufs, des morceaux pour lesquels Kant s’est référé à des développements antérieurs de sa pensée, exprimés le plus souvent dans ses leçons. Il ne faut pas conclure de là que ces morceaux repris soient simplement des pièces rapportées, mais que l’ensemble de l’ouvrage, composé d’idées qui ne sont pas toujours du même âge, n’en représente pas la concordance interne aussi rigoureusement qu’elle pouvait être dans l’esprit de Kant. Et quant à cette concordance interne des idées, elle n’a été souvent aperçue et établie par Kant qu’à la suite d’un long effort. Avant de construire son système, et pour le construire, Kant a commencé par éprouver isolément la plupart des concepts qui devaient y entrer, par en examiner le sens et les conditions de validité, si bien que les relations par lesquelles il les a plus ou moins laborieusement liés entre eux sont moins résultées d’un système préalablement entrevu par son génie qu’elles n’ont contribué à former son système par composition graduelle. Dans ces conditions il n’est pas surprenant que toutes les déterminations qu’il a données à des idées essentielles ne s’offrent pas toujours dans un accord immédiat, et qu’il faille soigneusement distinguer à quel point de vue, pour quelle question précise à résoudre, il les a données. Afin d’éclaircir ces indications par des exemples, prenons, dans la Critique de la Raison pratique, les trois morceaux où Kant a présenté trois conceptions, à mon sens, différentes de la liberté : l’Analytique, l’Éclaircissement critique de l’Analytique, la Dialectique. Les idées qui dominent ces trois morceaux ne sont pas contemporaines ; l’idée qui domine l’Analytique, l’idée de l’identité essentielle de la liberté et de la loi, ou de l’autonomie de la volonté, est la plus récente : elle a été constituée dans la Grundlegung ; l’idée qui reparaît dans l’Éclaircissement critique de l’Analytique, l’idée de la liberté transcendentale et du caractère intelligible, est plus ancienne : elle est reprise de la Dialectique transcendantale dans la Critique de la Raison pure ; quant à l’idée qu’expose la Dialectique, l’idée du souverain bien, elle est plus ancienne encore, elle était certainement exprimée dans les leçons que faisait Kant, et l’affirmation en était considérée comme dépendante d’une conviction pratique. De ce que ces trois idées maîtresses ont été élaborées à des époques différentes, il ne suit point certes qu’elles soient inconciliables ; mais si elles se rapportent à des moments historiques distincts, elles peuvent aussi, dans l’accord qu’elles comportent, se rapporter à des moments logiques distincts ; de plus il est presque inévitable qu’elles gardent de leurs formules primitives quelques éléments plus ou moins réfractaires à cet accord. En tout cas l’important me paraît être de ne pas admettre d’emblée chez Kant une conception toujours identique ou une fonction essentiellement unique de la liberté, de chercher par conséquent, à l’aide de ce que nous pouvons savoir de la formation de sa pensée, à établir la hiérarchie des diverses significations de cette idée, et d’examiner enfin si certaines déterminations enveloppées originairement dans cette idée n’en ont pas été, au moins implicitement, rejetées par le développement de sa philosophie pratique. — La discussion du programme que j’ai soumis à l’examen de la société permettra sans doute d’indiquer quelques-unes des conclusions auxquelles on peut aboutir dans cette voie. 

 

M. LACHELIER. — Il n’y a pas, entre M. Delbos et moi, de dissentiment bien profond sur la théorie kantienne de la liberté. Je reconnais avec lui que cette théorie se présente, dans les ouvrages où Kant l’a successivement exposée, sous des aspects assez différents. Je crois aussi comme lui qu’il n’y a pas, entre ces différents aspects, de contradiction. Il y a plutôt, selon moi, d’un ouvrage à l’autre, approfondissement ; il y a aussi et surtout addition de nouveaux éléments, ou plutôt peut-être développement d’éléments secondaires (tels que l’idée du bonheur liée à celle de la moralité). Il n’y a, ce me semble, ni vacillation, ni rétrogradation. Voici, au surplus, comment je me représente le progrès de la pensée kantienne sur ce point. 

La question de la liberté se pose, comme on sait, pour la première fois, dans la troisième antinomie. Elle s’y pose en dehors de toute préoccupation morale. Il s’agit uniquement de l’explication des événements de ce monde par leurs causes. L’idée de cause, chez Kant, est double, et il se sert, pour l’exprimer, de deux mots différents. Il y a d’abord l’être agissant qui produit un événement, Ursache : il y a ensuite l’action par laquelle il le produit, Causalität. Mais l’être agissant peut être considéré lui-même sous deux aspects : d’abord, tel qu’il se manifeste par sa présence dans l’espace et son action dans le temps, en un mot, comme phénomène : ensuite, tel qu’il existe en lui-même, en dehors du temps et de l’espace, c’est-à-dire, dans la langue de Kant, comme chose en soi. L’action causale d’un être, en tant que phénomène et, par conséquent, telle qu’elle a lieu dans le temps, est toujours déterminée par une action que cet être a antérieurement subie, celle-ci par une autre, et ainsi de suite : d’où l’impossibilité de rendre entièrement compte, par la causalité phénoménale, d’un événement donné. Mais il est possible qu’un être, considéré comme chose en soi, exerce, par rapport à ce même événement, une causalité d’un autre genre, qui échappe à la forme du temps et, par suite, à la loi en vertu de laquelle l’action d’une cause est toujours déterminée par celle d’une autre. Il est possible, en un mot, qu’il y ait une causalité libre et que cette causalité, en expliquant complètement certains événements, explique du même coup tous ceux qui en dépendent selon l’ordre de la causalité phénoménale. Seulement cette causalité, de même que l’existence hors du temps et de l’espace de la cause qui l’exerce, ne peut être pour nous l’objet d’aucune intuition. 

Cela suffit à Kant pour résoudre la troisième antinomie. Mais, dans les développements qui suivent la discussion des antinomies, et en particulier dans les deux morceaux intitulés Möglichkeit der Causalität durch Freiheit, etc. (Rosenkranz, p. 422, sqq.), et Erlaüterung der kosmologischen Idee der Freiheit, etc. (ib., p. 425, sqq.), il entreprend, d’abord de prouver que la liberté existe, et ensuite de montrer comment elle se concilie avec le déterminisme des phénomènes. La preuve de la liberté résulte pour lui de ce fait que nous nous dictons à nous-mêmes notre conduite. Nous nous disons que nous devons faire telle chose, ou que nous n’aurions pas dû faire telle autre que nous avons faite. Or il est évident que le mot devoir est pris ici dans un tout autre sens que lorsque nous disons qu’un événement doit arriver, c’est-à-dire ne peut pas ne pas arriver, en vertu de la liaison causale des phénomènes : car l’action que nous devons faire est souvent une action que nous ne faisons pas, et le devoir de la faire ne procède pas, en tout cas, pour nous, d’une action antérieure. Ce n’est donc pas du point de vue de l’expérience, ou de notre existence phénoménale, que nous jugeons que cette action doit être faite : c’est du point de vue de notre raison, ou, ce qui est la même chose dans la pensée de Kant, de nous-mêmes comme chose en soi. Nous avons donc, comme chose en soi, une causalité à l’égard de ce même événement que nous produisons comme phénomène, et cette causalité, que Kant appelle intelligible, et qui détermine au moins en partie, selon lui, notre causalité phénoménale, est une causalité libre. Ces ordres, que la raison donne ainsi en nous à la nature, n’ont pas nécessairement un caractère moral : il s’agit tout aussi bien, dans la pensée de Kant, d’ordres fondés sur de simples règles de prudence et d’intérêt personnel, comme : « sois tempérant, sois économe, sois poli », etc. Il suffit, pour que nous nous reconnaissions comme cause libre, que nous nous imposions à nous-mêmes des règles de conduite, ou que nous nous efforcions de déterminer notre conduite par ce que Kant appelle des maximes, quel que soit, du reste, le contenu de ces maximes. Le plus difficile est de comprendre comment cette causalité intelligible détermine notre causalité phénoménale et modifie, par l’intermédiaire de cette dernière, la marche des événements de ce monde. Pour cela, il faut, je crois, écarter, au moins provisoirement, l’idée leibnizienne d’un déterminisme mécanique, au sens propre de ce mot, de tous les phénomènes sans exception. La cause phénoménale que nous sommes réagit sur les actions qu’elle subit de la part des autres causes, d’une manière originale et en vertu d’une qualité qui lui est propre, absolument comme un corps brut réagit en vertu de ses propriétés physiques et chimiques. Cette qualité, ou le mode de réaction qui en résulte, est ce que Kant appelle notre caractère empirique. Or c’est, précisément par l’ensemble de nos maximes que nous déterminons, au moins en partie, ce mode de réaction : je dis : en partie, parce que, par faiblesse, nous ne suivons pas toujours nos maximes et qu’il faut comprendre, je crois, dans la constitution de notre caractère empirique, le plus ou moins de fermeté et de régularité avec lequel nous les suivons. Je ne vois pas, du reste, que Kant se soit expliqué nettement sur ce point. Toujours est-il que notre raison, par l’intermédiaire de ses maximes, détermine, au moins en partie, notre caractère empirique et, par l’intermédiaire de ce caractère, la série de nos actes extérieurs. Notre caractère empirique une fois posé, et les circonstances dans lesquelles nous agissons une fois données, notre action s’ensuit avec une nécessité absolue : mais notre liberté est elle-même un des facteurs de cette nécessité. 

La liberté dont nous avons parlé jusqu’ici n’est encore que relative. Elle consiste, avons-nous dit, à agir en vertu de maximes : mais le contenu de ces maximes est déterminé en grande partie par notre expérience, et le choix que nous en faisons dépend aussi en partie, soit de la force relative de nos inclinations, soit d’influences extérieures, comme celles de notre éducation, de nos relations, etc. Ce qui est, par rapport au déterminisme des phénomènes, liberté, peut donc être, à d’autres égards et dans le secret de notre conscience, nature, comme Kant le remarque dans le Canon de la Critique de la raison pure (Rosenkranz, p. 619). Mais le choix de ces maximes, au moins dans ce qu’elles ont de conforme ou de contraire à la loi morale, dépend en nous d’une maxime fondamentale, celle par laquelle nous décidons, soit d’obéir invariablement à cette loi, soit, au contraire, de la violer, non, sans doute, toujours, ni de gaieté de cœur, mais quand nous croirons y avoir intérêt. Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus profond et aussi de plus obscur dans la théorie kantienne de la liberté. Deux facteurs sont en jeu dans la constitution de cette maxime fondamentale : la loi morale, d’une part, et de l’autre, non telle ou telle de nos inclinations, mais la racine commune de toutes, l’amour de nous-mêmes. La question qui se pose pour nous et qui se résout au plus profond de notre conscience, avant tout choix de maximes particulières, est celle de savoir si nous mettrons la loi morale au-dessus de l’amour de nous-mêmes, ou l’amour de nous-mêmes au-dessus de la loi morale. Cette question, nous la résolvons une fois pour toutes, et tous, ce semble, dans le même sens, c’est-à-dire en faveur de l’amour-propre (consulter sur tout cela la Religion dans les limites de la pure raison, 1ère partie). C’est ce choix, ou la maxime qui l’exprime, qui constitue ce que Kant appelle notre caractère intelligible. Je ne saurais dire cependant si, dans sa pensée, elle le constitue à elle seule, ou s’il faut y comprendre aussi les maximes secondaires qui en dérivent. Toujours est-il que c’est de cette maxime fondamentale que dépend principalement le choix de nos maximes secondaires ; de sorte que la question de savoir si notre liberté est relative ou absolue revient à celle de savoir si nous sommes libres dans ce choix primitif. Or le doute à cet égard ne nous est pas possible : car la loi morale nous prescrit elle-même de choisir en sa faveur et, en nous prescrivant ce choix, elle nous le présente comme une chose qui dépend de nous. La raison, par cette prescription, témoigne d’une causalité à l’égard de notre maxime fondamentale, et par suite, de nos maximes secondaires, comme, en formulant ces dernières, elle témoigne de sa causalité à l’égard de nos actes extérieurs : nous pouvons, dans un cas comme dans l’autre, par cela même, ou plutôt en ce sens même, que nous devons. Mais il se passe, dans un cas comme dans l’autre (car il me semble que les deux sont analogues), quelque chose d’étrange. Lorsque nous avons formulé une maxime ou que nous nous sommes donné à nous-mêmes un ordre quelconque (qui peut n’avoir pas de caractère moral, mais qui n’en est pas moins un décret de notre raison), nous n’y obéissons pas toujours, par faiblesse, avons-nous dit, mais par une faiblesse dont nous nous savons entièrement responsables : nous pouvions faire ce que nous n’avons pas fait, puisque nous aurions dû le faire. Il en est de même de l’ordre suprême que notre raison nous donne en édictant la loi morale. Nous devons obéir invariablement à cette loi : nous lui désobéissons, en fait, incessamment, et nous avons même pris au fond de nous-mêmes le parti de lui désobéir toutes les fois que nous croirions y avoir intérêt : mais nous n’en sommes pas moins certains qu’il dépendait de nous de lui obéir, par cela même qu’elle exigeait de nous cette obéissance. De cette défaillance volontaire, il n’y a pas, selon Kant, d’explication possible : c’est un fait ultime, au-delà duquel nous ne pouvons pas remonter. Il va de soi, du reste, que la liberté absolue avec laquelle nous choisissons notre maxime fondamentale et, par suite, nos maximes secondaires, n’a rien d’inconciliable avec l’enchaînement nécessaire des phénomènes : car elle détermine, par l’intermédiaire de ces dernières, notre causalité phénoménale et s’insère ainsi en quelque sorte indirectement elle-même dans la trame de la nécessité physique. 

Tout cela est virtuellement dans la Critique de la Raison pure, quoique quelques points n’aient été complètement développés par Kant que dans sa théorie de la Religion. J’ai parlé d’addition d’éléments nouveaux, ou tout au moins d’importance plus grande donnée à des éléments restés d’abord sur le second plan. Dès la fin de la Critique de la Raison pure, Kant affirme que l’accomplissement de la loi morale constitue un mérite, ou un droit au bonheur. De cela, je ne sache pas qu’il ait jamais donné aucune preuve, ni fourni aucune explication : c’est chez lui un jugement synthétique sans moyen terme. L’idée du bonheur tient beaucoup plus de place dans la Critique de la Raison pratique et s’y combine avec l’idée d’une moralité supposée parfaite, pour constituer celle dit Souverain bien. Kant, à partir de ce moment, nous ordonne, au nom de la raison, non plus simplement d’obéir à la loi morale, mais de vouloir tout au moins réaliser (car le réaliser n’est pas en notre pouvoir) le souverain bien. C’est pour expliquer la possibilité de cette réalisation qu’il a recours aux deux célèbres postulats de l’existence de Dieu et de la prolongation à l’infini de notre propre existence dans le temps. Dans la Critique du Jugement, le souverain bien, synthèse de la moralité et du bonheur, apparaît, non plus comme la fin particulière de l’homme, mais comme la fin vers laquelle tend, par l’intermédiaire de l’homme, la nature entière : et Kant nous donne à entendre que, si nous pouvions pénétrer, par une intuition intellectuelle, jusqu’au fond des choses, nous verrions peut-être cette fin suprême de la nature, aussi bien que chacune de ses fins particulières, se réaliser d’elle-même, par des voies que ses deux postulats ne représentent que d’une manière symbolique et appropriée aux besoins de notre entendement. Évidemment, dans sa pensée, bien d’accord en cela avec celle de ses contemporains, la sensibilité avait, comme la raison, ses droits : et l’on peut supposer que l’une et l’autre étaient pour lui une sorte de dédoublement et comme de polarisation d’une nature unique, qui tendait à reconstituer son unité primitive par la réalisation du souverain bien. 

Il me reste à toucher un point, le plus délicat peut-être de tous. Selon M. Delbos, dans l’ouvrage intitulé la Religion dans les limites de la simple raison, « Kant parait prêter au libre arbitre humain un caractère intelligible » ; et « cependant ici le libre arbitre est capable de changement, puisqu’il peut se convertir radicalement du mal au bien ». Je suis persuadé, quant à moi, que le libre arbitre de la Religionslehre est bien la liberté intelligible de la Critique de la Raison pure, et que, si Kant ne donne plus à cette liberté le nom de transcendentale, c’est qu’il ne la considère plus en tant que principe théorique d’explication des phénomènes, mais uniquement au point de vue moral et religieux. Il me semble même que c’est par sa théorie du mal radical que Kant nous fait le mieux comprendre ce qu’est en nous le choix de la maxime fondamentale qui détermine notre caractère intelligible. Il est vrai que, dans la Critique de la Raison pure, ce caractère est présenté comme immuable, tandis que, dans la théorie de la Religion, le mal radical n’exclut pas la possibilité du retour au bien. Il y a là, je le reconnais, une sérieuse difficulté. Mais d’abord M. Delbos n’a certainement pas voulu dire que notre conversion du mal au bien eût lieu, quand elle a lieu, dans le temps. Je ne crois pas non plus que, dans la vie extérieure, et peut-être même intérieure, de l’homme qui se convertit, il soit possible de distinguer deux parties successives, correspondant l’une au choix primitif du mal, l’autre à la révocation de ce choix. Il me semble résulter du langage de Kant que, tandis que notre perversion primitive est certaine, et continue, peut-être chez nous tous et jusqu’à la fin de notre vie, à vicier notre conduite, notre conversion est toujours problématique, et que nous pouvons tout au plus l’espérer, lorsque nous donnons des signes sérieux et suivis d’amendement, sans jamais en être sûrs. J’incline, par suite, à penser que la conversion, pour Kant n’est pas seulement hors du temps, de même que la chute primitive, mais qu’elle n’est pas tout à fait de même ordre que cette dernière, qu’elle est peut-être moins un fait qu’une idée, un objet de foi et d’espérance, et que nous devons nous la représenter, non comme la substitution d’un caractère intelligible à un autre, mais comme quelque chose d’intérieur à notre caractère intelligible lui-même, de visible à Dieu seul, qui nous justifie devant lui, tout en nous laissant à nos propres yeux tels que nous nous sommes faits. Mais je reconnais que je ne m’appuie ici sur aucun texte de Kant et que mon interprétation de sa pensée, sur ce dernier point, est purement conjecturale. 

 

M. DELBOS. — Il serait difficile, je crois, de donner de la théorie kantienne de la liberté une interprétation plus profonde et plus rigoureuse que celle que vient de nous présenter M. Lachelier. Je tiens pour d’autant plus précieux l’assentiment de principe qu’il a donné à mes observations. Que Kant, d’un ouvrage à l’autre, soit entré plus avant dans sa pensée et ait été ainsi conduit à en modifier certaines expressions primitives : c’est là précisément ce que j’ai voulu soutenir. Pleinement d’accord avec M. Lachelier sur le sens général de ces modifications, je ne crois pas cependant que la nature en soit aussi complètement préformée dans la Critique de la Raison pure. 

Il me semble que la Critique de la Raison pure oppose encore très puissamment aux dispositions virtuelles de l’esprit critique nouveau l’influence plus ou moins inconsciente de la Métaphysique traditionnelle. En ce qui concerne notamment la conception de la liberté dans la Dialectique transcendentale, il me paraît y avoir un dualisme très imparfaitement résolu entre la causalité que la liberté possède comme chose en soi et la causalité de la raison. C’est à la causalité de la liberté comme chose en soi que se rattache la théorie du caractère intelligible, et si l’on veut bien se reporter à la définition que Kant donne de ce caractère, on verra qu’elle est en quelque sorte toute spéculative : c’est la loi selon laquelle se manifeste la causalité d’une cause. Sauf que nous n’avons pas d’intuition intellectuelle pour la saisir, la liberté comme chose en soi ne paraît pas très différente des essences réelles de l’ancienne métaphysique : elle est le fondement intelligible des phénomènes en général. Sommes-nous même bien loin, avec la restriction que j’ai indiquée, des monades de Leibniz, saisies à la source éternelle de leur action ? Kant sans doute professe que des choses en soi et que par suite de la liberté comme telle nous ne pouvons rien connaître : il n’en reste pas moins que c’est par leur propriété d’être des choses et des choses en soi, c’est-à-dire hors du temps, que se détermine ce qu’il faut entendre, même pratiquement, par le caractère intelligible. Dans la chose en soi, il n’y a ni avant, ni après : donc le caractère intelligible est constitué une fois pour toutes. Kant ne dit même pas ici expressément ce qu’il affirme dans la Critique de la Raison pratique : à savoir que c’est nous-mêmes qui, en rapport avec la loi morale, nous donnons notre caractère. Nous avons affaire ici à la chose intelligible inconnaissable, non à l’action intelligible. 

Aussi, lorsque ici encore Kant explique ce qu’il entend par la causalité de la raison, il ne détermine pas, comme il le fera plus tard, par cette causalité la causalité indéterminée de la chose en soi : il dit simplement qu’il fait de sa théorie de la liberté transcendentale une « application à l’expérience ». Et la façon même dont il fait cette application nous montre que sa conception de la causalité pratique de la raison n’est pas encore très nettement arrêtée dans son esprit, La causalité de la raison apparaît dans toutes les maximes qui règlent notre action, qu’elles soient dictées par le devoir ou l’intérêt, — ce que M. Lachelier a justement relevé. Mais le rapport de cette causalité de la raison avec la loi morale n’est pas exactement défini : ce qui fait que nous sommes certains de cette causalité de la raison ne nous est pas encore révélé. La Critique de la Raison pure, au moins dans la première édition, ne contient pas le mot, ni même explicitement l’idée de l’autonomie de la volonté. 

C’est là le progrès opéré par la Grundlegung zur Metaphysik der Sitten : par l’idée de l’autonomie de la volonté, liberté transcendentale et liberté pratique s’identifient. Nous devons nous concevoir comme libres, du moment que notre volonté est capable d’instituer par elle-même une législation universelle. Liberté et loi morale, dira Kant dans la Critique de la Raison pratique, sont deux concepts corrélatifs, ou même ne font qu’un dans le concept d’une raison pure pratique. La liberté nous est certifiée par la loi morale : suit-il de là que nous ne soyons libres qu’en tant que nous nous soumettons à la loi ? Nullement. En nous prescrivant de choisir en sa faveur, la loi morale nous présente en effet le choix comme une chose qui dépend de nous ; elle admet donc la possibilité d’un choix contraire ; cette possibilité d’un choix contraire ne repose pas sur une simple représentation inadéquate des conditions de notre activité pratique : c’est un acte radical de volonté qui seul peut en être le fondement, le Grund. En d’autres termes, la liberté est coextensive à tout usage pratique de la raison, et une volonté n’est volonté que parce qu’elle choisit des maximes, c’est-à-dire des règles d’action qui sont relativement ou absolument rationnelles : relativement, quand elles empruntent leur contenu à un mobile sensible, absolument, quand elles l’empruntent à l’idée pure de la loi morale. Le mal consiste à adopter l’amour de soi comme maxime suprême, à le prendre par suite pour principe de détermination comme s’il avait la valeur de la loi : le mal comporte un certain usage de notre raison, et il est un acte de volonté : par là notre liberté est engagée. 

Sur ces dernières remarques, M. Lachelier et moi, nous nous trouvons, me semble-t-il, tout à fait d’accord. Cependant, — et c’est peut-être ici que quelque dissentiment apparaîtrait, — la liberté en tant qu’elle est identique à la loi morale et certifiée par elle ne peut pas se confondre avec la liberté en tant qu’elle se détermine ou non par respect pour la loi ; ou, si vous aimez mieux, l’acte par lequel la volonté libre en nous pose la loi à laquelle doit obéir tout être raisonnable, est autre tout de même que l’acte par lequel ma volonté se conforme à la loi ou se met en rébellion contre elle : il en est le fondement, mais il en reste distinct. De là, comme je le disais dans le programme de cette séance, la nécessité d’établir une hiérarchie entre les diverses significations du concept de la liberté dans la philosophie de Kant : nécessité qui ne répond pas uniquement à un besoin de clarté logique dans la restitution du système, mais qui s’impose encore quand on constate les variations que présente, selon les œuvres de Kant et même parfois les diverses parties de telle œuvre, comme, par exemple, la Critique de la Raison pratique, l’emploi de ce concept. 

Dans cette intention je m’attacherai surtout, selon l’exemple de M. Lachelier, à voir ce que devient la liberté dans la Religion. La liberté intervient ici pour expliquer avant tout le mal, le mal radical. Constatons d’abord des changements significatifs de terminologie. La volonté libre y est constamment appelée Willkühr, au lieu de Wille : or Kant tend à distinguer de plus en plus rigoureusement entre les sens de ces deux termes. « De la volonté, dira-t-il dans la Métaphysique des mœurs (Edit. Hartenstein de 1867-68, VII, p. 23), procèdent les lois ; du libre arbitre les maximes » (Von dem Willen gehen die Gesetze aus ; von der Willkühr die Maximen), et par crainte même de voir identifier la volonté législatrice avec le libre arbitre, il va jusqu’à affirmer qu’elle ne peut pas plus être appelée libre que non libre (Ibid., p. 10-11 ; 23-24). Elle est plutôt la vérité première pour toute action que la faculté même d’agir. Il apparaît donc que le libre arbitre humain, s’il repose sur la liberté de la volonté autonome, s’en distingue cependant comme une faculté qui, par la possibilité qu’elle a de se déterminer contrairement à la loi, est « arbitraire ». Ce n’est pas certainement sur l’arbitraire de la volonté que Kant entendait faire reposer tout le système de la raison pure, tant spéculative que pratique : la vérité fondamentale de sa philosophie ne pouvait être que la liberté identique à la loi, la volonté autonome. D’un autre côté, dans la Religion, le libre arbitre n’est pas moins distinct de la liberté transcendentale, telle qu’elle avait été expliquée dans la Critique de la Raison pure : nous retrouvons cependant ici la théorie de caractère intelligible, mais très effacée. Et en quoi, au surplus, consiste-t-elle ici ? Simplement à marquer l’intelligibilité, la rationalité qu’il y a dans l’adoption d’une maxime essentielle de conduite. Toutes les influences plus ou moins obscures qu’exerçait, dans la Critique de la Raison pure, la signification métaphysique traditionnelle de la chose en soi sur la notion pratique du caractère ont donc disparu, au point même d’exclure l’idée précédemment admise de l’immutabilité du caractère. Une régénération radicale est possible, qui substitue un autre caractère, qui est bon, an caractère radicalement mauvais. M. Lachelier admet qu’il y a là une grave difficulté. Grave certainement, et même à mes yeux insoluble, si l’on veut accorder la théorie de la liberté dans la Religion avec la théorie de la liberté transcendentale dans la Critique. Mais si l’on veut reconnaître que Kant a modifié ou approfondi sa pensée dans le sens d’une appropriation plus complète des concepts rationnels à leur usage pratique, il devient possible de comprendre que maintenant le caractère intelligible, au lieu d’enfermer des dispositions immuables, comporte la possibilité d’un radical changement : la chose en soi ne se projette plus sur la causalité du vouloir humain. Assurément je n’ai jamais pensé que la conversion de la volonté se produisît dans le temps : elle est hors du temps, comme en somme, selon Kant, toute action de la raison. Et c’est même parce que je ne l’ai point pensé, que j’ai jugé utile de signaler la différence profonde qu’il y a entre l’idée d’une détermination intelligible immuable, et celle d’une conversion intelligible. La constance de nos manières d’agir ne tient plus ici qu’à l’unité de la règle adoptée parmi les deux règles possibles : une règle de conduite peut se changer, cela n’a rien d’inconcevable : mais la loi de la causalité d’une chose en soi, comment pourrait-elle changer ? 

C’est plutôt dans la doctrine du souverain bien, telle qu’elle apparaît dans la Critique de la raison pratique et dans la Critique de la faculté de juger, que M. Lachelier verrait l’intégration — et l’intégration arbitraire — d’éléments restés d’abord au second plan. Il y aurait certainement beaucoup à dire sur la façon dont Kant a introduit cette doctrine et dont il l’a rattachée à sa conception fondamentale du principe moral : ce qui est sûr, c’est que Kant a toujours eu à cœur d’en faire une partie de son système, même quand il n’en a parlé que par allusion, comme dans la Grundlegung. On pourrait constater aussi, je crois, qu’il lui assurait, dans la Méthodologie de la Critique de la raison pure, une importance plus grande, qu’il lui conférait à certains égards le droit de justifier le devoir : ce qui se comprend du reste, puisqu’il n’avait pas encore aperçu avec une parfaite clarté que c’est la volonté qui s’oblige elle-même. La Critique de la Raison pratique et la Critique de la faculté de juger ne font donc que reprendre, en l’adaptant le plus possible à l’idée d’un mobile pur de la moralité, une doctrine à laquelle Kant tenait sincèrement et profondément, et qui reposait en effet sur cette conviction, que l’être total de l’homme, par suite sa sensibilité également, doit avoir une destination rationnelle. Or on sait que cette doctrine qui contient principalement les deux postulats de l’immortalité et de l’existence de Dieu y ajoute incidemment comme autre postulat la liberté. Cette liberté peut-elle être la même que celle qui s’identifie à la loi morale dans l’idée d’une raison pure pratique ? De cette dernière je dirais volontiers, si je ne craignais pas de forcer quelque peu la pensée de Kant, qu’elle n’a pas besoin de l’immortalité, parce qu’elle est éternelle. Et de fait, si l’on veut savoir ce qu’est la liberté comme postulat, que l’on recoure à deux textes qui se confirment, l’un tiré du travail de Kant sur les Progrès de la métaphysique depuis Leibniz et Wolff (VIII, p. 557), l’autre tiré de son Annonce de la prochaine conclusion de la paix perpétuelle en philosophie (ibid., VI, p. 491) : on y verra que la liberté comme postulat signifie pour Kant la foi dans la puissance que nous avons de produire ici-bas la vertu, et par là de préparer l’avènement du souverain bien. Est-ce la liberté comme autonomie ? Non, et Kant, dans le premier des deux textes, nous le dit fort bien : c’est la liberté, fondée sans doute sur l’autonomie, mais qui est ici, comme il l’appelle, autocratie. Or il suffit de constater encore dans la Doctrine de la vertu ce que Kant entend par autocratie (ibid., VII, p. 186-187) pour voir qu’il s’agit en somme d’une liberté militante, obligée de lutter contre les inclinations sensibles, confiante en la suffisance de son pouvoir (d’où l’élément de croyance qui constitue le postulat) pour engendrer la moralité. Remarquez du reste à quel point cette notion de la liberté est d’accord avec l’idée que, dans la Critique de la raison pratique, Kant se fait de l’immortalité : la vertu, c’est l’effort indéfini vers la sainteté, qui exige pour ce motif une autre vie que la vie présente : ne serait-il pas permis de dire que la liberté admise comme l’un des postulats qui expriment les conditions du souverain bien, c’est la liberté qui directement s’oppose à la volonté déchue, que c’est, dans un monde qui doit, comme dit Kant, être le meilleur possible par la liberté, le libre arbitre régénéré, en marche, à travers les obstacles de la sensibilité, vers son idéal ? Ce n’est point certes la liberté primordiale, celle qui était « au commencement ». 

Il est assurément fâcheux que Kant n’ait pas toujours explicitement distingué les emplois qu’il faisait du terme et de la notion de liberté cependant il suffit que l’on puisse faire ces distinctions d’après lui. Et il faut ajouter qu’il avait ou plutôt qu’il se donnait de plus en plus le droit de les faire. On est, il est vrai, parfois désagréablement surpris et un peu irrité de ce perpétuel renvoi qu’il fait à un monde intelligible, et l’on se demande si ce monde intelligible ne serait pas l’abîme où tout s’engloutit, c’est-à-dire où s’évanouissent artificiellement toutes les difficultés. Mais c’est peut-être qu’alors on ne saisit pas pleinement sa pensée. On voudrait voir ce qui se passe dans le monde intelligible, d’autant plus qu’on le suppose très lointain et qu’on l’imagine mystérieux. Mais ce monde intelligible, de plus en plus pour Kant, est immanent à nous ; il est l’élément de raison pure enveloppé dans nos actes, selon les divers points de vue auxquels on peut les considérer, il est, au plus haut degré que nous puissions atteindre, l’acte originaire par lequel nous instituons une législation pratique universelle. C’est-à-dire que de plus en plus se dissipent les attributs en quelque sorte ontologiques que l’ancienne Métaphysique prêtait à ce monde. Sans doute, pour répondre aux accusations d’idéalisme, Kant a fait rentrer de plus en plus positivement la chose en soi dans son système ; mais comme chose en soi elle reste le fondement indéterminé des phénomènes sensibles, par où s’explique la réceptivité de nos sens. Quand elle est invoquée du point de vue pratique, elle se laisse déterminer de plus en plus par la causalité de la raison : elle n’affecte plus cette causalité, et, encore pour son profit, que de la propriété d’être impénétrable en son fond à la connaissance ; ou si encore, en laissant la place pour une intuition intellectuelle possible, elle se propose comme le principe d’unité où les fins de la nature s’accorderaient avec le but final de la moralité, ce n’est plus que pour signifier la puissance efficace de la moralité sur la nature. Reprenant donc la comparaison que Kant avait faite de sa révolution philosophique avec la révolution astronomique de Copernic, je dirais volontiers pour indiquer le sens dans lequel sa pensée s’est modifiée ou approfondie : que dans la Critique de la Raison pure, la raison pratique gravite encore autour de la chose en soi, et que de plus en plus dans les œuvres ultérieures, c’est la chose en soi qui gravite autour de la raison pratique. Il reste seulement bien entendu que la raison pratique ne peut ni déduire d’elle-même le fondement des phénomènes donnés à l’intuition sensible ni saisir par une intuition intellectuelle le principe commun où se conçoit, dans le sens de sa suprématie, l’unité des fins de la nature et de l’Endzweck de la moralité. 

 

M. CHARTIER. — Je voudrais être éclairé encore un peu plus, si c’est possible, au sujet du « caractère empirique » et de la relation qu’il y a entre le « caractère empirique » et les « maximes ». Si j’ai bien compris ce qui a été expliqué tout à l’heure, il faut distinguer l’usage que l’on fait d’une maxime, et le choix que l’on fait d’une maxime ; et il faut les distinguer en ce sens que l’usage des maximes représente l’apparence ou le fait, je dis le fait de conscience, tandis que le choix des maximes est le fond même de notre nature. Je demande si cette distinction ne correspond pas à celle des impératifs hypothétique et catégorique. Car les calculs de la prudence et les règles de l’habileté sont bien des maximes ; d’autre part, l’action selon une maxime est bien distincte de l’action conforme à la loi morale, distincte, toujours au même point de vue, comme l’indique la formule célèbre : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par toi en règle universelle ». Il en résulte, semble-t-il, que les maximes, si on considère seulement l’usage qui en est fait, composent dans leur ensemble une vie soumise à la prudence et à l’intérêt, mais déjà selon des règles empiriques, c’est-à-dire en somme un « caractère empirique », une telle vie pouvant d’ailleurs être bonne ou mauvaise. Pourrait-on dire, alors, sans commettre d’erreur : « le caractère empirique est un complexus de maximes » ? 

 

M. DELBOS. — Si je comprends bien, M. Chartier admettrait que pour Kant les maximes, en tant qu’elles sont distinctes de la loi, composent dans leur ensemble le caractère empirique. Mais cela n’est conforme ni à la définition du caractère empirique, qui chez Kant ne pose pas de maximes par lui-même et qui exprime simplement l’influence du caractère intelligible, ni à la définition de la maxime, laquelle est le principe subjectif de notre action, capable d’être aussi bien en accord qu’en opposition avec la loi objective pratique. La correspondance indiquée par M. Chartier entre l’action morale pure et le caractère intelligible d’une part, entre l’action prudente ou habile et le caractère empirique de l’autre, me paraît inexacte. En eux-mêmes les calculs de la prudence comme les règles de l’habileté comportent un élément rationnel qui les élève au-dessus de la simple existence empirique : ils sont l’œuvre de la raison « empiriquement conditionnée » qui, dans les limites fixées par la loi, accomplit une tâche « bonne en quelque façon », qui ne devient un principe de mal que si elle prétend se substituer à la raison pure pour déterminer dans son fond la volonté. Dans tous les cas la propriété d’adopter des maximes, bonnes ou mauvaises, appartient au caractère intelligible. 

 

M. CHARTIER. — Sans doute la propriété d’adopter des maximes appartient au caractère intelligible ; mais je me demande si la propriété d’user de maximes n’appartient pas au caractère empirique. Du reste, ce n’est pas une objection que je fais, c’est une question que je pose, et je demande à la poser avec plus de précision. Pourrait-on, sans s’écarter de la doctrine de Kant, dire ce qui suit : tant qu’un être est considéré comme agissant sans maximes, uniquement poussé par l’instinct ou les habitudes, on ne peut pas dire qu’il a un caractère, même empirique ; on peut dire seulement qu’il a un tempérament. Il y a lieu de parler de caractère lorsque les expériences sont déjà organisées pour la conscience même de l’agent, en règles ou maximes, c’est-à-dire quand la raison y a, au moins formellement, une part évidente. En ce sens on pourrait dire que le caractère empirique se compose de maximes. Enfin, au-dessus ou plutôt au fond de tout cela se place notre véritable nature, source des maximes assurément, mais qui ne peut former les maximes que par son application aux événements. Je demande si la distinction de ces trois degrés, ou plus exactement de ces trois points de vue auxquels on peut considérer un être qui agit, est conciliable, non seulement avec les textes bien connus auxquels je faisais allusion, mais encore avec tous les autres. 

 

M. DELBOS. — Ce qui me rend la question de M. Chartier embarrassante, c’est que je ne connais pas de texte dans lequel Kant dise que le caractère empirique se compose de maximes : il ne faut pas confondre le caractère empirique avec l’adoption de maximes qui universalisent un mobile empirique tel que, par exemple, le désir du bonheur, car cette adoption est en elle-même un acte ou une propriété du caractère intelligible. En outre, si la moralité comme loi se distingue de la maxime qui est un principe subjectif d’action, la moralité comme acte est précisément l’accord de la maxime avec la loi. — Il est du reste parfaitement exact que l’être qui agit sans maximes ne possède pas de volonté : ce qui constitue, aux yeux de Kant, la volonté, c’est l’élément universel, la forme de règle qu’elle implique ; et ce qui constitue la volonté bonne, c’est l’adéquation entre cette forme et son contenu, que seule la loi morale peut réaliser. 

 

M. F. EVELLIN. — Après un débat si plein d’intérêt et de lumière, j’incline volontiers à croire qu’il a dû se faire dans la pensée de Kant un travail constant en vue de donner à l’idée de liberté un sens plus précis. On ne niera pas cependant que le philosophe, lorsqu’il analyse cette idée, flotte le plus souvent entre deux conceptions très différentes. Si le fait est certain, comment l’expliquer ? 

Peut-être, croyons-nous, par ce que Kant a laissé d’imprécis encore et de flottant dans sa théorie de la connaissance. 

Il ne paraît pas, en effet, qu’il se soit fait du noumène une idée exacte, et nous devons avant tout chercher à le définir. 

Essayons donc d’en fixer les traits. 

Du noumène on ne peut dire, ni qu’il est totalement étranger au phénomène, ni qu’il lui emprunte à aucun degré son essence. 

Il ne saurait lui emprunter son essence, car alors il se confondrait avec lui ; il ne lui est pas non plus totalement étranger, car c’est le noumène qui produit le phénomène, et il ne peut le produire qu’en un acte ou noumène et phénomène coïncident. 

Pour rendre notre pensée plus sensible, prenons un exemple. 

Soit l’un et le continu ; l’un représentant le dedans, le continu, le dehors ; l’un, le noumène, le continu, le phénomène. Il est clair que l’un n’est pas totalement étranger au continu, parce qu’il le détermine, et que, sans détermination, le continu est inconcevable. On ne peut dire cependant que l’un soit de l’essence du continu, parce que alors il se dissoudrait de lui-même en se posant. 

L’un, pour qui veut étudier de près le problème, est donc lié au continu, non comme la partie au tout, mais comme la cause à l’effet, l’élément à la forme divisible, le générateur à ce qu’il engendre. 

Et le rapport du noumène au phénomène n’est pas autre. 

Ces préliminaires posés, entrons dans le problème : 

Kant pouvait-il se faire de la liberté une idée unique, une conception toujours la même ? 

Il oscille, nous le savons, entre un idéalisme où « l’en soi » tend à disparaître et un réalisme où « l’en soi » est le fond des choses. Que va-t-il, que doit-il résulter de là, et quelle répercussion n’est pas à prévoir de la théorie de la connaissance sur celle de la volonté, quand le philosophe passera de l’une à l’autre ? Il est clair que s’il incline vers le réalisme, il n’aura qu’une pensée : mettre la liberté à l’abri du phénomène dans la sphère des choses qui ne passent pas. Si, au contraire, c’est vers l’idéalisme qu’en d’autres circonstances et dans un autre état d’esprit il se sent porté, il faudra bien que, pour lui, la liberté descende du ciel et vienne habiter le seul monde où elle puisse vivre. Ainsi s’explique l’écart connu et maintes fois signalé entre la liberté intemporelle et une liberté qu’on pourrait appeler phénoménale, parce qu’elle est engagée dans le mouvement des faits qui l’expriment et des actes moraux où elle met sa marque. 

Comment sortir, en effet, de l’alternative où l’on se place lorsqu’on oppose contradictoirement les deux termes entre lesquels flotte la Critique ? La position de l’intemporel ne nous paraît pas tenable, et c’est vainement, croyons-nous, qu’on essaierait de rendre intelligible une hypothèse où l’effet, à chaque instant, se trouve radicalement séparé de sa cause ; peut-être est-il plus difficile encore de se persuader que la liberté est dans le temps, si ce qui appartient au temps est, ainsi que Kant l’affirme, exclusivement et uniquement sensible. 

Il faudrait, pour se soustraire à ces impossibilités, pouvoir s’arrêter à mi-chemin, mais les thèses de l’esthétique transcendentale ne le permettent pas. Temps et Espace n’y sont que phénomènes, et ce qui en participe n’a plus rien où le noumène puisse pénétrer. 

Là est, selon nous, le point faible de la Critique. Kant se heurte et doit se heurter à deux conceptions extrêmes, toutes deux logiquement inadmissibles, et il se prive de la conception moyenne où il semble bien que soit enfermée la solution. 

Risquons sur ce point une hypothèse qui peut-être ne paraîtra pas invraisemblable. 

Il faut l’un et le continu pour faire l’espace ; le permanent et le successif pour faire le temps, mais dans le temps et dans l’espace, il n’est rien de strictement phénoménal que le successif et le continu ; l’un et le permanent appartiennent à l’être et représentent, au travers du successif et du continu, les conditions fondamentales de l’activité autonome. 

L’énergie libre a donc sa place dans le phénomène ; elle le pénètre, comme le permanent pénètre le successif, le simple, le continu, et elle le pénètre sans lui emprunter sa nature, ou, ce qui revient au même, sans se laisser pénétrer par lui. 

Ce défaut de réciprocité peut surprendre. On l’expliquera cependant si l’on veut bien réfléchir que le noumène implique l’activité, et que le phénomène, comme tel, est sans vertu. 

Et si l’on demande comment l’activité du noumène peut pénétrer le phénomène qui lui est contraire, nous ferons observer que le phénomène, comme tel, n’est qu’apparence, et qu’il n’existe, en définitive, que par des groupements d’unités avec qui le noumène peut fort bien entrer en relations. 

Je me suis laissé entraîner au-delà du but et j’ai hâte de conclure. 

Kant, eu égard aux principes de l’esthétique transcendentale, devait flotter entre les deux hypothèses qu’il propose ; toutes deux paraissent inacceptables ; c’est entre l’une et l’autre qu’il faut se placer. 

La liberté est dans le temps comme l’être dans l’espace ; mais ni la liberté, au fond, n’est soumise au temps ni l’être à l’espace ; l’un et l’autre, en leur milieu, représentent l’activité pure, l’activité où ne sauraient entrer ni la continuité divisible ni la succession. 

 

M. DELBOS. — Les intéressantes observations que vient de présenter M. Evellin ont trait surtout à la difficulté qu’il y aurait de comprendre dans la philosophie kantienne une action de la liberté sur le monde des phénomènes. Cependant, en fait, Kant l’a toujours admise. Il n’a pas voulu seulement que l’on pût se la représenter théoriquement : ce qui serait, d’après lui, faire de cette action même un phénomène et, qui pis est, un phénomène déconcertant. De ce que Kant, au point de vue théorique, s’est efforcé de fonder entre le monde intelligible et le monde sensible une distinction essentielle, on conclut, peut-être à tort, qu’au point de vue pratique cette distinction subsiste ; elle subsiste sans doute, mais uniquement pour empêcher qu’on n’exprime en langage de connaissance le passage qu’accomplit la volonté du monde intelligible au monde sensible. La volonté enveloppe une raison capable, non pas de comprendre par connaissance l’origine et la filiation des actes, mais d’en être elle-même l’origine et la condition suffisante. C’est par sa causalité et par sa loi qu’elle appartient au monde intelligible, et elle n’a pas besoin de descendre pour trouver le monde sensible ; il lui suffit, pour le trouver, d’agir de façon à le conformer par ses maximes à l’idée du monde intelligible. Et, d’autre part, le monde sensible est approprié à recevoir l’action de la liberté, d’abord, comme l’explique la Typique de la Raison pratique, parce qu’il est soumis à des lois qui par leur forme d’universalité, symbolisent la loi morale universelle, ensuite, comme l’explique la Critique de la faculté de juger, parce qu’il manifeste une variété de formes empiriques qui pour être ramenées à l’unité supposent une causalité par concepts, qu’il est ouvert par là à l’influence de cette espèce suprême de causalité par concepts qui est la liberté. En somme ce qui rend parfois là-dessus la pensée de Kant difficile à saisir, c’est l’interdiction qu’il prononce de présenter en termes univoques le rapport des deux mondes, pour la spéculation et pour la pratique. Nous ne voyons pas notre volonté agir sur le monde sensible : mais nous sommes sûrs qu’elle agit, alors même que ce monde ne s’offre à la connaissance que strictement déterminé par les principes de l’entendement. 

 

M. PARODI. — Je me demande si les variations relevées par M. Delbos doivent vraiment être attribuées à une modification profonde et progressive de la doctrine kantienne de la liberté, et si elles ne s’expliquent pas suffisamment par l’oscillation, manifeste dans tous ses ouvrages, entre deux tendances différentes. M. Delbos a rapproché la chose en soi et le caractère intelligible des essences platoniciennes et de la substance spinoziste : rien de plus juste. Mais le noumène de Kant n’en reste-t-il pas très différent malgré tout ? C’est que Kant le définit essentiellement comme une notion limitative, c’est l’X inconnaissable qu’il nous faut admettre an delà des phénomènes : or, s’il essaie, par ailleurs, à s’en faire une idée positive, ne conserve-t-il pas jusqu’au bout cette conception première ? Elle me semble faire l’unité de sa doctrine de la liberté. 

Kant distingue nettement, en effet, deux sens du mot liberté : l’un, tout négatif, nous fournit la solution de la troisième antinomie, en nous permettant d’admettre quelque chose au delà du mécanisme ; liberté ne veut rien dire de plus, en ce sens, que possibilité d’une autre espèce de causalité que celle qui est soumise à la forme du temps ; de là encore la notion du caractère intelligible au-delà du caractère empirique, comme source primitive et inconditionnée de nos actes, conçue comme possible sans être donnée comme réelle ; étant hors du temps, il est défini comme immuable. — Mais, d’autre part, ce « fait de raison » unique qu’est la loi morale permet à Kant de donner un contenu à cette notion négative et vide : la liberté est alors conçue, non plus seulement comme indépendance possible à l’égard de la série phénoménale, à l’égard des motifs sensibles, mais encore comme idée d’une causalité par raison pure ; elle est le pouvoir d’agir selon la seule représentation de la loi morale ; ce n’est nullement une faculté absolue de choisir, un libre arbitre, mais, à peu près comme chez Leibniz, la détermination par la raison. Même alors cependant, le noumène, le moi intelligible et la liberté gardent leur caractère inconnaissable, non seulement dans leur relation à l’ordre phénoménal, mais en eux-mêmes : la liberté reste en un sens un « postulat » ; et rien ne nous permet d’ailleurs d’affirmer qu’elle ne puisse pas être autre chose encore que causalité de la raison législative et autonomie morale. 

Cette conception du noumène et de la liberté me semble encore impliquée dans la Religion dans les limites de la raison, et nécessaire à la rendre intelligible. Ici Kant rencontre la notion chrétienne du péché ; il trouve dans la conscience commune et, selon son habitude, accepte les idées de faute et de culpabilité absolue. De là une difficulté nouvelle : la conception positive de la liberté comme causalité de la loi morale ne suffit plus ; pour que le crime soit moralement imputable, le criminel a dû se déterminer librement à n’obéir pas à la raison ; il faut qu’il ait choisi le mal en tant que tel comme maxime de sa conduite, ou plutôt, car Kant essaie ainsi d’atténuer la difficulté, qu’il ait accepté comme maxime de subordonner les motifs rationnels aux motifs sensibles ; il faut enfin qu’il soit capable de se convertir. Tout cela est inintelligible pour nous dans l’ordre des phénomènes ; il y faut attribuer à l’homme une disposition innée à pécher, admettre un mal radical. Donc, déclare Kant, on n’en peut rechercher nulle origine temporelle, mais une origine rationnelle ; le principe doit s’en trouver hors du temps, dans la liberté. Qu’est-ce à dire, sinon que Kant se rejette ici encore sur un ordre de choses étranger au temps, inconnaissable pour nous, qui ne pouvons rien connaître que dans le temps, c’est-à-dire qu’il a besoin, plus que jamais, du caractère intelligible et du noumène. Ce qu’il est forcé de modifier pourtant, c’est la conception positive de la liberté que lui fournissait la Critique de la Raison pratique : au lieu d’apparaître comme faculté d’agir selon la loi morale seule, elle est ici faculté d’agir aussi selon la maxime du mal ; au lieu que le caractère intelligible soit immuable, en tant que non temporel, il admet ici, sinon la succession, au moins la substitution l’une à l’autre de maximes différentes, pour que la conversion soit possible. Mais c’est justement, me semble-t-il, parce que Kant ne renonce jamais ni au caractère intelligible, ni au noumène, ni à la liberté comme concepts limitatifs de la connaissance, comme possibilité d’un autre point de vue sur les choses que celui du temps et des phénomènes, que ces difficultés, insolubles sans doute, ne lui paraissent pas ruiner toute moralité ni mettre la contradiction au sein de sa doctrine. 

 

M. DELBOS. — Si M. Parodi a voulu dire qu’il y a un élément commun à tous les usages que Kant fait de la notion de liberté et que cet élément consiste dans une sorte de propriété intelligible impénétrable à l’entendement, je n’y contredis pas. Mais il n’en reste pas moins que cette propriété ne joue pas dans tous les cas le même rôle. Que signifie-t-elle, par exemple, dans la doctrine qui ouvre la Critique de la Raison pratique ? Ceci, que nous ne pouvons pas, faute d’intuition intellectuelle, déduire la loi pratique de la liberté, que nous devons au contraire, pour affirmer la liberté, nous appuyer sur la conscience de la loi. Que signifie-t-elle dans la conception de la liberté comme postulat ? Ceci, que nous devons attribuer à notre volonté la puissance efficace de produire la vertu, sans que nous puissions représenter théoriquement la possibilité de cette puissance. Que signifie-t-elle dans la doctrine du caractère intelligible ? Ceci, qu’il est aussi vain de se demander pourquoi nous n’avons pas par notre caractère intelligible déterminé autrement les phénomènes que de se demander pourquoi l’objet transcendental de notre intuition sensible externe ne donne que l’intuition dans l’espace, et pas une autre. Que signifie-t-elle enfin dans la doctrine du mal radical et de la régénération ? Ceci, qu’il n’y a pas lieu de conditionner par quelque autre raison, qui prétendrait inutilement l’expliquer, l’acte, comme tel intelligible, en vertu duquel nous avons adopté une maxime de conduite plutôt qu’une autre. Je vois donc bien avec M. Parodi que dans l’idée du noumène inconnaissable on peut faire se rejoindre toutes les significations données par Kant au concept de la liberté ; mais je crois que l’on fait tort à la clarté de sa pensée en ne relevant pas les différences de ces significations. Et je maintiens aussi, pour ne pas insister davantage, que la doctrine exposée dans la Dialectique transcendentale est chargée de conceptions venues de la métaphysique traditionnelle, qui dans la suite se dissiperont devant une conception plus criticiste, plus immanente, de la causalité de la raison. 

Peut-on prétendre que Kant, en admettant la liberté comme faculté d’agir par la seule représentation de la loi, ait admis à peu près comme Leibniz qu’elle consiste uniquement dans la détermination par la raison ? J’en doute, ou, pour parler plus sincèrement, je ne le crois pas. C’est là certainement une interprétation très plausible de sa pensée, qui fut soutenue de son vivant par quelques-uns de ses partisans, mais qui fut aussi combattue par d’autres, tels que Reinhold (V. ses Lettres sur la philosophie kantienne, 1790-1792, t. II, 8e lettre). Reinhold s’élève contre ce déterminisme de la raison pratique, qui ne lui paraît pas plus vrai que le déterminisme leibnizien, et il estime que la doctrine de Kant est ainsi faussée. Au fait, même dans les endroits où Kant a le plus fortement exprimé l’union intime de la liberté et de la loi, il a toujours admis plus ou moins explicitement la possibilité d’une action contraire à la loi, dans laquelle notre liberté serait également engagée. Tandis que chez Leibniz la raison détermine la volonté par l’objet qu’elle représente, ici, la loi rationnelle, au lieu de passer d’elle-même à l’acte, se réalise par l’acte ; êtres finis, nous n’avons pas une nature qui spontanément se conforme à la raison, et qui s’y conforme même sous les apparences en partie illusoires de l’action mauvaise ; c’est par décision et par choix seulement que nous pouvons agir d’après elle, c’est-à-dire que nous pouvons également agir contre elle. La doctrine kantienne, pour ce qui est de notre volonté proprement dite, semble bien être une doctrine du libre arbitre, non pas sans doute dans le sens où une action particulière donnée serait sans motifs et sans causes, — à ce titre elle rentre dans le mécanisme de la nature, — ni non plus dans le sens où l’action à son origine serait sans maxime, — car le propre de la volonté, c’est d’agir toujours d’après une règle, — mais dans le sens où l’acte intelligible par lequel nous choisissons une maxime ne peut pas, sans se détruire, se conditionner en quelque sorte par derrière lui. Au reste, la conception du mal que Kant avait déjà présentée dans ses Conjectures sur le commencement de l’histoire de l’humanité, et qui est une esquisse de la doctrine du mal radical exposée dans la Religion, serait en désaccord essentiel avec une interprétation quasi leibnizienne de la pensée de Kant.


[1] Il s’agit de Gustave Belot, Henri Bergson, Léon Brunschvicg, Albert Bazaillas, Louis Couturat, Emile Chartier (Alain), Lionel Dauriac, Victor Delbos, P. Desjardins, Charles Dunan, Victor Egger, François Evellin, Elie Halévy, Jules Lachelier, Henri Lachelier, André Lalande, Paul Landormy, Xavier Léon, sans doute Edouard Le Roy, Lucien Lévy-Bruhl, Dominique Parodi, Pierre-Félix Pécaut, Frédéric Rauh, Georges Sorel. (BG)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 10:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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