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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Victor DELBOS, “Le kantisme et la science de la morale.” Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1900 (VIIIe année), pp. 135-144. Une édition numérique de Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).

Victor DELBOS 

« Le kantisme et la science de la morale » 

Revue de Métaphysique et de morale, 1900. 

 

Leçon faite à l’École de Morale le 2 février 1900. 

 

C’est devenu un lieu commun d’objecter à la morale de Kant son formalisme ; et l’objection, fondée primitivement sur des raisons logiques, sur l’impossibilité de retrouver, à partir d’un principe purement formel, des déterminations concrètes, semble tenir une force plus grande encore et plus décisive des efforts qui sont faits dans tous les sens pour constituer par d’autres voies une science positive de la morale. Il ne saurait être question de contester la légitimité de ces efforts, ni l’intérêt des résultats auxquels ils peuvent aboutir : on voudrait seulement se demander s’ils doivent nécessairement supprimer le genre de problème que Kant a posé, surtout le genre de méthode qu’il a pratiqué. 

Et d’abord, on se méprend peut-être sur le sens du mot formalisme quand on l’emploie couramment pour désigner la doctrine kantienne : cette simple désignation paraît déjà accompagnée de toutes les méfiances qu’éveille aujourd’hui chez les esprits cultivés l’usage ordinaire du mot. Appeler la morale de Kant une morale formelle, c’est comme admettre sans discussion ou qu’elle est vide de tout contenu réel, ou qu’elle est une construction arbitraire de l’esprit. Le seul moyen de combattre ce préjugé, c’est de tâcher de démêler le sens principal dans lequel la morale de Kant peut être dite formelle, ainsi que les raisons intrinsèques de cette dénomination. 

Je reconnais d’ailleurs qu’il est mal aisé de définir d’une façon simple l’objet que Kant a poursuivi, lorsque, après avoir donné dans la Critique de la Raison pure et dans les Prolégomènes une double formule de sa pensée définitive, il a tracé le plan d’une Métaphysique des mœurs. Quel est le souci chez lui prédominant ? Est-ce celui de justifier dans toute sa rigueur pratique l’idéal de la bonne volonté, le devoir ? Est-ce celui de déterminer dans toute leur rigueur théorique les conditions d’une science certaine de la moralité ? On saisit très bien que pour lui ces deux sortes de questions sont intimement connexes, que notamment une inexacte conception de la morale comme science favorise l’abdication de notre volonté, au profit des penchants sensibles, les arguments qui établissent la fausseté logique de certains systèmes se confondent sans cesse avec les arguments destinés à en établir l’insuffisance morale ; et quand même il serait impossible de justifier entièrement la connexion de ces deux séries de raisons, à coup sûr la personnalité de Kant suffirait à nous expliquer qu’un même fond de pensée se soit traduit dans son œuvre par des principes, également et indissolublement rigoureux, de discipline théorique et de discipline pratique. 

C’est donc sans doute une abstraction que je suis forcé d’opérer dans la doctrine de Kant, lorsque, suivant mon but, j’en isole les facteurs méthodiques des hautes intuitions morales dont elle procède pour une si large part ; mais à cette abstraction je suis autorisé par Kant lui-même, qui n’a jamais admis que des conclusions fussent philosophiquement fondées sans la justification de la méthode qui y conduit, et qui en outre, à maintes reprises, s’est efforcé de définir et d’expliquer le procédé à suivre pour l’établissement d’une science de la morale. 

À ce point de vue, la meilleure formule du problème dont nous cherchons dans le kantisme la solution est peut-être la suivante : quelles sont les conditions qui rendent possible la vie morale comme objet de connaissance ? Enoncé qui ne fait que reprendre, en l’appropriant à un autre objet, la formule dont Kant a usé ailleurs : quelles sont les conditions qui rendent possible la nature comme objet de connaissance ? 

Or, si je rapproche ces deux énoncés, c’est pour laisser entendre dès à présent que le formalisme de Kant en morale pourrait bien n’être essentiellement qu’une application de cette doctrine générale qui, dans les Prolégomènes, a reçu officiellement le nom d’idéalisme formel et dont je voudrais tâcher de mettre en relief la signification et la portée méthodologiques. 

L’idéalisme formel répond à un problème plutôt philosophique à coup sûr que scientifique, mais à un problème philosophique que l’on peut dire positif. Dans son article sur Kant et dans ses leçons de la Sorbonne, M. Boutroux a montré excellemment que le point de départ de la spéculation kantienne est dans la science et la moralité considérées comme des faits ; et cela implique d’abord que la science est acceptée comme science, la moralité comme moralité, sans qu’il y ait lieu ni d’en atténuer ni d’en transposer les caractères spécifiques, que ni l’une ni l’autre ne peuvent être construites dans leurs données, ni réduites à autre chose qu’elles. Mais en elles il doit y avoir nécessairement la raison de ce qui les constitue, de ce qui leur confère le droit de porter leur nom, de ce qui les empêche de se perdre ou de se dissoudre en des réalités ou en des apparences étrangères à leur nature. C’est à découvrir cette raison que doit tendre l’esprit qui veut les expliquer complètement. Il ne le peut, selon les exigences qui ont été définies, qu’en pratiquant une analyse spéciale qui dégage de leurs déterminations multiples et variables leur principe déterminant, c’est-à-dire de leur matière leur forme. À les considérer uniquement dans leurs données particulières et dans les lois immédiates de ces données, la science et la moralité ne seraient que des groupes d’états de conscience, sans valeur systématique, sans objectivité : ce qui les convertit en science ou en moralité, c’est ce qu’il y a en elles de formel, en d’autres termes la nécessité d’être ordonnées sous des lois. La forme, c’est donc la condition suprême d’unité, d’objectivité, de détermination, condition immanente au conditionné, et d’où le conditionné tire, non pas assurément son existence, mais son aptitude à être compris par le jugement d’expérience et par le jugement moral. 

Que ces deux sortes de jugement se produisent dans des conditions empiriques, possibles et utiles à établir, c’est ce que ne conteste pas la méthode kantienne, exactement interprétée ; si elle se distingue des procédés d’explication génétiques et psychologiques, ce n’est pas parce qu’elle en limite, dans leur domaine propre, la puissance d’investigation ; c’est parce qu’elle suppose que la vérité de l’expérience scientifique et de la conscience morale consiste non pas dans les circonstances plus ou moins déterminantes de leur fonctionnement matériel, mais dans ce qui fait d’elles, en dehors de tout devenir, des fonctions de l’esprit ; elle implique, autrement dit, que des lois du développement de la science et de la moralité ne sont pas les lois de la science même, de la moralité même. Elle ne vise donc pas à découvrir par quels moyens et à quels moments la science et la moralité ont fait leur entrée dans notre pensée ; elle reste, en fin de compte, indifférente à la question de savoir si les données principales en sont innées ou acquises ; ce qu’elle se propose avant tout, c’est d’expliquer sous quelles conditions fondamentales certaines modalités de notre vie psychologique s’objectivent légitimement ici en science, là en moralité. 

En ce qui concerne la science, nous savons comment l’analyse métaphysique de l’expérience, en isolant de la matière la forme du connaissable, nous permet d’en comprendre la certitude objective ; elle nous permet de dire, par exemple : sans ce principe, que tout fait perçu est rapporté à quelque fait antérieur qu’il suit selon une règle universelle, jamais un jugement de perception ne peut avoir la valeur d’une expérience. En ce qui concerne la moralité plus particulièrement, comment une analyse de ce genre est-elle applicable ? 

Elle est appliquée, en fait, avec une extrême rigueur, dans l’Établissement des Principes de la Métaphysique des mœurs, où constamment se manifeste le souci de la distinguer des procédés d’explication inexacts et hybrides qui rapportent la moralité à des tendances ou à des fins plus ou moins concrètes de la nature humaine, mais qui négligent d’en définir la loi essentielle. Elle s’y oppose spécialement à toute intrusion de données ou de méthodes psychologiques, afin de dégager « l’idée et les principes d’une volonté pure possible, non les actions et les conditions de la volonté humaine en général ». C’est en retirant, par décomposition, de la conscience morale commune ce qui en est la forme, ce qui lui permet de prétendre en droit à l’objectivité, qu’elle découvre l’idée d’une législation universelle pratique pour tous les êtres raisonnables. Mais où cette méthode est peut-être le mieux exposée, avec des comparaisons qui l’éclaircissent bien, si l’on n’oublie pas que ce sont seulement d’approximatives analogies, c’est dans la conclusion de la Critique de la Raison pratique. Kant vient d’écrire la phrase si souvent citée : « Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours nouveaux et toujours croissants à mesure que la réflexion y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». Et voici ce qu’il ajoute : « Ces deux choses, je n’ai pas besoin de les chercher et de les deviner comme si elles étaient enveloppées de nuages ou situées hors de mon horizon, dans une région inaccessible ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. De la place que j’occupe dans le monde extérieur, je suis en rapport, dans l’immense espace, avec les systèmes célestes dont l’innombrable multitude réduit infiniment l’importance de la créature animale que je suis. D’un autre côté, mon moi, ma personnalité, me font participer d’un monde invisible, qui possède l’infinité véritable, et dont la loi suprême m’affranchit de la vie sensible et animale pour me conférer, par delà les limites de l’existence terrestre, une destinée sans fin. Mais si l’admiration et le respect peuvent nous exciter à l’étude de ces choses-là, ils ne sauraient en tenir lieu. Comment donc entreprendre utilement cette étude ? Il y a ici des exemples qui peuvent servir d’avertissement, d’autres qui peuvent servir de modèle. La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus splendide que les sens de l’homme puissent se proposer, que son entendement puisse comprendre, et elle a fini par l’astrologie. La morale a commencé par la mise en valeur des attributs les plus nobles de la nature humaine, et elle a fini par l’exaltation mystique ou la superstition. Qu’a-t-il fallu pour substituer aux rêveries astrologiques une science certaine ? Inaugurer et appliquer une méthode qui réduisît l’objet de la contemplation à des éléments exactement définis. La chute d’une pierre, le mouvement d’une fronde, décomposés dans leurs éléments, dans les forces qui s’y manifestent, et mathématiquement traités, ont abouti à cette connaissance claire du système du monde, immuable désormais dans ses fondements, que de nouvelles observations pourront étendre sans jamais la renverser. C’est par une opération analogue qu’il faut analyser les jugements moraux : il faut les décomposer, eux aussi, dans leurs concepts élémentaires. Seulement la méthode à suivre est analogiquement plus proche de la méthode du chimiste que de celle du mathématicien, évidemment inapplicable ici. Il faut, par des essais réitérés sur des jugements moraux, tendre à la séparation de l’empirique et du rationnel, du matériel et du formel, non pas certes pour en découvrir le contenu le plus général, mais pour en établir la condition nécessaire, la condition qui fait qu’indépendamment de toute application particulière ils ont le droit d’être prononcés. Sous quel principe fondamental pensons-nous lorsque nous portons un jugement moral ? Telle est la question qui doit être résolue par là : question qui ne peut à coup sûr être résolue comme s’il s’agissait de comparer, pour les ramener à des types généraux, les appréciations de la conscience morale commune ; question qui exclut par conséquent toute tentative pour déduire de la matière de nos jugements pratiques la possibilité et la légitimité de ces jugements. Avant qu’il y ait dans Kant une morale formelle selon l’acception courante, il semble qu’il y ait une science de la morale, qui, comme explication suprême et systématique de la moralité, n’est qu’une extension de son idéalisme formel. 

Le principe constitutif du jugement moral, tel que le révèle l’analyse que nous venons de définir, c’est, vous le savez, l’idée d’une législation universelle à réaliser par la volonté dans chacune de ses maximes : idée, remarque Kant, analogue à cette idée d’une connexion des choses fondée sur les lois, qui est l’élément formel d’une nature en général ; si bien que l’ordre créé par la volonté jugée bonne est objectif comme un ordre de la nature. Cette idée d’une législation universelle pratique est susceptible de recevoir un contenu, mais un contenu encore tout formel, en ce sens qu’un ordre de la nature établi par des volontés impose comme restriction à toutes les fins subjectives le respect de ce qui est le sujet de toutes les fins possibles, de la personne. Enfin l’idée de la personnalité, qui comme objet de respect n’est considérée que négativement, reçoit une acception positive dès qu’elle est conçue comme la société des êtres raisonnables, réciproquement et systématiquement liés par la législation universelle dont ils sont, pris à part et ensemble, les auteurs. La conception d’une société de personnes réunies par des lois objectives communes, ou comme dit Kant, d’un règne des fins, est la condition formelle de la possibilité et de la légitimité du jugement moral, tout comme le principe de causalité est la condition formelle de la possibilité et de la légitimité du jugement d’expérience. Telles sont les conclusions principales auxquelles Kant est conduit par l’application de sa méthode. 

De cette méthode, librement comprise, qu’est-il permis encore de penser et d’attendre ? 

Elle ne serait inutile que si toute prétention cessait, avouée ou non, de fournir une explication systématique complète de la vie morale. Elle n’a pas assurément à limiter les recherches qui peuvent être faites pour établir soit des relations déterminées entre les divers phénomènes moraux, pris comme tels, soit des corrélations plus ou moins définies entre les phénomènes moraux et des phénomènes d’un ordre plus ou moins voisin. Mais comme cette méthode a servi à critiquer le dogmatisme qui faisait correspondre des choses en soi aux démarches de la pensée au lieu d’analyser les conditions de ces démarches, elle peut servir encore à critiquer ces formes récentes de dogmatisme qui s’imaginent aboutir à une connaissance objective de la moralité en la faisant dépendre de choses d’une autre nature, au lieu d’en analyser les conditions. On a cru, par exemple, que l’on rendrait entièrement raison de la moralité, si on la ramenait à ce fait positif qu’est l’existence de la société. Dès qu’on ne s’est pas borné à reconnaître un rapport très général entre société et moralité, il a fallu naturellement découvrir tel fait social caractéristique dont l’évolution marquât l’évolution des sentiments moraux et des tendances morales. Une doctrine que vous connaissez bien, et qui a été soutenue avec une rare vigueur d’esprit, considère la division du travail comme le facteur essentiel de tout progrès moral et juridique ; et je crois bien en effet qu’à prendre les choses en gros on peut apercevoir des relations entre certains effets de la division du travail et l’apparition ou le développement de certaines façons d’agir ou d’apprécier l’action. Tout de même on peut se demander si l’idée de la division du travail social a été suffisamment dégagée de toute confusion. La simple adjonction de ce terme « social » à la formule usuelle de la division du travail pourrait apparaître comme la solution préalable d’un problème important, qui est précisément de savoir dans quelles conditions et sous quelle forme un travail devient social. Le problème, je le répète, pourrait à la rigueur être écarté comme oiseux, si l’on voulait se borner à marquer des variations corrélatives entre deux séries de phénomènes ; un empirisme conscient de lui-même peut dans une certaine mesure se contenter de la considération en bloc de choses où une analyse de concepts trouverait à distinguer. Mais ici il semble bien que l’on prétende à une science systématique complète de la vie morale fondée sur la division du travail social, conçue comme principe. Dès lors peut-on dire que la division du travail soit un fait social, par elle-même, sans médiation aucune ? Dans un livre remarquable, tout pénétré d’esprit kantien, Économie et Droit d’après la conception matérialiste de l’histoire (Wirtschaft und Recht nach der materialistischen Geschichtsauffassung), M. Stammler marque précisément avec beaucoup de force l’équivoque, au regard d’une science exacte, du phénomène économique de la division du travail. Il se peut que l’on considère dans la division du travail certains avantages qu’elle engendre, un accroissement d’habileté chez le travailleur adonné à une tâche spéciale, une moindre dépense d’efforts et de temps, de toute façon une plus grande satisfaction assurée aux besoins humains. Mais, étudiée à ce point de vue, elle est un simple fait de technique, qui ne détermine en rien la condition des personnes dans la société, qui peut s’accommoder de régimes sociaux extrêmement divers ; elle est uniquement un mode de l’action par laquelle l’homme approprie la nature à ses fins. Comment donc pourrait-elle être avec l’institution juridique dans un rapport de cause à effet ? La division du travail ne devient un phénomène social que lorsqu’elle est une coopération soumise à des règles, tout spécialement à des règles juridiques. C’est l’imposition de ces règles qui, selon une relation de forme à matière, transforme le fait économique brut en fait économique social ; la matière de la vie sociale, c’est l’action des hommes en commun pour la satisfaction de leurs besoins, quels qu’ils soient ; la forme, c’est le régime juridique sous lequel cette action s’accomplit. Si l’on ne veut pas rester dans le domaine de la simple technologie, si l’on prétend instituer une science de la société, la matière ne peut être déterminée sans la forme. C’est la règle qui rend la société intelligible en fin de compte. 

Or, s’il est apparemment légitime de chercher à établir des rapports entre les phénomènes sociaux comme on cherche à établir des rapports entre les phénomènes naturels, il l’est sans doute moins de vouloir en systématiser l’explication en dehors de l’analyse des conditions formelles qui les rendent déterminables pour la pensée. La tendance à fonder une conception complète de la société humaine sur la généralisation de telle ou telle partie de son contenu matériel ne saurait aboutir qu’à une ontologie sociale, – qui à beaucoup ne peut dire rien qui vaille. Ce qui se passe dans la société n’explique pas mieux finalement la société que ce qui se passe dans l’expérience n’explique l’expérience. La société n’est concevable que sous l’idée d’un système de règles, exprimées ou tacitement admises, qui définissent les rapports entre les personnes ; un phénomène qui n’est pas compris sous cette idée n’est pas social, pas plus qu’un phénomène imaginé hors de l’empire du principe de causalité n’est un phénomène physique. Loin donc qu’il faille considérer l’institution juridique comme le simple signe ou le simple effet d’un certain mode de l’activité sociale, il faut plutôt en faire la raison déterminante. Il n’est peut-être pas inutile de redire en quel sens. Certes la nature et l’état de la technique circonscrivent les conditions dans lesquelles les hommes vivent et produisent : mais ce ne sont là, au regard de la vie sociale concrète, que des possibilités qui ne la déterminent pas en elle-même : ce qui la détermine spécifiquement, c’est la constitution, implicite ou explicite, de règles auxquelles obéit l’action en commun. Que les phénomènes sociaux, définis de la sorte, soient, dans leur évolution, empiriquement conditionnés, qu’ils soient susceptibles de manifester entre eux des relations régulières, plus ou moins analogues aux relations causales des phénomènes naturels, on ne le conteste point : ce que l’on conteste, c’est la valeur de certains postulats dogmatiques, selon lesquels l’attribut « social » serait adhérent à des choses, à peu près comme l’étendue est supposée adhérente aux corps. Songez bien, en effet, qu’à parler rigoureusement, la société n’existe pas, si l’on entend par là une réalité ou une qualité donnée en fait, saisissable comme objet particulier d’expérience. La société, c’est la façon dont nous concevons l’ensemble des actions qui mettent en rapport l’homme avec l’homme, et cette conception ne peut être mieux qu’une représentation subjective, elle ne peut être véritablement fondée que si l’ensemble des règles auxquelles ces actions sont soumises apparaît comme l’expression d’un principe d’unité fondamental. Apercevoir un ensemble d’actions humaines sous la forme de la société, c’est admettre une nécessité, immanente à ces actions mêmes, de se régler de plus en plus sur autre chose que sur des mobiles subjectifs, ou, pour mieux dire, de s’offrir sous l’aspect qui représente le mieux des rapports objectifs entre les personnes, en d’autre termes sous l’aspect du droit ou des substituts du droit. Expression relativement formelle de la vie sociale, le droit est le lien qui la rattache à ce qui en est la condition absolument formelle, à savoir la conformité à une loi. Or que peut être cette loi, sinon la pensée qu’un ordre des volontés se constitue par un système de rapports objectivement valables, grâce auquel chacun accepte les fins d’autrui, non pour leurs effets matériels, mais pour leur accord avec l’ordre même ? Qu’est-ce donc, sinon la conception, dégagée par Kant, d’un ordre objectif des volontés, d’un règne des fins ? 

Nous voici donc ramenés par l’examen de méthodes et de doctrines qui sont en opposition bien nette avec le kantisme, à la justification du formalisme kantien, tel que nous l’avons interprété. L’idée d’une société des êtres raisonnables, que Kant montrait impliquée dans le jugement moral pour en fonder la possibilité, reste précisément la condition d’intelligibilité des phénomènes sociaux eux-mêmes, dès que l’on tend à les expliquer non seulement dans leur évolution, mais dans leur réalité vraie. Cette idée n’est l’objet d’aucune intuition ; ce n’est pas une donnée de fait ; c’est une raison pour comprendre. J’ajoute, pour exprimer des réserves que je juge utiles, qu’elle n’implique pas, sinon en vertu de postulats qui en dépassent la portée, la nécessité pratique de sa réalisation à tel ou tel degré, tel ou tel moment, qu’elle n’autorise directement aucune philosophie de l’histoire qui tenterait de la mettre sous les yeux, et ne serait ainsi qu’un empirisme transcendant ; les conditions mêmes dans lesquelles elle peut être un idéal pratique comportent sans doute une philosophie de l’action moins sommaire que la théorie kantienne de la liberté et moins exactement modelée sur la philosophie de la connaissance. 

Mais, en son sens général, la méthode kantienne me paraît encore indispensable pour dégager ce qui est la vérité d’un ordre de choses à connaître. Elle défend d’abord la pensée contre cette métaphysique inconsciente, si prompte à s’insinuer sous les apparences de la science positive, à convertir en principes absolus d’explication des données matérielles relatives. D’un autre côté elle cherche la vérité des choses à connaître hors des apparences qui nous affectent, elle fonde l’objectivité essentiellement sur la conformité à la loi. Et il n’est pas sans intérêt peut-être de constater, au moment où l’on travaille à rendre compte de tous les phénomènes de l’activité pratique par des conditions sociales, qu’elle a qualité pour poser cette question ; qu’est-ce qui fait que la société peut être comprise comme telle ? Or, selon l’esprit qui l’anime, elle ne saurait se contenter de cette conception sociologique qui fait de la société le lieu de rencontre de façons d’agir empiriquement imaginées et empiriquement propagées : elle nous confirme, à l’encontre de certains essais de psychologie sociale, dans ce sentiment qu’il y a, indépendamment des dispositions individuelles et des influences d’individu à individu, un ordre de la société qui en fait la vérité. Mais elle exclut aussi cette conception sociologique qui traite la réalité sociale comme une chose, caractérisée pour ainsi dire par elle-même, hors de la loi formelle qui fonde, pour l’action des hommes en commun, la nécessité d’être soumise à des règles. Elle définit l’objectivité de la vie sociale par le principe d’unité qui la rend susceptible d’une connaissance déterminée. Dès lors, n’est-il pas permis de concevoir que si la sociologie a fortement exprimé le besoin de systématiser toutes les sciences concernant l’activité morale et sociale de l’homme, ce besoin ne sera satisfait, selon les légitimes exigences de la pensée critique, que par un genre de méthode et de discipline intellectuelle qui soit à l’égard de ces sciences, librement constituées et librement développées, comme une théorie générale de la connaissance ?



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 10:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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