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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Victor DELBOS, “Les harmonies de la pensée kantienne d’après la Critique de la Faculté de juger.” Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1904 (XIIe année), pp. 551-558. Une édition numérique de Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).

Victor DELBOS 

« Les harmonies de la pensée kantienne
d’après la
Critique de la Faculté de juger » 

Revue de Métaphysique et de morale, 1904.

 

Lecture faite à la Société française de philosophie le 26 mars pour la Séance commémorative du centenaire de la mort de Kant.  

 

Devant parler de la Critique de la Faculté de juger, m’excuserai-je d’avoir cru qu’il conviendrait mieux au caractère de cette séance commémorative, de laisser de côté les délicats problèmes d’interprétation qu’elle soulève, pour voir en elle ce que, somme toute, elle est bien : à savoir, parmi les grands ouvrages de Kant, celui qui nous représente le plus fidèlement certains traits essentiels de son génie philosophique, et qui nous développe dans leur union la plus visible certains thèmes généraux de sa pensée. Cette dernière des trois Critiques, si elle reste, par sa forme, symétrique des précédentes, n’en est pas moins, par son contenu, d’une inspiration plus large et plus conciliante, plus susceptible aussi d’un sens « populaire ». Elle a cet intérêt, de n’avoir pas seulement travaillé à combler une lacune dans le système, mais de nous offrir encore en un tableau d’ensemble des conceptions produites par Kant à des moments divers de son évolution philosophique, et demeurées à ses yeux des acquisitions légitimes de son esprit ou des expressions importantes de la vérité. Elle nous rappelle en tout cas que, chez Kant, le Critique qui « isole » les différentes facultés et qui « limite » strictement l’usage des concepts a laissé subsister le Philosophe qui aspire à une conception harmonieuse du Tout, qui ne peut se satisfaire que par une Weltanschauung.  

Les deux idées qui sont le principal objet de la Critique de la Faculté de juger, l’idée de finalité et l’idée de beauté, ne s’étaient pas jusqu’alors offertes ensemble aux recherches de Kant, et si elles sont ici rapprochées, c’est moins assurément par le lien plus ou moins factice de certaines définitions abstraites que par la fonction commune qu’elles remplissent d’intermédiaires entre la connaissance scientifique et la moralité. 

La connaissance scientifique proprement dite repose sur le mécanisme cette conception a inspiré Kant dès ses premières entreprises intellectuelles, et elle est restée intacte à travers les différentes vicissitudes de sa pensée. Elle l’a inspiré, disions-nous : c’est en effet pour avoir été comprise dans toute son extension qu’elle lui a suggéré dans son Histoire générale de la nature et théorie du ciel sa doctrine de l’origine de l’univers, la première en date sans doute des hypothèses qui, classées sous le titre d’hypothèses de la nébuleuse, exposent une cosmogonie évolutionniste. La façon même dont Kant critique ici l’œuvre de Newton, tout en voulant d’ailleurs surtout la compléter, nous instruit déjà de l’esprit dans lequel il conciliera les divers intérêts de l’âme humaine comme Newton, il est animé de convictions religieuses profondes ; mais il n’admet pas que les croyances les plus justes imposent à la science des restrictions à l’intérieur de son domaine propre ; il tient à la fois pour possible et pour nécessaire d’étendre jusqu’au problème des origines, de pousser donc jusqu’au bout, contre toute hésitation et contre tout scrupule, l’explication naturelle de l’univers. Quand on considère l’univers au point de vue de la matière et du mouvement, substituer Dieu à des causes mécaniques, mathématiquement calculables, c’est, observe-t-il, « une triste résolution pour un philosophe ». Si donc le mécanisme souffre des limitations, c’est d’abord parce qu’il ne contient pas en lui-même son principe, mais c’est aussi parce que nous voyons se produire dans l’univers des phénomènes qui ne peuvent pas être considérés par nous uniquement au point de vue de la matière et du mouvement : les phénomènes de la vie. On peut dire à bon droit : « Donnez-moi la matière, j’en ferai sortir un monde ». On ne peut pas dire : « Donnez-moi la matière, je vais montrer comment un être vivant, une simple taupe, peut en sortir ». Non qu’il faille pour cela proclamer l’impuissance du mécanisme à rendre raison de la vie ; mais telles sont nos facultés humaines, que nous ne pouvons pas par des causes mécaniques expliquer « clairement et complètement » la production du moindre être organisé, comme nous pouvons expliquer la formation des corps célestes et leurs mouvements. 

Voilà ce que Kant redit, avec une précision nouvelle, dans la Critique de la Faculté de juger. Rien ne limite le droit que nous avons de poursuivre indéfiniment une explication mécanique de toutes les productions de la nature ; l’intérêt de la science nous commande même de la poursuivre. Une raison seulement s’oppose à ce que nous puissions jamais nous flatter de l’avoir pleinement atteinte : c’est l’impossibilité où nous sommes, nous autres hommes, de déterminer le principe dont se déduirait cette unité des lois empiriques particulières sans lesquelles la vie est inintelligible. Dans un être vivant, les parties sont des organes qui se produisent réciproquement les uns les autres, et qui, dans leur existence comme dans leur forme, sont conditionnés par le tout qu’ils engendrent. Or il n’y a qu’un entendement intuitif qui soit capable d’une connaissance déterminant les parties par le tout. À dire vrai, l’entendement humain — et de là vient l’illusoire prétention du mécanisme à se considérer comme une explication absolue — possède bien un mode de représentation dans lequel le tout préexiste aux parties, la représentation de l’espace ; mais l’espace n’est que la condition formelle de la perception des phénomènes sensibles, non un principe réel des productions de la nature. Notre entendement ne peut donc fournir une connaissance achevée des phénomènes de la vie ; mais ne pouvant pas admettre non plus que ces phénomènes cessent d’être intelligibles là où ils cessent pour nous d’être mécaniquement explicables, il garde le droit d’en juger par réflexion, c’est-à-dire de supposer que ce qui est contingent par rapport à lui-même dans les lois empiriques particulières de la nature et de la vie, renferme cependant en soi une unité comme si une intelligence l’avait disposé. C’est là ce que signifie, dans l’usage légitime que nous en pouvons faire, le principe de finalité ; il consiste à nous représenter, non pour en tirer une connaissance, mais pour en satisfaire notre entendement, des groupes de phénomènes particuliers sous l’idée du tout. Cependant, loin qu’ainsi compris, le principe de finalité entrave l’usage scientifique des conceptions mécanistes, il l’autorise plutôt et le stimule jusqu’au point où ces conceptions manqueraient à leur rôle, qui est de nous fournir des explications déterminées et saisissables dans l’intuition sensible ; elles ne sauraient jamais nous représenter l’origine absolue de la vie ; mais elles peuvent, par exemple, intervenir pour interpréter les données de l’anatomie et de la morphologie comparées dans le sens de la réduction de toutes les espèces à un type unique primitif dont elles seraient issues ; comme il avait ailleurs annoncé Laplace, Kant paraît pressentir ici Lamarck et Darwin. En tout cas, la notion de finalité ne saurait pas plus gêner l’extension légitime du mécanisme qu’elle n’en saurait elle-même être gênée ; toujours acceptée par Kant, mais tenue en garde aussi contre les abus de l’anthropomorphisme, puis du dogmatisme, cette notion sert ici surtout à nous faire comprendre comment la liberté peut agir au sein même de la nature : dans un monde où nous devons, pour contenter notre intelligence, rapporter la causalité de certaines productions à des concepts, il peut y avoir place pour cette causalité par purs concepts qui est la liberté ; que la liberté soit en elle-même supra-sensible : elle n’est pas surnaturelle. 

Pareillement la pure moralité se lie au sentiment par la beauté. L’idée d’un accord intime entre la moralité et la beauté a été suggérée à Kant par la lecture des Anglais, notamment de Shaftesbury, de Hutcheson, de Hume ; elle est le fond de ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, parues en 1764. La véritable vertu, y disait-il, loin de s’appuyer sur des règles spéculatives, se ramène à un sentiment, le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine. Ce sentiment atteint au sublime, quand l’homme en fait un principe de conduite, universel dans sa portée et invariable dans son application. C’était donc une conception plutôt esthétique de la moralité qui nous était alors offerte. La Critique de la Faculté de juger atteste que cette conception a pour une bonne part subsisté dans l’esprit de Kant, seulement pour y être mise à son rang. La beauté n’est sans doute pas identique à la moralité, rigoureusement définie comme elle doit l’être, et isolée en son essence de tout ce qui n’est pas elle ; mais la beauté est le symbole de la moralité ; car en montrant à l’homme comment l’imagination peut librement s’accorder avec l’entendement, elle lui rappelle que la volonté peut, elle aussi, librement s’accorder avec la loi pratique de la raison. Aussi la culture esthétique a-t-elle une extrême importance pour le développement de l’être humain que nous sommes ; au lieu de remplir nos facultés de préceptes, elle les exerce par ces connaissances propédeutiques qu’on appelle humaniora, sans doute parce que humanité signifie sentiment d’universelle sympathie en même temps que puissance de communication universelle. Elle n’a donc pas seulement l’avantage de produire et d’entretenir pour une part, par delà les limites de l’animalité, la vie sociale ; elle fait se pénétrer les classes les plus cultivées et les classes les plus incultes de la société ; elle relie la civilisation à la nature. Humaine en ses effets, la beauté est humaine aussi en ses expressions les plus hautes et en son principe : seul, nous dit Kant, l’être qui peut déterminer ses fins, ou, quand il les reçoit de la nature, les mettre en accord avec ses propres fins essentielles, et juger esthétiquement de cette harmonie, seul l’homme est capable d’un idéal de la beauté, de même que l’humanité en sa personne est capable de perfection. En outre la Critique de la Faculté de juger, tout en distinguant le goût du génie et en voulant limiter le génie par le goût, applique au goût ce que Kant avait découvert du génie, c’est-à-dire qu’il le considère comme un libre jeu de l’imagination et de l’entendement se proportionnant l’un à l’autre sans s’imposer l’un à l’autre. Par là s’accomplit en nous la plus parfaite unité de la nature humaine, en même temps que se symbolise le principe inaccessible où se concilient la nature et la liberté. Quant au sublime, il n’est proprement esthétique que parce qu’il traduit en des formes sensibles la conscience de notre destination morale et l’incommensurable valeur de la personne : traduction d’ailleurs impuissante par laquelle l’imagination tente de se hausser jusqu’à la raison sans y atteindre. Toujours est-il que le développement de nos facultés esthétiques présente ce que Kant appelle un intérêt moral par alliance. Le « rigorisme » kantien ne va donc, au fond, qu’à définir en termes de raison pure uniquement le principe et les maximes de la moralité ; mais loin d’exclure le sentiment de la vie morale, Kant l’invoque plutôt toutes les fois que le sentiment peut créer en l’homme des dispositions favorables à la moralité ; et le sentiment esthétique est de cette sorte. Ce n’est pas trahir Kant que de lui prêter un impératif comme celui-ci, subordonné seulement à l’impératif de la loi : Cultive en toi le sentiment de telle façon qu’il devienne capable de mieux représenter et de mieux réaliser sous les espèces de la beauté un idéal communicable à tous les hommes. 

Cependant pas plus que la moralité ne rejette, chez Kant, ni l’action réelle sur la nature, ni même un certain concours de la nature, elle n’abroge, au nom de la souveraineté absolue de la loi, les autres fins que l’homme par nature se propose. Kant n’a jamais prétendu que toutes les valeurs humaines dussent être absorbées par la morale il a voulu seulement en établir la distinction et la hiérarchie en prenant la loi morale comme mesure irréductible. La Critique de la Faculté de juger, empruntant une classification que Kant avait d’abord introduite dans ses leçons d’anthropologie et qu’il avait depuis maintes fois reproduite, ramène les fins humaines à trois : le bonheur, l’habileté, la moralité. Dans la poursuite de ces fins l’homme est surtout considéré, d’abord comme individu, puis comme espèce, enfin comme personne. 

Que, comme individu, l’homme recherche inévitablement le bonheur, qu’il le puisse et qu’à certains égards il le doive, c’est ce que Kant n’a jamais contesté. Mais ce qu’il n’admet pas, c’est que, fin nécessaire et légitime de l’homme, le bonheur soit érigé en fin suprême. Car, comme fin naturelle, le bonheur ne peut même pas se prévaloir des faveurs de la nature, qui plutôt lui suscite des obstacles sans nombre ; et, d’un autre côté, l’idée qui le représente est tellement indéterminée qu’elle ne saurait jamais avoir un contenu ferme et s’imposer comme loi définie d’action. 

Au lieu d’obéir à la nature, qui le pousse au bonheur sans l’y conduire, l’homme peut user d’elle comme d’un moyen pour des fins librement adoptées ; ainsi il passe de l’état de nature à l’état de culture. Sous l’influence de Rousseau qui fut sur lui si profonde, Kant estime que cette transmutation a été l’origine de maux innombrables pour l’individu, mais il en voit sortir un bénéfice pour l’espèce. Selon ce qu’il avait déjà expliqué dans ses leçons d’anthropologie et dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, l’antagonisme des individus, avec les inégalités, les misères, les oppressions qu’il engendre, a cependant d’une part l’avantage de stimuler les énergies, d’autre part celui d’imposer de plus en plus aux esprits et aux volontés l’idée d’une constitution légale, substituant à la liberté sauvage de chacun la liberté réglée de tous. Le terme du développement de l’humanité comme espèce, c’est l’union juridique des hommes dans les nations et des nations entre elles. Mais si l’humanité marche ainsi vers la paix perpétuelle, c’est à travers les calamités inévitables, dans une certaine mesure même bienfaisantes, de la guerre ; car la paix pure et simple, répondant à un naïf besoin de repos et de bien-être, ce serait l’engourdissement de nos forces ; la paix véritablement humaine, c’est celle dont la nécessité se dégage de plus en plus inéluctable du choc même des peuples, et dont la formule idéale pour la conscience est, non le bonheur universel, mais le droit universel. 

Le développement de la civilisation doit donc guérir progressivement les maux que la civilisation entraîne ; en opposant les penchants entre eux par leur rudesse et leur violence, il prépare en l’homme l’avènement de la raison. Or quand l’homme agit à titre d’être raisonnable, il se ne contente pas de se poser à lui-même ses fins, il se les pose d’après une loi que sa volonté institue et qui est en même temps universelle. La personne humaine, définie par l’autonomie de la volonté, ainsi que l’avaient fait les Fondements de la Métaphysique des mœurs, contient en elle son but ; elle arrête donc dans l’ordre de la nature la série des fins qui sont en même temps des moyens, et elle mérite en conséquence d’être considérée aussi comme le but final de la création. 

S’il faut maintenant concevoir un au-delà de la personne, c’est uniquement pour concilier avec elle, sous la garantie de sa dignité, l’individu dont elle a fait son instrument, ou encore pour affirmer la totalité des conditions sans lesquelles l’accord du plus grand bonheur avec la plus grande moralité, c’est-à-dire le souverain bien, objet de la raison pratique, ne saurait être réalisé. Mais ainsi que Kant l’avait proclamé après avoir sondé les bases ruineuses de la métaphysique wolffienne, et surtout après avoir lu Rousseau, il y a là matière, non pas à des démonstrations théoriques, mais à des affirmations pratiques ; des croyances telles que l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu lui étaient donc un temps apparues comme valables plus ou moins hors de la raison ; si dans la suite elles redeviennent rationnellement justifiées sous le titre de postulats, elles n’en restent pas moins, par la façon dont elles s’imposent à l’esprit, des croyances ; c’est-à-dire qu’elles demeurent relatives à la personne qui doit les admettre ; la Religion ne fonde pas la moralité, elle l’achève. 

Mécanisme et finalité, nature et liberté, beauté et moralité, sentiment et loi, antagonisme des énergies et union juridique, bonheur et devoir, individualité et personnalité : telles sont les notions opposées ou diverses entre lesquelles la Critique de la Faculté de juger découvre liaison et accord. Kant pouvait donc prétendre, dans sa réplique à Eberhard, que sa philosophie était bien plus propre que celle des wolffiens à faire comprendre l’idée leibnizienne d’une harmonie du règne de la nature et du règne de la grâce. Cependant cette harmonie ne doit pas être posée pour ainsi dire en elle-même, hors de l’esprit humain qui en juge : elle est une conception du monde et de la vie pour le service et dans les limites de l’humanité. Ce n’est pas sans motif que la Critique de la Faculté de juger, là où Kant disait d’ordinaire l’être raisonnable en général, dit plus volontiers l’homme, et ce n’est par hasard que les matériaux en ont été dans une large mesure empruntés aux leçons que Kant avait faites sur l’anthropologie venue après les deux autres Critiques qui définissaient en formules objectives, l’une les conditions de la certitude scientifique, l’autre le principe de la morale, elle en est comme la « synthèse subjective », par laquelle se consacre sans doute une fois de plus l’impuissance de l’esprit humain à déterminer intellectuellement l’absolu, mais aussi sa suffisante capacité de concevoir dans un ordre harmonieux, selon une hiérarchie régulière, tout ce qui théoriquement lui est accessible et tout ce qui pratiquement l’intéresse.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 10:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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