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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'avenir du peuple canadien-français (1896)
Quelques considérations générales


Une édition numérique réalisée à partir de livre de Edmond de Nevers, L'avenir du peuple canadien-français (1896). Montréal: Éditions Fidès, 1964, 333 pp. Collection du Nénuphar, les meilleurs auteurs canadiens. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole.
Quelques considérations générales

par Edmond de Nevers


« Il fut un temps où, nous aussi, nous pouvions créer, dans les déserts américains, une grande nation française et balancer avec les Anglais les « destinées du Nouveau-Monde. La France a possédé autrefois, dans l’Amérique du Nord, un territoire presque aussi vaste que l'Europe entière……… Mais un concours de circonstances, qu’il serait trop long d'énumérer, nous a privés de ce magnifique héritage. Partout où les Français étaient peu nombreux et mai établis, ils ont disparu. Le reste s'est aggloméré sur un petit espace et a passé sous d'autres lois. Les quatre cent mille Français du Canada forment, aujourd'hui, comme les débris d'un peuple ancien perdu au milieu des flots d'une nation nouvelle. Autour d'eux, la population étrangère grandit sans cesse; elle s'étend de tous côtés, elle pénètre jusque dans les rangs des anciens maîtres du sol, domine dans leurs villes et dénature leur langue. Cette population est identique à celle des États-Unis. J'ai donc raison de dire que la race anglaise ne s'arrête point aux limites de l'Union, mais s'avance bien au delà vers le Nord-Est ».
De la Démocratie en Amérique, par A. de Tocqueville – vol. 1er, p. 499 (Ouvrage publié en 1835),
(Note 1) « Il faut remarquer toutefois qu'ici, également, l'élément étranger (canadien-français) périclite et qu'il finira probablement par se perdre au milieu de l'immigration anglaise ».
Expansion of England, par J. B. Seely, p. 15 (Ouvrage publié en 1883).

Nous commencerons bientôt le quatrième siècle de notre existence nationale.

Il y a près de trois cents ans, on voyait sur les bords du Saint-Laurent, des hommes venus de France que, déjà, on appelait « les Canadiens ». Ils étaient braves, aventureux, intrépides et, les premiers, ils ont exploré presque toute l'Amérique septentrionale.

De nombreuses générations de soldats et de colons, fiers du nom français, ont travaillé à élever l'édifice de notre nationalité pendant ces trois siècles, chacune apportant à l'œuvre sainte le concours de son activité, l'appui de sa foi ardente. L'édifice, cimenté par le sang de héros et de martyrs, a grandi au milieu des orages, sous l'effort des éléments hostiles, rendu plus inébranlable par tous les assauts subis.

Les fondateurs de la Nouvelle-France vaincus, après un siècle et demi de luttes, n'ont pas su, ou peut-être daigné, transmettre à leurs fils un riche héritage de biens matériels, mais ils leur ont légué le souvenir de faits d'armes glorieux, d'admirables dévouements, d'existences héroïques. Cet héritage est de ceux qui conservent et fortifient les nations. Aussi, en dépit de toutes les prédictions pessimistes, nous avons survécu à l'abandon, à l'isolement, à l'oppression. Nous avons conquis le droit de vivre et de nous développer librement sur le sol américain, et rien n'entrave plus notre légitime expansion.

Plus, peut-être, qu'aucun autre des peuples nouveaux qu'a vus naître l'ère moderne, nous possédons les conditions fondamentales essentielles pour assurer aux fils d'une même race une vie nationale distincte et durable.

Les flots de la population anglo-germano-saxonne s'amoncellent, il est vrai, autour de nous ; nous ne sommes que deux millions, alors que, de l'Atlantique au Pacifique, de la Mer glaciale au golfe du Mexique, près de soixante-quinze millions d'hommes vivent dans une espèce d'homogénéité, basée sur la prédominance habituelle de la langue anglaise. Mais la Suisse française ne progresse-t-elle pas, depuis plusieurs siècles, à côté de la Suisse allemande, que borne et continue géographiquement l'empire germain ? La Hongrie n'a-t-elle pas, de même, conservé sa langue et son caractère national au milieu des éléments slaves et tudesques qui l'environnent ? Il ne résulte d'aucune loi naturelle ou sociologique que la force d'attraction de tout continent soit plus grande que celle de quelques États frontières.

Au surplus, il ne saurait être isolé au milieu des nations, le petit peuple à qui les mille voix de la renommée redisent constamment la gloire de sa mère patrie, et qui n'a qu'à lever les yeux pour voir celle dont il tient l'être briller au sommet du monde civilisé.
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* *
Pourquoi donc l'avenir de notre peuple reste-t-il encore un problème ?

Pourquoi la foi en nos destinées semble-t-elle, peu à peu, s'éteindre au cœur de plusieurs des hommes qui composent nos classes dirigeantes ?

Comment se fait-il que des penseurs dégagés de tout préjugé, comme J.-B. Seely, aient pu prévoir la fin de notre nationalité et qu'ils s'attendent à nous voir disparaître dans l'œuvre d'unification de tout le continent nord-américain ?

C'est que, depuis un quart de siècle surtout, des symptômes de décadence se font sentir parmi nous. C'est que l'âme canadienne-française, sortie de longues périodes de luttes, n'a pas encore trouvé sa voie et qu'elle s'est laissé envahir par l'apathie et l'égoïsme.

Nous ne songeons plus guère à notre avenir que comme on songe au passé : c'est-à-dire avec un sentiment de douce quiétude auquel se mêlent, aux jours de fêtes nationales, quelques élans d'enthousiasme ; nous ne cherchons point à le préparer. Fidèles à notre foi, à nos traditions, à nos souvenirs historiques, vaguement confiants dans la mission de la race française en Amérique, nous en sommes venus à ne plus nous demander, même, quelle est cette mission.

D'une longue hérédité belliqueuse, il est resté à un grand nombre d'entre nous une conception fausse du patriotisme. Un instinct de combativité s'est perpétué qui ne sait voir dans l'expansion active d'un peuple que la lutte contre les ennemis qui l'entravent ou s'y opposent. Or, depuis bientôt trente ans, nous n'avons plus guère de batailles à livrer pour la revendication de nos droits. Les qualités brillantes que nos pères ont déployées pour défendre le sol de la patrie et conquérir les libertés constitutionnelles, nous n'avons presque pas songé, depuis qu'une paix absolue nous est assurée, à les utiliser dans un autre champ d'action, dans la culture des arts de la paix. Les uns, cédant à leur penchant invincible pour la lutte, se sont jetés avec ardeur dans les guerres puériles des partis, les autres se sont ralliés au culte exclusif de Mammon. Presque tous, cependant, nous sommes restés patriotes, mais de ce patriotisme inactif et aveugle dont on meurt.

Notre nationalité résisterait à l'oppression, elle succombera par la tolérance, si nous ne nous hâtons pas d'ouvrir des champs nouveaux à l'activité des esprits, à l'ardeur des tempéraments.
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Chez la plupart des peuples de l'ancien continent, la patrie exige beaucoup de ses enfants, elle leur impose de lourds sacrifices pécuniaires, des fatigues, des travaux pénibles ; mais elle ne demande aucune place exclusive dans leurs âmes. Le patriotisme y est un sentiment très bien porté, agréable, peu absorbant, presque un sentiment de luxe. On le manifeste à des époques fixes, par la proclamation des gloires du passé et des espoirs de l'avenir, derrière un drapeau que la foule animée suit avec des vivats éclatants. Et cela suffit.

L'amour du pays, chez les citoyens d'un grand État libre, peut se confondre, en dehors des époques troublées, avec les intérêts particuliers, les activités égoïstes. Des millions de sujets britanniques, de citoyens français ou américains peuvent fermer leur âme à toute préoccupation de race, de nationalité. Leur patrie n'en continuera pas moins son évolution normale avec la persistance des forces naturelles. L'abstention des indifférents n'aura pas beaucoup plus d'effet sur le destin de ces peuples que la vague qui se meurt dans les sables de la rive n'en peut avoir sur le cours des flots du Saint-Laurent.

Pour nous, fils de la Nouvelle-France, il n'en est pas ainsi. Notre patriotisme doit rester actif, prévoyant, toujours en éveil. Nous n'avons pas le droit de nous retrancher dans un mol égoïsme. Chacun des descendants des 65.000 vaincus de 1760 doit compter pour un.

La Providence, ne l'oublions pas, nous a tracé une tâche privilégiée entre toutes. Perdus au milieu d'innombrables populations étrangères, nous ne pouvons maintenir notre existence distincte qu'en nous élevant au-dessus du niveau général. Nous ne pouvons être un peuple qu'à la condition d'être un grand peuple.
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Quelques-uns de nos compatriotes, ai-je dit, doutent de l'avenir ; mais, pour l'immense majorité des Canadiens français, la disparition ou l'assimilation de notre race en Amérique ne paraît pas plus vraisemblable, dans les conditions de liberté et de sécurité où nous vivons, que l'effondrement d'une haute montagne ne paraît possible, sans un cataclysme, à ceux qui ont toujours vécu à son ombre.

Dans une de ses plus jolies œuvres, le poète allemand Rückert, met en scène un dieu de l'Olympe qui, à des intervalles de cinquante siècles, avait l'habitude de visiter le même endroit du globe. Il y trouvait tantôt une forêt, tantôt une ville, tantôt une mer. À chaque voyage, le dieu prenait un ironique plaisir à s'enquérir de l'origine de ce qu'il voyait, mais la réponse qu'il recevait des habitants momentanés de ce coin de terre était invariablement la même: « Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi » disaient-ils avec assurance.

La pensée d'une manière d'être différente de celle que la nature semble avoir indiquée, ou que l'habitude nous fait considérer comme nécessaire, s'impose difficilement à l'attention de la plupart des hommes. Une idée de perpétuité et de stabilité absolue s'attache aux grandes masses ethnographiques comme aux grands corps géologiques.

En parcourant la province de Québec, après avoir traversé des centaines de villages où la langue française est la seule langue parlée, où chacun nourrit la ferme volonté de continuer à être ce qu'il est, où personne ne conçoit même la possibilité de devenir autre, comment douterait-on de la vitalité de notre race ? Comment, surtout, ceux qui vivent dans ces villages, ne considéreraient-ils pas comme oiseuse toute pensée donnée à notre avenir ?

Cette foi absolue, qui n'éprouve pas la nécessité de s'affirmer, qui n'a, pour ainsi dire, pas conscience de soi, constitue une très grande force pour un peuple. Cependant elle ne suffit pas. Il faut que, parallèlement, les classes dirigeantes aient une foi éclairée, qu'elles étudient, veillent et prévoient, afin d'indiquer la direction à suivre, l'écueil à éviter.

À l'homme qui s'isole par la pensée dans le temps et dans l'espace, les grandes entités cessent de sembler immobiles. Elles se révèlent à lui avec leurs proportions changeantes, dans leur éternelle mutabilité. Les pays, les continents ne sont plus à ses yeux que de vastes fourmilières où de la somme des activités individuelles résulte une évolution continue ; où, sans cesse, des transformations s'élaborent et s'opèrent. Et l'observateur, peu à peu, se rend compte des lois qui président à la grandeur ainsi qu'à la décadence des nations. Il voit comment, sous l'action de forces fécondes qui sont : la foi, la fierté, l'activité, et de dissolvants tels que : l'apathie, l'ignorance, l'égoïsme, les peuples s'élèvent ou s'affaissent ; il voit comment, au sein de masses profondes, et en apparence immobiles, le terrain lentement se creuse, les molécules se désagrègent, les fondements s'ébranlent ; comment enfin il vient un moment où rien ne peut plus empêcher l'écroulement.

Si plusieurs de ces lois semblent changeantes elles-mêmes, si le contingent des événements imprévus et l'intervention du hasard ne permettent pas toujours de dégager nettement leur action, il en est d'autres qui sont invariables et qu'il est aisé de mettre en lumière.

L'Avenir est à nous ; mais il faut que nous ne perdions pas de vue les conditions qui seules peuvent nous en assurer la possession; il faut que nous sachions le prévoir et le préparer.
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Le peuple canadien-français est appelé en Amérique à un développement qui ne peut se guider ni sur la marche historique des peuples de l'antiquité, ni sur l'évolution de l'Europe actuelle ; tout au plus les annales du passé peuvent-elles nous servir d'utiles avertissements.

À mesure, en effet, que les nations anciennes ont grandi, le passé s'est, pour ainsi dire, refermé derrière elles ; les fastes de leur histoire ne les ont suivies que comme une ombre fantastique très vague, presque indistincte, appelée légende ou tradition; et les générations se sont succédé, obéissant à leurs passions brutales, à leurs préjugés, à la superstition, sans presque rien apprendre, sans éclairer l'avenir de l'expérience acquise au cours des siècles révolus.

Les patries européennes ont de même été lentes à se créer. Leur élaboration a été longtemps inconsciente. Ce furent d'abord des peuplades et des tribus réunies au hasard des batailles, constituées par des groupes d'hommes ne demandant à la vie qu'une nourriture grossière, des plaisirs barbares, et qui liaient volontiers leur destinée au drapeau du chef dont ils attendaient la réalisation de leur vulgaire idéal.

« Dans le chaos que produisirent la rencontre et le conflit des races vaincues et des races victorieuses, dit M. Paul Janet, la violence individuelle dut avoir la plus grande part. Une société se forme comme elle peut ; la force eut le dessus, comme il arrive toujours ; la faiblesse fut heureuse de se cacher à l'ombre de la force : un ordre artificiel les enchaîna l'une à l'autre, et c’est ce qu'on appela la société féodale. »

Ainsi donc, l'union des princes, des seigneurs et des vassaux, ne fut pas basée d'abord sur l'intégrité de frontières naturelles reconnues, sur l'homogénéité de la race, des coutumes ou même du langage (Note 2).

Peu à peu cependant, le fait d'avoir obéi à un même chef et vécu sous de mêmes lois donna naissance à des désirs et à des aspirations identiques. Les souvenirs du passé recueillis par les chroniqueurs constituèrent un domaine commun dans lequel chacun eut sa part; des courants ataviques transmis à travers les âges, des forces mystérieuses surgirent et resserrèrent les liens encore lâches qui unissaient les individus, amalgamèrent les races, établirent une cohésion intime entre les éléments divers.

Ce continent « découpé par le sabre en compartiments inégaux et aux bordures hérissées de fer » s'est développé, en réalité, sous le souffle impérieux des passions égoïstes et des dévouements héroïques, mais aveugles ; sous la poussée des grands courants belliqueux, sous l'effort des haines, le choc des rivalités, l'inspiration du fanatisme.

L'idée du droit, de la justice égale pour tous, a été impuissante, pendant des siècles, à pénétrer ces agrégations diverses, à s'implanter au cœur de ces foules, à gagner ces classes artificiellement superposées. Aujourd'hui encore, le passé barbare et intolérant exerce sur l'Europe une funeste influence.

L'Amérique, au contraire, a été colonisée en des siècles de lumière, depuis que les nations ont acquis la conscience de leur existence propre, depuis que le patriotisme a mis dans chaque peuple un sentiment profond de solidarité avec le passé et de responsabilité en vue de l'avenir, C'est incontestablement une pensée civilisatrice qui a présidé à l'établissement des colons anglais et français sur les bords du Saint-Laurent, du Mississipi et de l'Hudson.

Nous avons, sur les peuples qui ont grandi à des époques plus reculées, cet incalculable avantage de pouvoir et de savoir enregistrer nos victoires, de pouvoir et de savoir constater nos progrès, de pouvoir nous assigner un but et de savoir y marcher.

La préoccupation de l'avenir ne se présentait même pas à l'esprit de nos ancêtres gaulois, celtes et germains; nos esprits ne doivent pas s'en laisser détourner.

Des voies diverses s'ouvrent devant nous ; il nous faut choisir celle qui pourra nous conduire au but que la nature, les circonstances et les exigences spéciales de notre civilisation nous ont assigné. Comme le géomètre, qui dans l'arpentage d'un terrain, espace ses jalons autour de l'endroit où il opère et se rapporte à des points déjà connus, ainsi nous devons, en dirigeant notre orientation nationale, tenir compte de notre passé et des circonstances ambiantes.

La marche en avant du peuple canadien-français implique un effort continu, une vigilance incessante ; et cette condition particulière de notre existence sera, peut-être, ce qui contribuera le plus à nous assurer, en Amérique, une place enviable.

« Un Peuple qui, par un privilège funeste, pourrait subsister sans travail, disait Leplay (Note 3), serait voué, par là-même, à une infériorité relative ». On peut en dire autant d'un peuple qui pourrait subsister sans préoccupations patriotiques : car, chez celui-ci, toutes les forces résultant du sentiment de la solidarité, des souvenirs historiques, de la fierté nationale, de l'émulation généreuse en vue du bien public, toutes ces forces s'éteindraient bientôt pour faire place à un mortel égoïsme.
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Pendant cent cinquante ans, nos ancêtres ont combattu pour Dieu et pour le Roi, selon l'expression du temps; pendant un siècle, ils ont lutté pour la conquête des libertés constitutionnelles qui sont l'apanage de tout sujet anglais; et nous sommes devenus, grâce à eux, le peuple de la terre qui a le moins d'entraves. L'Acte de Cession du Canada, en 1761, a clos l'ère des expéditions guerrières et des faits d'armes héroïques. L'Acte de la Confédération, en 1867, a clos l'ère des luttes électorales et parlementaires, moins dangereuses peut-être, mais également vaillantes et patriotiques.

De 1867 à 1894, quel chapitre, quelle page pourra-t-on ajouter à l'histoire de la race française en Amérique ?

« Ils ont crû et se sont multipliés, selon la parole de l'Écriture ; un certain nombre d'entre eux sont allés féconder de leurs labeurs les villes manufacturières des États de la Nouvelle-Angleterre; les autres sont restés au pays, songeant à s'enrichir, mais ne s'enrichissant guère et s'amusant à des luttes puériles ». Voilà ce que l'on écrira, je le crains. Ce chapitre sera peu intéressant, cette page sera brève.

Le moment était venu, pour nous, de tracer un but grandiose à l'activité de notre race, d'affirmer par une initiative féconde la vigueur de l'esprit français, de marquer la place que nous entendions prendre dans la vie intellectuelle et économique de l'Amérique du Nord. Hélas! nous n'en avons rien fait, et c'est depuis que la crainte du danger est disparue que le danger réel est apparu.

Il nous a manqué l'action d'une élite intellectuelle, l'impulsion d'une classe dirigeante vraiment éclairée, sainement patriote.

C'est principalement chez un peuple jeune, où tout encore est à créer, que l'existence de cette élite paraît d'une absolue nécessité. Il ne s'agit de rien moins, en effet, que de donner à des forces nouvelles une direction que rien ne pourra plus changer peut-être. Et c'est pourquoi les hommes qui vont si puissamment influer sur les destinées nationales doivent s'être mis en état de voir haut et loin, tant par des études spéciales que par une expérience approfondie des hommes et des choses. Sinon, ils ne sauront pas dégager la pensée de l'avenir des nuages créés par les questions d'intérêt immédiat.

Les vingt-cinq dernières années ont été pour nous une période néfaste. Non seulement nos progrès dans le domaine intellectuel y ont été presque nuls, mais encore il y a eu déchéance au point de vue matériel. La plupart des professions non productrices se sont encombrées dans le temps même où s'achevait la ruine d'un grand nombre de nos producteurs. En outre, la moitié de ces derniers ont quitté notre sol, inaugurant ainsi l'ère de la dispersion. Et voilà enfin que sur ces désastres grandit l'esprit ploutocratique américain, qui menace de subjuguer notre vieille fierté nationale.
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Le fait que les ressources de tout un continent sont librement ouvertes à notre activité rend la lutte pour la vie moins âpre. Chez nous, les désastres financiers ont rarement, comme en Europe, le caractère de véritables catastrophes. Quand on sent le terrain s'effondrer sous ses pas, on cherche moins désespérément à s'y maintenir. On ne fait même pas le sacrifice de ses habitudes de bien-être; car on sait, ou on croit qu'aux États-Unis, avec du travail, on refera sa fortune. La frontière n'est pas éloignée. Une somme insignifiante permet de s'expatrier.

Cet état de choses, favorable à certains points de vue, est cependant préjudiciable à notre prospérité nationale. Il amollit nos énergies, il nous empêche de prendre des habitudes de prudence. Il est cause que beaucoup des richesses de notre sol restent improductives. Enfin il est pour nous, chaque année, l'occasion d'une considérable déperdition de forces.

L'amour du pays se maintient vivace, en général, au cœur des émigrés, mais le Canada français perd continuellement, depuis vingt-cinq ans surtout, de cette attraction unique, qu'exercent les patries bien définies et fermées. Pour quelques-uns, déjà, il n'est plus qu'un terrain vague, vaguement aimé où l'on naît, où l'on passe, où l'on revient et qu'on quitte. Par suite, cette fermentation patriotique qui seule soutient et fortifie la vie des peuples devient de moins en moins intense.

Si, au moins, l'attrait que le sol natal n'exerce plus était remplacé dans les cœurs par l'attrait aussi puissant que créent la communauté des souvenirs historiques et l'unité de race et de langage; si, au moins, le Canadien français, comme ses ancêtres, les pionniers venus de France, emportait partout, sur le continent américain, sa patrie avec lui !

Hélas ! je crains qu'il n'en soit déjà plus ainsi.
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Prenez deux millions d'individus de même race ; dispersez-les parmi les nations. Chacun d'eux, qu'il soit Hindou, Chinois, Français, Anglais ou Allemand, s'il est placé dans certaines conditions favorables au point de vue hygiénique, social et éducationnel, pourra, sans doute, faire souche de citoyens distingués, peut-être illustres. Car un homme bien organisé, placé au milieu d'autres hommes plus ou moins avancés dans la voie du progrès, se plie aux exigences nouvelles. Il ne reste pas longtemps inférieur, et l'on peut ajouter, en nous limitant à l'Europe et à l'Amérique, – ni longtemps supérieur à ceux qui l'entourent. Ces deux millions d'individus pourront donc, sans avoir de qualités exceptionnelles, prospérer plus même que s'ils étaient restés groupés. L'isolement stimulera leur activité ; leur situation d'étranger, les mettra davantage en évidence peut-être; enfin sûrement leur égoïsme accru deviendra une force. Mais pour que deux millions d'hommes unis par les liens de la religion, de la langue et du sang, puissent fonder un grand peuple et entretenir en eux le sentiment national, source féconde de jouissances et de richesses, certaines vertus particulières leur sont nécessaires. Les citoyens d'origine canadienne-française assimilés, fondus dans la Grande République américaine peuvent se contenter d'être des hommes d'affaires prévoyants et rusés. Les Canadiens français aspirant à un développement autonome ne le peuvent pas. Entourés de populations qu'anime une foi ardente en la grandeur de leurs destinées et que remplit la fierté superbe de la race, nous ne pouvons survivre que si nous sommes animés de la même foi, fiers de la même fierté ; car l'ardeur des convictions possède une grande force d'attraction et, devant elle, les croyances vagues et mal définies disparaissent bientôt.
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Les historiens d'autrefois assignaient volontiers à chaque peuple une mission spéciale. S'ils acceptaient le libre arbitre des individus, ils aimaient cependant voir la main de la Providence dans les principales étapes de la grandeur ou de la décadence des nations. Des hommes, d'après eux, paraissaient qui étaient les fléaux de Dieu ; d'autres venaient chargés de préparer les voies au progrès; des civilisations disparaissaient, des peuples s'effondraient parce que la Loi avait été méconnue, parce qu'ils n'avaient pas suivi la droite voie et « avaient fait le mal devant le Seigneur ». D'autres enfin, prospères malgré leurs crimes, étaient voués à un terrible châtiment.

Tout ce que nous attribuons aujourd'hui aux exigences du développement social, aux rigueurs de l'évolution naturelle, à la lutte des forces, à la concurrence vitale, n'était, selon ces écrivains, que la manifestation constante de la volonté divine par laquelle les puissants sont dépossédés et les faibles exaltés, de la suprême justice, parfois tardive, mais immanente.

À la lumière de cette foi confiante, l'œuvre de nos pères, qui sont venus planter la croix sur le nouveau continent, est aussi une manifestation divine. « Gesta Dei per Francos ». Nous avons été conduits ici, protégés, soutenus dans nos épreuves afin d'être sauvés de l'impiété qui désole aujourd'hui notre mère-patrie, diraient-ils volontiers.

Hé bien, je voudrais que cette opinion un peu présomptueuse fût encore celle de tous les Canadiens français. Je voudrais que tous les descendants des vaincus de 1760 eussent de leur mission dans le monde une aussi haute idée et qu'ils vissent leur devoir tracé d'en haut par une volonté éternelle.

Mais quelle est cette mission ?

C'est une sorte de dogme consacré par l'Europe entière, que l'esprit français a des qualités incomparables de clarté, de finesse, d'ardeur, de générosité. Notre race semble avoir été choisie pour enseigner au monde moderne le culte du beau, pour en garder et aussi en répandre les trésors. Sa culture élégante, charmante courtoisie, son dévouement inné aux nobles causes, le prédestinaient à ce rôle, auquel d'ailleurs elle ne manqua jamais.

Dès lors ne s'impose-t-il pas que notre mission, à nous Canadiens français, est de faire pour l'Amérique ce que la mère patrie a fait pour l'Europe ? de transporter et d'édifier chez nous une civilisation sur plusieurs points supérieure à celle des peuples qui nous entourent, de fonder dans ces régions du nord une petite république un peu athénienne où la beauté intellectuelle et artistique établira sa demeure en permanence, où elle aura ses prêtres, ses autels et ses plus chers favoris ?

Tandis que nos voisins, voués au culte exclusif de l'or, continueront leur négoce avide, nous nous ferons une vie sociale où le struggle for health ne se pourra point acclimater où subsisteront les élégances anciennes et les grâces aimables d'autrefois, toutes les choses généreuses, délicates ou bonnes du passé. L'hospitalité chez nous restera large et sincère comme celle exercée par nos pères, et les femmes, au rebours des manies contemporaines, préférant demeurer femmes, n'ambitionneront ni les succès du barreau, ni ceux des chaires professorales, ni ceux de l'amphithéâtre.

Mais ce n'est pas tout. Notre mission pourrait être plus grande encore. À une époque où tous les esprits ardents se préoccupent des problèmes sociaux, nous qui possédons presque l'égalité et la fraternité idéales rêvées par les philanthropes, nous, à qui le passé n'a rien laissé à détruire, nous pourrions, en nous éclairant des idées nouvelles d'humanité, de charité vraiment chrétienne, de sage altruisme, échafauder notre avenir sur des fondements à jamais inébranlables.

Il nous est permis de profiter de l'expérience des grandes nations; de ne leur emprunter pour les acclimater chez nous, que les produits du progrès bien entendu. L'exemple d'un petit peuple en même temps religieux et progressif, où le bien-être serait général, où l'on ne connaîtrait pas l'abus des grandes fortunes; où l'agriculture, le commerce, la science et les arts seraient également tenus en honneur, ne pourrait-il pas, dans une certaine mesure, être utile à l'humanité ? Ne pourrait-il pas devenir, lui-même, un facteur puissant de progrès ?

Ce n'est peut-être là qu'un rêve... Pourquoi pas, cependant ?
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Les symptômes de décadence qui se sont manifestés depuis plusieurs années ne doivent pas nous faire envisager l'avenir d'une manière pessimiste ; car nous avons encore la libre disposition de presque toutes nos forces et notre bilan reste, en somme, très satisfaisant.

Nous sommes, dans la confédération canadienne et aux États-Unis au nombre d'environ deux millions, presque tous de pure race franque et gauloise. Quelques défections se sont produites dans nos rangs ; certains des nôtres, perdus dans des centres exclusivement américains de l'ouest, se sont américanisés, il est vrai; mais en revanche, plusieurs familles écossaises et irlandaises, également isolées dans des centres exclusivement français, se sont francisées.

Nous habitons des terres que nos ancêtres ont colonisées, arrosées de leur sang, et qui sont remplies pour nous de chers souvenirs.

Notre climat n'est ni le plus beau, ni peut-être le plus sain du monde ; mais nous y sommes habitués; il nous convient. C'est un climat rigoureux, qui ne laisse pas les énergies s'endormir, qui ne permet pas aux natures vigoureuses de s'alanguir et de s'affaisser. Sous les cieux ardents du midi, le soleil est un maître inflexible contre lequel l'homme ne se défend que par le repos et l'inertie; nos neiges et nos autans, au contraire, stimulent la force, aiguillonnent le courage, entretiennent les résolutions viriles.

Notre situation politique est, pour le moment, aussi favorable qu'elle peut l'être.

Notre état social repose sur les bases les plus démocratiques et les plus égalitaires. Les quelques familles qui auraient pu prétendre, selon les idées de notre temps, à une certaine prépondérance, se sont appauvries. Tous ceux qui aujourd'hui, se trouvent à la tête de notre société, sont fils ou petits-fils de cultivateurs, de négociants ou d'ouvriers. Il n'est aucune famille au Canada, dont quelques membres ne se soient occupés, pendant les dernières générations de travaux manuels; aussi le travail est-il justement honoré dans notre pays. Espérons qu'il ne cessera jamais de l'être.

Nous sommes un petit peuple. Est-ce un avantage ? La question très souvent controversée n'est pas encore résolue.

« Dans l'ordre final, dit Auguste Comte, les États occidentaux n'auront pas une étendue normale supérieure à celle que nous offrent maintenant la Toscane, la Belgique, la Hollande. Une population d'un à trois millions d'habitants, au taux ordinaire de soixante par kilomètre carré, constitue, en effet, l'extension convenable aux États vraiment libres. Car on ne doit qualifier ainsi que ceux dont toutes les parties sont réunies sans aucune violence, par le sentiment spontané d'une active solidarité. (Note 4)» Il est certain que plus les hommes s'agglomèrent et se groupent en masses nombreuses, plus les individualités disparaissent, plus les molécules qui constituent les nations sont infimes, plus les activités isolées deviennent impuissantes.

Enfin, nous avons cette précieuse supériorité que la plus grande partie de nos terres ne sont pas encore défrichées, que la plupart de nos ressources n'ont pas encore été exploitées, que nous sommes un peuple jeune destiné à vivre dans un pays neuf. L'horizon est donc vaste: À toutes les légitimes ambitions, à toutes les nobles aspirations, à toutes les activités, à toutes les forces, un champ presque sans limites est ouvert.

J'ai dit que nous sommes un peuple jeune.

Ne pourrait-on pas prétendre que nous sommes aussi vieux que les grands peuples européens, puisque nous ne sommes qu'un rameau de la nation française transplanté sur un autre sol, puisque nous bénéficions, comme eux, de l'expérience des siècles passés, puisque nous accomplissons vers le progrès indéfini, une évolution parallèle à celle qu'ils accomplissent eux-mêmes ? Non, car l'œuvre du progrès a été interrompue pour nos pères.

Une période de guerres et d'agitation de près de deux siècles, avec des intervalles remplis par le seul souci de la conservation et des travaux matériels, nous a empêchés de vieillir. Les peuples d'Europe ont vécu également au milieu de luttes incessantes – c'étaient leurs combats que nous combattions en Amérique – mais le mouvement des idées, le progrès des sciences et des arts, n'ont pas été interrompus. Quand les soldats revenaient de leurs lointaines expéditions, ils retrouvaient leur maison changée pendant cette absence, différemment ornée, presque toujours embellie; car l'artiste et le penseur avaient créé, pendant qu'eux avaient détruit.

Il n'en fut pas ainsi chez nous. Après la conquête par l'Angleterre, nous sommes restés, tout un siècle, absolument isolés, sans aucun rapport avec la mère patrie, cherchant uniquement à nous faire une demeure à l'abri des orages. Du concert de la haute civilisation européenne, seules quelques voix affaiblies nous arrivaient qui n'éveillaient presque aucun écho dans nos âmes.

C'est ainsi que nous sommes restés jeunes et que nous avons, de la jeunesse, la vigueur, la sève, l'ardeur, qui nous permettront de regagner rapidement le temps perdu, quand nous aurons bien compris le devoir qui nous incombe de manifester en Amérique les vertus brillantes de l'âme française.

Il résulte, en outre, du fait que notre population a passé tout un siècle dans une paix presque ininterrompue, ne s'occupant qu'à satisfaire des désirs modestes, évitant le surmenage et ne se livrant pas au vertige des affaires et de la spéculation, qu'elle a amassé, pour les générations futures, un héritage de force et de santé, qu'elle a accumulé des richesses de tout genre. Une famille, tous les physiologistes semblent d'accord sur ce point, ne peut fournir plus de trois générations d'hommes susceptibles d'une grande activité cérébrale. Ainsi la vie fiévreuse de nos voisins des États-Unis, dont la prospérité nous fait quelquefois envie, la course vertigineuse à la richesse qui les entraîne, comporte un élément de faiblesse pour l'avenir.

« L'extrême passion de la richesse, dit le célèbre aliéniste Maudley (Note 5), alors qu'elle absorbe toutes les forces de la vie, prédispose à une décadence morale et intellectuelle, et la descendance de l'homme qui a beaucoup travaillé à s'enrichir, est presque toujours dégénérée physiquement et moralement, égoïste, sans probité et instinctivement fourbe ».

Il convient cependant d'ajouter que, dans le grand corps de l'Union américaine, les forces se renouvellent sans cesse et que chaque génération s'infuse un sang nouveau, s'assimile des énergies neuves.

Nous sommes également étrangers à ce mal du siècle dont se plaignent depuis longtemps déjà les hautes civilisations. Nos âmes de croyants n'ont pas encore éprouvé la satiété des jouissances, le désenchantement des félicités rêvées et reconnues inaccessibles. Nous n'avons pas pris le goût amer de torturer notre pensée, pour chercher le sens obscur et caché du verbe, de perdre nos imaginations à la recherche d'eldorados mystérieux et de bonheurs factices. Nous avons même fort longtemps à marcher avant d'arriver jusqu'à ces régions ténébreuses où les avant-coureurs du progrès ont fait halte et d'où ils contemplent l'inconnu d'un œil morne.

Quand nous y arriverons, les voies, sans doute, seront tracées et nous serons éclairés d'une aurore nouvelle.

Pendant de longues années passées à l'étranger, j'ai pu constater combien, dans les vieux pays d'Europe, toutes les activités sont entravées par les cadres acceptés, les opinions reçues, les préjugés consacrés, combien les facultés d'action sont circonscrites ; combien d'entraves matérielles et conventionnelles s'opposent aux activités généreuses. J'ai vu quel sourd mécontentement germe au fond des cœurs et combien sera pénible l'œuvre de reconstruction qui s'annonce pour l'avenir.

À côté des penseurs robustes et des savants austères dont l’œuvre élargit sans cesse sa trouée dans les ténèbres, s'agitent des légions d'esprits subtils, de dilettantes névrosés s'évertuant à distiller l'ombre et le mystère, glorieux quand ils ont amené un pâle sourire sur les lèvres de ceux qu'ils estiment des raffinés et des délicats. Peut-être sont-ils, eux aussi, des précurseurs, mais combien leurs efforts nous semblent maladifs, pénibles et puérils ! L'air pur, on le sent, manque à leur poitrine.

L'œuvre que nous, membres de la jeunesse canadienne-française, avons à accomplir, est au contraire, saine, vivifiante et virile. C'est une œuvre d'hommes.

Nous avons à rassembler et à consolider les éléments de tout un peuple, qui tendent à se disperser.

Nous avons des voies à ouvrir à mille activités renfermées ou égarées, des déserts à peupler, une patrie à faire grande et prospère. N'est-ce point assez pour satisfaire toutes les aspirations ?

Qui de nous n'a pas quelquefois caressé ce beau rêve: Depuis les bords de l'Atlantique, sur les rives de notre majestueux Saint-Laurent et dans les profondeurs où règne encore la forêt, des villes opulentes, enrichies de musées, d'objets d'art et de monuments, attirant à leurs écoles toute une jeunesse éprise des choses de l'esprit ; des campagnes riantes aux voies bordées d'arbres, aux habitations coquettes, aux champs couverts d'une luxuriante végétation: une nouvelle France continuant au Nouveau Monde et dans des conditions d'existence améliorées, les traditions élégantes, courtoises et généreuses de la vieille mère patrie ?

Ce rêve, il ne tient qu'à nous d'en préparer et d'en commencer la réalisation.

Presque tous les peuples ont été grands qui ont voulu être grands. Les efforts combinés d'une foule d'hommes intelligents et énergiques produisent toujours et nécessairement d'heureux résultats.
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Notre rôle en Amérique peut être brillant. Il suffit que nous le voulions.

Les maîtres de notre avenir, ce sont surtout les jeunes gens qui viennent de débuter ou qui débuteront bientôt dans la vie active et qu'aucune servitude faite de devoirs inéluctables n'a encore assujettis. Le père d'une nombreuse famille, qu'il soit négociant, agriculteur ou avocat, ne peut songer à donner à sa vie une orientation nouvelle. Sa route est tracée. Il sera même naturellement et presque légitimement hostile à toute réforme qui, utile à la masse, lui paraîtra désavantageuse pour les siens.

À nous donc qui sommes libres encore de toute entrave, d'élever nos âmes à la hauteur de notre mission ! Car les vingt ou trente années qui vont suivre seront pour notre existence nationale une période décisive.

Si une plus grande part de travail et d'initiative s'impose à la jeunesse canadienne, tous nos compatriotes cependant peuvent, chacun dans sa sphère, contribuer à l'œuvre de consolidation nationale, quand ils n'auraient à mettre dans l'apport commun que leur foi et leur espoir en notre avenir. C'est surtout cette foi et cet espoir qui, disséminés au fond des cœurs de tous les citoyens d'un même pays, constituent l'âme collective d'un peuple.
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On a demandé plus à nos pères qu'à nous. Ils ont eu à lutter longtemps et ils ont beaucoup souffert. Nous n'avons, nous les fils, qu'à garder intact, en l'améliorant dans la mesure de nos forces, le patrimoine qu'ils nous ont transmis.

Mandataires des générations qui nous ont précédés, nous n’avons pas le droit de laisser se briser la chaîne qui unit le passé à l'avenir. Qu'adviendrait-il de l'humanité, si les vivants reniaient le principe de solidarité qui les lie aux morts ? Que deviendraient tous les stimulants à l'action, à l'ambition, qui nous font ce que nous sommes, si, des travaux de ceux qui ne sont plus, rien ne devait subsister, si l'arbre planté et arrosé avec soin était coupé dans sa croissance; si, dans le champ péniblement labouré, on ne faisait pas la moisson ?

N'est-ce pas surtout parce que nous espérons que ceux qui viendront après nous continueront notre œuvre, que nous avons l'ambition de faire cette œuvre utile et belle ?

Plus une âme est noble, plus est profond en elle le sentiment de la solidarité humaine; mais l'égoïste lui-même désire transmettre à son fils le patrimoine que lui ont légué ses ancêtres. Tout homme aimant son pays s'efforce d'assurer aux générations suivantes la paisible possession des biens dont il a joui. Le savant, le philosophe, le penseur, assignent pour but suprême à leurs efforts le progrès continu de l'humanité tout entière.
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Ne l'oublions pas, un peuple ne peut conquérir un droit incontestable à la vie que s'il ajoute quelques richesses au trésor commun des nations. L'idée de patrie implique un ensemble d'activités, d'initiatives, d'efforts indépendants, des activités, des initiatives, des efforts individuels. De même que toutes les éclosions du règne végétal demandent l'action du calorique, le souffle tiède des brises élyséennes, les rayons d'un soleil de printemps, de même la réunion de toutes les forces sympathiques qui résident dans les groupements homogènes d'individus constitue un milieu propice à l'éclosion des fruits de la civilisation. Ces fruits, ce sont les sciences, la philosophie, l'art, la poésie et ce qui en découle : une conception plus large de la vie et du devoir, un idéal plus grand et plus beau.

Aussi chaque fois qu'un peuple est venu prendre place au concert universel ; chaque fois qu'un nouveau groupement, réunissant des conditions de force et de vitalité, s'est formé; qu'une agglomération d'hommes s'est levée, réclamant le droit de vivre de sa vie propre ; ou qu'un peuple d'une existence encore obscure s'est annoncé par l'affirmation d'un vouloir, par la production d'une œuvre utile, ou par la manifestation de pouvoirs créateurs, il n'y a eu de toutes parts, pour lui souhaiter la bienvenue, que des paroles sympathiques. Ainsi les États-Unis se déclarant indépendants, l'Italie régénérée, l'Allemagne unifiée, les États des Balkans arrachés à la tyrannie ottomane, le japon organisé constitutionnellement n'ont rencontré, en dehors de ceux que ces transformations ont pu léser, qu'un murmure approbateur. Car chacun sent qu'un peuple nouveau doit incarner une idée nouvelle.

Les vieilles nations qui se débattent dans les chaînes forgées par le passé se disent que le frère qui vient de naître saura travailler, lui aussi, avec des forces neuves, au mieux-être de l'humanité ; qu'il fera des expériences intéressantes ; que, grâce au nouveau-venu, une note inédite viendra peut-être rompre la monotonie des anciens errements.

Tout peuple a son rôle à jouer, sa chose à créer ; et, lorsqu'il a ainsi affirmé son existence, sa disparition produirait, si peu qu'il eût duré, la même impression que l'écroulement d'un édifice élevé à grand-peine.
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Ce qui nous menace, ce n'est pas, comme disait A. de Tocqueville, le flot grossissant de la population étrangère; c'est l'invasion de l'esprit américain, le culte du veau d'or, la perte de notre fierté, l'apathie, l'asservissement des âmes. Le mal est en nous ; c'est en nous qu'il faut le détruire.

Ne laissons pas notre vie nationale se perdre dans des voies autres que celle que la nature et la tradition lui ont assignée.

Lorsque, chez un peuple, la fierté de la race commence à disparaître lorsqu'il a cessé de se créer des titres de gloire, surtout lorsqu'il ne met plus sa gloire à rester ce qu'il fut et subit paisiblement les modifications que l'étranger lui apporte, on peut être certain que son existence est gravement atteinte. C'est ce que voient bien ceux qui, malgré l'expérience du passé, rêvent encore notre assimilation à l'élément anglo-saxon.

La plupart de nos compatriotes ne comprennent, comme je l'ai dit, qu'un patriotisme militant, et ils ne s'éveilleront à l'idée d'un devoir sacré à remplir que si l'on menace leur religion, leur langue ou leurs biens. D'autres, remplis de bonnes intentions, n'entendent le développement de notre nationalité que d'après certaines lois, en vertu de certains principes trop étroits pour l'âge moderne et pour le rôle que nous sommes appelés à jouer en Amérique. Un bon nombre, enfin, paraissent s'imaginer qu'en bataillant les uns contre les autres, et en menant grand bruit autour de leurs querelles, ils assurent l'avenir de la patrie.

Toutes ces causes expliquent le peu de progrès que nous avons fait depuis vingt-cinq ans.

Pour assurer à notre nationalité, une vie que rien ne pourra plus menacer, il nous faut tout d'abord : régénérer notre belle langue que l'anglicisme est en train d'étouffer ; déployer notre activité dans tous les champs où elle peut utilement s'exercer; chercher à produire des œuvres conformes au génie de notre race ; tirer parti de toutes nos ressources intellectuelles et matérielles, en même temps que nous nous efforcerons d'unir tous les rameaux de la famille canadienne-française en Amérique. Jamais tâche plus importante et plus belle n'est échue à la jeunesse d'un pays.

Notre situation n'a rien de désespéré, loin de là ; cependant, si nous ne secouons pas notre indifférence, qui sait si dans vingt ans il ne sera pas trop tard ? (Note 6) La mort d'un peuple est chose lente et obscure, les symptômes en sont peu sensibles au dehors, et celui qui doit disparaître ne s'aperçoit de son état que lorsqu'il est trop tard pour réagir.
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Que tous ceux qui sentent dans leur poitrine battre un cœur ardent et fier, s'associent à l'œuvre commune !

Parmi les ouvriers qui travaillent à la construction d'un édifice, il en est qui, contents d'accomplir leur tâche quotidienne et de percevoir leur salaire, quittent leur travail chaque soir, y revienne chaque matin, mercenaires indifférents, sans jeter sur l'œuvre à laquelle ils contribuent, un regard ému ou satisfait. D'autres, au contraire, abandonnant de temps à autre la truelle et le marteau, s'éloignent lentement hors de l'ombre des murs et constatent d'un air heureux les progrès réalisés. Ils regardent comment la façade se détache dans la perspective, ils suivent des yeux l'alignement des colonnes, l'enlacement des arabesques, ils étudient avec intérêt l'effet que l'ensemble produit dans le paysage, soucieux surtout que l'œuvre de leurs mains ne le cède à aucune autre en beauté.

Je demande à mes jeunes compatriotes d'être ces ouvriers intelligents, épris de leur oeuvre et intéressés à ses résultats.
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Ce livre que je leur dédie, que je dédie à mes amis, aux amis de mes amis, n'a pas l'autorité que confèrent l'âge, l'expérience et le savoir. Il n'est que l'ardente prière d'un patriote à des patriotes. Puisse-t-il, au moins, éveiller quelques pensées généreuses, inspirer quelques espoirs, confirmer quelques résolutions viriles !

Je suis forcé de dire de dures vérités; je froisserai peut-être quelques susceptibilités ; qu'on me pardonne !

Ce serait un enfantillage ridicule que de vouloir cacher notre état à ceux qui s'intéressent à nous, ou de vouloir nous le dissimuler à nous-mêmes. Il faut au contraire nous rendre bien compte des maux dont nous souffrons et mettre nos plaies à nu, si nous voulons en trouver la guérison.
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Dans la première partie de cet ouvrage, j'étudie les phases successives de notre vie nationale depuis la fondation de la colonie, l'esprit qui a inspiré nos ancêtres et les dangers qui nous menacent. Dans la seconde, j'essaie d'indiquer les moyens par lesquels nous pourrons conjurer ces dangers et assurer l'avenir. Dans la troisième enfin, je cherche quelle sera en tenant compte des circonstances actuelles et des événements qui se préparent, la place définitive que nous occuperons sur le continent américain.

Notes:

Voir:

Retour au texte de l'auteur: Edmond de Nevers Dernière mise à jour de cette page le Lundi 19 mai 2003 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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