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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Au-delà du marxisme (1926)
Avant-propos de la 1re édition française, 1926


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte d'Henri de Man (1885-1953), Au-delà du marxisme (1926). Préface de Michel Brelaz et Ivo Rens (professeur de droit à l'Université de Genève). Traduit de l'Allemand, 1926. Texte de la 2e édition française. Paris: Éditions du Seuil, 1974, 444 pp. Collection: Bibliothèque politique. Première édition, 1926.

Avant-propos de la 1re édition française
par Henri De Man, décembre 1926

Ce livre est la traduction d'un ouvrage paru en allemand sous le titre Zur Psychologie des Sozialismus (chez Diederichs, à Iéna, en 1926). La traduction a été faite sur le texte de la deuxième édition, remaniée et abrégée, qui a paru en décembre 1926, en ne laissant de côté que quelques courts passages d'un intérêt trop étroitement limité aux lecteurs allemands. Elle est l'œuvre de Mlle Alice Pels, de Bruxelles. M. D.J. Blume a bien voulu se charger de certains passages philosophiques, et j'ai vérifié moi-même phrase par phrase l'exactitude de la traduction. 

Les motifs qui m'ont poussé à écrire ce livre en allemand ressortent de son texte même. En tant que marxiste, je suis fils spirituel de cette Allemagne socialiste où je passai la majeure partie de mes années d'études. Confronté, vingt ans plus tard, à la nécessité de me mettre en désaccord avec Marx pour me mettre en accord avec moi-même, il est assez naturel que la langue qui fut toujours l'idiome principal de ma pensée socialiste me serve à en justifier le revirement. 

Au surplus, c'est en Allemagne que le problème personnel de ce revirement coïncide le plus exactement avec le problème de toute une génération. Plus qu'ailleurs, il s'y rattache d'une part à l'orientation générale de la pensée scientifique et philosophique, d'autre part à l'actualité politique. Ce n'est qu'en Allemagne que les idées maîtresses de ce livre apparaissent, à l'heure présente, comme l'expression théorique d'une tendance de sentiments et de volontés assez répandue pour qu'on puisse y voir un « mouvement ». Bien entendu, je crois que la question d'un renouvellement de la pensée socialiste par une impulsion nettement opposée aux fondements philosophiques du marxisme se pose ou se posera bientôt de quelque manière partout; mais elle ne s'affirme pas partout de la même façon, ni avec la même urgence. 

Ayant formulé ce problème non seulement en allemand, mais aussi sous son aspect allemand, la traduction de ce livre se heurtait à des difficultés particulières. La tournure d'expression d'un livre écrit en allemand est inséparable d'une tournure de pensée très différente de la mentalité latine, et la meilleure traduction ne peut jamais être qu'un travestissement. Pour obtenir un livre français, il eût fallu non seulement le réécrire, mais le repenser en français. Et alors c'eût été un autre livre. 

Devant cette difficulté, j'ai cru, d'accord avec la traductrice, qu'il valait mieux rendre aussi fidèlement que possible le sens du texte allemand, plutôt que d'essayer le vague compromis que serait une « version réadaptée ». Une franche saveur tudesque vaut mieux, me semble-t-il, qu'une sauce latine sur un plat germanique. Ce sacrifice de style peut être compensé par un avantage assez sérieux quant au fond. Il me semble que le lecteur intéressé à la crise doctrinale du marxisme ne peut que trouver profit à en poursuivre les péripéties dans le cadre qui est, à proprement parler, son cadre naturel. Sans doute, la bataille engagée autour des questions que traite ce livre intéresse-t-elle le socialisme de tous les pays; mais c'est en Allemagne qu'elle sera perdue ou gagnée. Il importe donc que les observateurs du dehors aient une idée aussi exacte que possible des conditions dans lesquelles elle se livre. Cela est d'autant plus nécessaire que les socialistes de l’Europe occidentale semblent beaucoup moins bien informés que jadis des choses et des mouvements d'idées d'outre-Rhin. Depuis la guerre, l’Europe souffre d'un véritable écartèlement moral et intellectuel. Malgré l'avion et la T.S.F., ses quatre grandes régions - la slave, la germanique, la latine et l'anglo-saxonne -sont, au point de vue spirituel, plus isolées l'une de l'autre qu'elles ne l'étaient au XVIIIe siècle. Les pays de langue française, particulièrement, souffrent de la cloison étanche que les haines, les frayeurs et les vanités nationales ont érigée comme pour s'interdire tout contact réel avec les courants de pensée venant de l’Est. La charrue a passé au-dessus des tranchées, mais les fils barbelés des préjugés nationaux ne laissent encore passer que des lambeaux d'idées. Si les traductions de ce livre étaient un moyen de faire ouvrir quelques fenêtres vers les régions d'Europe qui, après tout, ont vu passer depuis la guerre quelques-uns des tourbillons intellectuels les plus vigoureux, sinon les plus fructueux, je me réjouirais des courants d'air qui pourraient en résulter. 

Je laisse donc au lecteur le soin de juger par lui-même ce qui, dans mon exposé, peut présenter un intérêt doctrinal général, et ce qui ne lui paraîtra peut-être que comme une contribution documentaire à l'étude de l'Allemagne d'après-guerre. Si je réussis à me faire bien comprendre de lui, il n'aura pas besoin de mes commentaires de préfacier pour saisir ce qu'il peut y avoir d'application générale dans les idées que ce livre présente. 

Est-il besoin de dire qu'il ne pourra y arriver que s'il se hausse, comme j'ai essayé de le faire moi-même, à un point de vue universel ? Je sais combien cela est difficile. Bien que l'Allemagne soit, à l'heure actuelle, le pays d’Europe où le monde scientifique est en général le plus ouvert aux influences du dehors, certains de mes critiques allemands ont fourni la preuve de cette difficulté. Leur amour-propre national, ou peut-être leur désir de 'spéculer sur celui de leurs compatriotes, les a poussés à voir dans mon livre la manifestation d'une mentalité foncièrement non allemande, voire anti-allemande, latine pour certains d'entre eux, anglo-saxonne pour d'autres, typiquement belge pour d'autres encore, mais en tout cas occidentale. Même parmi les critiques bienveillants de mon ouvrage, il en est qui l'ont caractérisé comme une tentative d'occidentaliser le socialisme allemand, par opposition aux tendances  « orientales » du marxisme, dont le foyer s'est déplacé dans la direction de Moscou. Il ne me plaît guère de discuter ces considérations, d'ailleurs légèrement contradictoires, car ce serait faire dévier le débat. En cette Europe stupéfiée par l'imbécillité nationaliste, il n'est que trop facile de s'évader d'un problème en le transformant en une question de prestige de race ou de nationalité. Il me répugnerait tout autant de voir mon ouvrage prôné à l'ouest du Rhin comme un désaveu de la mentalité allemande, qu'il me répugne de le défendre, à l'égard de certains critiques allemands, contre le reproche d'un parti pris anti-germanique. Le problème qu'il traite est un problème universel, ou du moins européen. Je m'y suis essayé en bon Européen, en patriote de toutes les patries qui ont contribué à ma formation intellectuelle, en me servant de la langue qui prédomine dans la littérature du sujet - la langue maternelle de Marx et en quelque sorte du marxisme. 

Il me reste à m'excuser auprès de mes lecteurs, surtout auprès des studieux de la classe ouvrière, de ce que certaines difficultés du langage technique s'ajoutent à la difficulté de style inhérente à une traduction de ce genre. Malgré mon souci d'éviter l'usage du jargon scientifique, il est cependant certains termes de métier, notamment de psychologie, dont on ne peut se passer sous peine de sacrifier la précision et même la concision du texte. Ainsi, quand au lieu de dire « sentiment », je parle d'un  « complexe », ce n'est pas par amour du terme rébarbatif, mais tout simplement parce que le mot  « complexe » exprime en l'occurrence exactement ce que je veux dire, tandis que  « sentiment » signifie en même temps un tas de choses différentes. Il y a donc avantage, pour peu que le lecteur profane veuille bien faire un petit effort, à se servir d'un terme nettement défini et éprouvé comme instrument de recherche, au lieu de perdre son temps à le redéfinir à tout bout de champ en langage courant. Ce livre n'est pas  « facile », pas autant en tout cas que je voudrais qu'il le soit; mais enfin, il traite un sujet qui ne l'est guère non plus. À ceux qui redoutent l'effort, je recommanderais donc de ne pas même en couper les pages. 

Au surplus, je ne sais pas si j'apporte aux autres une consolation bien sérieuse en exprimant - fort sérieusement cependant, je l'affirme ! - l'avis que voici, fruit d'une certaine expérience en matière éducative : c'est que les livres les plus profitables sont ceux que la plupart des lecteurs ne comprennent pas entièrement, tout comme les meilleurs repas sont ceux qui ne rassasient pas tout à fait l'appétit. Pourquoi ne pas l'avouer ? J'ai horreur de la vulgarisation sous toutes ses formes, de la vérité mise à la portée de ceux qui ne la désirent guère autant que des denrées d'Ersatz, de la musique de radio et de phonographe, du champagne pour banquets démocratiques, de tout ce qui avilit une jouissance sous prétexte de la généraliser. Cette confession peut paraître étrange à certains sous la plume d'un socialiste, surtout d'un ancien dirigeant d'œuvres d'éducation ouvrière. Mais le socialisme n'est pas la démagogie, et éduquer le peuple n'est pas abaisser la science à son niveau, mais l'élever au niveau de la science. Il n'y a de vérités que pour ceux qui les cherchent, et elles n'ont de valeur qu'en raison de l'effort qu'il a fallu pour les trouver. 

Henri DE MAN
Décembre 1926

Retour au livre de l'auteur: Henri de Man (1895-1953) Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 28 août 2005 08:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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