RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe. (1786)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Nicolas de Condorcet, De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe. (1786) Tiré des Œuvres de Condorcet publiées par A. Condorcet O’Connor et F. Arago, Tome VIII. Paris : Firmin Didot Frères, 1847. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole.

Introduction


Le chemin de la vérité, dit le poète Sadi, est étroit et placé entre deux précipices. Le moindre faux pas fait rouler au fond ; on se relève étourdi de la chute ; on gravit avec peine pour se rapprocher du sommet ; on croit y toucher ; on fait un dernier effort, et l’on retombe de l’autre côté.

L’Amérique avait à peine déclaré son indépendance, et nos politiques voyaient déjà clairement que la ruine de l’Angleterre et la prospérité de la France devaient être la conséquence nécessaire de cette heureuse révolution. Cette indépendance est reconnue, assurée ; ils semblent la voir avec indifférence, et ne s’avisent de douter de leurs prédictions qu’à l’instant où l’événement commence à en vérifier la dernière partie.

J’ai cru que ce moment où l’opinion semble s’égarer en sens contraire, était précisément celui où il pouvait être utile de discuter tranquillement les conséquences de ce grand événement, et je vais tâcher d’être prophète de sang-froid.

Le prix proposé par M. l’abbé Raynal, sur le bien et le mal qui ont résulté pour l’Europe de la découverte du Nouveau-Monde, avait excité mon intérêt ; j’avais osé entreprendre de résoudre cette question, mais j’ai senti que ce travail était au-dessus de mes forces, et je n’ai sauvé de l’incendie que le chapitre où j’examinais l’influence que l’indépendance de l’Amérique aurait sur l’humanité, sur l’Europe, sur la France en particulier, et l’analyse des principes d’après lesquels j’essayais de trouver une méthode de mesurer les différents degrés du bonheur public.

Une nation prise en corps étant un être abstrait, elle ne peut être ni heureuse ni malheureuse. Ainsi, quand on parle du bonheur d’une nation collectivement, on ne peut entendre que deux choses : ou une espèce de valeur moyenne, regardée comme le résultat du bonheur et du malheur des individus ; ou les moyens généraux de bonheur, c’est-à-dire de tranquillité et de bien-être que le sol, les lois, l’industrie, les rapports avec les nations étrangères, peuvent offrir à la généralité des citoyens. Il suffit d’avoir quelque idée de justice pour sentir que l’on doit s’en tenir au dernier sens.

Autrement, il faudrait adopter la maxime trop répandue chez les républicains anciens et modernes, que le petit nombre peut être légitimement sacrifié au plus grand ; maxime qui met la société dans un état de guerre perpétuelle, et soumet à l’empire de la force ce qui ne devrait l’être qu’à la raison et à la justice.

Les moyens généraux de bonheur pour l’homme en société peuvent se partager en deux classes : la première comprend tout ce qui assure, tout ce qui étend la jouissance libre de ses droits naturels. La seconde renferme les moyens de diminuer le nombre des maux auxquels l’humanité est assujettie par la nature ; de pourvoir à nos premiers besoins plus sûrement et avec moins de travail ; de nous procurer un plus grand nombre de jouissances par l’emploi de nos forces et l’usage légitime de nos industries ; et, par conséquent, les moyens d’augmenter notre force et notre industrie doivent être rangés dans la même classe.

Les droits de l’homme sont : 1° la sûreté de sa personne, sûreté qui renferme l’assurance de n’être troublé par aucune violence, ni dans l’intérieur de sa famille, ni dans l’emploi de ses facultés, dont il doit conserver l’exercice indépendant et libre pour tout ce qui n’est pas contraire aux droits d’un autre.

2° La sûreté et la jouissance libre de sa propriété.

3° Comme, dans l’état de société, il y a certaines actions qui doivent être assujetties à des règles communes ; comme il faut établir des peines pour les atteintes portées par un individu aux droits d’autrui, soit par la violence, soit par la fraude, l’homme a encore le droit de n’être soumis pour tous ces objets qu’à des lois générales, s’étendant à l’universalité des citoyens, dont l’interprétation ne puisse être arbitraire, dont l’exécution soit confiée à des mains impartiales.

4° Enfin, le droit de contribuer, soit immédiatement, soit par des représentants, à la confection de ces lois et a tous les actes faits au nom de la société, est une conséquence nécessaire de l’égalité naturelle et primitive de l’homme, et l’on doit regarder une jouissance égale de ce droit pour chaque homme usant de sa raison, comme le terme duquel on doit chercher à se rapprocher. Tant qu’on ne l’a pas atteint, on ne peut pas dire que les citoyens jouissent de ce dernier droit dans toute son étendue.

Il n’est aucun des droits des hommes qu’on ne puisse déduire facilement de ceux auxquels nous venons d’essayer de les réduire, et il serait même aisé de prouver que tous les principes des lois civiles, criminelles, comme ceux des lois d’administration, de commerce, de police, sont une suite de l’obligation de respecter les droits compris dans les trois premières divisions.

Le bonheur d’une société est d’autant plus grand, que ces droits y appartiennent avec plus d’étendue aux membres de l’État. Mais la jouissance de chacun de ces mêmes droits n’est pas également importante pour le bonheur commun ; nous les avons placés ici suivant l’ordre dans lequel nous croyons qu’ils contribuent à ce bonheur, et nous ajouterons même que, dans une société très nombreuse, il doit arriver presque nécessairement que le dernier de ces droits se trouve presque nul pour le plus grand nombre des habitants d’un pays.

Des républicains zélés l’ont regardé comme le premier de tous ; et il est vrai sans doute que, dans une nation éclairée, dégagée de toute superstition, où il appartiendrait en réalité à tout citoyen qui pourrait ou voudrait l’exercer, la jouissance de ce droit assurerait celle de tous les autres. Mais il perd ses avantages les plus précieux, si l’ignorance, si les préjugés écartent ceux qui doivent l’exercer du sentier étroit que la règle immuable de la justice leur a tracé ; et, relativement au bonheur public, une république qui aurait des lois tyranniques peut être fort au-dessous d’une monarchie.

En adoptant cet ordre, on sent que la violation très fréquente ou très forte d’un droit moins essentiel peut nuire davantage au bonheur commun que la violation légère ou très rare d’un droit plus important ; qu’ainsi, par exemple, une forme dans la jurisprudence criminelle, qui exposerait les innocents à être condamnés par des juges ignorants ou prévenus, peut faire plus de mal à un pays qu’une loi qui condamnerait à mort pour un délit imaginaire très rare dans le lieu où cette peine est établie. Des lois fiscales, des lois prohibitives peuvent, en attaquant l’exercice libre de la propriété, être plus nuisibles qu’un pouvoir d’emprisonner arbitrairement, dont on ne ferait qu’un usage très rare.

Ces principes sont simples ; mais la manière d’évaluer les degrés du mal ou du bien que peuvent produire ces différentes lésions des droits naturels, ou la destruction des abus contraires à ces droits, commence à devenir difficile. Il ne suffirait pas de connaître avec précision les effets de chaque loi injuste, de chaque réforme utile, il faudrait encore une mesure commune à laquelle on pût les comparer.

Quant à la seconde classe de moyens de bonheur, il est aisé de voir qu’ils dépendent encore en très grande partie de l’exercice plus étendu et plus libre des droits naturels, et ils se bornent ensuite d’abord à la jouissance d’une paix durable et assurée avec les puissances étrangères ; puis à l’augmentation des moyens de se procurer plus de jouissances avec un travail égal, soit par celle des lumières et de l’industrie, soit par l’extension des relations avec les autres peuples, soit surtout par une plus grande égalité dans la distribution de ces moyens entre les membres de la société. En effet, comme la population se proportionne nécessairement à la quantité des subsistances, reproduites dans une année ordinaire, on voit aisément que jamais la masse des jouissances pour la pluralité des citoyens ne peut être très grande, au moins d’une manière constante et durable ; et qu’ainsi c’est dans la distribution plus égale de ces jouissances que l’on doit chercher le bonheur public. C’est à maintenir ou à rétablir cette égalité entre les membres d’une nation, sans nuire au droit de propriété, sans gêner l’exercice légitime de la liberté, que doivent tendre toutes les lois civiles, toutes celles qui ont le commerce pour objet. Il résulte de ces mêmes principes, que le bonheur d’un peuple, loin de s’accroître par le malheur ou l’affaiblis­sement de ses voisins, doit augmenter, au contraire, par la prospérité des autres peuples, puisqu’il en recevrait alors l’exemple des bonnes lois ou de la destruction des abus, de nouveaux moyens d’industrie, tous les avantages, enfin, qui naissent de la communication des lumières ; et il est sensible en même temps que la masse des jouissances communes et la facilité de les répartir avec plus d’égalité, est pour tous les peuples l’effet nécessaire des progrès de chacun d’eux.

La seule exception à cette loi générale, est le cas où un peuple égaré par une fausse politique fatigue ses voisins par son ambition, et cherche, soit par la guerre, soit par des monopoles, soit par des lois prohibitives de commerce, à leur rendre, à ses propres dépens, sa puissance dangereuse et sa prospérité inutile.

Tels sont les principes d’après lesquels je vais essayer de montrer quelle doit être l’influence de la révolution d’Amérique.

On ne trouvera, peut-être, à l’auteur de ces réflexions, d’autre mérite que celui de rêver plus en grand que l’abbé de Saint-Pierre, et il répondra comme lui : Je me consolerai sans peine d’avoir passé toute ma vie pour un rêveur, si je puis espérer qu’un siècle après moi, l’exécution d’une de mes idées puisse faire un peu de bien.

C’est même trop exiger. En cherchant à répandre quelques vérités isolées et stériles en elles-mêmes, on peut faciliter à la longue des combinaisons d’idées plus heureuses et plus fécondes. N’est-ce pas encore être utile que de contribuer à diriger l’attention des bons esprits sur une matière importante, à leur inspirer le désir d’en faire l’objet de leurs méditations ou de leurs recherches ? On n’aurait aucun droit à la gloire qu’ils pourraient mériter, mais on en aurait du moins au plaisir d’avoir été l’occasion de quelque bien ; et serait-ce payer trop cher ce plaisir que de l’acheter par un léger sacrifice d’amour-propre, par l’humiliation de s’être trompé de bonne foi, ou de n’avoir dit sur de grands objets que des vérités petites et communes ?


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien (1879-1936) Dernière mise à jour de cette page le mardi 11 janvier 2011 16:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref