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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essai sur l’origine des connaissances humaines. [1746] (1798)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines. Tiré des oeuvres de Condillac, revues et corrigées par l’auteur. Paris: Ch. Houel, Imprimeur, 1798. Une édition réalisée à partir d'un fac-simile de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, Bibliothèque numérique. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole.

Introduction


La science qui contribue le plus à rendre l’esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent, doit le préparer à l’étude de toutes les autres, c’est la métaphysique. Elle est aujourd’hui si négligée en France, que ceci paraîtra sans douta un paradoxe à bien des lecteurs. J’avouerai qu’il a été un temps où j’en aurais porté le même jugement. De tous les philosophes, les métaphysiciens me paraissaient les moins sages : leurs ouvrages ne m’instruisaient point : je ne trouvais presque partout que des fantômes, et je faisais un crime à la métaphysique des égarements de ceux qui la cultivaient. Je voulus dissiper cette illusion et remonter à la cause de tant d’erreurs : ceux qui se sont le plus éloignés de la vérité y me devinrent les plus utiles. A peine eus-je connu les voies peu sûres qu’ils avaient suivies, que je crus apercevoir la route que je de vois prendre. Il me parut qu’on pouvait raisonner en métaphysique et en morale avec autant d’exactitude qu’en géométrie ; se faire, aussi bien que les géomètres, des idées justes ; déterminer, comme eux, le sens des expressions d’une manière précise et invariable ; enfin se prescrire, peut-être mieux qu’ils n’ont fait, un ordre assez simple et assez facile pour arriver à l’évidence. Il faut distinguer deux sortes de métaphysique. L’une, ambitieuse, veut percer tous les mystères ; la nature, l’essence des êtres, les causes les plus cachées, voilà ce qui la flatte et ce qu’elle se promet de découvrir ; l’autre, plus retenue, proportionne ses recherches à la faiblesse de l’esprit humain, et aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper, qu’avide de ce qu’elle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées. La première fait de toute la nature une espèce d’enchantement qui se dissipe comme elle : la seconde, ne cherchant à voir les choses que comme elles sont en effet, est aussi simple que la vérité même. Avec celle-là les erreurs s’accumulent sans nombre, et l’esprit se contente de notions vagues et de mots qui n’ont aucun sens : avec celle-ci on acquiert peu de connaissances ; mais on évite l’erreur : l’esprit devient juste et se forme toujours des idées nettes.

Les philosophes se sont particulièrement exercés sur la première, et n’ont regardé l’autre que comme une partie accessoire qui mérite à peine le nom de métaphysique. Locke est le seul que je crois devoir excepter : il s’est borné à l’étude de l’esprit humain, et a rempli cet objet avec succès. Descartes n’a connu ni l’origine ni la génération de nos idées [1]. C’est à quoi il faut attribuer l’insuffisance de sa méthode ; car nous ne découvrirons point une manière sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formées. Malebranche, de tous les Cartésiens celui qui a le mieux aperçu les causes de nos erreurs, cherche tantôt dans la matière des comparaisons pour expliquer les facultés de l’âme [2] : tantôt il se perd dans un monde intelligible, où il s’imagine avoir trouvé la source de nos idées [3]. D’autres créent et anéantissent des êtres, les ajoutent à notre âme, ou les en retranchent à leur gré, et croient, par cette imagination, rendre raison des différentes opérations de notre esprit, et de la manière dont il acquiert ou perd des connaissances [4]. Enfin les Leibniziens font de cette substance un être bien plus parfait : c’est, selon eux, un petit monde, c’est un miroir vivant de l’univers ; et, par la puissance qu’ils lui donnent de représenter tout ce qui existe, ils se flattent d’en expliquer l’essence, la nature et toutes les propriétés. C’est ainsi que chacun se laisse séduire par ses propres systèmes. Nous ne voyons qu’autour de nous, et nous croyons voir tout ce qui est : nous sommes comme des enfants qui s’imaginent qu’au bout d’une plaine ils vont toucher le ciel avec la main. Serait-il donc inutile de lire les philosophes ? Mais qui pourrait se flatter de réussir mieux que tant de génies qui ont fait l’admiration de leur siècle, s’il ne les étudie au moins dans la vue de profiter de leurs fautes ? Il est essentiel pour quiconque veut faire par lui-même des progrès dans la recherche de la vérité, de connaître les méprises de ceux qui ont cru lui en ouvrir la carrière. L’expérience du philosophe, comme celle du pilote, est la connaissance des écueils où les autres ont échoué ; et, sans cette connaissance, il n’est point de boussole qui puisse le guider.

Ce ne serait pas assez de découvrir les erreurs des philosophes, si l’on n’en pénétrait les causes : il faudrait même remonter d’une cause à l’autre, et parvenir jusqu’à la première ; car il y en a une qui doit être la même pour tous ceux qui s’égarent, et qui est comme un point unique où commencent tous les chemins qui mènent à l’erreur. Peut-être qu’alors, à côté de ce point on en verrait un autre où commence l’unique chemin qui conduit à la vérité. Notre premier objet, celui que nous ne devons jamais perdre de vue, c’est l’étude de l’esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations ; observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire, afin d’acquérir toute l’intelligence dont nous sommes capables. Il faut remonter à l’origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu’aux limites que la nature leur a prescrites, par là fixer l’étendue et les bornes de nos connaissances et renouveler tout l’entendement humain.

Ce n’est que par la voie des observations que nous pouvons faire ces recherches avec succès, et nous ne devons aspirer qu’à découvrir une première expérience que personne ne puisse révoquer en doute et qui suffise pour expliquer toutes les autres. Elle doit montrer sensiblement quelle est la source de nos connaissances, quels en sont les matériaux, par quel principe ils sont mis en œuvre, quels instruments on y emploie et quelle est la manière dont il faut s’en servir. J’ai, ce me semble, trouvé la solution de tous ces problèmes dans la liaison des idées, soit avec les signes, soit entre elles : on en pourra juger à mesure, qu’on avancera dans la lecture de cet ouvrage.

On voit que mon dessein est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l’entendement humain, et que ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite ; mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences.

Les idées se lient avec les signes, et ce n’est que par ce moyen, comme je le prouverai, qu’elles se lient entre elles. Ainsi, après avoir dit un mot sur les matériaux de nos connaissances, sur la distinction de l’âme et du corps, et sur les sensations, j’ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les opérations de l’âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher comment nous avons contracté l’habitude des signes de toute espèce, et quel est l’usage que nous en devons faire.

Dans le dessein de remplir ce double objet, j’ai pris les choses d’aussi haut qu’il m’a été possible. D’un autre côté, je suis remonté à la perception, parce que c’est la première opération qu’on peut remarquer dans l’âme ; et j’ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l’exercice. D’un autre côté, j’ai commencé au langage d’action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées ; l’art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l’art de noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l’éloquence, l’écriture et les différents caractères des langues. Cette histoire du langage montrera les circonstances où les signes sont imaginés ; elle en fera connaître le vrai sens, apprendra à en prévenir les abus, et ne laissera, je pense, aucun doute sur l’origine de nos idées.

Enfin, après, avoir développé les progrès des opérations de l’âme et ceux du langage, j’essaie d’indiquer par quels moyens on peut éviter l’erreur, et de montrer l’ordre qu’on doit suivre, soit pour faire des découvertes, soit pour instruire les autres de celles qu’on a faites. Tel est en général le plan de cet essai.

Souvent un philosophe se déclare pour la vérité, sans la connaître. Il voit une opinion qui jusqu’à lui a été abandonnée, et il l’adopte, non parce quelle lui paraît meilleure, mais dans l’espérance de devenir le chef d’une secte. En effet, la nouveauté d’un système a presque toujours été suffisante pour en assurer le succès.

Il se peut que ce soit là le motif qui a engagé les Péripatéticiens à prendre pour principe que toutes nos connaissances viennent des sens. Ils étaient si éloignés de connaître cette vérité, qu’aucun d’eux n’a su la développer, et qu’après plusieurs siècles, c’était encore une découverte à faire.

Bacon est peut-être le premier qui l’ait aperçue. Elle est le fondement d’un ouvrage dans lequel il donne d’excellents conseils pour l’avancement des sciences [5]. Les Cartésiens ont rejeté ce principe avec mépris, parce qu’ils n’en ont jugé que d’après les écrits des Péripatéticiens. Enfin Locke l’a saisi, et il a l’avantage d’être le premier qui l’ait démontré.

Il ne paraît pas cependant que ce philosophe ait jamais fait son principal objet du traité qu’il a laissé sur l’Entendement Humain. Il l’entreprit par occasion, et le continua de même ; et, quoiqu’il prévit qu’un ouvrage composé de la sorte, ne pouvait manquer de lui attirer des reproches, il n’eut, comme il le dit, ni le courage, ni le loisir de le refaire [6]. Voilà sur quoi il faut rejeter les longueurs, les répétitions, et le désordre qui y règnent. Locke était très capable de corriger ces défauts, et c’est peut-être ce qui le rend moins excusable. Il a vu, par exemple, que les mots et la manière dont nous nous en servons, peuvent fournir des lumières sur le principe de nos idées [7] : mais parce qu’il s’en est aperçu trop tard [8], il n’a traité que dans son troisième livre une matière, qui devait être l’objet du second. S’il eût pu prendre sur lui de recommencer son ouvrage, on a lieu de conjecturer qu’il eût beaucoup mieux développé les ressorts de l’entendement humain. Pour ne l’avoir pas mit, il a passé trop légèrement sur l’origine de nos connaissances, et c’est la partie qu’il a le moins approfondie. Il suppose, par exemple, qu’aussitôt que l’âme reçoit des idées par les sens, elle peut, à son gré, les répéter, les composer, les unir ensemble avec une variété infinie, et en faire toutes sortes de notions complexes. Mais il est constant que, dans l’enfance, nous avons éprouvé des sensations, longtemps avant d’en savoir tirer des idées. Ainsi, l’âme n’ayant pas, dès le premier instant l’exercice de toutes ses opérations, il était essentiel, pour développer mieux l’origine de nos connaissances, de montrer comment elle acquiert cet exercice, et quel en est le progrès. Il ne paraît pas que Locke y ait pensé, ni que personne lui en ait fait le reproche, ou ait essayé de suppléer à cette partie de son ouvrage. Peut-être même que le dessein d’expliquer la génération des opérations de l’âme, en les faisant naître d’une simple perception, est si nouveau, que le lecteur a bien de la peine à comprendre de quelle manière je l’exécuterai.

Locke, dans le premier livre de son Essai, examine l’opinion des idées innées. Je ne sais s’il ne s’est point trop arrêté à combattre cette erreur : l’ouvrage que je donne la détruira indirectement. Dans quelques endroits du second livre, il traite, mais superficiellement, des opérations de l’âme. Les mots sont l’objet du troisième, et il me paraît le premier qui ait écrit sur cette matière en vrai philosophe. Cependant j’ai cru qu’elle devait faire une partie considérable de mon ouvrage, soit parce qu’elle peut encore être envisagée d’une manière neuve et plus étendue, soit parce que je suis convaincu que l’usage des signes est le principe qui développe le germe de toutes nos idées. Au reste, parmi d’excellentes choses que Locke dit dans son second livre sur la génération de plusieurs sortes d’idées, telles que l’espace, la durée, etc. ; et dans son quatrième, qui a pour titre : de la Connaissance, il y en a beaucoup que je suis bien éloigné d’approuver ; mais comme elles appartiennent plus particulièrement à l’étendue de nos connaissances, elles n’entrent pas dans mon plan, et il est inutile que je m’y arrête.



[1] Je renvoie à sa troisième Méditation. Rien ne me paraît moins philosophique que ce qu’il dit à ce sujet.

[2] Recher. de la Vér., l. 1, c. 1.,

[3] Recher. de la Vér., l. 3. Voyez aussi ses Entretiens et ses Méditations métaphysiques, avec ses Réponses à M. Arnaud.

[4] L’auteur de l’action de Dieu sur les créatures.

[5] Nov. orig. scient.

[6] Voyez sa Préface.

[7] Liv. III, ch. VIII, § 1.

[8] J’avoue (dit-il, liv. III, ch. IX, § 21.) que, lorsque je commençai cet ouvrage, et longtemps après, il ne me vint nullement dans l’esprit qu’il fut nécessaire de faire aucune réflexion sur les mots.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 11 janvier 2011 13:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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