Anthony Collins, Lettre d'un médecin arabe à un fameux professeur de l Université de Hall en Saxe, sur les reproches faits à Mahomet, de son recours aux armes, de la pluralité des femmes, de l entretien de ses concubines, et de l idée de son paradis. in Discours sur la liberté de penser écrit à l'occasion d'une nouvelle secte d'esprits forts, ou de gens qui pensent librement


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Anthony Collins, Lettre d'un médecin arabe à un fameux professeur de l’Université de Hall en Saxe, sur les reproches faits à Mahomet, de son recours aux armes, de la pluralité des femmes, de l’entretien de ses concubines, et de l’idée de son paradis. in Discours sur la liberté de penser écrit à l'occasion d'une nouvelle secte d'esprits forts, ou de gens qui pensent librement. Traduit de l'anglais et augmenté d'une lettre d'un médecin arabe. Londres, 1714. Traduction anonyme. Imprimé à La Hague par Henri Scheurleer, 262 pp + 29 pp. Une édition numérique réalisée à partir d'un facsimilé de la Bibliothèque nationale de France par Kim Noisette, bénévole, doctorant en philosophie à l'Université de Sherbrooke et à l'Université Fédérale de São Paulo (Brésil).

Lettre d'un médecin arabe


à un fameux professeur de l’université de Hall en Saxe, sur les reproches faits à Mahomet,

de son recours aux armes,

de la pluralité des femmes,

de l’entretien de ses concubines,

et de l’idée de son paradis.


[3]

La curiosité naturelle que j’ai de m’instruire, tant des religions et des Belles-Lettres que des lois et des coutumes en usage chez les nations étrangères, m’a porté à quitter ma patrie pour voyager dans toutes les parties de l’Europe où les sciences sont cultivées avec le plus de succès. Là, la politique des cours et la manière de [4] vivre des peuples se perfectionnent tous les jours. Les arts, aussi nécessaires en temps de guerre qu’en temps de paix, sont portés au dernier degré de perfection. En un mot, on voit fleurir et régner là une agréable diversité de ce tout ce qu’il y a de plus curieux, et de plus propre à former un homme habile.

J’avais déjà visité les universités que je regardais comme les plus fameuses, où j’avais pris une connaissance exacte des sciences qu’on y enseigne. J’y avais même fait habitude avec ce qu’il y a de plus habiles gens, lorsque ma bonne étoile me conduisit dans cette ville célèbre, où vous remportez à juste titre les honneurs du Parnasse sur un grand nombre de savants qui font tous leurs efforts pour vous les disputer. Que si je fus trompé dans l’opinion que j’avais connue de ce séjour de toutes les sciences, ce ne fut qu’en ce que je reconnus bientôt qu’il ne la passait de beaucoup. En effet, je trouvais là des personnes qui joignent à un savoir, que je peux qualifier d’universel, les manières les plus polies, et à une profonde érudition une civilité toute charmante.

[5]

J’espère que vous me ferez cette justice de croire que ce n’est rien moins qu’un esprit de flatterie qui me fait avouer que je ne suis pas le seul qui ai vu, avec admiration, le haut rang que vous tenez, et le mérite inestimable qui vous distingue si bien dans cette illustre académie. Tout le monde a les yeux attachés sur vous et vous admire. Vous êtes le flambeau qui, par sa lumière et sa chaleur, éclaire et anime tout ce corps de savants; vous êtes une étoile brillante qui sert de guide aux jeunes amateurs des sciences, pour les conduire à la perfection après laquelle ils aspirent. Vous êtes un oracle dont toutes les réponses sont pleines d’une solide doctrine, et dont toutes les sentences sont des principes de vérité et des préceptes de vertu. Votre nom survivra aux statues de marbre et d’airain. Sa durée égalera même celle de la nature que vous entendez si bien. Vos écrits sont du nombre de ces ouvrages consacrés à l’immortalité et les inestimables productions de vos veilles sont telles, que ni la durée, ni la rage du temps, qui dévore toutes les choses, n’auront le moindre [6] pouvoir sur elles. Vos productions subsisteront jusqu’à ce que le monde lui-même éprouve la terrible catastrophe dont un embrasement universel le menace.

Mais il faut vous montrer quel motif me porte à vous écrire cette lettre, de la ville célèbre où je réside actuellement. C’est, Monsieur, un désir aussi ardent que sincère de vous porter, par voie de persuasion, à embrasser la vérité que je professe. Ce n’est pas sans raison que je me promets de réussir : mon espoir est fondé sur les conversations que nous avons eu ensemble, tant sur la religion de mon pays, qu’au sujet du grand Mahomet qui en est le fondateur, et à qui Dieu accorde ses plus précieuses bénédictions.

Vous m’avez avoué, avec votre candeur naturelle, que vous connaissiez toute la fausseté des reproches qu’on fait ordinairement à notre prophète et des calomnies dont on se sert pour décrier sa religion. Vous avez reconnu leur futilité et combien elles sont mal fondées. Cependant il y avait, si je m’en souviens bien, certains points qui vous tenaient extrêmement au [7] coeur, et par rapport auxquels vous ne pouviez vous guérir des préjugés de votre éducation.

Vous ne pouviez approuver la conduite de Mahomet, que vous regardiez comme un usurpateur des terres de ses voisins. La manière qu’il a eu d’établir sa religion à la pointe de l’épée, son usage d’épouser plusieurs femmes, celui d’avoir des concubines, et enfin les promesses qu’il fait à ses sectateurs d’un paradis consistant dans toutes sortes de délices, non seulement spirituels mais même sensuels, étaient quatre points qui vous révoltaient contre notre sainte religion. Ne sont-ce pas là, disiez-vous, autant de preuves invincibles, qui démontrent la fausseté et l’impureté de la religion de Mahomet, et n’en peut-on pas conclure que ce prophète a été un infâme imposteur?

Je ne puis vous exprimer quelle est ma joie d’avoir affaire à une personne de votre sincérité, de votre pénétration et de votre savoir, qui a fondé les secrets les plus cachés de la nature, et qui connaît à fond les lois et les religions de tous les peuples. Ces beaux endroits, qui constituent le plus grand [8] ornement de l’esprit humain, me font espérer que je n’aurais que peu ou point de peine à surmonter vos difficultés, à résoudre vos doutes, à répondre à vos objections, à dissiper vos scrupules, et par conséquent à vous convaincre de la vérité.

Premièrement, pour ce qui regarde la conduite de notre prophète quand il a attaqué ses voisins, on peut la justifier. Son dessein, lorsqu’il prit les armes, était seulement de recouvrer le chérifat de la ville de La Mecque et la charge de Grand Prêtre de la mosquée de ce lieu. Il l’a fait avec justice, puisque ses ancêtres avaient été en possession de ces dignités pendant plusieurs générations. Elles lui appartenaient de droit divin et humain. Ce titre, sur lequel il fondait ses prétentions, était aussi juste que peut être celui d’un prince, héritier de ses ancêtres et réclamant les dominations qui lui reviennent par droit d’héritage. Le pouvoir en main, Mahonet a usé de représailles sur les princes ses voisins et sur les autres [9] qui, ayant le plus d’autorité, s’étaient opposé à la vigoureuse résolution qu’il avait prise de rentrer en possession de ce qu’il n’avait perdu que parce qu’il était resté orphelin. Sa conduite est-elle donc si surprenante ou si extraordinaire?

En second lieu, voyons ceux qui d’un côté exaltent un César, un Alexandre, un Guillaume le Conquérant, un Louis le Grand, ou quelqu’un d’autre qui s’est rendu célèbre par ses usurpations et ses conquêtes et qui a eu d’heureux succès, et qui d’un autre côté condamnent Mahomet. Celui-ci, n’ayant commencé qu’avec de très faibles espérances, et ne se confiant qu’en son bon droit et en la justice qu’il avait de son côté, a cependant jeté les fondements de trois des plus étendus et des plus florissants empires qui subsistent aujourd’hui dans le monde. Ceux qui, sur cette base, condamnent notre prophète, ne font-ils pas voir qu’ils ne sont animés que par la partialité et la passion?

En troisième lieu, toute personne qui croit qu’il est permis de se servir de la force en matière de religion a tort de condamner Mahomet sur ce qu’il aurait étendu la sienne par cette voie-là. D’autant plus même que [10] notre saint Prophète n’a jamais mis personne à mort uniquement à cause de sa religion. Il se contentait d’imposer un tribut, qui n’était même pas exorbitant, à ceux qui ne voulaient pas embrasser sa loi. Vous m’avouerez qu’en cela il s’est montré infiniment plus humain et plus équitable qu’aucune secte de chrétiens, qui ne s’est pas plutôt vue dans un état de splendeur et de puissance qu’elle a déployé toute sa sévérité. Je parle de ce qu’on appelle appliquer des remèdes salutaires sur ceux qui ont des sentiments différents des nôtres, quand même ce ne serait que parce que leurs habits ont quelque chose de différent des autres.

En effet, dans une église qui porte les beaux nom d’orthodoxe et de réformée, on a vu les esprits s’échauffer jusqu’à l’excès et porter même leur zèle jusqu’à la persécution contre ceux d’un autre parti. Et pourrait-on croire que toute leur dispute portait sur la question de savoir si leurs prêtres porteraient une robe ou un manteau, et une chemise par-dessus ou par-dessous leurs habits?

Ne sait-on pas que c’est, au moins, avec autant de chaleur et d’érudition [11] que quelques curieux théologiens ont agité l’importante question, si le vaisseau qui s’ouvre ordinaiement lorsqu’une femme met au monde un enfant, s’ouvrit aussi lorsque la Vierge mit au monde son fils Jésus-Christ? Plus exactement, on disputait pour savoir si la membrane qui est le signe de la virginité, et qui doit absolument se rompre dans l’enfantement, resta entière.

Un tel emportement, pour ne rien dire de plus, éclata dans une assemblée du clergé de l’Église primitive, où on agitait la queston de savoir si on ferait de la Vierge Marie ou du Saint Esprit une troisième personne de votre Trinité. Je pourrais même avancer sans témérité qu'il n’y a eu dans l’Église chrétienne ni persécutions, ni contestations qui n’aient eu leur source ou de quelque dispute de néant ou de quelque vaine imagination. Il est vrai que vous avez aujourd’hui tout sujet de bénir Dieu de ce que cette méthode d’étendre le règne de l’Évangile se trouve désormais hors d’usage parmi les bons protestants. Tous ceux qui connaissent l’esprit de votre religion savent combien il est opposé à cette conduite. Il est néanmoins constant que [12] plusieurs docteurs et Pères de l’Église ont prêché hautement pour autoriser cette pratique. Ils ont été suivis en cela par quelques modernes, dont le nombre n’est pas petit. Je veux cependant croire, en leur faveur, qu’ils n’ont donné dans cette illusion que par un excès de respect pour les nons de ces anciens et vénérables Pères.

De tous ces modernes, je ne veux vous en citer qu’un, c’est le savant et orthodoxe M. Jurieuz, qui est de votre communion et fait la remarque suivante sur les droits des souverains. Quelqu’un peut-il nier, écrit-il, que le paganisme n’ait été détruit par l’autorité des empereurs romains? Nous pouvons même avancer librement que le paganisme subsisterait encore, et que les trois quarts de l’Europe seraient restés païens si Constantin et ses successeurs n’avaient employé leur autorité pour abolir cette religion. Et il dit encore en un autre endroit : les empereurs chrétiens ont extirpé le paganisme en faisant jeter par terre ses temples, renverser les images défendant le culte des faux Dieux, établissant des prédicateurs de l’Évangile en la place [13] des faux prophètes, supprimant leurs livres, et donnant cours à ceux qui contenaient une saine doctrine.

Le même M. Jurieu, en parlant dans son Apologie pour la Réformationaa, des horribles cruautés des papistes, semble nous justifier en quelque manière de la persécution et de la violence dont on nous accuse de nous servir pour la propagation de notre secte. Voici ses propres termes[1]. On peut dire avec vérité qu’il n’y a point du tout de comparaison entre la cruauté des sarrasins contre les chrétiens, et celles du papisme contre les vrais fidèles. En peu d’années de guerres contre les Vaudois, ou même dans les seuls massacres de la Saint-Barthélémy, on a répandu plus de sang, pour cause de religion, que les sarrasins n’en ont répandu dans toutes leurs persécutions contre les chrétiens. Il est bon qu’on soit désabusé de ce préjugé, que le mahométisme est une secte cruelle, qui s’est établie en donnant le choix de la mort ou de l’abjuration du christianisme. Non seulement c’est faux, mais en plus la conduite des sarrasins a été un exemple de débonnaire en comparaison de celle du papisme qui a surpassé la cruauté des cannibales.

[13]

Faut-il quelque chose de plus pour convaincre le monde de la fausseté de ce préjugé, que le mahométisme est une secte cruelle qui ne se serait accrue qu’en réduisant les hommes à la dure nécessité de choisir entre la mort et l’abjuration du christianisme? Il serait tout à fait fondé d’avancer que la conduite des sarrasins a donné des preuves d’une douceur évangélique, en comparaison du procédé des papistes dont la cruauté excède celle des anthropophages. (Vous pourrez conclure, par la même occasion, que les hommes agissent rarement par principes.) D’un côté, il est de notoriété publique que les Mahométans tolèrent toutes sortes de religions. Leur Alcoran semble les encourager à persécuter ceux qu’ils nomment infidèles, mais ce principe peut recevoir une interprétation plus favorable, et notre constante pratique le prouve suffisamment. D’un autre côté, tous les chrétiens aiment à persécuter, surtout dans les lieux où la puissance du clergé l’emporte sur celle du magistrat, et où leurs décrets sont regardés comme sacrés et comme des oracles infaillibles. Pourtant, leur [15] Évangile leur défend expressément de persécuter en quelque manière que ce soit pour les choses qui regardent la conscience.

De cet aveu, que j’ai rapporté du théologien de votre communion et de plusieurs autres que je pourrais citer, je tire la conséquence suivante. La doctrine qui favorise la persécution et qui enseigne aux hommes à se servir de l’épée et des haches, du feu et des fagots, pour la propagation de ce qu’ils appellent la foi de notre Mère Sainte-Eglise, ne vient pas des Mahométans, mais du zèle indiscret de ces faux dévots qui se disent chrétiens et ne le sont pas.

Je passe à la pluralité des femmes et à la liberté d’entretenir plusieurs concubines, deux points qui ont attiré de si grands reproches à notre prophète et dont vous-même êtes si scandalisé avec tout le monde chrétien. Quant à moi, je ne vois pas comment on peut trouver en cela un juste objet de scandale. En effet, la coutume de prendre plusieurs femmes et d’avoir en même temps des concubines existait déjà depuis un temps immémorial [16] chez les Orientaux. Lamekbb a épousé deux femmes peu de temps après la création du monde, c’est-à-dire dès qu’il y a eu plus de femmes que d’hommes. A-t-il été châtié par Dieu pour sa conduite? Si ç’avait été un crime, Lamek aurait été puni très sévèrement pour imprimer de la terreur aux autres et les empêcher de suivre l’exemple criminel de celui qui aurait le premier transgressé la loi, ou en aurait fait une nouvelle. Le saint patriarche Jacob a pris en mariage les deux soeurs qui furent l’une et l’autre ses femmes en même temps, et il avait outre cela des concubines. David, cet homme selon le coeur de Dieu, a eu environ une douzaine de femmes sans compter ses concubines, et une jeune beauté qu’il prit dans sa vieillesse. On peut dire sans outrer la réflexion qu’il n’avait ce grand nombre de femmes que pour trouver dans le changement de quoi satisfaire et en même temps irriter de nouveau son appétit, et n’est-ce pas surtout l’usage qu’il pouvait faire d’un morceau aussi délicat que la dernière? Salomon aussi, le plus sage des [17] mortels, le roi du peuple chéri par un ordre exprès de Dieu, inspiré par Dieu pour composer les écrits qui font partie chez les Juifs du canon des livres sacrés, ce Salomon a-t-il été blâmé d’avoir eu un régiment de femmes et de concubines, puisque leur nombre montait jusqu’à mille? Non : mais il le fut parce qu’il s’était laissé porter par elles à adorer de fausses divinités, ce qui aurait pu lui arriver aussi s’il n’en avait eu qu’une seule et que celle-ci avait été idolâtre.

Toutes ces autorités démontrent évidemment que la polygamie et l’entretien des concubines ont été de tous temps des choses permises. Je pourrais encore employer un moyen de défense, si je croyais que vous l’acceptiez : c’est que notre saint prophète avait une permission particulière de Dieu pour prendre autant de concubines qu’il lui plairait outre toutes ses femmes, afin d’engendrer un plus grand nombre de jeunes prophètes et de multiplier sa génération qui devait servir à étendre de plus en plus sa religion. Chaque tribu dans laquelle il [18] choisissait une femme embrassait aussitôt sa loi.

Nous sommes parvenus au dernier point, qui concerne les plaisirs qu’il promet dans son paradis à ceux qui recevront sa loi, et qui conformeront leur vie aux préceptes qu’elle renferme. Ces plaisirs, Monsieur, n’auront rien pour vous ni de si déraisonnable ni de si absurde, qu’on se l’imagine d’ordinaire parmi vous autres, si vous réfléchissez que nos corps prendront à la Résurrection une forme si parfaite qu’elle surpassera tout ce que nous pouvons concevoir. Les chrétiens tombent d’accord avec nous de ce système, et nos sens deviendront d’une activité et d’une vigueur si extraordinaire qu’ils seront capables des plaisirs les plus grands, chacun selon la différence de leurs objets. En effet, si on ôte à ces facultés leur propre exercice, si on les prive des objets propres à leur plaire et à les satisfaire, n’est-ce pas supposer qu’elles ont été données non seulement inutilement, mais encore pour nous faire de la peine et nous exposer à un supplice continuel? Supposant que l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher et la vue [19] nous seront rendus, comme il faut nécessairement que cela arrive pour rendre nos corps parfaits, je ne vois pas sur quel fondement on va s’imaginer que ces sens n’auront aucun objet sur lequel s’exercer, pour goûter tout le plaisir qui pourrait leur en revenir. Y a-t-il de la honte, du crime, de la bassesse dans la jouissance de tels plaisirs?

Le Tout-Puissant a pris soin que les deux plus parfaites créatures qui aient jamais été au monde ne fussent pas privées de ce grand avantage dans leur état même d’innocence. En effet, lorsqu’il créa Adam et Ève, il les plaça dans un jardin où toutes sortes de fruits agréables et délicieux abondaient, où les eaux pures et claires de plusieurs rivières coulaient autant pour étancher leur soif que pour rafraîchir les plantes et les arbres. S’ils ont porté leur désir sur quelque ligueur plus agréable, doutez-vous qu’il leur ait manqué de quoi en composer? Le Créateur savait qu’ils ne pouvaient subsister sans le secours du boire et du manger, ainsi la main bienveillante et libérale leur fournit l’un et l’autre abondamment. Nous n’avons [20] aucune raison de nous imaginer qu’ils ont été privés, dans cet état bienheureux, du plus charmant de tous les plaisirs, en un mot de celui dont le but est la multiplication du genre humain, car pour quelle autre raison la femme aurait-elle été donnée à l’homme? Enfin, sans cela, n’auraient-ils pas été privés l’un et l’autre de tout ce qui peut flatter les sens le plus agréablement, le plus délicatement, le plus délicieusement? J’ajouterais encore que sans cela le monde serait resté dépourvu d’habitants. Je tire une dernière preuve de vos livres divins, qui vous disent que les anges dans le ciel mangent aussi bien que les hommes, puisque la manne que Dieu a fait tomber dans le désert en faveur des Juifs qui y erraient est appelée la nourriture des anges. Toutes ces raisons, qui sont aussi claires que le jour même, doivent nous convaincre qu’il n’y a rien de bas ni de criminel dans l’action de boire et de manger, non plus que dans celle de multiplier notre espèce, dans l’état même le plus parfait qu’on puisse s’imaginer.

Ajoutons à tout cela la considération de la manière dont nos corps sont [21] composés, et nous trouverons qu’il est impossible qu’ils puissent subsister sans nourriture, ou, pour mieux dire, sans de nouveaux aliments qui remplacent continuellement ceux que la chaleur naturelle détruit. Les parties solides et fluides de tout corps animé, qui agissent réciproquement l’une sur l’autre, en font toute la composition, de sorte que ni le coeur ni les artères ne sauraient avoir aucun mouvement sans le second du sang et des esprits animaux qui s’y déchargent. Et réciproquement, le sang ne peut se rendre au coeur, à moins qu’il ne soit poussé et aidé par le mouvement que le coeur même et les artères lui communiquent. Lorsque ces parties tant fluides que solides restent en repos et perdent leur mouvement, les fluides croupissent et causent la mort. Mais si elles font bien leurs fonctions, les muscles faisant couler les humeurs par leurs battements, et les humeurs leur rendant le mouvement reçu par leur écoulement dans leurs vaisseaux, alors les aliments sont consommés. Les parties nutritives s’attachent à ces vaisseaux qui les [22] contiennent, et le reste, qui en est séparé, est excrété ou bien dissipé par la transpiration qui s’en fait au travers des chairs, des poumons, de l’oesophage, des intestins, du nez et de la bouche. La quantité de ce qui se transpire, disons dans un air sain comme celui d’Italie et dans un corps bien vigoureux, est estimée la cinquième partie de tous les aliments qui ont été pris, selon la plus exacte supputation qu’en a faite le savant Sanctorius dans son ouvrage De Medicina Staticacc.

De plus, si la nourriture n’est pas continuellement entretenue et renouvelée, les humeurs s’aigrissent et deviennent piquantes, minent et mangent les solides, dont elles défont le tissu qui liait leurs parties, ce qui détruit toute l’économie du corps. Rien donc ne peut empêcher que ces corps bienheureux et célestes, dont le mouvement et la vie consiste dans le mouvement réciproque que les solides et les fluides s’impriment l’un à l’atre, n’éprouvent les mêmes effets dont nous venons de faire mention. Nous sommes donc obligés d’avouer que les aliments leur sont absolument nécessaires; mais quels aliments? [23] Parle-t-on d’aliments semblables au nectar ou à l’ambroisie des dieux, de la manne qui est le manger des anges, ou seulement les fruits des arbres du paradis? C’est ce que je n’oserais déterminer, parce que notre loi et les interprétations de nos docteurs ne descendent pas jusqu’à l’examen, encore moins jusqu’à la décision de cette particularité. Il importe même très peu de savoir de quelle espèce seront ces aliments, puisqu’il est très certain qu’ils seront de celle qui conviendra le mieux à leur état et à leur constitution, et qui pourra le plus contribuer à former la plus exquise de toutes les nourritures, et à le plonger dans le plus délicieux de tous les plaisirs.

Je finis par ce point de doctrine qui a le plus choqué les ennemis de notre loi, et qu’on croit suffisant pour anéantir toute son autorité. Vous concevez bien que c’est du paradis des fidèles musulmans dont je veux parler, de ce paradis qui sera rempli d’un nombre infini des plus belles personnes du beau sexe, avec lesquelles les véritables fidèles prendront d’agréables ébats pendant toute l’Éternité. C’est cette [24] même doctrine qui nous a gagné toute seule plus de prosélytes que toutes les autres de l’Alcoran. Et cette doctrine convient si bien à l’inclination naturelle du genre humain qu’il était presque impossible qu’elle ne fut bien reçue de tout le monde en général, et particulièrement des gens de guerre, dont l’esprit est ordinairement tourné vers la galanterie, et qui ne peuvent souhaiter une récompense plus à leur gré, après les périls et les fatigues qu’ils ont coutume d’effectuer, que les doux et ravissants embrassements d’une beauté angélique.

Il n’est au pouvoir d’aucun mortel d’être insensible à la charmante idée de ces beautés parfaites, dont une seule ravirait tous les hommes, qui ne pourraient concevoir sans en mourir tout l’amour qu’elle leur inspirerait s’ils avaient le bonheur de la voir paraître ici-bas. C’est ainsi que s’en est exprimé Ikrimabdd au sujet de celle qu’il vit, ou plutôt qu’il crut voir le regardant et lui souriant alors qu’il était au milieu du combat, une vision qui lui inspira de tant de courage et de résolution qu’il se jeta à corps perdu dans les rangs les plus épais de [25] l’armée ennemie pour hâter sa mort, tant il aurait ardemment souhaité la posséder dès ce même moment.

Dites-moi, Monsieur, je vous en prie, y a-t-il en cela quelque chose qui doive vous paraître si monstrueux et si ridicule, et qui puisse si fort vous choquer, que vous soyez obligé de rejeter pour cela seul tout le système de notre religion? Je ne vous crois pas capable d’accorder aux préjugés autant que ceux qui ne peuvent, ou plutôt qui ne veulent pas se faire une idée de cet acte qui contribue à la propagation du genre humain, sans y faire entrer la violente passion et la fureur de l’amour, qu’ils croient toujours accompagné, partout où il se trouve, d’une impureté et d’une volupté qui n’ rien que de brutal et ne sied d’ordinaire qu’aux bêtes. Si cependant vous êtes soumis à vos préjugés sur cette matière, jusqu’à ne pouvoir vous empêcher de croire qu’il y a dans cet aimable commerce avec le beau sexe quelque chose de trop grossier et de trop indécent pour un état si parfait, j’espère rectifier votre jugement par deux ou trois demandes que vous pourrez résoudre vous-mêmes à votre loisir.

[26]

Je vous demande donc si vous croyez qu’Adam connut sa femme dans l’état d’innocence.Si cela est, supposons qu’il ait continué dans cet heureux état : or, s’il y a quelque chose de honteux ou de criminel qui soit inséparablement attaché à cet action, il aurait donc fallu que la propagation du genre humain n’eût pu se faire dans l’état le plus parfait, sans turpitude et sans péché. Il s’ensuivra aussi que c’est un crime à un homme de connaître sa propre femme, ce que tout le monde regarde non seulement comme une chose permise, mais même comme un devoir. Par la même raison encore, on ne devrait pas penser à multiplier la race des hommes, car cela irait contre l’ordonnance de Dieu, et dès lors l’espèce humaine prendrait bientôt fin, laissant la Terre sans habitants. Il n’y a pas d’homme raisonnable qui ne voie évidemment la nécessité de toutes ces conséquences effroyables, et conséquemment l’absurdité du principe. Mais si vous confessez qu’il n’y a rien de mauvais dans l’acte de la propagation, pourquoi faites-vous tant de bruit et vous récriez-vous si fort contre une chose qui est de soi parfaitement innocente? [27] Pourquoi concevez-vous tant d’horreur et d’indignation à sa seule pensée? Et pourquoi vouloir qu’un divertissement innocent, accompagné d’un plaisir infini, soit indigne d’un lieu qui n’est que le séjour de l’innocence et de la béatitude?

C’est l’opinion d’une dévote illuminée, Mademoiselle Bourignon[2], qu’il se fera une éternelle multiplication du genre humain dans les cieux. Son savant et pieux apologiste ne croit pas seulement la même chose, mais il ajoute que les bienheureux anges sont continuellement occupés à multiplier leur espèce, et qu’ils feront la même chose dans toute l’Éternité. Il est vrai que l’un et l’autre diffèrent de nous, dans la manière que cette multiplication se fera. Ils s’imaginent que ce doit être par un pur acte de l’amour de Dieu, sans que le sexe n’y soit mêlé. Mais il n’y a là qu’une pure imagination, dont nous ne pouvons nous former aucune idée. Car si on ne fait pas consister la multiplication du genre humain dans l’union des deux sexes, ce qui est plus conforme à l’ordre des choses et à la constitution des sujets, il n’y a personne qui ne [28] puisse le comprendre. Rien ne peut rehausser davantage les idées que nous avons de la grandeur et de la bonté de Dieu, que ce sentiment de la multiplication éternelle de créatures raisonnables, et de penser à cet acroissement qui se fera de sa céleste famille, qui se multipliera jusqu’à l’infini, par la génération de nouveaux habitants qui naîtront à tout moment et sans nombre les uns des autres, pour participer à une félicité qui surpasse notre imagination, et être occupés à servir et prier leur Créateur sans cesse et à jamais.

Après tout, le dessein de notre religion n’a jamais été d’excure de notre paradis les joies de l’âme, qui certainement surpasseront de beaucoup les plaisirs du corps. Nous sommes si éloignés de cette pensée que nous croyons que ces plaisirs spirituels seront ce qu’il y aura de plus excellent et de plus épuré dans le bonheur de notre paradis. Tout ce que nous prétendons, c’est que notre créateur infiniment sage et infiniment bon conformera les délices dont nous y jouirons à la manière dont il nous a composé, et qu’il nous donnera sujet de redoubler [29] nos louanges pour nous avoir mis dans la jouissance de tous les plaisirs dont notre âmes et notre corps sont capables. Vous faites exclusion des derniers sans être fondé ni sur la raison ni même sur vos Écritures, qui ne déterminent rien en particulier sur la forme de la béatitude dont vous jouirez dans les cieux.

Puissiez-vous vivre longtemps comblé de joie, de satisfaction et de bonheur en ce monde, jusqu’à ce que vous possédiez une félicité éternelle dans votre paradis céleste.

De Paris, ce...



z [Pierre Jurieu (1673-1713) était un théologien calviniste. Collègue de Pierre Bayle à Rotterdam et ami de celui-ci, il s’en est distancié lorsque Bayle a appelé les protestants au calme et à la soumission politique après les persécutions dont ils avaient fait l’objet sous Louis XIV. Jurieu, entre autres, a fait destituer Bayle de sa chaire en 1693. Il l’a ensuite dénoncé comme impie et partisan secret de la France en Hollande. Théologien de combat, il a prôné la lutte armée contre l’alliance de la monarchie et du catholicisme. Son oeuvre, volumineuse, contient notamment des Lettres pastorales (1689) où il tente d’élaborer une théorie politique basée sur le contrat social et la souveraineté populaire.]

aa [Jurieu, Histoire du Calvinisme et celle du Papisme mises en parallèle, ou apologie pour les réformateurs, pour la réformation, et pour les réformés, 2 vol., Rotterdam, Leers, 1683.]

[1] P.114 de la 3eme partie de l’édition in-12.

bb [Dans la Genèse, Lamech est l’arrière-arrière-arrière-petits-fils de Caïn. Il est le premier polygame mentionné dans la Bible suite à son mariage avec deux femmes, Ada et Tsilla (Genèse, 4:18-24).]

cc [Santorio Santorio (1561-1636), médecin italien, s’est fait connaître par ses mesures de la température du corps, du pouls, de la transpiration... Il est l’inventeur de la balance de Santorio, d’une machine à mesurer le pouls et d’autres outils. Sa Medicina Statica (1614) a eu cinq éditions jusqu’en 1737.]

dd [Probablement Ikrimah ibn Abi Jahl, compagnon de Mahomet après sa conversion à l’islam. D’abord hostile à l’islam, il joue um rôle de chef politique et militaire en s’opposant à celui-ci. Lorsque les musulmans conquièrent La Mecque em 630, Ikrimah se convertit et devient un compagnon de Mahomet. Il continue de se battre, cette fois du côté des conquérants. Ikrimah meurt en 636 à la bataille de Narmouk.]

[2] Voyez le Dictionnaire de Bayle, art. Adam, p.95 [remarque G].


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 26 novembre 2014 15:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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