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Collection « Les auteur(e)s classiques »

KIAI-TSEU-YUAN HOUA TCHOUAN [Jieziyuan huazhuan],
Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde.
Encyclopédie de la peinture chinoise
. (1910)
Introduction (Extrait)


Une édition électronique réalisée à partir du texte KIAI-TSEU-YUAN HOUA TCHOUAN [Jieziyuan huazhuan], Les Enseignements de la Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde. Encyclopédie de la peinture chinoise. Traduction et commentaires par Raphaël PETRUCCI. Augmentés d’un préface, d’un dictionnaire biographique des peintres et d’un vocabulaire des termes techniques. Illustrés d’environ cinq cents gravures. Première édition française : Henri Laurens, Paris, années 1910, 520 pages, Reproduction en facsimilé par Librairie You-Feng, Paris, 2000. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

INTRODUCTION (EXTRAIT)

Les six principes

Sie Ho de la dynastie des Ts’i méridionaux dit :

La Révolution de l’Esprit engendre le mouvement [de la Vie].

Il dit : La loi des os au moyen du pinceau.

Il dit : Conformément aux choses [ou aux êtres], dessiner les formes.

Il dit : Selon la similitude des objets, appliquer la couleur.

Il dit : Distribuer les lignes et leur attribuer leur place hiérarchique.

Il dit : Propager les formes en les faisant passer dans le dessin.

A partir de la Loi des Os, les cinq [derniers] Principes, on peut les étudier. Mais la « Révolution de l’Esprit » réside dans un savoir que l’on apporte en naissant.

Commentaire. § I. — La traduction que je donne ici est légèrement différente de celle que j’ai donnée dans la Philosophie de la Nature dans l’Art d’Extrême-Orient (p. 89 et note 1). Elle reste sensiblement différente aussi de celles de Giles et de Hirth. Comme on va le voir, la raison en est dans une légère divergence entre le texte chinois sur lequel Giles et Hirth ont établi leur traduction et le texte du Kiai tseu yuan.

Voici le texte que cite Hirth.

1° K’i yun cheng tong.
2° Kou fa yong pi.
3° Ying wou siang king.
4° Souei lei fou ts’ai.
5° King ying wei tche.
6° Tch’ouan mou yi sie.

Hirth n’indique pas d’une façon expresse à quelle source il a emprunté ce texte. Mais il semble résulter de son livre qu’il provient du Li tai ming houa ki où Tchang Yen-yuan en a donné un commentaire. Voici la traduction de Hirth :

« Spiritual Element, Life’s Motion.
Skeleton drawing with the Brush.
Correctness of Outlines.
The Coloring to correspond to Nature of Object.
The Correct Division of Space.
Copying Models ».

Giles avait, antérieurement, traduit ainsi le même texte : « 1) Rhythmic vitality — 2) anatomical structure — 3) Conformity with nature — 4) suitability of colouring — 5) artistic composition and 6) finish ».

Enfin, tout en citant la traduction de mes deux devanciers, j’ai donné moi-même la suivante :

« La consonnance de l’Esprit engendre le mouvement [de la Vie].
La loi des os au moyen du pinceau.
La forme représentée dans la conformité avec les êtres.
Selon la similitude [des objets], distribuer la couleur.
Disposer les lignes et leur attribuer leur place hiérarchique.
Propager les formes en les faisant passer dans le dessin ».

Voici maintenant le texte du Kiai tseu yuan :

1° K’i yun cheng tong.
2° Kou fa yong pi.
3° Ying wou sie hing.
4° Souei lei fou ts’ai.
5° King ying wei tche.
6° Tch’ouan mou yi sie.

On voit que, rapproché du texte cité par Hirth, il comporte de légères variantes. Nous allons comparer les formules une à une et en retirer les meilleurs éléments possibles pour pénétrer leur signification réelle.

Pour le premier principe, la rédaction du Kiai tseu yuan substitue le caractère [a] au caractère [b]. Or, tandis que celui-ci signifie : consonance, accord, harmonie,
[a] qui exprime le mouvement dans un sens de mouvement circulaire et périodique,
qui s’applique au cours des astres, au cours du calendrier, évoque l’idée de révolution planétaire ou sidérale et prend un sens de mouvement cosmique. La Révolution de l’Esprit doit donc être comprise ici comme l’expression même du mouvement du Tao, comme le mouvement périodique et constant de l’Esprit qui constitue l’essence du monde. Si donc, l’on accepte la rédaction du Kiai tseu yuan, les termes Révolution de l’Esprit, doivent prendre la place de [][] la Consonance de l’Esprit.

Pour le second principe, la rédaction est la même.

Pour le troisième, le caractère [], dessiner, prend la place du caractère [], représenter. La divergence est peu profonde ; cependant, je crois être plus près du texte chinois en traduisant : conformément aux choses (ou aux êtres) dessiner les formes.

Pour le quatrième, la rédaction du Kiai tseu yuan substitue le caractère [a] au caractère [b]. Celui-ci signifie distribuer, répartir tandis que [a] évoque l’idée d’appliquer la couleur. L’idée exprimée ici est donc qu’il faut transporter la couleur sur la peinture selon la similitude des objets. C’est, par conséquent, une transposition consistant à reporter sur la soie peinte la couleur réelle des choses.

Pour le cinquième, la rédaction est la même.

Pour le sixième, il s’agit d’une simple différence d’écriture : [] au lieu de []. C’est sur ce point que ma traduction diffère le plus de celle de mes devanciers et j’aurai à la justifier.

Je tiens à donner enfin, avant d’en finir avec la question du texte et de la traduction et pour fournir ici un élément nouveau de comparaison, la traduction qu’un critique japonais, M. Taki, a donnée des Six Principes :

« 1) Spiritual Tone and Life-movement. 2) Manner of brush-work in drawing lines. 3) Form in its relation to the objects. 4) Choice of colour appropriate to the objects. 5) Composition and grouping. 6) The copying of classic masterpieces ».

§ II. Les Six Principes de Sie Ho ont été formulés par lui dans un petit livre, le Kou houa p’in lou, qui, écrit au Ve siècle, a subsisté, tout entier, jusqu’à nos jours. Cet auteur fut, dans l’état actuel de nos connaissances, le premier qui tenta de classer l’œuvre des peintres d’une manière objective, c’est-à-dire en les jugeant non d’un point de vue personnel, mais en se rapportant à des règles fixes dont les Six Principes qu’il a formulés sont l’expression. Ceux-ci interviennent donc comme la codification d’une esthétique possible seulement après de longs siècles de culture. Le raffinement qu’ils évoquent est, du reste, confirmé d’autre part par les peintures de Kou K’ai-tche (IVe siècle) qui nous sont accessibles. Telle était, du reste, la netteté avec laquelle ils évoquaient les éléments essentiels de l’esthétique chinoise, qu’ils sont restés jusqu’à nos jours la base du jugement critique de la Chine ; nous les retrouvons, en effet, dans le Kiai tseu yuan, en tête de la série des règles formulées par des artistes postérieurs ; comme nous le verrons plus loin, elles n’en sont guère que des commentaires ou des dérivés.

Cependant, les Six Principes de Sie Ho ne laissent pas de présenter quelque obscurité. Les Chinois eux-mêmes les ont largement discutés et commentés. Je voudrais montrer ici qu’il est arrivé à Sie Ho ce qui est arrivé d’autre part à Confucius. Codifiée et commentée par Tchou Hi sous les Song, l’œuvre confucéenne a pris, dans l’esprit des lettrés, depuis cette époque, un sens et un caractère qu’elle n’avait certainement pas à l’origine. Les Six Principes ont subi le même avatar. Nous les trouvons, dans le Kiai tseu yuan, tels qu’ils furent compris depuis l’époque des Song, comme des règles techniques s’appliquant à l’éducation du peintre et il me semble que les traductions de Giles, de Hirth, comme celle de Sei-ichi Taki reflètent cette conception moderne. Mais il me semble aussi qu’ils contiennent davantage : pour les comprendre dans leur sens profond, nous devons les considérer à leur origine, au sein de l’époque à laquelle ils furent formulés. En les mettant en rapport avec l’ensemble des idées qui ont inspiré peintres ou critiques et constitué l’esthétique chinoise dans une évolution dont la formule de Sie Ho n’est que l’aboutissement, nous pourrons en retirer, je crois, plus, pour la compréhension de l’âme chinoise et de son art, que par la simple acceptation de leur sens moderne.

§ III. Nous devons tout d’abord faire une remarque essentielle. Les Six Principes de Sie Ho furent formulés, comme son petit livre en fait foi, pour établir un classement dans l’œuvre des peintres qui avaient vécu avant lui ou qui étaient ses contemporains. Ces principes doivent donc refléter les idées générales de l’esthétique chinoise à son époque et, quelle qu’ait été la part du coefficient personnel dans leur établissement, il est certain que Sie Ho n’eut pu arriver à déterminer une formule si généralement acceptée après lui si l’on n’y avait retrouvé les éléments essentiels dégagés par une longue culture. Or, il en est des écrits des hommes comme des choses naturelles ; ils se transforment et évoluent. Non point dans leurs termes, puisqu’ils sont fixés une fois pour toutes, mais dans leur contenu qui, lorsqu’ils ne sont point assez superficiels pour être périssables, est constitué par des idées complexes sur lesquelles peuvent s’exercer les esprits de plusieurs générations. Ainsi les diverses époques qui se succèdent donnent leur interprétation propre d’un texte et le transmettent à celles qui les suivent avec leur compréhension faite des idées régnantes au moment où elles s’y sont attachées. C’est à l’époque des Song que l’on semble avoir interprété les Six Principes de Sie Ho dans leur sens purement technique ; cette interprétation était restée traditionnelle jusqu’au XVIIe siècle, au moment où Lou-tch’ai-che écrivait le Kiai tseu yuan ; elle s’est maintenue jusqu’à nos jours.

Cependant, si nous examinons de près les éléments fournis par les générations postérieures, nous verrons qu’ils portent en eux-mêmes la démonstration d’une interprétation différente de celle des origines et que des idées plus libres ont forjetée dans un sens plus positif. Si nous retenons les Six Principes dans leur sens moderne, nous comprendrons difficilement comment la technique qu’ils dévoilent aurait pu servir à mesurer l’œuvre de tel ou tel peintre, alors que l’art pictural appelle leur application totale. Je laisse de côté le premier principe dont la valeur spiritualiste est tellement affirmée qu’il n’a pu entrer dans l’interprétation moderne. Mais le second ne s’applique, dans sons sens purement technique, qu’à la structure anatomique ; le troisième, à l’observation de la nature et à la correction du dessin ; le quatrième au coloris ; le cinquième à la composition ; le sixième à la copie des modèles classiques, selon les uns, au fini de l’œuvre d’art, selon les autres. Je ne vois pas bien comment, en se fondant sur ce seul caractère technique, on pourrait justifier le classement de Sie Ho qui met, dans sa première classe, correspondant au premier de ses principes, Lou T’an-wei, Ts’ao Pou-hing et Wei Hie. Dans la seconde, Kou Tsiun-tche, dans la troisième un peintre tel que Kou K’ai-tche. L’art pictural, en effet, exige aussi bien l’observation de la structure anatomique que la correction du dessin, ou que la composition, ou que le coloris et si l’on peut dire de tel maître qu’il domine tel autre par le dessin ou par le coloris, on ne peut cependant concevoir des œuvres qui se distribueraient hiérarchiquement dans ces diverses classes, ni pourquoi la structure anatomique, prédominant dans une œuvre, ferait passer celle-ci avant une autre où la composition serait particulièrement remarquable.

Ces difficultés s’évanouissent si nous prenons les Six Principes dans leur sens abstrait. Les auteurs modernes eux-mêmes nous indiquent cette voie. Lou-tch’ai-che nous dit, dans la note qu’il a ajoutée à leur énumération, que l’on peut étudier et apprendre les matières énoncées par les cinq derniers, mais que, pour le premier, il dépend « d’un savoir que l’on apporte en naissant », c’est-à-dire d’un don inné. Et si l’on compare le chapitre des Trois Qualités à celui des Six Principes, on se trouvera confirmé encore dans cette opinion qu’une valeur métaphysique et abstraite doit justifier leur formule.

Rien n’est plus certain si nous considérons le caractère général de l’esthétique chinoise et l’époque à laquelle Sie Ho a fixé ses principes. Toute esthétique a deux faces ; d’un côté, elle reflète les nécessités techniques de l’art auquel elle s’attache, de l’autre, elle est imprégnée des idées philosophiques au milieu desquelles elle a pris naissance. Or, c’est précisément par ce dernier caractère que nous pourrons déterminer le sens réel des formules que nous étudions.

Si nous recourons aux civilisations primitives comme celles de l’Egypte, de la Chaldée ou de l’Assyrie, nous voyons que le caractère magique des représentations plastiques a prédominé d’une façon écrasante sur leur caractère purement esthétique. C’était pour assurer au mort les domaines, les moissons, la nourriture, les esclaves, les animaux représentés sur les fresques des tombeaux que les Egyptiens ont développé dans leurs chambres funéraires ces fresques ou ces bas-reliefs qui ne nous intéressent plus aujourd’hui que par leur caractère d’art. C’était pour assurer la survie du double dans l’autre monde qu’ils sculptaient ces statues admirables cachées ensuite dans le sépulcre. Leur caractère esthétique n’était pas un caractère d’exposition. Nous voyons aujourd’hui les choses sous cet angle et ce caractère y était bien réellement enfermé. Mais, dominé par des conceptions primitives, il se trouvait écrasé par le sens magique et l’utilité mystérieuse qu’il comportait. Des idées du même ordre conduisaient les Assyriens à développer, à l’entrée de leurs palais, ces figures de taureaux ailés, à tête humaine, de génies ou de dieux. L’idée primitive qu’un sens de création s’attache à l’exécution d’une image et que le dessin prête une vie mystérieuse au simulacre de l’objet, s’est trouvée à la base de la conception esthétique des grandes civilisations de l’Orient classique. Nous en avons perdu le fil, brisé par l’effort ingénu du clair esprit de la Grèce ; il a disparu de notre tradition, mais il s’est maintenu en Extrême-Orient jusqu’à des époques relativement tardives et il était particulièrement vivant dans la Chine de l’époque de Sie Ho. Héritière des idées des Han, elle était pleine de rêveries singulières ; magiciens et sorciers régnaient en maître ; il n’était question que d’apparitions, de transformation constante des vieux rituels du sacrifice, d’instauration de divinités nouvelles ; les empereurs envoyaient des missions nombreuses à la recherche des îles fortunées qu’habitent les bienheureux ; ils attendaient d’une révélation de l’au-delà la possession de l’élixir de longue vie. Et ce n’était pas le Bouddhisme envahissant qui, avec ses idées mystiques sur la valeur des images sacrées, ses miracles et ses légendes, pouvait changer une semblable direction de l’esprit.

C’est sous la domination d’idées semblables, intervenues en Chine avec la dynastie Ts’in et continuées par les deux dynasties Han, que les premières formules de l’esthétique chinoise se sont constituées. La vitalité des idées magiques de la valeur de l’image nous est démontrée par l’histoire légendaire des vieux peintres, aussi bien en Chine qu’au Japon. On parle encore, au VIIIe siècle, d’un cheval de Han Kan s’échappant du papier ou d’un dragon de Wou Tao-tseu s’envolant de la soie, dans le tumulte et dans la nuée, dès que le maître eut, après que la peinture était achevée, peint les yeux. On raconte encore la même chose des peintures de Kocé Kanaoka au IXe siècle, au Japon. Nombreux sont les textes analogues pour les maîtres antérieurs. C’est comme un cliché qui se répète à satiété ; il suffit à nous montrer que la valeur magique de la représentation figurée était encore vivante dans la tradition bien après que Sie Ho eut « salué le monde ».

Née au milieu de ces idées superstitieuses où se reflétaient encore des conceptions venues des origines mêmes de la civilisation, l’esthétique chinoise s’est cependant constituée au contact d’idées philosophiques plus nobles et plus pures. On peut dire que le Laoïsme lui a, pour ainsi dire seul, fourni les éléments de son inspiration. C’est à la lueur de sa théorie du monde que nous devons examiner les Six Principes de Sie Ho, et nous verrons alors comment, au contact d’une pensée supérieure, les superstitions grossières se sont transformées en un système qui n’est pas sans beauté.

§ IV. — 1. Le premier principe évoque le principe même du Tao. C’est le Tao qui s’identifie à l’Esprit et dont la révolution périodique et géante enfante le mouvement perpétuel de la Vie. On ne saurait mieux faire que de donner comme commentaire à cette formule ces lignes où M. Chavannes en définit la notion essentielle : « Un principe unique règne au dessus du monde et se réalise dans le monde, lui étant à la fois transcendant et immanent ; il est en même temps ce qui n’a ni forme, ni son, ni couleur, ce qui existe avant toute chose, ce qui est innommable, et d’autre part, il est ce qui apparaît dans les êtres éphémères pour les disposer suivant un type et imprimer sur eux comme un reflet de la raison suprême. Nous apercevons ici et là dans la nature les éclairs lumineux par lesquels il se trahit au sage et nous concevons une vague idée de sa réalité majestueuse. Mais, parvenu à ces hauteurs, l’esprit adore et se tait, sentant bien que les mots des langues humaines sont incapables d’exprimer cette entité qui renferme l’univers et plus que l’univers en elle. Pour la symboliser du moins en quelque mesure, nous lui appliquerons un terme qui désignera, sinon son essence insondable, du moins la manière dont elle se manifeste ; nous l’appellerons la Voie, le Tao. La Voie, ce mot implique d’abord l’idée d’une puissance en marche, d’une action ; le principe dernier n’est pas un terme immuable dont la morte perfection satisferait tout au plus les besoins de la raison pure ; il est la vie de l’incessant devenir, à la fois relatif, puisqu’il change, et absolu puisqu’il est éternel. La Voie, ce mot implique encore l’idée d’une direction sûre, d’un processus dont toutes les étapes se succèdent suivant un ordre ; le devenir universel n’est pas une vaine agitation ; il est la réalisation d’une loi d’harmonie.

Nous voyons donc ce qu’évoquent les termes : la « Révolution de l’Esprit », ou la « Consonance de l’Esprit », suivant qu’on adoptera l’une ou l’autre rédaction. C’est l’esprit qui constitue l’essence même de l’univers. Son écoulement perpétuel n’est qu’une manifestation tangible de ce rythme qui emplit l’immensité. La révolution de l’esprit engendre le perpétuel écoulement des choses ; elles sont la conséquence de son action, le reflet de sa nature ; elles disparaîtraient dans le néant si son mouvement majestueux devait s’arrêter. Le peintre doit donc percevoir avant tout, à travers le mouvement des formes, le rythme de l’esprit, le principe cosmique qu’elles expriment : au delà des apparences, il doit saisir le sens de l’universel.

Nous comprenons maintenant pourquoi cette révélation ne se fait qu’à des âmes clairsemées dans la foule humaine. Elle réside dans un pouvoir que l’on apporte en naissant, dit Lou-tch’ai-che ; c’est à dire qu’elle ne se laisse atteindre que par le génie. Seuls, ceux qui sont parvenus aux plus hautes cimes du savoir comme de la divination de l’artiste, auront pu exprimer un jour, dans quelque chef-d’œuvre immortel, le battement de ce cœur géant du monde à travers les apparences des formes naturelles.

2.      Lorsqu’il a saisi la valeur du principe grandiose que dévoilent les formes à celui qui sait les lire, le peintre doit pénétrer dans les replis où le Tao se cache, au fond même des êtres et des choses. La loi des os au moyen du pinceau, c’est l’expression adéquate de la structure interne. Le peintre évoque ainsi le sens de la chose tangible ; il a à définir la structure essentielle qui donne à cette chose la personnalité transitoire où le principe éternel vient se réfléchir. Il ne s’agit plus ici de la simple étude de la structure anatomique des êtres, mais de quelque chose de plus grand où l’on sent vivre encore un reflet de la vieille conception magique du dessin. Le pinceau, en évoquant la loi de structure interne, s’il l’applique d’une manière adéquate, prête une vie mystérieuse à la forme dont il a dégagé l’essence. Le résultat, au point de vue de la peinture, est non une représentation exacte et savante, mais une figuration qui, en mentant délibérément à la réalité vulgaire et prochaine, donne la réalité profonde et révèle son sens général.

3.      Après avoir découvert la signification des apparences dans le lien qui rattache le rythme de l’esprit au mouvement de la vie ; après avoir conquis la possibilité de l’expression en touchant à l’essentiel de la structure interne, le peintre peut aboutir à représenter la forme conformément aux choses ou aux êtres qui peuplent le monde. Cette formule correspond à une très ancienne conception de la philosophie chinoise. La conformité parfaite d’un être avec sa nature ou avec le principe d’ordre universel qui est en lui, constitue, lorsqu’il s’applique à l’homme, l’idée chinoise de la Sainteté. Par cette conformité, l’homme, le Saint, devient l’égal du Ciel et de la Terre. C’est aussi par cette conformité que la forme peinte prend plus que la valeur d’une simple représentation. Elle devient une création véritable et, au moyen de l’œuvre d’art, se réalise dans le principe même du Tao. Car chaque être ou chaque chose représentée, étant en conformité avec sa propre nature, l’œuvre d’art devient l’image d’un monde parfait où les principes essentiels s’équilibrent dans une harmonieuse proportion. On voit donc se transposer ici, dans un sens philosophique et supérieur, cette vieille conception de la valeur magique du dessin qui accompagne le développement de la peinture chinoise et la constitution de son esthétique. De semblables idées devaient conduire le peintre, non pas à chercher à imiter des apparences immédiates ; mais à dégager la synthèse des formes et à évoquer d’un trait de pinceau schématique et sûr ce qui fait le caractère profond d’une forme naturelle par quoi s’expriment ses lois. Ainsi s’explique le génie de synthèse qui caractérise l’art de l’Extrême-Orient tout entier.

4.    C’est comme une conséquence de cette recherche de la conformité des êtres ou des choses avec leur propre essence qu’intervient la formule du quatrième principe. Il n’est qu’une extension du précédent. Dautre part, il ne comporte pas seulement l’idée de répéter la couleur réelle des objets en l’appliquant sur la forme peinte. Il faut y voir aussi une permanence de l’idée de la valeur magique des représentations plastiques : on prend la couleur réelle en la reproduisant. La couleur de la peinture est aussi vivante que celle des choses ; elle se distribue suivant la similitude essentielle de ces êtres ou de ces choses ; elle revêt de sa vie propre une structure où se sont dégagés déjà les principes éternels et l’action du Tao. Elle achève l’opération profonde du peintre en le menant de plus en plus près des ressemblances superficielles auxquelles l’œil est accoutumé.

5.    Lorsque ces conceptions sur l’individualité des formes sont bien établies, la composition de l’ensemble intervient. Mais on se tromperait étrangement si, sur la foi de la traduction de ce principe dans nos langues occidentales, imprégnées évidemment de notre culture et de notre façon de voir les choses de la plastique, on s’arrêtait à la simple idée d’une science de la composition du seul point de vue de notre esthétique. L’idée chinoise est tout autre. Elle est liée au principe même de sa calligraphie qui prête une vie particulière et un sens déterminé au trait du pinceau ; il identifie ce trait avec les sentiments ou les idées qu’il traduit ; dans la peinture, ce principe établit un lien entre le trait qui exprime et le sens général du tableau dans lequel il se meut. Les lignes qui couvrent la surface peinte doivent, elles aussi, observer les lois immanentes du Tao. Comme on le verra plus loin, dans le tableau, la partie supérieure est le Ciel, la partie inférieure, la Terre. L’esthétique chinoise n’admet point une composition de lignes ou de formes jetées à tort et à travers, sans tenir compte de tout ce mystère qui s’incarne dans l’œuvre peinte. Une subordination philosophique s’établit d’une ligne à l’autre dans la composition du tout : une place et une seule convient à une expression donnée de l’esprit. Et ces positions du trait ou des formes qu’il exprime, s’établissent suivant des relations qui subordonnent les uns aux autres les éléments de l’ensemble. Ainsi se détermine une hiérarchie qui n’est autre chose que l’expression directe du principe harmonieux de l’univers.

6.    C’est, comme on l’a vu, pour le sixième principe que la traduction que je donne s’éloigne le plus des précédentes. Cette divergence porte sur le caractère ou . Suivant qu’on le prend dans le sens général de forme, figure, ou dans le sens plus particulier de modèle, on adoptera le sens que j’ai donné ou celui de mes devanciers. M. Taki se rallie au sens de modèles puisqu’il traduit : « The copying of classic masterpieces ». Pour toutes les raisons que j’ai exposées plus haut, et quoique, au point de vue purement grammatical, ma position soit peut-être moins forte, je n’hésite pas à prendre le caractère dans son sens le plus général et à voir, ici encore, une permanence de la vieille idée de la valeur magique du dessin. Si tout ce qui précède est justifié, on ne comprend pas ce que viendrait faire ici la copie des classiques. Au contraire, on comprend fort bien que, ayant réalisé le Tao dans l’œuvre entière, l’artiste ait fait une véritable œuvre de création. Il « propage » à sa manière les formes du monde et il travaille au mouvement général de l’univers vers la perfection en ajoutant, aux choses réalisées, des images plus parfaites qui en dégagent le principe et en libèrent l’essence mystérieuse. Le dessin ou la peinture dépassent ainsi la valeur proprement dite d’une œuvre plastique. Ils prennent quelque chose d’auguste et de sacré. Ils livrent aux hommes l’image du monde tel qu’il doit être pensé, dans un sens de perfection. Son idéal se réalise dans les manifestations de la peinture, retentissant d’un maître à l’autre, comme l’écho d’une voix géante dont la noblesse et la gravité résonnent à travers le monde.

V. — Nous pouvons maintenant nous rendre compte de la hiérarchie réelle que représentent les Six Principes de Sie Ho. Ils ne constituent point un rang de prééminence technique, mais une conception philosophique dont les formes particulières peuvent caractériser l’œuvre de tel ou tel peintre. Si nous les prenons à rebours, nous voyons que le sixième principe s’applique au fait même que le peintre exécute une œuvre donnée : il dénonce le caractère réel de son effort qui « propage » les formes d’un monde idéal et parfait. Le cinquième établit la composition générale du tableau dans lequel le peintre s’exprime et lui signale la nécessité d’observer ses grandes divisions systématiques ; le quatrième nous mène plus loin que ces conditions générales et préliminaires et porte sur la transposition de la couleur, dans un sens magique de création, comme le troisième porte sur la transposition des formes. Le deuxième nous fait pénétrer dans le principe secret de ces formes dont on n’avait jusqu’ici que les apparences extérieures et le premier enfin, au delà de cette structure interne et particulière, nous fait saisir l’immanence du Principe Eternel. Nous allons ainsi du dehors au dedans, des apparences multiformes à l’essence unique ; comme, si nous suivons l’ordre de Sie Ho, nous allons de l’origine au résultat dans lequel elle se réfléchit par l’œuvre du peintre. On comprend alors pourquoi Sie Ho classe les maîtres qui l’ont précédé d’une façon si singulière, suivant qu’ils se sont plus ou moins rapprochés de la vision du Principe Eternel. Ts’ao Pou-hing qui sut saisir l’esprit du Dragon et, de cette incarnation du Tao, donner des images parfaites, appartient à la première classe ; Kou Tsiun-tche qui, au rythme et à la force des anciens maîtres, ajoutait une délicatesse et un respect du détail inconnus avant lui, appartient à la seconde ; il nous donne l’exemple de ceux qui pénétrèrent jusqu’à la connaissance de la structure interne des choses. Enfin Kou K’ai-tche qui sut prêter la vie aux formes humaines et dégager d’un trait subtil leurs mouvements harmonieux, appartient à la troisième. Ce n’est pas le point de vue technique qui domine ici, mais le point de vue philosophique.

Cependant, ces principes comportent un élément positif qui s’explique, puisqu’ils s’appliquent à la peinture. Ils ne sont que l’expression de la façon dont un esprit, imprégné des idées complexes que nous avons retracées, comprenait la technique de la peinture. Et si cette technique, à travers ces idées mêmes, et peut-être à cause d’elles, s’était perfectionnée durant de longs siècles de manière à explorer les formes dans le sens de leur synthèse, il a bien fallu qu’elle se conforme aux lois plastiques car, quelles que soient les écoles ou les races, elles demeurent les mêmes. Cela explique pourquoi les peintres des époques postérieures, à mesure que se perdaient les idées mystiques à travers lesquelles ces principes avaient été formulés, ont fini par ne plus y voir autre chose que leur valeur technique et immédiate. Telle était, cependant, la puissance du caractère originel que le premier principe devait échapper à cette interprétation positive et que, jusqu’à nos jours, il devait rester comme une chose puissante et mystérieuse, liée à « un savoir que l’on apporte en naissant » ; la marque même du génie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 août 2007 13:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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