RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

IU-KIAO-LI ou Les deux cousines. Roman. Traduit par M. ABEL-RÉMUSAT (1826)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'un auteur inconnu du XVIIe siècle, IU-KIAO-LI ou Les deux cousines. Roman. Traduit par M. Jean-Pierre ABEL-RÉMUSAT. Paris: Libraireie Moutardier, 1826, 4 tomes, 256+172+196+238 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Préface

… J’ai donc cru faire une chose utile, et combler, comme on dit, une lacune dans notre littérature, en consacrant quelques loisirs à la traduction d’un roman chinois. Les motifs qui ont dirigé mon choix, et les soins que j’ai dû prendre pour que ma tra duction atteignît à la fois le double but que je m’étais proposé, exigent quelques explications par lesquelles je terminerai cette préface.

L’opinion de deux missionnaires instruits, Prémare et l’évêque de Rosalie, recommandait particulièrement le roman intitulé Iu Kiao Li, sous le rapport de la pureté du style, de la grace et de la politesse qui le caractérisent comme composition littéraire. En le parcourant j’y ai trouvé une fable, simple et bien conçue, des développements agréables, des caractères habilement présentés dès l’abord, et constamment soutenus jusqu’à la fin. On pourrait désirer dans cette histoire qu’il y fût un peu moins question de vers, d’improvisations et de poésie descriptive. Mais ce défaut est inhérent aux aventures qu’on attribue à des lettrés, et puisque les lettrés sont l’élite de la nation chinoise, c’est surtout leur esprit et leur caractère, leur manière de parler et d’agir qu’on doit désirer de voir décrits dans un tableau d’après nature. D’autres romans abondent en détails militaires, ou roulent principalement sur la vie des couvents, les tracasseries ou les désordres du gynécée. Les épisodes du nôtre sont d’une nature plus élégante et plus pacifique. C’est l’idéal de la société du pays, ce sont les amusements de la bonne compagnie qu’on y trouve représentés ; on y reconnaît déjà l’empreinte de ces institu tions qui ont fait de la littérature la prin cipale occupation d’une nation savante et policée ; et c’est uniquement à la civilisa tion chinoise qu’il faut s’en prendre, si les scènes qu’elle fait naître n’ont pas cette teinte sombre et vigoureuse qui frappe dans les tableaux empruntés à l’histoire des guerres civiles ou des querelles de religion.

Un autre défaut que les lecteurs habi tués au grand fracas des romans modernes pourront relever dans celui-ci, c’est son extrême simplicité, ce sont ses formes, pour ainsi dire, classiques. Rien de forcé dans l’expression des sentiments, point de complication dans les incidents, nulle recherche dans la combinaison des aventures qui sont telles, pour la plupart, qu’on pourrait croire qu’elles sont véritablement arrivées comme on les raconte. Il n’est ici question ni de ces vengeances atroces heureusement assez rares dans le monde, ni de ces actes d’un dévouement sublime, lesquels n’y sont pas non plus très communs. On n’y verra ni les rencontres imprévues de l’abbé Prévost, ni les apparitions de madame Radcliffe, ni les oubliettes de Kenilworth. Il ne meurt pas une seule personne dans tout le roman ; et quoiqu’à la conclusion les personnages vertueux reçoivent leur récompense, les acteurs vicieux ne sont pas punis : disposition bien contraire à la moralité romanesque, et qui, de la part de l’auteur, est sans doute un sacrifice fait à la vraisemblance. C’est beaucoup si l’on réussit à plaire, à intéresser, à se faire lire jusqu’au bout avec des moyens si simples, des ressorts si peu com pliqués, et des ressources si bornées. La fantasmagorie de l’école moderne a seule droit d’aspirer à de plus brillants résultats. Mais quand on songe que cette histoire est bien antérieure aux modèles que notre âge a produits, et que les personnages dont la vie y est retracée ont été contem porains de Charles VII et de Louis XI, on se sent quelque estime pour des littéra teurs capables de concevoir des composi tions si régulières, de revêtir leurs obser vations morales de formes si vives et si ingénieuses, de saisir des nuances si dé licates, de décrire avec succès des habitu des si raffinées et un état si avancé de civi lisation, en en rapportant le tableau à une époque qui n’avait produit chez nous que d’ignobles fabliaux ou des contes absurdes remplis d’un merveilleux insipide. La finesse des uns, la grossièreté des autres forment un contraste assez piquant, et l’on voit qu’au quinzième siècle l’Europe n’aurait pu soutenir avec la Chine le parallèle dont les résultats l’enorgueillissent au dix-neu vième.

Il n’est qu’un point où le génie de l’Asie laisse apercevoir son infériorité, et c’est par malheur un point essentiel, puisqu’il tient au fond même du roman, qu’il est indiqué dès le titre, et qu’il constitue le dénouement. L’idée qu’on y découvre s’est présentée à quelques Occidentaux, et M. Goëthe, dans sa jeunesse, en a fait le sujet de son drame de Stella ; mais contenu par la rigueur des mœurs européennes, il s’est borné à quelques indications, en s’abstenant de développements qui auraient pu devenir choquants, et le Wir sind dein de la fin est le seul mot un peu hasardé de cette singulière composition. Ici, au contraire, des sentiments qui n’ont rien que de légitime prennent un libre essor sous l’influence des habitudes nationales et des idées du pays, sans blesser aucunement la pudeur et la bienséance. Le héros, puisqu’il faut le dire, étend aux deux Cousines des vœux et des sentiments qui sont regardés chez nous comme exclusifs de leur na ture. Il devient épris de l’une sans cesser pour cela d’adorer l’autre. Deux femmes vertueuses se partagent les affections d’un homme délicat, et celui-ci ne croit pas manquer d’amour, pour en accorder à deux objets qui en sont également di gnes : Je n’ai qu’un cœur, dit-il à l’une d’elles, ce qui ne signifie pas, comme on pourrait le supposer, je vous serai éternellement fidèle, mais au contraire, si je trouvais une seconde femme aussi aimable que vous, comment ferais-je pour ne pas l’aimer ? Bien plus : la double union à laquelle il aspire est aussi le but où tendent les vues secrètes des deux cousines, et si elle ne s’effectuait pas, on voit qu’il manquerait quelque chose à leur bonheur. Toutes deux se défendent de l’accusation de jalou sie, comme on se justifierait ailleurs d’un penchant condamnable ou d’une inclina tion illégitime. Non seulement la décou verte qu’elles font d’un attachement por té sur un même objet n’altère en rien leur bonne intelligence ; mais c’est pour elles un motif de plus de s’estimer et de se chérir. Où l’on trouverait en Europe un sujet de discorde et de désespoir, d’aima bles Chinoises voient l’effet de la plus heureuse sympathie et le gage d’une félicité parfaite. On est véritablement transporté dans un autre monde. Il faut aller à la Chine pour voir la bigamie justifiée par le sentiment, et la plus exigeante des passions se prêter aux partages et aux accommodements sans rien perdre de sa force et de sa vivacité.

L’union de trois personnes liées par une douce conformité de penchants, de dualités et d’humeurs, forme aux yeux des Chinois le comble de la béatitude terrestre, une sorte de bonheur idéal que le Ciel réserve à ses favoris, comme une récompense du talent et de la vertu. Et c’est, je crois, ce qui choquera davantage ici : c’est de voir la conduite des principaux personna ges exposée comme le résultat naturel d’un système moral. On a en Europe une aversion si profonde pour la polygamie que je ne sais si l’on n’en supporterait pas plutôt encore la pratique que la théorie. Telle qu’elle existe chez les Musulmans, elle trouverait peut-être plus d’indulgence. Mais les motifs purement platoniques et intellectuels de notre héros ne seront goû tés de personne, et je crains pour lui jus qu’à sa délicatesse même. Un homme qui aime deux femmes à la fois est une sorte de monstre qu’on n’a jamais vu qu’au fond de l’Asie, et dont l’espèce est tout-à-fait in connue dans l’Occident. Deux passions si multanées ne sauraient se supporter : elles seraient successives qu’on aurait de la peine à les admettre dans un roman.

Du reste, les auteurs chinois, écrivant dans un pays où l’on pense autrement que nous sur cet article, s’arrangent fréquem ment pour assurer à leurs héros cette dou ble félicité que les mœurs autorisent, et c’est la terminaison la plus satisfaisante dont ils aient pu s’aviser, comme nous en jugeons par diverses compositions où elle se reproduit. A Dieu ne plaise que j’imite ici ce théologien de Leipsick que la popu lace de Stockolm voulut mettre en pièces, parce qu’il avait célébré le triomphe de la polygamie. Mais à considérer la chose en romancier, plutôt qu’en moraliste ou en philosophe, contentons-nous d’obser ver quelles ressources un écrivain peut ti rer d’un pareil système : il lui fournit un moyen facile de contenter tout le monde à la fin du récit, sans recourir à ces maladies de langueur, à ces consomptions funestes, tristes effets d’une passion malheu reuse et inutilement combattue, et seul recours de nos écrivains, quand, de compte fait, il se trouve une héroïne de trop qui les embarrasse au moment de la con clusion, et à qui la délicatesse ne permet ni de vivre, ni de changer. Le procédé chi nois aurait épargné bien des larmes à Co rinne, à la Clémentine de Richardson, et sauvé de vifs regrets à l’indécis Oswald, et peut-être au vertueux Grandisson lui-même.

Toutefois la bizarrerie des sentiments et des opinions n’est pas toujours une mau vaise recommandation pour un ouvrage étranger, et il y en a d’un genre plus fri vole dans celui-ci, et dont les effets peuvent cependant lui nuire davantage auprès des lecteurs. Je veux parler des noms propres, dont l’orthographe étrange est un écueil où viennent ordinairement se briser les efforts de ceux qui traduisent des livres orien taux. Ceux des Chinois sont particulièrement désagréables et difficiles à prononcer ; ils n’ont pourtant rien de plus choquant que les noms gallois ou calédoniens, que certains auteurs choisissent à plaisir parmi ceux qui sont hérissés d’un plus grand nom bre de consonnes, en vue de l’intérêt qui en rejaillit sur leurs héros. Il est vrai qu’on peut, comme je l’ai vu fréquemment prati quer à l’égard de ceux-ci, lire des yeux ces syllabes hétéroclites sans les articuler, ce qui n’empêche pas de suivre avec une merveil leuse sagacité le fil d’une action très compli quée, et de discerner toujours les personnages qui y prennent part. Toutefois, j’aurais voulu éviter cette peine aux lecteurs, en réformant ces prononciations étranges, mais cela ne m’a pas été possible, parce que plusieurs noms étaient significatifs et fournis saient le sujet de fréquentes allusions. Je me suis donc résigné à laisser paraître un grave magistrat sous le nom de Pe, et une jeune beauté sous celui de Houngiu. Je n’aurais pu trouver en Chinois de syllabes assez harmo nieuses pour remplacer celles-là. Je me suis borné à changer légèrement deux noms de famille qui reviennent souvent dans cette histoire : ceux qui les portent y jouent un rôle trop important pour qu’il fût convenable de les laisser exposés aux calembourgs spirituels que n’auraient pas manqué d’inspirer des phrases telles que le jeune Lou, le vieux Sou. J’ai substitué Lo à Lou, Sse à Sou : ce sont les seules altérations de ce genre que je me sois permises.

Du reste les noms chinois peuvent embarrasser, non seulement par leurs sons extraordinaires, mais encore par l’emploi divers qu’il est d’usage d’en faire. Chez une nation formaliste et cérémonieuse, le nom commun à tous les individus d’une même famille, le surnom ou nom d’honneur, qui sert à les distinguer les uns des autres, le nom de lait, qu’on reçoit dans son enfance de ses parents, et qu’on ne rappelle jamais qu’en parlant de soi-même et par humilité, constituent autant de dénominations par ticulières, que la politesse ne permet pas d’employer indifféremment et dont les ap plications varient selon les circonstances. De là vient que le même homme sera désigné suivant les cas par le nom de Sse Yeoupe, dans le cours de la narration, de monsieur Sse, quand un de ses égaux lui adressera la parole, de Liansian, au milieu d’un entretien familier avec des amis. Les titres littéraires et administratifs qu’on peut joindre à ces différents noms contri buent à cette variété qui pourrait dégéné rer en confusion. Il en est à peu près de même chez nous pour nos noms de famille, nos prénoms et nos surnoms, avec cette différence que le nom de baptême précède le nom de famille, tandis qu’à la Chine celui-ci se place constamment avant tous les autres.

La liberté dont j’ai usé pour l’objet dont je viens de parler donne la mesure exacte de celle que j’ai prise dans ma traduction. J’ai voulu que celle-ci fût fidèle, pour la rareté du fait, et j’aurais tâché de la faire absolument littérale, si j’avais cru pouvoir en même temps la rendre supportable. C’est le goût de la nation auquel j’em pruntais ce roman que j’ai désiré faire connaître ; ce n’est pas le nôtre que j’ai dû consulter. Je n’ai pas eu la prétention de donner à l’ouvrage plus de mérite qu’il n’en avait par lui-même, ni de rédiger une version plus intéressante que l’origi nal. Je n’ignore pas qu’il y a de la langueur dans quelques entretiens, trop d’unifor mité dans les réflexions et les descriptions poétiques, trop peu de variété dans cer taines scènes qui se prolongent ou se reproduisent sans nécessité, et c’est encore un autre défaut très grave, que les mêmes cho ses y sont invariablement exprimées dans les mêmes termes. J’aurais facilement pu ren dre le dialogue plus vif et l’action plus ra pide, au moyen de quelques coupures, et d’un bon nombre d’infidélités, en effaçant quelques redites, en supprimant plusieurs répétitions. Par là, on aurait vu parfaitement comment il fallait qu’une narration fût conduite pour me plaire. J’ai supposé que le public aimerait mieux savoir com ment un roman devait être rédigé pour être du goût des Chinois. Je crois qu’il faut se tenir en garde contre cette disposition à embellir les ouvrages qu’on traduit : ce qu’on nous demande, ce n’est pas de com poser de jolis ouvrages français, mais de mettre en lumière ceux des nations de l’Orient tels qu’ils sont, avec leurs défauts et leurs agréments. En voulant les perfection ner, on ne fait que les travestir, et en cherchant à les rendre plus européens, on réussit seulement à faire qu’ils ne sont plus asiatiques. J’ai remarqué que ce soin qu’on se donne pour polir les écrits des Orientaux, pour substituer nos idées à celles qui leur sont particulières, pour remplacer des pensées bizarres par des conceptions ingénieuses et des métapho res extraordinaires par des images agréa bles, que ce soin, dis-je, tournait au détri ment des originaux plutôt qu’à l’avantage des traductions. C’est ainsi qu’on produit des compositions bâtardes, qui n’ont ni leur mérite natif, ni celui qu’on a tâché de leur procurer. On frustre vainement la cu riosité des gens instruits, et l’on satisfait mal les lecteurs ordinaires. On a rougi d’être Arménien ou Tartare, et l’on n’est en résultat qu’un médiocre occidental. Pour moi, je n’ai pas craint de me mon trer Chinois dans cette occasion : le style, les images, la coupe des phrases, j’ai tout conservé quand je l’ai pu sans devenir inintelligible, et là où quelques sacrifices m’ont paru indispensables, j’ai rétabli dans des notes le sens littéral que j’étais con traint d’abandonner.

Le style est ce qui m’a opposé les plus grandes difficultés. Il est pompeux et su blime, à la manière chinoise, dans les passages poétiques de l’espèce de ceux que j’ai indiqués, et dans la suite du récit il devient d’une excessive simplicité. Comme je ne voulais en aucun cas substituer les fleurs de notre rhétorique à celle de l’au teur, je me suis borné à transcrire, en les commentant pour les éclaircir, les méta phores dont il a surchargé certains endroits de son livre : sans être éloquent moi-même, il me suffisait de faire voir comment un orateur chinois s’y prendrait pour s’éle ver à l’éloquence. Mais mon plus grand embarras a été de l’imiter quand sa diction devenait plus humble et moins étudiée. L’exactitude est alors une obligation pé nible pour le traducteur ; car ce qui n’est que simple et naturel dans une langue peut souvent, en passant dans une autre, dégénérer en niaiserie et en platitude. Je ne crois pas, malgré mes efforts, avoir toujours évité cet inconvénient. C’est qu’il n’est pas d’idiome où il soit aussi difficile que dans le nôtre d’écrire comme on parle et de faire passer certains détails, ni où l’extrême familiarité soit plus voisine de la bassesse. Le secret d’atteindre l’une sans tomber dans l’autre n’appartient qu’à nos bons auteurs, et j’ai vu clairement, en cherchant une expression supportable pour une réflexion commune ou une circon stance vulgaire, la raison pour laquelle certains écrivains modernes ont adopté un langage si extraordinaire : ils ne se sont précipités dans le sublime que faute d’avoir su parvenir au naturel, et s’ils avaient pu écrire comme Molière, il n’auraient ja mais imité Ronsard et Cyrano de Bergerac.

La manière des écrivains dont je parle serait merveilleusement appropriée aux morceaux de poésie, aux bouts rimés, aux chansons, et aux inscriptions en vers que notre auteur a placés en différents endroits de son livre. Ces accessoires doivent être du goût de ses compatriotes, puisqu’on en trouve, ainsi que je l’ai déjà dit, dans pres que tous les romans. Mais j’en connais peu où ils soient aussi multipliés, et conçus en des termes aussi élégants et aussi recher chés que dans celui-ci : c’est que le sujet les appelait de préférence, et que les aven tures de plusieurs lettrés de deux sexes ne peuvent s’accomplir sans le secours de la poésie. Le traducteur des nouvelles dont j’ai précédemment fait mention, assure que les vers dont il s’agit sont prin cipalement destinés à flatter l’oreille, et que le sens y est très souvent sacrifié à l’harmonie. A l’en croire, il en serait de ces pièces comme de nos ariettes d’Opéra et de nos couplets de Vaudeville. Il faut même que l’analogie soit bien com plète, car un jeune Chinois, à qui j’avais demandé un échantillon du chant de son pays, ne put jamais me dire si la pièce qu’il avait chantée était une romance d’amour, une chanson de table ou un air patriotique. Cette excessive obscurité a décidé l’auteur en question à supprimer tout-à-fait dans sa tra duction les stances qui faisaient une partie du charme de son original. J’avoue qu’après avoir lu et étudié les poésies qui se trou vaient dans le mien, j’ai été fort tenté de suivre à Paris l’exemple que M. Davis m’a vait donné à Canton. La langue poétique des Chinois est véritablement intraduisible, on pourrait peut-être ajouter qu’elle est souvent inintelligible. Les métaphores les plus incohérentes et les figures les plus hardies y sont prodiguées avec une incroyable profusion. Et comme nous sommes privés en Europe des secours qui seraient indispensa bles pour déchiffrer ces compositions énig matiques, nous nous trouvons réduits à une sorte d’opération conjecturale dont le suc cès n’est jamais parfaitement démontré. Veut-on voir une preuve de ce que j’a vance ? On la trouvera dans le premier morceau poétique de notre roman, qu’on aura pris au hasard. Une jeune fille tient le pinceau à la main pour improviser des vers. Voici le quatrain de l’auteur, pour décrire cette situation :

Un nuage noir chargé de plaie arrive en un instant.

Les dragons poursuivis par le démon du poignet s’envolent au même moment.

Il est inutile de compter les rejetons qui croissent en sept pas ;

Déjà les fils de soie noire sont remplis de perles et de pierres précieuses.

Le nuage noir c’est le pinceau ; les dra gons sont les caractères tracés par une main légère qui semble animée par un démon ou un génie. Les sept pas sont les pieds du vers de sept syllabes. La soie noire est le nom qu’on donne au papier rayé, et par les perles et les pierres précieuses on entend les beautés d’une brillante poésie.

Le roman des deux Cousines n’offrira que trop d’exemples du même genre : celui-ci suffit pour faire voir que ce sont de véritables logogryphes à deviner ; et malheureusement les tournures auxquelles nous sommes habitués par notre propre poésie sont plutôt un guide trompeur dans les obscurités de cette poésie exotique : le dictionnaire et la raison même y sont d’un faible secours. Qu’on ajoute aux difficultés qui résultent de la multiplicité et de la bizarrerie des métonymies celles qui naissent des allusions à des anecdotes que nous ne connaissons pas, ou à des personnages qui ne sont pas nommés ; qu’on songe aux sens détournés auxquels les mots les plus simples se trouvent pliés, et aux rapports presque tou jours inattendus, quelquefois incompréhensibles qu’une imagination vagabonde sait établir entre les objets les plus disparates : on conviendra que rien n’est plus aisé que de voir dans cet ingénieux galimathias toute autre chose que ce que le poète y a prétendu mettre. On peut féliciter comme d’une heu reuse rencontre ceux qui ont su saisir sa pensée, sans être en droit de condamner ceux à qui elle échappe. Peut-être même de vrait-on à ces derniers un compliment plus flatteur : car il faut, pour découvrir le sens de ces badinages puérils, quelque chose du tour qui les inspire. On a remarqué que les esprits faux avaient en général un sens exquis en fait de pauvretés, et qu’ils excellaient d’ordinaire dans les anagrammes, les rébus et les calembourgs. Il y a de tout cela dans les poésies légères des Chinois, de sorte qu’à moins d’un commentaire il n’y a souvent pas moyen de s’assurer qu’on les entend comme elles doivent être enten dues. D’ailleurs, en supposant qu’on les comprenne, il reste encore impossible de les rendre intelligibles sans le secours de quatre ou cinq notes à chaque vers. Pour la grace qu’elles ont sans doute dans la langue originale, il est superflu de dire qu’elle disparaît inévitablement dans une traduction où l’on est forcé de remplacer un mot par une périphrase, une image vive par une tournure vague et languis sante, et des expressions pittoresques par des définitions qui n’en font sentir que l’incohérence. Le mieux eût donc été de re trancher absolument ces ornements posti ches, si peu propres à dédommager de la peine qu’ils imposaient. Mais ce parti, pré férable en toute autre occasion, eût jeté du louche sur le sujet du roman, à la fable duquel plusieurs morceaux étaient intimement liés. J’aurais peut-être essayé de les mettre en vers français, genre de traduction qui comporte un degré de liberté très com mode en pareille occurrence. Mais comment aurais-je pu m’écrier avec l’auteur après chaque strophe : Les beaux vers ! l’admi rable poésie ! Quelle richesse de style ! Quelle magnificence dans les expressions ! Des exclamations si naïves peuvent être supportées à la Chine ; mais elles perdraient de ridicule un versificateur européen. Il a donc fallu se borner à traduire ces vers, ou plutôt à les remplacer par des lignes de prose, où l’on trouvera souvent que le vide de la pensée n’est nullement racheté par le mérite de l’expression. Je suis même bien loin d’affirmer que le sens y soit toujours rendu. J’y ai renoncé sciemment en quelques circonstances, parce qu’il aurait fallu tout un alinea pour le développer. Je puis l’avoir méconnu dans d’autres occa sions, où le fil des idées se dérobait sous les fleurs de l’imagination chinoise. Je réparerai ces inexactitudes volontaires ou fortuites dans une édition critique du texte que je compte donner en deux gros volumes in-quarto. Pour le moment, il me suffit d’en avoir averti les lecteurs qui voudraient s’aider de ma traduction pour apprendre la langue chinoise. Quant aux autres je ne leur aurai fait aucun tort, et je n’ai point d’excuses à leur demander. Si je leur ai dérobé quelques-unes des beautés poétiques de l’original, j’ai vraisemblablement en re vanche introduit dans ces vers plus d’ordre, d’enchaînement et de raison qu’il n’y en avait. C’est une véritable compensation, et peut-être l’avantage est-il tout entier du côté de la traduction.

La simplicité qui distingue la partie pro saïque de la narration, et que j’ai mis infi niment plus de soin à bien représenter, n’exclut pas, chez un auteur chinois, l’em ploi de certaines phrases métaphoriques qui ont passé dans le commerce familier, de locutions figurées dont le sens originel s’est effacé par l’usage qu’on en fait habi tuellement. Relativement à ces dernières je ne pouvais adopter un parti invariable. En les remplaçant toutes par des équivalents communs, j’aurais fait disparaître bien des traits caractéristiques ; en les conservant toujours, j’aurais jeté un vernis de singularité sur des scènes qui n’avaient rien que d’ordinaire. La règle que j’ai survie a été d’entrer autant que possible dans l’idée de l’auteur, de me conformer à son intention, et de rendre son expression même, quand elle était claire et précise, et qu’elle ne faisait pas trop divaguer la pen sée. Du reste je n’ai jamais perdu de vue mon objet primitif, et j’ai toujours penché vers le sens littéral. C’est ainsi qu’on verra des proverbes rendus mot à mot, et des termes composés traduits d’après leur sens étymologique. A cet égard j’ai mieux aimé pécher par trop de scrupule que par trop de licence ; car il y a telle expression dont la valeur bien sentie contribue plus qu’un livre entier à caractériser le peuple qui l’emploie.

Mais s’il m’a paru nécessaire de ne sup primer aucune des idées qu’il était possible de conserver et de rendre, je me suis cru en droit de traduire tout ; je veux dire que je n’ai laissé aucun terme chinois sous sa forme originale, et que j’y ai constamment substitué les expressions ou les périphrases qui pouvaient en faire connaître l’accep tion. Je n’ai point appelé les magistrats chinois des mandarins, ni leurs barques des jonques, ni la mesure itinéraire un li ; ni les monastères des miao ou des pagodes. Je ne sais ce que c’est que tous ces mots hermaphrodites dont on vient embarras ser un livre écrit en français. La mode a beau prévaloir, d’enfler journellement notre vocabulaire par mille emprunts de ce genre, le devoir d’un traducteur ne me paraît qu’à moitié rempli quand, s’arrêtant à mi-chemin, il laisse subsister les vestiges de son travail, quand il transcrit ce qu’il faudrait interpréter, et qu’il nous donne des sons au lieu d’idées. Je sais les arguments qu’on tire de la nécessité de conserver la couleur locale, et les nuances distinctives des peu ples, et le caractère particulier de chaque civilisation. Je reconnais cette nécessité, mais je crois le moyen très mal imaginé pour y satisfaire. Au reste mes idées à ce sujet réclameraient plus de développements que je ne puis leur en donner dans cette pré face, et je les ai exposées dans un petit ou vrage qui suivra de près celui-ci. En at tendant on trouvera bon, j’espère, que je me sois écarté sur ce point d’une habitude commune à la plupart des nouveaux tra ducteurs. C’est de propos délibéré et avec réflexion que j’ai rejeté ce procédé pédan tesque, dont l’emploi a fait tort à des productions très recommandables d’ailleurs. Je ne crois pas qu’un simple roman doive affecter les dehors d’un ouvrage d’érudi tion, et si le système que j’ai adopté rend ma traduction moins imposante, elle n’en sera peut-être que plus facile à lire.

Une des premières occasions que j’aie eu d’appliquer ce système s’est présentée au sujet des titres d’honneur et des dénominations polies dont les Chinois font usage en conversant les uns avec les autres. Il ne pouvait y avoir que trois partis à prendre à l’égard de ces expressions : les,supprimer tout à fait, en transcrire les termes chinois, ou leur substituer des équivalents européens. Le premier parti était violent : il n’allait à rien moins qu’à faire disparaître un des traits du caractère national. On sait déjà, et l’on verra mieux encore à la lecture des Deux Cousines, que le mouvement de la civilisation a porté la société de la Chine à un point très rap proché des nôtres : les relations qui existent entre des personnes bien élevées y sont les mêmes que chez nous, et le ton qu’elles observent en s’adressant la parole admet des nuances exactement semblables. L’ef fet choquant que produirait ici le simple emploi des noms propres aurait donc éga lement lieu dans un livre chinois consacré à feindre des scènes de société ; et ce serait prêter aux Chinois une rusticité dont ils sont incapables. La transcription des titres aurait l’inconvénient de jeter dans chaque page une vingtaine de termes bar bares et l’on trouverait à toutes les lignes Tchang Siangkoung, Mengli, Siaothsiei, Laoye, Sianseng, Laosianseng, Foujin, etc, Ces titres ne seraient nullement compris, et nous retomberions, sans aucun profit, dans les formes repoussantes que nous avons voulu éviter. J’y ai mûrement songé, et c’est d’après les graves réflexions exigées par l’importance du sujet, que je me suis décidé à donner à mes personna ges chinois les titres français qui leur convenaient, seigneur, monsieur, madame, mademoiselle, votre seigneurie, votre ex cellence. Je sens que ceci est une grande témérité, et qu’on pourra m’objecter en core la teinte locale, et le peu d’accord qui s’observe entre les idées que chaque peu ple attache aux termes de cette espèce. Mais les personnes qui pousseraient la dé licatesse à cet excès n’ont rien de mieux à faire que d’apprendre la langue ; car il n’est en vérité pas possible d’écrire tout à la fois en chinois et en français, et il faut bien se résoudre à perdre quelques nuances quand on lit une traduction au lieu d’un original. Mon véritable sujet de regret est de n’avoir pas trouvé dans notre langage de po litesse assez de degrés pour représenter, fidèlement toutes les modifications de l’ur banité chinoise. Il y a, selon les rangs, l’âge et les rapports sociaux, quatre ou cinq ma nières de dire monsieur, autant de façons pour interpeller un homme en place, et beaucoup d’expressions de la même nature, pour parler à ses amis, à ses parents, à ses inférieurs. Une partie de tout cela a disparu inévitablement, et je n’ai jamais mieux reconnu la pauvreté de notre langue qu’en voulant m’en servir pour reproduire l’iné puisable variété des formules que l’usage a comme consacrées à la Chine.

Une censure plus sérieuse pourrait m’ê tre adressée aux sujets des noms de char ges et des véritables titres de dignité. Ce n’est pas une petite hardiesse que d’avoir osé introduire dans un roman chinois des conseillers d’État, des inspecteurs géné raux, des préfets, des sous-préfets et même des académiciens. Je n’espère même pas être généralement approuvé, quoique j’aie en cela mes raisons comme pour le reste. Devais-je mettre des toutou, des tai-chang, des iusse, des tchifou, des tchihian, des hanlin, au risque de n’être pas entendu, peut-être même de n’être pas lu ! On peut dire que ce double malheur n’est ni très grand, ni très rare, et qu’on n’est d’ailleurs pas assuré de l’éviter en sacrifiant l’exacti tude et la fidélité. Aussi n’est-ce pas ce que j’ai entendu faire. Toujours attaché à ma théorie, c’est par conviction que j’ai accordé la préférence à des dénominations équiva lentes ou approximatives sur des termes étrangers tout-à-fait insignifiants. Je suis persuadé qu’il vaut mieux donner, sur un sujet quelconque, une notion incomplète ou légèrement inexacte, que de n’en pas donner du tout ; et quoiqu’un préfet ou un conseiller d’État de la Chine puissent bien n’avoir qu’une partie des attributions dont ils jouissent en France, il m’a semblé suffisant d’avertir au bas des pages de ces dis tinctions minutieuses, sans en embarrasser la narration, au sens de laquelle elles ne font rien : les notes corrigeront ainsi ce que le texte pourrait offrir de trop peu consciencieux. Au reste je ne veux pas anticiper ici sur les considérations que je me propose de consacrer à l’art de traduire, en ce qui concerne les écrits des Orientaux, et si j’ai tou ché quelques mots de ces difficultés, c’était pour montrer que je les avais senties, et que la critique ne me prendrait pas tout-à-fait au dépourvu.

Mais autant il m’a paru convenable de ne pas augmenter, sans nécessité, les as pérités d’une composition déjà exposée à de si grands hasards, autant j’ai cru devoir me montrer attentif, non seulement à conserver les traits vraiment caractéristi ques, mais encore à ne rien introduire dans ma traduction qui fût étranger aux idées, à la manière de voir, aux préjugés de l’auteur original. Cette règle négative impose une attention perpétuelle, et je ne crois pourtant pas qu’il puisse être permis de s’en affranchir. Je ne vois aucun incon vénient réel à dire qu’un jeune Chinois se destine à la carrière de la magistrature : j’en trouverais beaucoup à lui faire prendre le parti de la robe. Je ne me permettrais pas d’écrire qu’un bachelier de Nanking aspire à la main d’une belle Chinoise, parce que les Chinois se marient sans se donner la main ; ni qu’il voit allumer le flambeau de l’hymen, parce qu’un mariage à la Chine se célèbre avec des cierges qui ne rappellent nullement l’hymen et ses flambeaux. D’autres métaphores exprimeront les mê mes idées, et c’est là, si je ne me trompe, plutôt que dans des syllabes sans valeur, que réside cette couleur locale dont on parle tant. Pour la conserver on doit se garder sévèrement d’y mêler des teintes étrangères. Les proverbes, surtout, les al lusions, les locutions figurées doivent sor tir du fond des habitudes nationales ; mais ce n’est pas une médiocre difficulté que d’éviter tout ce qui tient aux nôtres en écrivant dans notre langue ; de n’employer, soit au propre, soit au figuré, ni un substan tif, ni un verbe, ni même une interjection qui décèle une origine européenne, et de se réduire, toutes les fois que le terme ori ginal est intraduisible, à des expressions d’un sens général, telles qu’elles puissent convenir à des hommes de tous les pays. Un lettré ne doit jamais compter sur les fa veurs de la fortune, divinité dont le nom est inconnu dans son pays, ni se plaindre de ses rigueurs, ni s’attendre à la voir cou ronner ses espérances. L’empire de la beauté, les traits de l’amour, la flamme du génie doivent s’astreindre à paraître avec d’autres qualifications. Il serait contre le costume qu’un traître levât le masque, ou se couvrît du voile de la dissimulation. Un héros ne saurait prendre l’honneur pour devise, ni une suivante s’écrier Dieu ! ou ma foi ! Au point où nos langues moder nes sont parvenues, c’est une entreprise épineuse que d’éluder cette foule de mots que l’usage a marqués du sceau d’une civi lisation particulière. Les personnes qui daigneraient examiner, sous ce rapport, cer tains passages de ma traduction, verraient peut-être dans le soin minutieux que j’ai pris à cet égard une des causes qui ont pu contribuer à y laisser quelque monotonie, en donnant au style une allure gênée et un air de contrainte. Les connaisseurs qui au raient remarqué ce défaut, pourront l’excuser en considération du défaut plus grave que j’ai tâché d’éviter.

On voit que je me suis efforcé de reproduire tous les traits natifs de mon original, et de n’y rien mêler qui fût étranger aux idées chinoises, tout en cherchant, pour les exprimer, les mots de notre langue qui s’en rapprochaient le plus. C’est là le point précis de la difficulté, et c’est au goût seul qu’il appartient de le fixer. Le parti que j’ai pris relativement aux noms de dignité ne m’a pas paru contraire à l’objet que je me proposais ; car s’il faut marquer les différences, il n’importe pas moins de constater les ana logies. Ceux qui m’auront jugé trop hardi seront surpris, peut-être, de me trouver tout à coup si scrupuleux. C’est, je crois, qu’ils ne se seront pas fait une juste idée du principe qui m’a guidé ; car il n’y a là-dedans aucune contradiction. On doit res pecter tout, à la fois les idées de l’auteur qu’on interprète et la langue dans laquelle on écrit. Je dirais, s’il était permis d’employer un de ces barbarismes maintenant si bien venus partout, qu’il faut franciser constamment l’expression, et ne jamais fran ciser la pensée. Ces deux mots renferment tout l’art de traduire : à la vérité ils servent à poser la question plutôt qu’à la résoudre, mais c’est à quoi je dois me borner dans ce moment.

Quatre ou cinq éditions du texte du Iu-Kiao-Li que j’ai réunies m’ont offert des différences nombreuses, et quelquefois assez graves, tantôt dans les vers, et tantôt dans la prose. Ces variantes s’intro duisent dans les romans chinois par le ca price des éditeurs. J’aurais pu les relever toutes, et discuter le mérite des diverses leçons : mais j’ai cru devoir me borner à suivre, en traduisant, celles qui me parais saient préférables, et, renonçant pour le moment au relief qu’une telle collation eût pu procurer à mon ouvrage, je remets, pour m’en faire honneur, à la grande édi tion que je destine aux amateurs de la lit térature orientale. J’en use de même à l’é gard des notes : je n’insère ici que les plus indispensables, et quoique cela soit une sorte de singularité dans un livre de cette espèce, on ne trouvera d’éclaircissements qu’aux endroits obscurs. J’ai pensé qu’une foule de passages s’expliquaient suffisam ment par eux -mêmes : s’il est question de présents offerts dans une première vi site, ce n’est pas la peine d’ajouter que les Chinois se font des présents en pareille occasion ; si l’on vient à parler de secondes femmes, chacun, du premier mot, enten dra ce que cette expression signifie, et si une jeune fille travestie en homme se hasarde à un entretien secret avec un amant, on verra bien, sans qu’il soit besoin d’annotation, qu’une telle démarche est une dérogation à l’usage. Les romans n’auraient plus guère d’avantage sur les relations des voyageurs, s’ils devaient se présenter surchargés d’un pesant commentaire, et il y a des lecteurs qui n’aiment pas qu’on leur rappelle, au bas de chaque page, qu’on ne compte en rien sur leur intelligence.

Au reste, quelque jugement qu’on porte sur ma traduction, celui qui concernera l’ori ginal en est tout-à-fait indépendant : je serais surpris que ce dernier fût très sévère, et j’espère que la faveur du public s’étendra du sujet, qui ne m’appartient pas, à mon travail particulier. Il est arrivé quelquefois que des écrits donnés pour solides ont été réputés superficiels, et que des essais où l’on n’avait en vue que l’agré ment ont été trouvés fastidieux. La na ture mixte de cet ouvrage-ci doit le ga rantir de ce double danger. Si des hommes graves le jugeaient frivole, on leur re présenterait que ce n’est qu’un roman, une production légère qui ne mérite pas les honneurs d’une critique approfondie ; et s’il était médiocrement goûté des gens du monde, on les prierait de remarquer qu’il s’agit d’une composition exotique, traduite d’une langue savante très difficile, et que la peine qu’elle a coûtée au traducteur lui donne de grands droits à leur indulgence. Ces précautions suffiront pour la faire ac cueillir avec une approbation universelle.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 mai 2007 13:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref