RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

IU-KIAO-LI ou Les deux cousines. Roman. Traduit par M. ABEL-RÉMUSAT (1826)
Extrait 1: Le double mariage


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'un auteur inconnu du XVIIe siècle, IU-KIAO-LI ou Les deux cousines. Roman. Traduit par M. Jean-Pierre ABEL-RÉMUSAT. Paris: Libraireie Moutardier, 1826, 4 tomes, 256+172+196+238 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait 1

Le double mariage

Quand le jour des noces fut arrivé, l’inspec teur général Sse fit faire les apprêts d’un grand repas de cérémonie. On prépara deux grandes chaises de bambou avec des ornements brodés ; des lanternes peintes bordaient la route des deux côtés. Les tambours et les musiciens se fai saient entendre sans interruption. Sse Yeoupe, montant un superbe cheval qui redressait fiè rement la tête, parut coiffé d’un bonnet de gaze noire, ayant aux jambes des bottines de la même couleur, sur le cou une grande écharpe de pourpre. Les officiers du grand collège aca démique et de la chambre des inspecteurs gé néraux l’accompagnaient, rangés sur une double file. Il s’avança de cette manière à la rencontre des épouses. Sur tout le chemin, des pièces d’artifice retentissaient jusqu’au ciel. Le tu multe et la joie étaient à leur comble.

Les deux jeunes dames, vêtues d’étoffes d’or avec des ornements de pierres précieuses, semblaient êtres les filles du roi des Immortels. Elles prirent respectueusement congé du sei gneur Pe et de madame Lo, et montèrent en chaise le visage baigné de larmes. Pe, à raison de l’intimité, ne voulut pas s’arrêter à la cou tume vulgaire. Revêtu d’un habit de fête du second rang, il monta dans une chaise à qua tre porteurs, et accompagné des officiers qui relevaient de sa charge, il vint lui-même assister à la cérémonie. Le docteur Gou, pareillement vêtu d’habits de fêtes, se fit porter dans une grande chaise ; Tchangfanjou et Sse Yeoute, coiffés de bonnets, vêtus de bleu, et montés sur des chevaux fringants dont la tête était ornée de fleurs et de pendants écarlate, étaient les deux directeurs du cortége, aussi brillant cette fois, que s’il se fût agi de la réception d’un docteur.

En peu de temps les chaises arrivèrent de vant la porte. Ceux qu’elles renfermaient en descendirent pour entrer dans le salon du prin cipal corps de logis. Sse Yeoupe se tint au milieu, ayant les deux nouvelles mariées, l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, et fit ainsi la salu tation à l’inspecteur général Sse, ainsi qu’aux autres parents. Cette cérémonie terminée, la musique entra dans l’appartement des femmes. L’inspecteur général Sse demeura en dehors, dans la compagnie du seigneur Pe, du docteur Gou, de Tchangfanjou et de Sse Yeoute. Pour le repas, on dressa trois tables dans la salle. Sse Yeoupe dîna avec les deux jeunes dames. Par dessous les cierges parfumés, il jetait les yeux à la dérobée sur mademoiselle Pe, sur cette beauté vraiment digne d’attirer le poisson du fond des abîmes et de faire descendre la grue du haut du ciel, capable d’effacer la clarté de la lune et de faire rougir les fleurs, et dont on pouvait dire que la haute réputation n’avait rien d’exagéré. Cette vue lui causait un véritable ra vissement. Il porta ensuite ses regards sur mademoiselle Lo, et frappé de l’extrême ressem blance qu’il lui trouvait avec Lo Mengli, il ne put s’empêcher de se demander avec étonnement si la ressemblance d’une sœur pouvait être portée à ce point. La troupe des suivantes qui étaient debout autour d’eux ne lui permit pas d’ouvrir la conversation, et il renferma dans son sein les mouvements de joie dont il se sentait transporté, jusqu’au moment où la compagnie venant à se disperser, chacun pourrait se reti rer dans son appartement.

Or, dans la cour intérieure, il y avait deux pavillons surmontés d’un étage et placés vis-à-vis l’un de l’autre, à droite et à gauche. Le pavil lon de gauche fut destiné à mademoiselle Pe, celui de droite appartint à mademoiselle Lo.

Sse Yeoupe se rendit d’abord à l’appartement de mademoiselle Pe, et dans un entretien qui fut pour eux rempli de charmes, ils se rap pelèrent l’origine de leur passion mutuelle, les vers sur les saules printaniers et les deux mor ceaux sur les adieux de la grue et le salut à l’hirondelle. Mademoiselle Pe n’affecta pas les airs d’une habitante de l’appartement intérieur ; mais ses réponses marquèrent toujours l’accord qui régnait entre leurs sentiments.

Après cet entretien, Sse Yeoupe passa dans l’appartement de mademoiselle Lo :

— Où est maintenant votre frère aîné Mengli ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai pas de frère aîné : Mengli est le nom de votre humble servante, répondit-elle.

Sse Yeoupe demeura très étonné :

— La personne que j’ai rencontrée jadis près du rocher, est-ce que c’était vous, madame ? lui demanda-t-il.

— Veuillez, monsieur, le décider vous -même, répartit-elle en souriant ; je ne puis vous le dire.

— Voilà, s’écria Sse Yeoupe en éclatant de rire, un songe de six mois qui se dissipe en ce jour. J’avais bien précédemment conçu quelque soupçon de la vérité : pouvait-il, dans l’u nivers, y avoir un aussi charmant jeune homme ?

Après ce discours, Sse Yeoupe retourna chez mademoiselle Pe, à qui il fit part de sa découverte. Ils s’en amusèrent quelque temps. Puis, comme mademoiselle Pe était plus âgée d’un an que sa cousine, ce fut cette première nuit dans son pavillon que le mariage s’accom plit. Un poète plein d’ardeur, une femme charmante, animés d’une tendresse réciproque, du rent jouir, avec transport, du bonheur de se trouver ensemble.

Le jour suivant, Sse Yeoupe se rendit chez le seigneur Pe pour lui faire le remercîment d’usage. Toute la compagnie passa encore la journée dans un festin. A son retour, Sse Yeoupe fit servir une collation pour lui et les deux jeunes dames. Il montra à mademoiselle Lo les vers sur les saules printaniers qu’il avait composés jadis sur les rimes données, les adieux à la grue, et le salut à l’hirondelle. Ces pièces furent de nouveau goûtées et admirées. Ensuite Sse Yeoupe fit voir à mademoiselle Pe les bra celets d’or et le collier de perles que mademoi selle Lo lui avait prêtés.

— Je ne prévoyais pas, dit celle-ci, que ce premier mouvement de ten dresse deviendrait le principe d’une félicité qui doit durer toute ma vie.

Cette seconde nuit, ce fut dans l’appartement de mademoiselle Lo que le mariage s’acheva. Ce fut sur l’oreiller qu’elle lui raconta les particula rités de son aventure, quand elle avait quitté les habits de son sexe. La tendresse de Sse Yeoupe s’accrut encore par ce récit.

De ce moment, les trois époux virent augmen ter l’estime et l’affection réciproque dont ils étaient animés. La plus parfaite harmonie ré gnait entr’eux. Sse Yeoupe conservait un souvenir reconnaissant des bons offices que Yansou lui avait autrefois rendus. Il s’en expliqua avec ses épouses, et il l’admit encore à son service.

L’inspecteur général Sse ne se souciait nul lement de rentrer de nouveau dans sa charge : il aima mieux passer le soir de ses jours dans la société de Pe. Par la suite, il se défit des possessions qu’il avait dans la province de Honan, et transporta son établissement à Kin ling.

Le docteur Gou ne quitta pas sa charge. Les fonctions qu’il avait à remplir comme académi cien lui donnaient peu de jours occupés et lui en laissaient beaucoup de libres. Il venait le plus souvent les passer à se divertir avec ses deux amis. Lorsque le gouverneur Yang apprit la manière dont les choses avaient tourné, il envoya, par des exprès, des présents et ses féli citations.

Au bout de quelque temps, Sse Yeoupe se vit contraint de se rendre à la cour pour y exer cer son office ; mais il n’y demeura qu’un mois ou deux, et le souvenir de ses deux épouses l’o bligea bientôt à solliciter la permission de s’en revenir. Sa route le conduisit dans la province de Chantoung, et il profita de cette circonstance pour arranger les affaires domestiques de madame Lo. On attendit que son fils fût devenu grand, pour lui en remettre le maniement. A cette époque le licencié Tsian venait d’être nommé sous-préfet, et il était parti pour exer cer sa charge. Le conseiller Li était demeuré chez lui, et il invita deux fois Sse Yeoupe à dî ner.

A son retour dans sa maison, Sse Yeoupe ne songea plus à prendre d’autres divertissements que de composer en vers ou en prose avec ses deux épouses. Il ne pensait pas à sortir de chez lui. A l’examen qui suivit, il eut une des sections à diriger. A un autre examen, il présida le concours de la province de Tchekiang, et réunit autour de lui un grand nombre de dis ciples. Il fut ensuite nommé surintendant du département pour les affaires littéraires ; et comme il n’avait aucun goût pour les fonctions de la magistrature, il ne retourna pas à la cour.

Tchangfanjou et Sse Yeoute se servirent de son crédit pour obtenir, en payant, des titres littéraires. Le premier fut nommé commissaire adjoint, et le second secrétaire d’un bureau.

Le seigneur Pe avait trouvé dans l’inspecteur général Sse une société de son goût. Il voyait d’ailleurs sans cesse Sse Yeoupe et ses deux femmes. Il ne pouvait donc connaître les ennuis de la solitude. Par la suite, la jeune madame Pe mit au monde deux fils, et madame Lo en eut un ; et comme sur ces entrefaites Yinglang était mort, Sse Yeoupe offrit à Pe, pour lui succéder, le second fils auquel madame Pe avait donné le jour. Ces trois jeunes gens devinrent à leur tour des lettrés distingués dans les concours.

Quelques peines que Sse Yeoupe eût éprou vées à l’occasion de son double mariage, la manière dont l’affaire s’était terminée les avait bien compensées. Il jouit pendant trente ou qua rante ans, avec ses deux épouses, de tout le bonheur que l’amour peut accorder. Ce récit n’est-il pas digne de figurer parmi les belles histoires qui nous restent de l’antiquité ?



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 mai 2007 13:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref