Pierre Teilhard de Chardin, SCIENCE ET CHRIST


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Pierre Teilhard de Chardin, SCIENCE ET CHRIST. (1965)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Teilhard de Chardin, SCIENCE ET CHRIST. Paris: Les Éditions du Seuil, 1965, 293 pp. Collection: Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin, 9. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[11]

SCIENCE ET CHRIST

Avant-propos

Dans ce nouveau tome des écrits laissés par Teilhard de Chardin, les problèmes religieux prédominent, à la différence des tomes antérieurs. Exception faite pour l'ouvrage intitulé LE MILIEU DIVIN, qui constituait une œuvre à part, la priorité allait, dans la mesure du possible, aux études et traités concernant des objets d'ordre plutôt scientifique ou ayant trait à la philosophie de la nature. Si de temps à autre il était question de thèmes religieux, souvent ce n'était qu'en les effleurant et dans le cadre d'un enchainement des idées appartenant en substance aux domaines que je viens de rappeler. Actuellement le moment est venu de réunir les écrits traitant plus directement des problèmes religieux et de les publier dans l'ordre chronologique. Étant donné l'étendue et le nombre de ces écrits, il a fallu y consacrer deux tomes. Par la suite, seront rassemblés dans un volume à publier ultérieurement les écrits plutôt de caractère autobiographique.

Pour la bonne compréhension des textes ci-après, il n'est peut-être pas superflu d'attirer l'attention sur le caractère particulier de ces écrits. Il ne faut sans doute plus répéter que Teilhard de Chardin était en premier lieu un homme de science, un investigateur dans le domaine de la géologie et de la paléontologie. Jamais il n'a prétendu être sociologue de la religion ou historien de la religion ou encore théologien, nonobstant le fait que les problèmes religieux lui tenaient à cœur et qu'il se préoccupait de l'épanouissement et du progrès du christianisme.

Précisément parce que Teilhard de Chardin était homme de science, beaucoup [12] de choses lui paraissaient claires, qui pour d'autres, moins familiarisés avec le niveau actuel des sciences et évoluant dans un autre climat spirituel, restaient du domaine de l'inconnu et dont, à ses yeux, ils ne réalisaient pas assez l'importance. Sa qualité de savant lui permettait de voir surgir des problèmes et des difficultés, qui, selon lui, n'avaient pas encore été tranchés de façon satisfaisante, pour la simple raison que ceux qui étaient appelés à les résoudre ne se rendaient pas compte de leur envergure ou ne semblaient même pas soupçonner leur existence. Est-il raisonnable de lui reprocher d'avoir soulevé ces problèmes dans toute leur acuité, d'avoir invité ceux qui s'adonnent à la sociologie de la religion et à la théologie à les étudier attentivement et d'en avoir recherché dans l'entretemps une solution pour lui-même et pour cm qui le consultaient, en attendant que d'autres plus compétents que lui s'engagent dans l'étude de ces questions ?

Ne devrions-nous pas au contraire lui savoir gré, précisément, des services qu'il a rendus ainsi aux théologiens en les rendant conscients de problèmes dont l'existence, ou tout au moins l'importance, leur avait le plus souvent échappé, en les faisant en outre participer aux riches intuitions de sa foi ainsi qu'aux solutions qu'il avait conçues pour lui-même ?

Par conséquent il n’y a pas lieu de chercher dans les pages suivantes l'énoncé de traités théologiques édifiés de façon technique et moins encore une théologie nouvelle professée avec assurance. Cependant ce que nous pouvons apercevoir dans les textes ci-après c'est le témoignage d'un savant éminent, en même temps que d'un grand chrétien qui s'est débattu avec une intégrité absolue et un amour sincère du Christ contre les problèmes qu'il a rencontrés au cours de sa vie.

Il n'entre pas dans notre dessein de commenter ici tous les thèmes traités dans les pages suivantes. Qu'il nous soit cependant permis de mettre plus particulièrement en évidence quelques points. En parcourant les différents thèmes figurant dans les écrits en cause, il n'est pas difficile de les répartir en trois groupes. En effet, nous y retrouvons des traités susceptibles de entrer dans le domaine de la sociologie de la religion, tandis que dans d'autres il est esquissé une sorte de phénoménologie du christianisme. Par contre on relève également des traités relatifs à des problèmes d'ordre théologique. À la lecture de ces écrits il faudra tenir compte, par conséquent, [13] du fait que le christianisme y est approché à partir de trois points de vue diférents.

1. À l'approche sociologique appartiennent les différentes considérations que Teilhard élabore à l'égard de la situation religieuse actuelle de l'humanité et plus particulièrement à propos de la situation du christianisme. La situation de crise qu'affronte le sentiment religieux dans le monde d'aujourd'hui a été ressentie nettement par Teilhard et il a maintes fois essayé d'en repérer les causes et d'indiquer les moyens de les pallier. Quoiqu'il soit possible de qualifier ces traités de fragmentaires, bien qu'ils traduisent des impressions personnelles (il n'est évidemment pas question ici d'investigations sociologiques proprement dites), il faut reconnaître cependant que les conceptions présentées en l'occurrence méritent notre attention et témoignent souvent d'un discernement subtil de la mentalité actuelle.

En vertu de sa formation et de son activité scientifiques, Teilhard de Chardin était particulièrement sensible à l'influence des vues scientifiques sur la conscience religieuse. Celle-ci se rattache d'ailleurs intimement à la vision générale du monde. La conception que l'homme se fait de l'univers et de sa place dans le monde, influence sa compréhension de Dieu et détermine son opinion sur la tâche terrestre qu'il doit assumer. Ceci explique pourquoi les grandes révolutions dans la vision du monde coïncident toujours avec des tensions dans la pensée religieuse de l'humanité, tensions assez souvent susceptibles de se développer en une crise réelle. Les progrès scientifiques qui se sont manifestés au cours des deux derniers siècles ont suscité une sorte de révélation dans la pensée de l'homme moderne : le cosmos s'est manifesté à lui dans sa grandeur fantastique et sa cohérence organique. « L'histoire actuelle du sentiment religieux chez les hommes, quels qu'ils soient, me paraît dominée par une sorte de révélation qui se fait, dans la conscience humaine, de l'Univers un et grand [1]. » De cette vision neuve du monde est issue une nouvelle forme de religiosité naturelle qui était totalement inimaginable durant les siècles passés : « ... On pourrait dire qu'une forme inconnue de religion (une religion que personne ne pouvait imaginer ni décrire jusqu'ici faute d'un Univers assez grand et [14] organique pour la contenir) est en train de germer au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'Idée d'Évolution [2]. »

L'humanité contemporaine n'est pas athée comme le prétendent d'aucuns. Au contraire, elle a élaboré une sorte de religiosité naturelle neuve, qui lui a inspiré du respect et de l'admiration devant le cosmos et qui lui a suscité le sentiment suivant lequel la vie terrestre implique une mission grandiose tendant à dominer et à achever le monde. « Quoi qu'on dise, notre siècle est religieux, - plus religieux probablement que tous les autres... Seulement il n'a pas encore trouvé le Dieu qu'il puisse adorer [3]. » Même dans l'athéisme contemporain, il se cache souvent un facteur religieux inconscient, et il semble qu'il faille faire état d'un théisme inassouvi plutôt que d'un athéisme véritable. Le succès d'un livre tel que celui de John A. T. Robinson, Honest to God, n'est-il pas symptomatique de la passion avec laquelle l'homme moderne milite en faveur de son idée de Dieu ? Longtemps avant que l'évêque anglican ne relève cette situation, Teilhard écrivait déjà ces paroles remarquables : « Autour de nous, un certain pessimisme s'en va répétant que notre monde sombre dans l'Athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que ce dont il souffre, c'est de théisme insatisfait [4] ? »

Les conséquences de cette situation religieuse de l'humanité sont claires : « Définitivement et pour toujours, on peut le croire, l’Univers s'est manifesté à notre génération comme un Tout organique, en marche vers toujours plus de liberté et de personnalité. Par le fait même, la seule Religion que l'Humanité désire et puisse admettre désormais, est une Religion capable de justifier, d'assimiler et d'animer le Progrès cosmique tel qu'il se dessine dans l'ascension de l'Humanité [5]. » En même temps se pose la question de savoir dans quelle mesure le christianisme tel qu'il se manifeste actuellement dans le monde, remplit cette condition. En théorie les chrétiens reconnaissent indubitablement la valeur des sciences et de la vision nouvelle du monde qui en est issue, mais en pratique ils continuent à s'exprimer comme [15] s'ils vivaient dans un monde statique et dans un climat préscientifique. Ils donnent l'impression de n'avoir pas participé à l'évolution psychologique, voire de refuser son acceptation intégrale. Ils semblent se complaire à minimiser les espérances humaines et à relever les faiblesses et les imperfections de la société et de la science. Leur foi n'anime pas les aspirations suprêmes de notre temps. Entre « croire en Dieu » et « croire dans le monde », il a surgi ainsi une antinomie, qui doit être considérée comme la cause majeure grandissante [6].

Ni la grandeur de l'aventure scientifique, ni la valeur des aspirations sociales à l'affranchissement de l'homme quant à ses aliénations économique et culturelle n'ont trouvé dans les milieux ecclésiastiques l'écho et l'appréciation qu'elles pouvaient réclamer à juste titre. « Soyons francs : l'Église a tardé à comprendre, comme nous le faisons maintenant, la belle fierté humaine et la passion de la recherche - ces deux éléments fondamentaux de la Pensée moderne [7]. » Ceci a eu pour conséquence un clivage tragique entre le monde de nos jours et l'Église. ... La source première de l'incroyance moderne... est à chercher dans le schisme illégitime qui graduellement, depuis la Renaissance, a séparé le Christianisme de ce qu'on pourrait appeler le courant religieux naturel HUMAIN [8]. »

Voilà la situation religieuse de notre temps. L'explication de la crise religieuse qui se manifeste actuellement est à rechercher, d'une part, dans l'apparition d'un sentiment religieux nouveau issu de la vision moderne du monde et, d'autre part, dans le conservatisme qui a trop longtemps caractérisé la pensée et l'action des chrétiens. Il n'y a qu'un ressourcement profond du rapport des chrétiens avec la science qui puisse y remédier. « L'œuvre d'assimilation, écrit H. de Lubac, S. J., ne cesse jamais dans l'Église, et il n'est jamais trop tôt pour l'entreprendre [9] »

Certes, Teilhard ne se trouve pas seul à émettre ce diagnostic. D'autres également ont déjà avancé des considérations similaires. Récemment encore D. Dubarle, O.P., soulignait la nécessité de tenir compte dans l'acte de [16] foi non seulement des données de la science mais aussi de l'esprit et de l'attitude intellectuelle y contenus. « Il faut que l'intelligence croyante fasse siens non seulement ce que la conception scientifique nous dit matériellement de la réalité, mais en effet un esprit intérieur de la science, une manière de philosophie vécue, instinctive, que la science porte en elle de façon implicite, et qu'elle sait d'ailleurs fort bien expliciter chaque fois qu'il en est besoin. Cet esprit, cette philosophie, on ne saurait les dissocier des connaissances proposées par la science sans passer à côté d'une partie capitale de son enseignement... C'est là peut-être ce qu'on reproche le plus à la religion de méconnaitre [10] ... » Là où cette nécessité n'est pas reconnue, la religion semble être la survivance d'une ère préscientifique, un beau souvenir de l'enfance humaine. Sociologiquement parlant, le christianisme n'a de l'avenir devant soi que dans la mesure où il tiendra compte de ces exigences et saura intégrer ainsi la conception moderne de la vie.

2. Une deuxième série de méditations de la pensée religieuse de Teilhard de Chardin est orientée vers l'approche du christianisme en tant que fait historique. En effet, nous pouvons étudier le christianisme comme un phénomène parmi d'autres, pour ainsi dire extérieurement, sans nous prononcer sur son caractère surnaturel. Partant, il s'agit ici exclusivement d'un phénomène historique dont nous pouvons analyser l'envergure, la portée et surtout les traits caractéristiques ainsi que la structure spirituelle et les comparer à d'autres données expérimentales. De la même manière il est possible d'étudier les autres grandes religions qui se partagent le monde. Cette tâche une fois accomplie, la question se pose alors de savoir quelle religion s'associe le mieux, de par sa structure interne, à la structure fondamentale d'un monde caractérisé par une évolution convergente, autrement dit, quelle est la religion la mieux adaptée à la prise en considération d'une religion de l'évolution.

« Par ‘phénomène chrétien', j'entends l'existence expérimentale, au sein de l'Humanité, d'un courant religieux caractérisé par le groupe de propriétés suivantes : intense vitalité, curieuse , 'adaptivité ', lui permettant, contrairement aux autres religions, de se développer au mieux, et principalement, dans la zone même de croissance de la Noosphère ; remarquable similarité, [17] enfin, dans les perspectives dogmatiques... avec tout ce que nous a appris l'étude du Phénomène humain [11]. »

Certes, une phénoménologie des religions et du christianisme en particulier ne constitue pas une innovation, mais la façon dont Teilhard s ‘y comporte n'est pas démunie d'originalité. À part la grande vitalité et la souplesse avec lesquelles le christianisme est à même d'intégrer tout ce qui est important et d'accueillir tout progrès de la vie spirituelle, Teilhard peut faire ressortir quelques vérités fondamentales du christianisme, constituant ainsi la religion idéale d'un monde qui doit atteindre par la voit de l'évolution son unité et son achèvement finals. Il ne s'agit pas ici d'un concordisme bon marché, mais d'une tentative sincère pour situer le christianisme dans l'ensemble du monde où il se manifeste et de mettre ainsi en évidence, au moyen d'une analyse objective, la cohérence harmonieuse entre cette religion et le monde environnant. Il n'est pas question en l'occurrence de joindre artificiellement des éléments hétérogènes, mais d'une donnée réelle ressortissant à l'analyse des phénomènes.

Limitons-nous à quelques éléments fondamentaux de la structure du christianisme, caractérisant essentiellement cette religion et qui la distinguent des autres religions mondiales. À part la croyance en un Dieu personnel, le christianisme se caractérise par les éléments suivants :

1) D'abord par le fait qu'une Personne historique y occupe une place parfaitement centrale. Le Christ n'est pas seulement le fondateur d'un mouvement religieux ou l'annonciateur et le prédicateur d'un message ; il est le contenu même de ce message. N'est pas chrétien celui qui adhère à une doctrine déterminée ou qui pratique une certaine morale, mais bien celui qui s'unit à Lui, qui s'incorpore à Lui. Se montrer chrétien c'est « être dans le Christ [12] ». Ceci ne se retrouve pas identiquement dans les autres religions mondiales. Bouddha et Mahomet sont les fondateurs de courants religieux importants, mais ils se bornent à être les porteurs et les prédicateurs d'une doctrine de salut. Est bouddhiste celui qui partage la philosophie de Bouddha et qui suit le « sentier octuple ». Est mahométan celui qui accepte le Coran comme le livre saint et en observe les prescriptions. D'ailleurs l'appellation [18] « mahométan » n'est pas employée par les mahométans eux-mêmes, mais a été inventée par les Européens. Ils s'appellent eux-mêmes c musulmans » et leur religion c'est l'Islam, la religion de l'abandon confiant à Allah.

2) La personne historique du Christ a annoncé son retour à la fin des temps en tant que couronnement et achèvement de l'histoire. Le christianisme est profondément eschatologique, c'est-à-dire orienté vers les fins dernières. Dès lors le christianisme oriente ses adhérents non pas vers le passé, mais vers l'avenir. Il leur enseigne de vivre dans l'espérance de la fin du monde et les yeux tournés vers le Christ glorieux de la Parousie. Dans certaines sectes du bouddhisme il est question d'une réincarnation réitérée de Bouddha, mais ni Bouddha ni Mahomet n'ont annoncé leur retour à la fin des temps en tant qu'exécuteurs de l'histoire.

3) Le retour glorieux du Christ doit être préparé par la lente édification de son Corps mystique, car le Christ total comprend la Tête et les membres (Totus Christus, caput et membra) [13]. Le monde entier constitue le « plérôme » du Christ, en qui tout ce qui se trouve dans le ciel et sur la terre doit être « récapitulé », replacé sous un Chef unique, le Christ, et unifié ainsi pour toujours [14]. Ni dans le bouddhisme, ni dans l'Islam, ni dans n'importe quelle autre religion ne se retrouve quelque chose de pareil.

4) La loi suprême de la morale chrétienne peut se résumer en l'amour de Dieu et du prochain. Le chrétien ne peut pas se contenter de ne pas nuire à son prochain (charité passive), mais il doit s'efforcer à faire le bien et à promouvoir le bonheur de l'humanité entière (charité active). Sur la foi de ses représentants (Gandhi, Vivekananda, etc.), l'hindouisme, qui connaissait l'amour passif du prochain, commence seulement de nos jours à découvrir la charité active sous l'influence du christianisme. Il en est de même du bouddhisme. L'Islam connait bien la loi de la charité active, mais la pratique est fortement limitée par le fatalisme propre à cette religion.

Ainsi donc, tous ces caractères appartiennent essentiellement au christianisme et le distinguent des autres religions importantes. En comparant ces [19] éléments avec la structure générale de l'évolution, on voit aisément comment il se fait qu'une telle religion s'intègre de façon harmonieuse et s'associe à l'ordre général de l'univers, auquel elle donne un centre suprême et une loi fondamentale, entièrement adaptés à ses besoins et exigences. Si quelqu'un voulait concevoir une religion dans le prolongement même de l'évolution universelle, il serait bien difficile de trouver mieux et plus en harmonie avec notre monde. Loin de se manifester comme un élément hétérogène, le christianisme prend ici la forme de complément et de couronnement naturel de la création entière.

En approfondissant ce raisonnement nous découvrirons ici « une harmonie d'ordre supérieur », dont Teilhard ne cessait de célébrer la grandeur et la richesse. Cette harmonie entre la structure fondamentale du christianisme et les exigences d'une évolution convergente acquiert chez lui la signification d'une justification rationnelle de sa foi [15]. L'harmonie constitue d'ailleurs la caractéristique de la vérité.

Tout cela n'a évidemment pas encore de rapports avec la théologie proprement dite. Tout au plus pourrait-on y voir l'esquisse d'une apologétique adaptée à la mentalité moderne. L'approche théologique propre commence seulement lorsque le croyant, illuminé par sa foi, s'efforce d'approfondir le contenu de la révélation.

3. Précisément en tant que fidèle et homme de science croyant, Teilhard a médité sans cesse sur le contenu et la signification de sa foi. Ne perdons pas de vue que la théologie, malgré son objet surnaturel, reste toujours une science humaine et une tentative humaine de saisir exactement la révélation et de la formuler intelligemment. Ainsi que toute pensée humaine, la pensée théologique est aussi toujours une pensée au départ dune certaine situation concrète qui est déterminée entre autres par toutes sortes de circonstances sociologiques et culturelles. De par ce caractère intimement lié à l'homme, le travail théologique ne connait pas de fin et doit être repris par chaque génération.

Selon Teilhard de Chardin l'expérience humaine de nos jours impose avant tout trois exigences fondamentales à la pensée théologique. La théologie doit d'abord rendre intelligible la vérité de la foi à l'homme d'aujourd'hui [20] en la libérant de toutes les conceptions et formules définitivement dépassées. Il nous incombe ensuite d'orienter notre attention particulière vers le problème du rapport entre Dieu et le monde, en attribuant à ce dernier terme le sens qui lui est donné par la science contemporaine. Finalement nous éprouvons le besoin d'une théologie du travail et de l'effort humain dans leur application concrète à l'investigation scientifique et à la création technique. Examinons ces trois exigences de plus près.

a) Il est évident que la révélation s'est présentée dans une phase de l'histoire culturelle où le cosmos n'était encore considéré que comme un monde fermé et statique. Par la force des choses, elle a donc été formulée en termes et conceptions liés intimement à la vision du monde adoptée généralement à l'époque. Aussi la patristique et la scolastique en entier ne connaissaient-elles pas d'autre conception du monde. La théologie traditionnelle, dont les fondements furent jetés durant les siècles passés, porte ainsi, par la force des choses, l'empreinte de ces circonstances. Les Pères de l'Église et les théologiens médiévaux ont approfondi le christianisme au départ de leur situation culturelle concrète et l'ont explicité en termes empruntés aux expériences de vie d'alors. Il ne convient pas de les reprendre tels quels et défaire semblant que rien n'ait changé depuis lors dans notre vision du monde. Partant, Teilhard plaide en faveur d'une « transposition en dimensions de Cosmogénèse de la vision traditionnellement exprimée en termes de Cosmos [16] ».

Une telle transposition suppose qu'il soit possible de discerner la vérité permanente et son expression variable : « Autre est la substance de la doctrine antique contenue dans le dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt [17]. »

Il est évident qu'une entreprise pareille ne peut être menée à bien par une seule personne, qui ne pratiquait même pas la théologie ex professo. L'objet essentiel de Teilhard était d'attirer l'attention sur la nécessité de supprimer définitivement tout ce qui rappelait tant soit peu le souvenir de la conception ancienne du monde et d'aspirer à une formulation nouvelle de [21] la foi, aux termes de laquelle il serait tenu compte dans toute sa rigueur de la vision moderne du monde. Les suggestions qu'il a faites à l'égard de notions telles que la création, le péché originel, la rédemption, la parousie, etc., méritent de toute façon notre attention et notre méditation. Elles sont susceptibles de forger un matériel précieux pour l'édification d'une théologie plus adaptée.

b) Un des problèmes majeurs dans la pensée théologique de Teilhard de Chardin se rapporte à la relation entre Dieu et un monde en évolution. « Il serait temps, à une époque où la pensée humaine tend à reconnaître le Cosmos comme un Tout per se, de réfléchir un peu aux relations qui unissent ce Tout à Dieu [18]. » « Dans toutes les branches de la science sacrée, il est temps de scruter, par l'étude et par la prière, la région où se touchent Dieu et le Cosmos [19]. »

Il est en effet difficile de nier par exemple que la théorie de la création doit être formulée quelque peu différemment lorsque nous considérons le monde comme une donnée statique, apparue soudain de la volonté créatrice de Dieu et seulement sauvegardée par la suite (creatio par opposition à conservatio), ou bien comme une donnée dynamique dans laquelle s'accomplit pour ainsi dire une création permanente qui ne sera achevée qu'à la fin des temps. Considérant cet acte créateur ex parte Dei, à partir de Dieu, nous devons concéder qu'il est absolument inimaginable et inintelligible (il faudrait être Dieu pour réaliser ce qu'est un Dieu-créateur). Considéré cependant à partir du monde, c'est-à-dire pour autant qu'il se fasse connaître sur la base des objets créés, on pourrait considérer à bon droit qu'il se montre concrètement à nous tel qu'une œuvre d'unification, comme une édification graduelle du multiple dans une unité finale. Il est évident que la définition métaphysique de « être créé » comme une relatio, radicalis dependentiae, comme une relation de dépendance radicale, ne se déprécie point de cette façon.

Toutefois le point d'interférence majeur entre Dieu et le monde se trouve pour le fidèle dans la personne du Christ. La question de la relation entre Dieu et le monde est ainsi orientée vers la question de la relation entre le [22] Christ et le monde. Par conséquent le théologien devrait s'appliquer à « analyser et préciser les relations d'existence et d'influence reliant l'un à l'autre le Christ et l'Univers [20] ». Pendant les siècles antérieurs il s'agissait d'examiner de près la relation entre le Christ et la Trinité et de la formuler exactement ; maintenant le moment est venu d'approfondir le rapport du Christ avec le monde.

Les méditations que Teilhard a élaborées sur ce point sont caractérisées par : 1o sa tentative pour situer le Christ dans le cadre de la vision moderne du monde, car il aspire à « une Christologie étendue aux nouvelles dimensions du Temps et de l'Espace [21] », et 2o son effort pour concevoir le lien entre le Christ et le monde comme non purement juridique ou moral, mais bien organique, c'est-à-dire pour prêter au Christ dans l'ensemble du cosmos une fonction organique en tant que sens, terme et force motrice de toute l'évolution, « en sorte que la Christogénèse apparaisse comme la sublimation de toute la Cosmogénèse [22] ». Théologiquement parlant, il n’y a rien à objecter contre cette aspiration en tant que telle. Saint Paul aussi attribue dans ses épîtres de captivité une dimension cosmique à l'Incarnation et à la Rédemption. Dans la théologie catholique il s'est toujours manifesté une tendance à accentuer le rapport organique liant le Christ au monde de sorte que le monde connaît son existence en Lui et se voit porté vers son unité par Lui [23]. À bon droit Teilhard pouvait écrire alors : « ... Je ne fais rien autre chose... que de transcrire en termes de réalité physique les expressions juridiques où l'Église a déposé sa foi [24] ». Avec la théorie de la primauté du Christ, Teilhard se trouve sur des fondations stables et solides [25]. Il est clair cependant que la synthèse qu'il a édifiée sur les perspectives scientifique et christologique dépend en grande partie de sa conception du monde. [23] Pour se prononcer sur ce dernier point le théologien ne dispose toutefois d'aucune compétence.

c) Comme troisième exigence imposée par Teilhard à la théologie, nous citions la nécessité d'une réflexion nouvelle sur la valeur religieuse du travail et de l'effort humain et en particulier sur la recherche scientifique et la création technique. Il est question ici d'un problème théologique d'ordre primordial, car le résultat d'une pareille réflexion sera déterminant pour l'attitude du chrétien devant la culture moderne. Certes, une telle méditation ne constitue plus de nos jours une exception, mais à l'époque où Teilhard écrivait, elle était indubitablement moins courante. En outre, il développait également sur ce point quelques intuitions neuves qui sont dignes de notre attention et de nos réflexions ultérieures. Elles se joignent logiquement aux idées qu'il avançait dans le domaine christologique.

Présentée schématiquement, la suite de ses idées revient à ceci : dans la perspective d'une évolution du type convergent devant être achevée par la libre collaboration de l'homme, le travail, la science et la technique acquièrent une signification exceptionnelle et doivent être considérés par l'homme comme un devoir suprême et une mission sacrée. Le travail, la science et la technique sont nécessaires à l'ascension de l'homme dans la direction d'une unité et d'une spiritualisation toujours grandissantes. Pour le chrétien, une nouvelle dimension vient cependant s’y ajouter. Car si nous acceptons que le Christ constitue le terme de toute la création et que tout doit trouver en Lui son achèvement et son couronnement, il en résulte que le monde en entier se manifeste par un caractère sacré et que tout ce qui contribue à l'épanouissement futur de la création est orienté intrinsèquement vers le Christ. Prenant en considération le rôle exceptionnel tenu par le travail, la science et la technique à ce propos, il s'en suit qu'ils constituent une condition essentielle, quoique insuffisante en soi, mais nécessaire cependant à l'édification du Royaume de Dieu. Insuffisante puisque le salut de l'homme ne peut être en définitive que la seule œuvre de la grâce ; nécessaire toutefois parce qu'ils remplissent une fonction irremplaçable dans les desseins de Dieu. Dans son amour du Christ le chrétien trouvera ainsi un nouvel encouragement à militer en faveur du progrès de la culture et du meilleur accomplissement de sa tâche terrestre.

Cette conception de Teilhard sur la valeur du travail humain ne constitue [24] que la conséquence logique de sa christologie : « Dire que le Christ est terme et moteur de l'Évolution... c'est reconnaitre implicitement qu'Il devient attingible dans et à travers le processus entier de l'Évolution [26]. » Celui qui l'approfondit jusqu'au bout apercevra vite combien elle peut être fructueuse pour une nouvelle rencontre entre le christianisme et le monde moderne.

Malgré le caractère fragmentaire des essais consacrés par Teilhard de Chardin aux aspects sociologique, phénoménologique et théologique du christianisme, ces pages font ressortir quand même des conceptions riches et stimulantes, méritant un examen complémentaire. On ferait preuve d'une étroitesse d'esprit caractérisée en les rejetant sans autre forme de procès. N'oublions pas que l'homme, aussi en matière de religion, ne peut atteindre la vérité qu'en tâtonnant.

N. M. WILDIERS

Docteur en Théologie.



[1] Note sur le Christ Universel, 1929.

[2] L'étoffe de l’Univers, 1953.

[3] Lettre en date du 10 décembre 1952, cf. C. CUÉNOT, Pierre Teilhard de Chardin, Plon, 1958, p. 448.

[4] L'Activation de l'Énergie, ŒUVRES, t. VII, p. 248.

[5] Introduction à la vie chrétienne, 1944.

[6] L'Incroyance moderne, 1933.

[7] Le Sens humain, 1929.

[8] L'Incroyance moderne, 1933.

[9] Le Drame de l'humanisme athée, 3e éd., p. 9, Paris, Spes, 1945.

[10] D. DUBARLE, Pour un dialogue avec le marxisme, Ed. du Cerf, 1964, p. 33.

[11] Comment je crois, 1948.

[12] Saint Paul.

[13] Saint Augustin.

[14] Eph., 1, 9-10. Voir à ce sujet : L. CERFAUX, Le Christ dans la théologie de saint Paul, Ed. du Cerf, 1951,  p. 318-19.

[15] Comment je crois, 1934.

[16] Lettre du 1er janvier 1951, voir à ce sujet : C. CUÉNOT, op. cit. p. 330.

[17] Allocution de Jean XXIII lors de l'ouverture du deuxième Concile du Vatican, le 11 octobre 1962.

[18] Note sur le Christ universel, 1920.

[19] Note pour servir à l'Évangélisation des Temps nouveaux, 1920.

[20] Christianisme et Évolution, 1945.

[21] Le Phénomène chrétien, 1950.

[22] Note sur la notion de perfection chrétienne, 1943.

[23] Voir à ce sujet : Col., 1, 15-20, Eph. 1, 10, etc.

[24] Comment je crois, 1934.

[25] Pour la théologie protestante, voir par exemple l'œuvre si importante de KARL HEIM : Der evangelische Glaube und das Denken der Cegenwart (6 volumes) ; en particulier : vol. 3, Jesus der Weltvollender, Hambourg, Furche-Verlag, 1952 (3e éd.).

[26] Super-humanité, super-Christ, super-charité, 1943.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 2 octobre 2015 18:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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