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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome I: Le phénomène humain (1956)
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir des Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, tome I: Le phénomène humain. Paris: Les Éditions du Seuil, 1956, 348 pp. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extraits

UN COROLLAIRE. LES MANIÈRES DE LA VIE

Arrêtons-nous maintenant un moment. Et, avant de rechercher ce que donnent, étendues à la Vie totale, les diverses lois reconnues ci-dessus comme réglant les mouvements de la particule isolée, cherchons à dégager quelles sont, en vertu même de ces lois élémentaires, les allures ou attitudes générales qui, à tous niveaux et en toute occurrence, vont caractériser la Vie en mouvement.

Ces attitudes, ou manières de faire, peuvent être ramenées à trois : la profusion, l’ingéniosité, et (à juger de notre point de vue individuel) l’indifférence.

a) Profusion, d’abord, — celle-ci naissant du processus illimité de la multiplication.

La Vie procède par effets de masses, à coups de multitudes lancées, il semblerait, sans ordre en avant. Milliards de germes et millions d’adultes, se poussant, s’écartant, s’entredévorant : à qui occupera le plus de place, et les meilleures places. Tout le gaspillage apparent et toute l’âpreté ; tout le mystère et le scandale ; mais en même temps, pour être justes, toute l’efficacité biologique de la lutte pour la Vie. Au cours du jeu implacable qui affronte et force les uns dans les autres les blocs de substance vivante en voie d’irrésistible dilatation, l’individu est certainement poussé aux limites de ses possibilités et de son effort. Émergence du plus apte, sélection naturelle : ce ne sont point là de vains mots, pourvu qu’on n’y implique ni un idéal final, ni une explication dernière.

Mais ce n’est pas l’individu qui paraît surtout compter dans le phénomène. Plus profond qu’une série de combats singuliers, c’est un conflit de chances qui se développe dans la lutte pour être. En se reproduisant sans compter, la Vie se cuirasse contre les mauvais coups. Elle accroît ses chances de survivre. Et en même temps elle multiplie ses chances d’avancer.

Et voilà où se poursuit et réapparaît, au niveau des particules animées, la technique fondamentale du Tâtonnement, cette arme spécifique et invincible de toute multitude en expansion. Le Tâtonnement, où se combinent si curieusement la fantaisie aveugle des grands nombres et l’orientation précise d’un but poursuivi. Le tâtonnement, qui n’est pas seulement le Hasard, avec quoi on a voulu le confondre, mais un Hasard dirigé. Tout remplir pour tout essayer. Tout essayer pour tout trouver. Le moyen de développer ce geste, toujours plus énorme et plus coûteux à mesure qu’il s’étend davantage, ne serait‑ce pas là, tout au fond, ce que la Nature, si l’on peut dire, cherche dans la profusion ?

b) Ingéniosité, ensuite. Celle-ci est la condition indispen-sable, ou plus précisément la face constructrice, de l’additivité.

Pour accumuler les caractères en assemblages stables et cohérents, la Vie est conduite à déployer une prodigieuse habileté. Il lui faut imaginer et combiner les rouages dans un minimum d’espace. Comme un ingénieur, elle doit monter des machineries souples et simples. Or ceci implique et entraîne, pour la structure des organismes (plus élevés sont ceux-ci !) une propriété qu’il ne faut jamais oublier.

Ce qui se monte se démonte.

A un premier stade de ses découvertes, la Biologie a été surprise et fascinée en constatant que les êtres vivants, quelque parfaite, ou même plus parfaite, fût leur spontanéité, étaient toujours décomposables sous ses doigts en une chaîne sans fin de mécanismes fermés. Elle a cru alors pouvoir conclure à un matérialisme universel. Mais c’était oublier la différence essentielle qui sépare un tout naturel des produits de son analyse.

Par construction, ceci est vrai, n’importe quel organisme est toujours et nécessairement démontable en pièces agencées. Mais de cette circonstance il ne suit nullement que la sommation de ces pièces soit automatique elle-même, ni que de leur somme n’émerge pas quelque valeur spécifiquement nouvelle. Que le « libre » se découvre, jusque chez l’Homme, pan-analysable en déterminismes, ce n’est pas une preuve que le Monde ne soit pas (comme nous le tenons ici) à base de liberté. C’est simplement, de la part de la Vie, résultat et triomphe d’ingéniosité.

c) Indifférence, enfin, pour les individus.

Que de fois l’Art, la Poésie, et même la Philosophie n’ont‑ils pas dépeint la Nature comme une femme aux yeux bandés, foulant une poussière d’existences écrasées... De cette dureté apparente une première trace se marque dans la profusion. Comme les sauterelles de Tolstoï, la Vie passe sur un pont de cadavres accumulés. Et ceci est un effet direct de la multiplication. Mais dans le même sens « inhumain » travaillent aussi, à leur façon, l’orthogénèse et l’association.

Par le phénomène d’association, la particule vivante est arrachée à soi-même. Prise dans un ensemble plus vaste qu’elle-même, elle en devient partiellement esclave. Elle ne s’appartient plus.

Et ce que l’incorporation organique ou sociale fait pour la distendre dans l’Espace, son accession à une lignée le réalise non moins inexorablement dans le Temps. Par la force de l’orthogénèse, l’individu se trouve mis à la filière. De centre il dévient intermédiaire, chaînon. Il n’est plus : il transmet. La Vie plus réelle que les vies, a-t-on pu dire... Ici la perte dans le Nombre. Là l’écartèlement dans le Collectif. Là encore, dans une troisième direction, l’étirement dans le Devenir. Dramatique et perpétuelle opposition entre l’élément né du multiple, et le multiple constamment naissant de l’élément, au cours de l’Évolution.

A mesure que le mouvement général de la Vie se régularise, le conflit, malgré des retours périodiques d’offensive, tend à se résoudre. Jusqu’au bout cependant il demeure cruellement reconnaissable. A partir de l’Esprit, seulement, où elle atteint son paroxysme senti, l’antinomie s’éclaire ; et l’indifférence du Monde pour ses éléments se transforme en immense sollicitude, — dans la sphère de la Personne.

Mais nous n’en sommes pas encore là.

Profusion tâtonnante ; ingéniosité constructrice ; indifférence pour ce qui n’est pas Avenir et Totalité. Sous ces trois signes, en vertu de ses mécanismes élémentaires, la Vie s’élève. Et sous un quatrième encore qui les enveloppe tous : celui d’une globale unité.

Cette dernière condition, nous l’avions déjà rencontrée dans la Matière originelle ; puis sur la Terre juvénile ; puis à l’éclosion des premières cellules. Ici elle se manifeste, toujours plus évidente, une fois de plus. Si vastes et multiformes soient les proliférations de la Matière animée, ces accroissements ne cessent jamais de s’étendre solidairement. Un ajustement continu les co-adapte au dehors. Un équilibre profond les balance au dedans. Prise dans sa totalité, la substance vivante répandue sur la Terre dessine, dès les premiers stades de son évolution, les linéaments d’un seul et gigantesque organisme.

Comme un refrain, au terme de chacune des étapes qui nous mènent à l’Homme, je répète sans cesse la même chose. Mais c’est parce que, si l’on oublie cette chose, on ne comprend rien.

Recouvrant la pluralité et la rivalité essentielles des existences individuelles, il faut, pour apercevoir la Vie, ne jamais perdre de vue l’unité de la Biosphère. Unité encore diffuse aux débuts. Unité d’origine, de cadre, d’élan dispersé, plutôt que groupement ordonné. Mais unité qui ne cessera plus désormais, à mesure que la Vie monte, de se définir, de se reployer sur soi, et finalement de se centrer sous nos yeux. 

L’ÉVOLUTION 

Si l’Histoire n’était pas là tout entière pour nous garantir qu’une vérité, dès lors qu’elle a été vue une fois, fût-ce par un seul esprit, finit toujours par s’imposer à la totalité de la conscience humaine, il y aurait de quoi perdre coeur ou patience en constatant combien d’intelligences, même non médiocres, demeurent encore aujourd’hui fermées à l’idée d’évolution. L’Évolution, pour beaucoup de gens, ce n’est toujours que le Transformisme ; et le Transformisme lui-même, ce n’est qu’une vieille hypothèse darwinienne, aussi locale et caduque que la conception laplacienne du système solaire, ou la dérive wégenérienne des continents. — Aveugles vraiment qui ne voient pas l’ampleur d’un mouvement dont l’orbe, dépassant infiniment les Sciences naturelles, a successivement gagné et envahi autour d’eux la Chimie, la Physique, la Sociologie, et même les Mathématiques et l’histoire des Religions. L’un après l’autre, tous les domaines de la connaissance humaine s’ébranlent, entraînés ensemble, par un même courant de fond, vers l’étude de quelque développement. Une théorie, un système, une hypothèse, l’Évolution ?... Non point : mais, bien plus que cela, une condition générale à laquelle doivent se plier et satisfaire désormais, pour être pensables et vrais, toutes les théories, toutes les hypothèses, tous les systèmes. Une lumière éclairant tous les faits, une courbure que doivent épouser tous les traits : voilà ce qu’est l’Évolution.

En nos esprits, depuis un siècle et demi, le plus prodigieux événement peut‑être jamais enregistré par l’Histoire depuis le pas de la Réflexion est en train de se réaliser : l’accès, pour toujours, de la Conscience à un cadre de dimensions nouvelles ; et, par suite, la naissance d’un Univers entièrement renouvelé, sans changement de lignes ni de plis par simple transformation de son étoffe intime.

Jusqu’alors le Monde paraissait reposer, statique et morcelable, sur les trois axes de sa géométrie. Maintenant il ne tient plus que d’une seule coulée.

Ce qui fait et classe un homme « moderne » (et en ce sens une foule de nos contemporains ne sont pas encore modernes) c’est d’être devenu capable de voir, non seulement dans l’Espace, non seulement dans le Temps, mais dans la Durée, — ou, ce qui revient au même, dans l’Espace-Temps biologique ; — et c’est de se trouver, par surcroît, incapable de rien voir autrement, — rien, — à commencer par lui-même.

Dernier pas qui nous fait entrer au cour de la métamorphose.


Retour au texte de l'auteure: Simone Weil, philosophe Dernière mise à jour de cette page le vendredi 4 mai 2007 7:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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