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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Léon Brunschvicg, La philosophie de l'esprit (1949)
Préface de Raymond Bayer, 1948.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Brunschvicg, La philosophie de l'esprit. Seize leçons professées à la Sorbonne (1921-1922) Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1949, 186 pp. Collection: Philosophie de la matière. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Préface

Décembre 1948.

Raymond BAYER.

Ce n’est point par paradoxe, et il n’est point fortuit, que le premier ouvrage de cette collection Philosophie de la Matière s’intitule Philosophie de l’Esprit. Si nous publions aujourd’hui le cours de Léon Brunschvicg qui servit de préparation authentique au Progrès de la Conscience dans la Philosophie Occidentale, comme nous recueillerons De la Vraie et de la Fausse conversion et La querelle de l’athéisme qui furent l’épilogue d’un même débat, c’est que cette philosophie de l’esprit est la seule que l’idée directrice de notre collection puisse permettre : celle qui voulait aussi, et en un certain sens, restaurer « la capacité du discernement spirituel ». Sans doute, pour Brunschvicg, la philosophie de l’esprit se définit par opposition à la philosophie de la matière, et l’idéalisme critique par antinomie au réalisme immédiat. Mais qui ne voit que c’est déjà rapprocher infiniment les termes que d’écrire : « Autrement dit, nous ne pouvons pas appuyer la spiritualité sur la transcendance, sous quelque forme qu’elle se présente à nous. Il nous restera donc à rechercher comment la philosophie de l’esprit peut être définitivement conçue en tant que philosophie de l’immanence. »

Aussi bien ne saurait-il s’agir jamais, pour nous, de réalisme immédiat, mais bien, au contraire, de considérer, face aux matières, le travail pertinent de l’esprit. Il ne s’agit que de redresser l’esprit face aux choses. Nouer correctement l’écheveau ou le tissu des relations ; penser sans doute comme l’idéaliste, mais connaître comme le réaliste ; calmer l’impatience d’un esprit qui prétend réduire le réel de l’univers à sa connaissance propre, et retourner le problème du cogito comme il avait été déjà fait après Descartes, pour, s’assurer de la manière dont la pensée pense les choses, pour proclamer hardiment que l’esprit ne pense vraiment ses problèmes, que la pensée ne pense vraiment, qu’en pensant les choses, c’est dire ce que nous ne cesserons de répéter ici, tout au long de ces ouvrages : que la philosophie de la matière ne saurait être qu’un réalisme opératoire. C’est cet esprit de système hiérarchique qui animera l’investigation de nos méthodes. As far as, disait déjà le vieux Locke en déroulant la sonde, loin des idées sans fond : jusque-là, mais pas plus loin. La force du réalisme opératoire, c’est d’être un critère et d’avoir une portée. As far as a toutes les vertus d’un comparatif d’égalité, où viennent exactement se mesurer la connaissance et son objet ; mais aussi les propriétés d’une adéquation qui, par-delà la conscience de sa limite provisoire, envisage ses matières dans leur intégrale spécificité et sans s’autoriser jamais aucune Tels sont les deux principes, éternels et éternellement méconnus, du réalisme opératoire. Il y a une lucidité de l’envisagement qui fait tout le nerf futur de l’adéquation.

C’est dire qu’il faut restituer toute son autorité au mot matière, ou le mieux entendre. Il y a une matière et un matériel pour chaque discipline. Ce qu’il convient de dire des nouvelles logiques qui, dans le sens de leurs opérations, sont gauchies par le contenu même sur lequel elles opèrent, est vrai a fortiori de tout instrument épistémologique aux mains des sciences de la nature ; cela est vrai aussi de la plus exacte des sciences, fondement de quelques autres. C’est ainsi qu’il faudra bien parler ici même d’une matière mathématique. Il faudra constater, avec Dufumier, que « ce n’est pas la notion, mais l’opération qui est le véritable objet de la généralisation mathématique ». Il faudra ici même, avec Georges Bouligand, définir les mathématiques, concrètement, en forme de réalisme des opérations, non seulement au niveau des problèmes mais de la synthèse globale même. Il faudra parler de propriétés dans les objets mathématiques ; de phénomènes, décisifs ou superficiels, pour l’histoire des mathématiques. Il conviendra de tenir compte d’un matériel axiomatique, d’un matériel opératoire, d’un matériel des techniques démonstratives, d’un matériel des exemples typiques et des paradigmes ; voire, dans la dialectique des mathématiques, d’un matériel des notions. Car les matériels, véritables organes de l’esprit, et les matières, authentiques catalyseurs de la cogitation, engendrent de nouveaux modes de pensée et des façons neuves de capture. Ils sont féconds, structurés, structurants, non inertes.

C’est déjà en ce sens que le Progrès de la Conscience brunschvicgienne laissait entrevoir par éclairs la fécondité des matières pour l’esprit ; et la contribution authentique et permanente d’une telle philosophie de la matière à sa philosophie de l’esprit. C’est que, face à l’idéalisme brunschvicgien, le principe même de la disponibilité des signes n’a d’autre corrélat que la circonscription concrète, et définitivement non-disponible, des significations. Brunschvicg, dans le Progrès de la Conscience, décelait déjà, en la hiérarchie même des ordres de disciplines, la chimère des procédés de l’identification logique et d’un génie mathématique qui manierait à sa guise les termes abstraits qu’il a créés ; il y insistait sur la réalité d’opérations réelles qui s’accomplissent naturellement, « et dont on risquera d’autant plus d’altérer le caractère que l’on déploiera plus d’art pour en adapter l’expression à un idéal préconçu de simplicité. Sans doute, l’intelligence des choses commence et finit avec leur mesure ; mais considérez avec quelle pénétration le vieux maître, demeuré si jeune, constatait que l’interprétation exacte du primat de la mesure restait voilée aussi longtemps qu’on dissociait en deux moments, supposés effectivement séparés l’un de l’autre, « d’une part la forme du raisonnement mathématique, idéalité abstraite du mesurant, et d’autre part, la matière de l’expérience physique, réalité concrète du mesuré ». Il souhaitait l’avènement d’un savoir où forme et matière seront unies dans une collaboration si étroite que l’origine purement humaine de la science n’en paraisse plus diminuer la portée objective. Et, très prophétiquement, il semble qu’il y voyait, avec la réussite de son effort, le destin de l’intelligence même : une de ces deux voies d’un progrès vers la conscience dont l’analyse réflexive était l’autre. Il saluait ainsi l’avènement de la relativité restreinte comme d’une aptitude à saisir les dimensions véritables des choses et comme l’abolition de l’entité d’un temps mathématique où la conscience construit « soit-disant, afin de capter les phénomènes de la réalité, un cadre indifférent à leur cours effectif ». Il concevait une humanité véritable qui serait corrélative d’un univers véritable, et où la science, en une ascension double et parallèle, aurait cette condition et ce pouvoir, de nous instruire et de l’objet qu’elle constitue et du sujet qui la constitue. De la spiritualité du sujet, il y aurait peut-être ici beaucoup à dire, mais que les opérations de l’esprit, tout au moins, éclairent l’esprit même dans le même temps et de la même façon que les objets s’éclairent, rien qui soit moins contestable que cette connaissance parallèle de la rétine clairvoyante et du tableau vu. C’est pourquoi Léon Brunschvicg pouvait conclure : « Les découvertes décisives se sont faites en sens inverse du schéma prédéterminé par la doctrine des formes et des catégories. Au lieu d’appliquer des principes immuables à une matière nouvelle, le progrès a consisté, d’une part à revenir sur les principes classiques pour en contester la vérité apodictique, d’autre part à faire surgir des types de relation inédits, imprévisibles... La création, au sens le plus positif et le plus fort du mot, caractérise donc l’ordre de l’intelligence, et, par là, l’histoire de la pensée scientifique est une histoire réelle. Le progrès de la perspective humaine et de la structure cosmique sont, au fond, un seul et même progrès [1]. »

Mais c’est pourquoi aussi, dans les démarches d’une double perspective en miroir, nous demeurons fixés à un réalisme de la matière ainsi entendu, réalisme qui serait à nos yeux la légitimation et la sauvegarde de tout le maintien critique de l’idéalisme critique. Ce réalisme sauverait, en son crédit, l’idéalisme, comme la synthèse de Newton sauve Kant de l’analyse d’Aristote, ou comme l’ostentation mathématique vient remplir, jusqu’à les déborder, les cadres demeurés vides de la déduction rationnelle, ou encore comme le mathema déborde le dogma : une conscience intellectuelle ne saurait être sans matière. L’universelle chasse de Pan sera par nécessité, une méthodologie rigoureuse et sans mythes, fertile, non plus stérile, en tous ses éléments.

« Indépendance et imprévisibilité ne signifient donc, à aucun moment ni à aucun degré, désordre ou arbitraire. L’a priori ne se devine pas, il se découvre. Ce quelque chose de positif qui annonce déjà l’esprit, c’est au sens étymologique du mot, le discernement. » Et c’est ici qu’on peut parler avec Malebranche du travail de l’attention. Il faut aller plus loin, et constater encore que laisser subsister des lacunes dans le savoir, c’est se ménager des mécomptes dans l’action. Un réalisme opératoire a du moins son critère immédiat ou lointain, sa mesure immanente : et la lucidité seule y a sa contrepartie et son poids vrai de réussites. Car il y a la révélation imprévisible des phénomènes. Le prix de l’adaptation de l’esprit aux choses, c’est que l’esprit n’a pas réussi du premier coup, mais par une patiente et opiniâtre stratégie. « Les faits ont mauvais caractère, et ils l’ont prouvé. Il n’y a pas de conscience intellectuelle qui se définisse à elle-même, antérieurement à la constitution de l’univers. La destinée de l’esprit et la destinée de l’univers apparaissent comme inséparables. L’expérience résiste, et dans le domaine spéculatif cela est avantageux, parce que, grâce à cette résistance, la mathématique s’est lestée de réalité. » Ainsi parle l’idéaliste même.

La réussite, comme critère, a mauvaise presse philosophique. On dénonce sa parenté inéluctable au pragmatisme : nous nous expliquerons sur ce point quelque jour. Il y a pourtant ici, me semble-t-il, la même irréfragable différence que celle qui sépare, en donnant aux deux mots leur sens plein, l’empirisme et l’expérience. Si la réussite a si mauvaise presse, c’est que jamais, dans l’histoire de la pensée philosophique sauf peut-être dans l’adéquation spinoziste, on n’a vraiment tenté une philosophie de la réussite. Une telle philosophie, dans l’ascèse passionnée d’une rigueur, n’étant qu’une lucidité de l’envisagement devant le problème, ne serait aussi sans doute que cette adéquation qui se mesure et prend ses mesures, devenant, dans la richesse systématique du terme, par-delà toutes les physiques de l’univers, la métaphysique de l’ajustement. Un réalisme opératoire saurait seul accepter cette philosophie de l’opérativité. Au déchirement, sur le plan conceptuel, entre le concret et l’abstrait s’ajoutent sans doute les contradictions matérielles du vécu ; mais entre l’abstrait et le réel, vient s’insérer un troisième terme qui n’est autre, à tout prendre, que l’envisagement. La pensée n’est pas l’abstraction, c’est le réel envisagé. C’est dire que l’opérativité nous paraît bien définie comme l’ensemble des techniques d’ap-propriation au monde. S’il y a, même en mathématique, des matériels et des matières, des propriétés et des phénomènes, des structures aussi de l’objet construit, s’il y a une nature, une phusis mathématique, née d’une théorie de la construction, si cette nature est présente, dans les démarches d’intelligibilité, jusque parmi la liberté trompeuse des juridictions axiomatiques, c’est, chaque fois, face à cet univers de natures, et dans cette invention qui naît d’une découverte, que l’esprit à l’exercice et que l’attention en travail se doivent de poser, en envisagement neuf, la synthèse neuve surgie de l’acquit des problèmes. C’est en termes d’objets que l’esprit est discours. Tel serait, d’un trait succinct mais caractéristique, la philosophie de l’opérativité.

L’aptitude est ainsi une efficacité en puissance, l’adéquation une efficacité réalisée. C’est bien là réserver encore sa liberté propre à l’esprit : qui est de proposer à l’objectivité une méthode plastique de l’objectivation. Mais la connaissance, avec opiniâtreté et sans défaillance, demeure en chaque démarche, la connaissance dans l’effectuation, dans le double éclairage réciproque du problème, où montent tout ensemble à la lumière la mécanique de l’esprit et l’être de la chose : du moins, son positif et présent phénomène. Et, c’est dans ce phénomène — éclair de métaphysique positive réciproque — que gît précisément la philosophie de la réussite, l’essence de l’échec, la pertinence fondée de l’ajustement.

Car dans une perspective pragmatiste, réussir, paradoxalement, serait s’être sevré de toute spéculation. Toute réussite ne saurait, au contraire, philosophiquement se fonder que par et dans une rigueur spéculative. La vertu de rigueur est la première racine de l’acte lucide. Et nous placerions ainsi volontiers cette philosophie réaliste sous le signe spinoziste de la chimère. La chimère spinoziste, c’est le symbole même d’une philosophie de l’échec. Toute idée fausse, toute idée forgée est le fruit d’un monstrueux assemblage. L’échec est, d’abord, un monstre biologique. Allez au cœur de tous les déboires. Examinez-les à fond, retournez-les de toute manière. Revivez-en la démarche. Une seule découverte vous sera permise : la combinaison choisie n’était pas viable. Dans la ménagerie fantastique des bestiaires, vous aviez été choisir une de ces bêtes composites et apocalyptiques qu’on ne trouve qu’aux gargouilles des cathédrales. Vous parvenez, dans tout déboire, à cette conclusion unique, à cette découverte inéluctable : que vous aviez mis des griffes de lion, et un bec d’aigle, à un corps de taureau. Vous vouliez les incompatibles. Or votre action, incohérente, porte le reflet de cette chimère intellectuelle. Une philosophie de la réussite est d’abord une purification de l’œil, une catharsis de l’envisagement.

Ici, la portée du débat s’élargit. Car toute l’activité pratique à son tour, relève de cette métaphysique de la réussite. C’est là certes, tout le secret de l’opérativité du savant, mais c’est tout le secret aussi des techniques de l’artiste ; et à l’état confus, instinctif mais précis, c’est la philosophie de l’entraînement et le progrès des eupraxies. En une sorte de métaphysique double, et progressive, du discernement et des qualités, à la manière dont l’activité biranienne s’exalte sous les effets de l’habitude, se dessine et se précise, dans son secret, la figure du σπουδαῖος. La philosophie de la réussite est une philosophie des compétences et une apologie du compétent.

Regardez donc cette démarche inverse à toute opération de l’échec. Elle concerne, en un sens, presque indifféremment, la politique, l’école du peintre, ou la tactique du stratège. C’est rigueur de cerveau. « La chouette, oiseau de Minerve, disait Hegel, ne prend son vol qu’au crépuscule. » Lorsqu’il s’agit du soir de la pensée, le vol, du moins, profite de toutes les méditations du jour. Mais l’heure de l’action, surtout, est l’heure du crépuscule. Le paradoxe du chef, face à l’action, c’est de se décider fermement dans la nuit. Le chef aussi a tout appris, il devrait avoir tout intégré. Sa rigueur, pourtant, est d’une espèce particulière. Elle paraît là où les objets deviennent incertains, à l’instant des lueurs fantastiques, qui peut être l’instant de la contagion d’alentour, celui des démoralisations unanimes. Son moment est bien crépusculaire. Toute action, en effet, est une hypothèse, et comporte les risques de l’hypothèse : le propre du chef est de savoir risquer. L’esprit s’accommode ainsi aux événements par un acte d’intelligence non moins rigoureuse : entre les variables bousculées du problème et l’entrecroisement des conjonctures. Souvenez-vous de l’outre de Sancho : qu’on ne peut vider, d’où l’on ne peut retirer ni la parcelle de cuir ni le clou d’acier, mais au fond de laquelle on en doit supputer l’existence rien qu’à goûter attentivement le vin. Or l’outre ne saurait se vider. Il faut agir, et l’on n’a jamais fini de penser. Toutefois, la pensée dans l’action a sa sanction sur l’heure : et il n’est point de sophisme ici sans échec.

Le chef tient ainsi, avec la contingence des futurs, le tableau mal déchiffré de tout l’avenir. Il se doit de le conserver présent à l’esprit : c’est là puissance de représentation mentale. Car voici l’énergie même de l’intelligence, de cette intelligence dont la psychologie la plus contemporaine s’accorde à dire qu’elle est la faculté des problèmes, comme dans une stratégie supérieure. Une rigueur de cerveau gouverne aussi l’action. On a beaucoup parlé récemment de Turenne. Or c’est là le sens, et même la clef, de la campagne d’Alsace, une hardiesse que la science de l’homme de guerre fortifiait chaque jour : ces « ressources incroyables » dans l’action et l’exécution qu’ont marquées ses biographies. Il est une sûreté de réussir l’acte, où l’action est encore à faire et où déjà les jeux sont faits : et qui faisait dire à Condé s’engageant contre le dispositif de Turenne : « Vous verrez, dans une heure, comme on perd une bataille. »

C’est sur le point de sa contrainte que l’artiste montre sa liberté : ainsi le chef, ainsi le politique. La promptitude, la ténacité, la décision sont autant de pouvoirs qui, à l’instant où il lui faut risquer, sont un autre nom donné à sa vigilance : l’action, c’est la vigilance dans l’instant. L’audace alors lui naît, qui n’est plus que la pointe exacte de l’esprit en marche : et vous imaginez encore une intrépidité alors que s’est mise en route une rigueur.

Il n’en est pas autrement dans la rigueur mathématique ; et c’est le secret des problèmes. Un effort, par degrés, se porte vers la clarté des solutions : d’une figure trop complexe, et dont on ne saurait rien dire, l’art consiste à remonter à une figure déjà plus simple, dont on connaît les éléments et qu’on peut construire. Mais lorsque l’esprit de rigueur, enfin en possession de ses conjonctures, les réunit toutes, sans exception d’aucune, et parvient à la source, alors il redescend tout à coup vertigineusement vers des conséquences qui ne sauraient plus échapper. Il fond sur son objet hypnotisé sous lui.

Nous aussi, tout comme le vieux philosophe d’Amsterdam, nous sommes dans un extrême péril ; nous ne trouvons pas notre adéquation. Ainsi qu’à la naissance même, en plein XVIIe siècle, de la nouvelle recherche d’un fondement spirituel, nous aussi nous avons à faire notre emendatio, comme au temps des Sociniens ou des Remontrants, comme au temps des théologiens et des prophètes. Car la théologie et la prophétie nous ont repris, et substituent de nouveau leurs images au gouvernement de l’esprit. Nous vivons un temps défavorable où le philosophe même ne vient plus au filet de la réalité : il y a des balles qu’on ne renvoie plus. Notre philosophie a de ces façons de considérer les choses où le philosophe ne garde plus tout à fait la lucidité de sa ligne, le sang-froid de ses épouvantements. Nous vivons les philosophies de l’échec. Au plus juste, vivons-nous des caricatures de rigueur, un automatisme des dialectiques, d’où surgit soudain, loin de ses objets topiques, une logique « au pas cadencé ». On ne se passe jamais de vertu cartésienne de discrimination, on n’en fait point le sacrifice : on ne fait point le sacrifice d’un gouvernement de l’esprit. L’ensemble des techniques d’appropriation au monde que patiemment constituerait un réalisme de l’opérativité en est aussi, en une approximation première, la déontologie et l’axiologie. C’est un premier degré trouvé dans l’univers des valeurs : il y a une éthique de la réussite comme une première étape salvatrice. L’intelligence aussi peut sauver.

L’homme présent est le centre de tous ses traumatismes, et de ses infinies « cristallisations ». Il cristallise en se penchant sur Soi, ainsi que l’amour stendhalien se penchant sur l’Autre. Nous aurons, sans doute aucun, notre humanisme, une philosophie de l’homme : mais elle ne viendra que plus tard, — que très tard. Dans cette attente, même la béatitude n’a pas le droit d’errer. C’est pourquoi il nous faut rendre hommage à une philosophie de l’esprit qui apporterait avec elle, comme son correctif, un effort spirituel apte à frapper droit au front ses matières.

David lance la fronde, et puis danse devant l’Arche. S’il ne pouvait paraître sacrilège, fût-ce un instant, d’user du mythe de l’histrion, fût-ce de l’histrion sacré, pour faire entendre un sujet grave, et une philosophie du triomphe qui engage le destin de l’esprit et le redressement futur de l’homme, je souhaiterais commenter, face aux philosophies du désastre, cette épigraphe latine que nous livre une pierre d’Antibes. Elle évoque la mémoire de ce jeune romain qui était danseur, et vint dans la ville. Il ne savait rien qu’une chose, mais il la savait. Il était, pour sa part, compétent en son univers. Il dansa. Il dansa, mais il savait les règles. C’est parce qu’il savait les règles, qu’il dansa. Saltavit et placuit.

Décembre 1948.

                                                           Raymond BAYER.



[1] BRUNSCHVICG, Progrès de la Conscience, II, p. 699 à706 notamment, Paris, Alcan, 1927.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 septembre 2008 8:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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