RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Léon Brunschvicg, Héritage de mots. Héritage d'idées (1945)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Brunschvicg, Héritage de mots. Héritage d'idées. Paris: PUF, 2e édition, 1950, 87 pp. 7e édition, 1945. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Avant-propos

 

On rapporte que le grand philosophe, Jules Lachelier, nommé au Lycée de Toulouse, commença son cours en demandant : Qu’est-ce que la philosophie ? et il ajouta immédiatement : Je ne sais pas. Sur quoi toute la ville s’égaya ; le professeur de philosophie qu’on lui avait envoyé de Paris ne savait pas ce que c’était que la philosophie !

Peut-être, à la vérité, ne le savait-il que trop ; et sommes-nous simplement en présence d’un cas particulier de la querelle des générations. L’élève désire être nanti d’un savoir qui le garantisse de toute surprise le jour où il sera invité à en justifier ; c’est de ce point de vue qu’il apprécie les dates de l’histoire ou les formules de la physique. Le maître, lui, songe moins à la philosophie, qui serait un métier, qu’au philosophe, qui est un homme. Aussi ne se soucie-t-il guère de fournir des réponses convenues à des questions préalablement déterminées ; il ne s’emparera des solutions que pour en faire surgir des problèmes nouveaux. L’étude de la géométrie plane peut servir de préparation à la géométrie dans l’espace ; mais la réflexion philosophique ne connaît pas de domaine élémentaire par où faire passer l’apprenti ; le primordial et l’ultime s’y rejoignent, au risque de déconcerter le profane.

Ernest Lavisse aimait à raconter qu’examinant les aspirants-bacheliers il avait un jour jeté les yeux sur la feuille où son collègue philosophe avait inscrit le sujet de l’interrogation et la note obtenue ; celui-là était Dieu, celle-ci était 6 sur 20 ; d’où la conclusion se dégageait en toute objectivité : qu’il avait manqué au candidat quatre points exactement pour atteindre touchant la nature du divin la moyenne précise de connaissances qu’exigeaient alors les règlements de l’Université.

Critique du baccalauréat, qui aurait voulu être du même coup une critique de la philosophie, mais à laquelle le philosophe échappe en la généralisant. Ce n’est pas seulement Dieu dont nous dirons qu’il est légué à chacun de nous comme un simple signe sonore, laissant d’abord l’idée dans l’incertitude et l’obscurité ; ce sont les termes les plus familiers auxquels d’ailleurs il est intimement lié : bien ou vrai, monde ou âme, personne ou société. Nous ne pouvons pas ne pas en faire usage ; mais à quel titre et dans quelle intention ? la plupart d’entre nous n’ont pas songé à se le demander. Le langage parle pour eux, les mots qu’ils ont appris à prononcer leur apparaissent assurés contre tout péril de méprise et d’équivoque. Leibniz, si attentif à ménager l’instinct conservateur, n’en a pas moins remarqué : « Les enfants reçoivent des propositions qui leur sont inculquées par leurs père et mère, nourrices, précepteurs et autres qui sont autour d’eux ; et ces propositions, ayant pris racine, passent pour sacrées, comme si Dieu lui-même les avait mises dans l’âme. On a de la peine à souffrir ce qui choque ces oracles internes, pendant qu’on digère les plus grandes absurdités qui s’y accordent. »

Ainsi s’expliquent le geste de réflexe collectif, le mouvement de recul et presque d’effroi, dont l’histoire témoigne, chaque fois qu’un philosophe pour de bon, inspiré par le génie de l’anti-dogmatisme, Socrate ou Descartes, Hume ou Kant, a entrepris de déballer la cargaison qui était enveloppée dans les plis du langage, et de la passer au crible d’une réflexion appelée à consolider ceci et à rejeter cela.

Tel est cependant le devoir de l’intelligence, et il n’est guère d’œuvre aussi bienfaisante à cet égard que celle dont M. André Lalande a pris l’initiative lorsqu’il a convié les philosophes à mettre en commun, pour la constitution d’un Vocabulaire d’autorité impersonnelle, leurs efforts méthodiques d’éclaircissement et de distinction. Or, dans ce travail en vue de rendre la pensée transparente à elle-même par la grâce des liaisons fixées entre le mot et sa signification, l’embarras le plus grave s’est rencontré là même où la difficulté devait être le moins attendue, lorsqu’il s’est agi de définir la définition. M. Marcel Bernès caractérisait excellemment les tendances qui s’y sont affrontées : « tendance psychologique qui intègre la définition dans la vie de l’esprit, et insiste sur les opérations qui constituent la genèse de la définition — tendance logique pure ou formelle, qui ne garde de l’opération que sa forme, l’équation de deux membres, membrum definiens, membrum definitum, abstraction faite de leur origine ».

Le différend est irréductible ; il a, en effet, sa source dans un problème qui domine la condition humaine aux confins exactement de l’intelligence et de son expression, rendu plus ardu encore et plus embrouillé par cette circonstance que les Grecs se servaient du même terme, Logos, pour désigner ce qui se conçoit au dedans et ce qui se profère au dehors, la pensée et la parole ; et de cette duplicité de sens l’héritage s’est, aussi fidèlement que fâcheusement, transmis au Verbe latin : Verbum ratio et Verbum oratio.

Les Stoïciens avaient exalté « l’unité et la toute puissance » du Logos, mais ils le situaient aux deux extrémités de leur doctrine, de telle sorte que, suivant une remarque due à M. Émile Bréhier, cette unité et cette toute puissance constituaient à la fois « le plus intime de nous-même et le plus extérieur à nous ». La souveraineté des idées claires et distinctes, que proclama Descartes, commande la dissociation des plans ; l’auteur de la Recherche de la Vérité professera que « le Verbe ou la sagesse de Dieu même », n’est rien d’autre que « la Raison universelle qui éclaire l’esprit de l’homme », tandis que « c’est sur les préjugés et sur les impressions des sens que le langage se forme ». La netteté de l’avertissement n’a pas empêché que Bonald ait osé invoquer l’autorité de Malebranche à l’appui de la doctrine inverse, qui voudrait que la pensée dérivât du langage. Les romantiques se placent sous le couvert du Verbe éternel, pour céder, en toute tranquillité de conscience, à la séduction de l’idolâtrie verbale :

Car le mot c’est le verbe, et le Verbe c’est Dieu.

Le dogmatisme sociologique, dont Auguste Comte avait fini par renouer la tradition, a du moins eu cet heureux effet qu’il nous interdit de fermer les yeux sur l’antagonisme des attitudes fondamentales : nous devrons choisir de nous incliner devant la puissance magique des mots ou de travailler pour une franche intelligence des idées. De cette obligation d’opter le présent livre prendra comme exemples les notions les plus usitées : raison, expérience, liberté, amour, Dieu, âme. Elles sont d’apparence univoque. En fait les façons de penser qu’y recouvre la façon de parler ont été au cours des temps si diversement tournées et retournées, contournées et détournées, un tel cortège les accompagne d’harmoniques et de parasites, que nous avons l’impression de pouvoir conférer à ces termes vénérables l’acception qu’il nous plaira. Cependant, une fois dissipées les fumées de l’ivresse dialectique, l’arbitraire se révèle cause de trouble et d’illusion. Sous peine de perdre l’équilibre il faudra bien nous appuyer à la raison d’être primordiale du langage, la communication avec autrui, laquelle à son tour conditionne et prépare la communication avec soi.

S’exercer à entrer dans la pensée de ceux qui ne pensent pas comme nous, c’est susciter l’effort méthodique qui nous rapprochera de notre but essentiel, la conquête de l’être intérieur. N’est-ce pas la caractéristique de l’ordre spirituel que les richesses reçues du dehors n’y prennent de valeur véritable qu’une fois retrouvées et comme créées à nouveau ? Les thèmes d’imitation doivent se transformer en versions originales. Le salut est au prix d’une seconde naissance, qui seule ouvre le royaume de Dieu.

Encore la parole de l’Évangile souffre-t-elle d’un embarras d’interprétation qu’il nous semble salutaire de méditer pour mesurer à quel point notre problème est difficile et profond. A la prendre littéralement, l’opération de la seconde naissance s’accomplirait aussi bien du dehors qu’au dedans, ex aqua et Spiritu sancto, comme si le rédacteur johannique hésitait au moment de prendre catégoriquement parti entre la figuration symbolique qui relève de la matière, et la spiritualité toute pure qui est le siège unique de la vérité. Mais sitôt après, se souvenant que Jésus est venu apporter sur la terre non la paix mais le glaive, il répare sa défaillance, et nous fait entendre la voix dont l’accent décisif coupe court à tout malentendu, rendant désormais impossible, presque sacrilège, la mollesse d’un compromis : « qui est né de la chair est chair ; qui est né de l’esprit est esprit ». Nous renonçons donc, et quoiqu’il en puisse coûter par ailleurs, à escompter la vertu magique d’un trait d’union pour apaiser les contradictions qui se rencontrent dans le monde et dans la vie : la chauve-souris de la fable ne saurait être érigée en modèle de l’être ou en prototype de l’idée. L’impératif de la conscience demeure inéluctable : dire oui si c’est oui, et non si c’est non. En d’autres termes la conjonction doit céder la place à la disjonction ; la synthèse ambitieuse et ambiguë à la probité incorruptible de l’analyse.

Pourtant cela ne signifie nullement que les ressources analytiques seraient épuisées par la position simple et raide d’une alternative absolue. Au premier abord sans doute la raison et l’expérience semblent s’opposer jusqu’à s’exclure ; il y a un contraire de la liberté, qui est la nécessité, comme il y a un contraire de l’amour qui est la haine ; l’athéisme nie Dieu, le matérialisme nie l’âme. Or, si les pages qui suivent ont quelque intérêt, il consiste à montrer que cette répartition élémentaire des thèses et antithèses nous laisse à la surface des choses. C’est en nous transportant dans l’intérieur de l’idée comme les microphysiciens ont pénétré à l’intérieur de l’atome, que nous aurons chance de parvenir au contact des questions véritables qui plongent par leurs racines dans l’histoire de l’esprit humain.

La raison délimitée par les principes et les cadres de la logique formelle, qui offre, comme disait Montaigne, « certaine image de prudhomie scolastique », rencontre le dynamisme constructeur de l’intelligence cartésienne, la fécondité infinie de l’analyse mathématique. Semblablement, en face de l’expérience telle que l’empirisme pur la conçoit, expérience passive dont l’idéal serait de rejoindre les données immédiates et de s’y borner, s’est constituée l’expérience active de la méthode expérimentale. Quand nous prononçons le mot de liberté, il importe de savoir ce que nous entendons par là, le mouvement de révolte contre la loi ou le labeur méthodique en vue de créer les conditions d’un ordre plus juste. Si l’amour implique dévoûment et sacrifice, il aura pour contraire moins la haine que l’amour encore en tant qu’instinct de convoitise et de jouissance. Dieu lui-même livre combat à Dieu, lorsqu’un Blaise Pascal, au moment crucial de sa vie religieuse, nous somme de nous décider entre le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le Dieu d’une pensée universelle : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. » Et comment ne pas nous rendre compte que notre destinée est engagée dans la manière dont nous nous comportons envers notre âme, selon que nous en rejetons l’image statique dans un au-delà inaccessible à nous-même ou que nous travaillons effectivement pour intégrer à la conscience claire le foyer de notre activité spirituelle ?

Si profonds que la réflexion fait apparaître ces antagonismes, on imagine sans peine à quelles nuances de transition, à quels glissements de sens, ils ont pu se prêter tout le long des siècles ; comme les jeux de la rhétorique s’en sont trouvés favorisés. Mais le philosophe ne tournera autour d’un mot, ne parcourra la périphérie de ses significations usuelles, qu’avec le souci d’atteindre le point central où doit s’arrêter sa méditation. Il se donnera donc pour première tâche de dénoncer les pièges, de repousser les complaisances du langage, se réservant de le traiter au besoin en ennemi déclaré pour mieux s’en rendre maître et pour ne plus l’employer qu’à bon escient et à bonne fin. 



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 avril 2008 18:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref