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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne (1942)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Paris: Pocket, Éditeur, 1995, 201 pp. Collection: Agora - Les Classiques. Première édition, 1942, Neuchatel: Éditions de la Baconnière. Une réalisation conjointe de Réjeanne Toussaint (Chomedey, Ville Laval, Québec) et de Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévoles.

Préface

 

« Et je continue d’écrire pour comprendre comment je survis... »
Léon Brunschvicg, lettre à Jean Wahl
du 28 décembre 1941.

« ... Montaigne, m’y voilà ! Me voilà au cœur de notre civilisation. »
Alain, Journal, 1944.

 

Clartés et déchirures
Situation de Brunschvicg
La réception de l’œuvre
Horizons de Montaigne
Une philosophie de la science
La source de la modernité
Conscience et progrès
Le sens de la modernité
Du drame de la pensée au spectacle tragique
Écrire pour survivre

 

Clartés et déchirures

 

Parmi les quelques textes décisifs sur le sens de la modernité, il faut certainement faire une place éminente à Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Certes, le mot et, en apparence, l’idée de modernité n’y figurent pas. Mais en découvrant le lien qui unit les pensées de Descartes et de Pascal au scepticisme universel de Montaigne, Brunschvicg vise un déchirement que nous éprouvons précisément comme la marque de la modernité : Descartes, Pascal, au moins pour une partie de son œuvre, représentent la science moderne, telle qu’elle s’affirme dans son assurance croissante, comme une entreprise de connaissance du monde, de certitude et de progrès. Montaigne, pour sa part, semble se situer à l’extrême opposé de ces valeurs, lui qui exprime, au terme de l’« Apologie de Raymond Sebond » une incertitude radicale qui porte sur l’être même.

« Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion [1]. » 

L’objet de Brunschvicg dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est précisément la rencontre improbable — la lecture improbable — de ces opposés, le croisement inattendu entre la science de Descartes et de Pascal — un Pascal rationnel que Brunschvicg préfère au Pascal religieux — et le scepticisme de Montaigne. Le fil conducteur de l’ouvrage nous mène ainsi du plus grand défi lancé à la certitude, celui de Montaigne, après lequel « rien ne subsiste plus qui permette de fonder et d’ordonner le bâtiment de la connaissance [2] », à la reconstruction cartésienne et l’aventure pascalienne qui, chacune à sa manière, « relèvent le défi » mais n’en contestent pas la légitimité. Or, cette trajectoire est exactement celle de la modernité. Jamais en effet une civilisation n’a plus accumulé de savoirs et de techniques que la civilisation moderne — celle qui s’épanouit à partir du XVIIe siècle en Occident. Jamais non plus la valeur des principes intellectuels et moraux n’aura été aussi vigoureusement mise en cause que durant ces trois siècles. Aujourd’hui même, les triomphes de la science réalisent l’ambition cartésienne de maîtrise de la nature. Mais ce que l’on appelle désormais « le problème du relativisme » donne toute sa portée aux Essais de Montaigne.

Avec Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Brunschvicg nous ramène aux sources de cette histoire de la modernité qui voit l’alliance inattendue entre science et incertitude. « Histoire » est d’ailleurs un mot faible pour caractériser ce qui se joue entre ces trois auteurs. Brunschvicg lui préfère celui de « drame [3] ». Quatre siècles plus tard, ce drame pèse encore sur notre vision du monde et forme la condition de la modernité, la condition de notre pensée. Mais le retour de Brunschvicg sur Montaigne désigne la modernité en un autre sens encore. Écrit durant la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne nous parle d’une « époque sinistre » qui fait dorénavant partie de notre modernité, comme si le XXe siècle s’était refermé sur le XVIe siècle pour le rejoindre dans l’horreur et la destruction.

L’importance des enjeux philosophiques ne doit cependant pas conduire à négliger la qualité proprement littéraire de l’ouvrage. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne se recommande à coup sûr auprès d’un large public comme une introduction particulièrement réussie à la philosophie française classique. Tenu par les spécialistes pour une référence sûre, l’ouvrage s’est d’ailleurs acquis, depuis sa première édition en 1942, la réputation d’un classique. La clarté de l’exposition, la limpidité du propos ne le cèdent en rien à la rigueur des hypothèses et à la précision de la démonstration. Ensemble, ces qualités signalent Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne non seulement au philosophe et à l’universitaire, mais encore, et peut-être surtout, à l’homme cultivé. Celui-ci sera heureux de retrouver trois grands penseurs des XVIe et XVIIe siècles en compagnie d’un merveilleux lecteur, Brunschvicg. Son talent, sa culture s’y déploient en toute liberté. Le texte entier est traversé par une telle force de sympathie, tellement nourri d’une immense culture, que Brunschvicg paraît presque s’effacer devant sa puissante invitation à rejoindre Descartes et Pascal, et qu’il nous met, à notre tour, à l’école de ce maître d’indépendance qu’est Montaigne. L’auteur n’est plus que le double lumineux de sa propre lecture. Et le lecteur Brunschvicg est un lecteur pédagogue.

Un demi-siècle après avoir été rédigé, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne nous concerne et nous séduit. Il nous concerne parce qu’il distingue l’essence convulsée de la modernité, cette alliance prodigieuse entre la plus grande certitude, celle de la science moderne, et la plus grande angoisse, celle du doute et du scepticisme. « Je doute, je sais, je crois [4] » : ces trois termes définissent la scène sur laquelle le drame se joue entre la relativité violente des valeurs, la tragédie du doute, et le plus grand savoir de la plus grande science. Mais le texte nous séduit aussi, à la manière dont les classiques nous séduisent, par sa sobriété, sa précision : le drame a trouvé sa langue, pure et nette.

 

Situation de Brunschvicg

 

En 1942, lorsque Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne sort en Suisse aux éditions de la Baconnière, Brunschvicg a 73 ans. C’est le dernier de ses ouvrages qu’il voit paraître et il n’est pas douteux que nous ayons affaire à « un testament philosophique », comme le note Arnold Reymond dans l’hommage qu’il rend à Brunschvicg en 1945 [5]. De fait, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne couronne, et peut-être dépasse, une œuvre particulièrement importante qui a marqué son époque.

Brunschvicg (1869-1944) est avec Bergson (1859-1941) et Alain (1868-1951) l’un des trois « grands » de la philosophie française antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi celui dont la pensée est aujourd’hui la moins connue. Dans cette triade, en effet, si Bergson a assumé la gloire mondaine, et Alain le rôle de franc-tireur, Brunschvicg, pour sa part, est progressivement devenu un membre éminent de l’institution philosophique. Normalien de la promotion 1888, agrégé de philosophie en 1891, il participe à la fondation de l’une des grandes revues philosophiques, la Revue de Métaphysique et de Morale [6], qui rassemble autour d’aînés célèbres l’élite de la jeune génération de philosophes des années 1890 : Émile Chartier (le futur Alain), Élie Halévy, Paul Landormy, Xavier Léon, Dominique Parodi... En 1897 il est reçu docteur de la Sorbonne. Ce sera l’une des seules anicroches d’un parcours brillant : sa thèse sur La modalité du jugement déplaît à son jury qui lui refuse la mention « Très honorable ». Cet incident ne l’empêche pas d’enseigner à son heure en Sorbonne [7] et de devenir le plus célèbre des professeurs de philosophie de son temps. Membre en 1919 de l’Académie des sciences morales et politiques dont il assume la présidence en 1932, siégeant de surcroît aux jurys d’agrégation et de l’École normale, Brunschvicg connaît l’éminence universitaire. Vers 1930, il incarne aux yeux de tous l’archétype du « mandarin », comme on disait naguère. Il s’est d’ailleurs très tôt distingué.

« ... à partir de la troisième, il ramassait au Concours Général de si nombreuses couronnes, qu’il était devenu l’une des gloires de notre vieux lycée [8]. » 

Cette « gloire » y rencontre du reste une autre future gloire du vieux lycée en la personne de Marcel Proust, avec lequel il est lié dans sa jeunesse. C’est cependant à l’École normale que ces succès scolaires se transforment dès 1891 en une première distinction académique lorsqu’il partage avec deux camarades le prix Bordin de l’Académie des sciences morales et politiques pour un mémoire sur Spinoza. Il en tire un premier ouvrage, remanié d’édition en édition pendant plus de trente ans, dont la version définitive s’intitule Spinoza et ses contemporains. C’est le début d’une œuvre particulièrement étoffée à laquelle rien de ce qui est philosophique n’est étranger, comme on peut en juger par la bibliographie publiée par Claude Lehec dans le tome III de ses Écrits philosophiques [9]. Les quarante pages qu’elle occupe montrent l’abondance de la production de Brunschvicg. On peut toutefois discerner deux intérêts plus particuliers autour desquels s’organise une grande partie de l’œuvre. La première direction qu’emprunte Brunschvicg est inaugurée par le Spinoza : elle définit sa passion pour les sillages du cartésianisme. C’est sur ce versant de l’œuvre que nous trouvons une édition classique des Pensées de Pascal, de nombreuses études sur Spinoza, Pascal et Descartes et, bien entendu, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. L’autre grande orientation de la pensée de Brunschvicg est une interrogation sur l’intelligence et la raison, fondée sur une doctrine de la science qui fait de celle-ci l’idéal rationnel de la pensée. Elle est la matière de nombreux articles et de grands traités tels Les étapes de la philosophie mathématique (1912) ou L’expérience humaine et la causalité mathématique (1922). Brunschvicg y déploie une histoire de la raison dont la mesure est la progressive conscience que l’homme prend de lui-même à travers le développement de la science et la connaissance de la nature. C’est la signification propre de l’expression « philosophie mathématique » que l’on trouve dans le titre du traité de 1912. Pour Brunschvicg, la mathématique, et plus généralement la science moderne, mathématisée, n’est ni une technique de pensée, ni un outil. C’est un regard jeté sur le monde, et le regard même de la raison. La philosophie, œuvre de raison, ne saurait s’en détacher sans courir le risque de se perdre elle-même.

La vie de Brunschvicg connaît cependant une fin désolée. La Seconde Guerre mondiale annonce la période la plus sinistre de sa vie. L’épreuve commence avec l’exode. Brunschvicg trouve finalement refuge à Aix-en-Provence. C’est là, d’après les témoignages que nous avons, qu’il écrit Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne [10], probablement en 1941. À Paris, sa maison est pillée par les Allemands, ses manuscrits sont dispersés [11]. Il est séparé de ses enfants installés en Angleterre, et doit se résigner à la perte d’un train de vie très bourgeois. Malade, Brunschvicg subit avec force d’âme ces coups du sort qui le surprennent dans sa vieillesse. À partir de 1942, l’invasion de la zone libre aggrave encore sa situation. Il déménage et doit se cacher. Il change même de nom, amputant son patronyme, comme sa vie est mutilée de sa liberté, et se fait appeler « Brun ». Ces précautions ne sont pas superflues. Léon Brunschvicg et sa femme Cécile incarnent tout ce que le régime antisémite de Vichy peut détester et poursuivre. Juifs, grands bourgeois, appartenant à la gauche modérée, lui intellectuel dominant, elle ancien ministre du Front populaire — Cécile Brunschvicg fut en effet l’une de ces deux femmes qui, pour la première fois dans l’histoire de la République, détinrent un portefeuille ministériel sous Léon Blum — le couple avait tout à craindre dans une France à la dérive, enfoncée dans la répression et l’œuvre d’extermination [12]. Brunschvicg meurt en 1944 sans avoir vu son pays libéré. C’est une figure dominante de l’université, mais aussi une part de l’histoire de la République, qui disparaissent en même temps que lui, le petit boursier juif du lycée Fontanes, parvenu au sommet d’une certaine forme de réussite sociale.

 

La réception de l’œuvre

 

L’œuvre de Brunschvicg a certainement marqué son temps, surplombant l’avant-guerre de manière incontestable. Piaget ou Aron n’hésitèrent pas à se recommander de sa pensée. Sa postérité a été plus incertaine. Si René Rémond [13] note que Brunschvicg domine encore en 1945 la philosophie universitaire, les années cinquante voient son influence décliner. La coupure de la Seconde Guerre mondiale entre pour une part dans ce désintérêt. Les philosophes qui régnaient sur le milieu universitaire avant guerre sont morts (ainsi Bergson et Brunschvicg) ou très éloignés de la scène publique (c’est le cas d’Alain). Mais surtout le monde a changé. Les maîtres d’avant-guerre n’ont pas su voir le drame qui se préparait et, celui-ci terminé, semblent ne plus guère avoir d’attaches avec ce qui s’en est suivi. Le renouvellement est rapide. Les noms qui s’imposent sont ceux de l’équipe des Temps Modernes : Aron, Beauvoir, Merleau-Ponty, Sartre. Ils s’affranchissent du monde universitaire dans lequel a prospéré la génération de Brunschvicg. Les normaliens des années vingt succèdent presque sans transition à ceux des années 1890. Tout se passe comme s’il n’y avait pas eu de médiation entre ces deux mondes de pensée, formés à trente-cinq ans de distance. Il n’a pas vraiment existé de génération intermédiaire : les noms et les œuvres de Le Senne, Nabert, très discret, voire Marcel, un peu moins méconnu, qui auraient pu, et même dû, prétendre à ce titre, ne se sont pas imposés. Il n’y eut donc pas de relève, seulement un changement abrupt. Cela contribue à expliquer l’oubli rapide où furent reléguées les philosophies de l’avant-guerre. En même temps, on ne peut que partiellement imputer à cette rupture la situation singulière de Brunschvicg car il fut, d’une certaine façon, le plus oublié de ces penseurs qui entrèrent progressivement dans l’ombre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La pensée de Bergson, quant à elle, a « presque un air de nouveauté [14] ». Alain compte dans les années cinquante un noyau de fidèles qui assurent la pérennité de son esprit dans l’enseignement secondaire. Pour Brunschvicg en revanche, la désaffection est brutale. La diffusion de son œuvre, en dépit de la publication des trois tomes des Écrits philosophiques entre 1951 et 1958 se cantonne à un public universitaire. Un demi-siècle après la disparition de Brunschvicg, il convient de revenir sur cette incompréhension relative et de ressaisir dans son originalité une pensée dont la vigueur ne se montre nulle part plus nettement que dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, cet ouvrage étonnant et douloureux.

 

Horizons de Montaigne

 

Si Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est incontestablement un « testament philosophique », il ne l’est peut-être pas dans le sens le plus immédiat de l’expression, qui laisserait entendre que Brunschvicg y rassemble les thèses les plus importantes de sa pensée pour les léguer, unifiées, à la postérité. Une telle intention synthétique est plutôt assumée par le dernier ouvrage de Brunschvicg, Héritage de mots, héritage d’idées. Véritable legs intellectuel — le mot « héritage » qui figure dans le titre est transparent — cet ultime livre présente les grandes orientations de sa pensée et fut d’ailleurs conçu par Brunschvicg comme un manuel à l’intention de sa petite-fille [15]. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne possède un statut différent. Nous y trouvons certes les grands thèmes qui traversent la philosophie de Brunschvicg — valorisation de la science, critique de la scolastique, magnification du cartésianisme, et réflexion sur les rapports entre raison et religion — mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une synthèse. L’angle d’attaque est très particulier, et dans une certaine mesure, très différent de ce qui constitue généralement chez Brunschvicg le fond de ces grands thèmes. La fidélité de Brunschvicg à sa propre pensée n’est pas en cause. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne se lit sans difficulté en regard de toute l’œuvre qui précède ou d’Héritage de mots, héritage d’idées qui suit. La continuité thématique est évidente. Mais elle s’avère moins importante que le retournement de problématique. Si Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est un testament, parce qu’il concentre la pensée de Brunschvicg au meilleur d’elle-même, ce testament est ouvert et témoigne d’une nouvelle intelligence de l’histoire de la philosophie moderne.

Un nom est le symbole de cette conversion : Montaigne. Il est celui des trois auteurs étudiés dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne sur lequel Brunschvicg est le moins revenu au fil de ses écrits. Si le nom de Brunschvicg « reste attaché à celui de Pascal [16] », à travers l’édition de ses œuvres et de nombreuses études [17], l’importance de Descartes n’est pas moindre. Brunschvicg n’hésite pas à parler de « la révolution décisive qui, grâce au génie de Descartes, s’est opérée dans la science mathématique [18] ». Nous retrouvons du reste cette « révolution décisive » dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne puisque c’est à Descartes qu’il revient de formuler la réponse à Montaigne. Descartes inaugure la pensée moderne du rationnel et de la science à laquelle Brunschvicg s’est si fortement attaché. En ce sens, c’est probablement de lui qu’il se sent le plus proche. De Pascal en revanche, Brunschvicg notait qu’il n’avait en commun avec lui « aucune idée [19] ». Il n’en a pas moins donné une interprétation complète, et de ce point de vue, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est une nouvelle version de cet intérêt dénué de complicité.

Par comparaison, Montaigne apparaît très en retrait dans les intérêts de Brunschvicg. Celui-ci s’en explique d’ailleurs dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne :

« La plupart des commentateurs de Descartes ont été des philosophes de profession qui n’ont guère lu que par distraction les Essais de Montaigne ; ceux de Montaigne ont été le plus souvent des hommes de lettres qui ont reculé devant la méditation des Essais scientifiques de Descartes. C’est pourquoi n’ont pas toujours été suffisamment mis en relief les rapports de solidarité et d’opposition qui nous ont paru exister entre les deux œuvres [20]. » 

Le tableau que brosse Brunschvicg de l’identité philosophique incertaine de Montaigne n’est pas exagéré. Alain est l’un des seuls « philosophes de profession » de l’époque à avoir pris au sérieux Montaigne, et à ne pas avoir hésité à le comparer à Descartes et même Platon :

« Montaigne sait bien décroire, comme il dit ; mais, attentif en même temps à tout croire, il trompe par là. Il est presque impossible de démêler ses pensées ; toutefois il n’y a point de doute sur ceci que ce sont des pensées ; c’est qu’aucune de ses pensées n’est la dernière pensée. Son dernier mot, peut-être « il n’en est rien » est profondément caché dans son œuvre... Platon, avec bien plus d’art, assure et s’échappe encore mieux. Descartes, au rebours, tromperait par le solide de ce qu’on veut appeler quelquefois ses erreurs [21]. » 

Encore Alain est-il connu pour ses goûts originaux, sa sensibilité littéraire. C’est d’ailleurs l’une des oppositions qui l’ont séparé de Brunschvicg, son camarade de l’École normale supérieure. Pourtant, il repère dans Montaigne, précisément ce que Brunschvicg va développer dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne : l’importance du doute, « la tromperie » ou « l’échappée » pour employer les expressions d’Alain à l’intérieur même du dispositif de la certitude. La découverte est plus tardive chez Brunschvicg. Celui-ci a indéniablement été l’un de ces philosophes professionnels « distraits » à l’égard de Montaigne, malgré une sympathie que Lavelle soulignait dès les années trente.

« Par plus d’un trait il ressemble à Montaigne pour lequel il éprouve tant de sympathie. C’est un liseur comme lui qui se plaît à ranimer et à entretenir ses sentiments de prédilection au contact de tous ces livres, anciens ou récents où la conscience disperse ses élans contradictoires [22]. » 

En dépit de cette ressemblance, nous trouvons des allusions plutôt que des références à Montaigne, souvent en rapport avec Descartes et Pascal ou Spinoza. Elles ne sont pas toujours dénuées d’équivoque : dans un article de 1927, « Sommes-nous spinozistes », Brunschvicg se demande si Montaigne n’incarne pas le Narcisse de Valéry, « l’être replié sur soi » apparemment « séparé de tout contenu spirituel [23] ». Il est vrai qu’à la même époque il écrit sur Montaigne une étude particulièrement étoffée dans Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale [24], dont le premier chapitre s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Montaigne. Un chapitre entier lui est consacré, dont le titre est « Le moment historique de Montaigne », ce qui en souligne l’importance. La sympathie pour l’œuvre est visible mais l’intérêt n’est pas sans nuance. On le sent lorsque l’on compare cette étude avec le long chapitre de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Brunschvicg y insiste moins sur la dette que le cartésianisme entretient à l’égard de Montaigne, comme il le fait dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, que sur le dépassement de Montaigne par Descartes :

« Avec Descartes, et avec Descartes seul, l’humanisme de la sagesse, qui était l’idéal de Montaigne, mais qui n’était pour Montaigne qu’un idéal, descend à nouveau sur la terre, et prend désormais possession de l’Occident [25]. » 

Dans cet esprit le « moment historique de Montaigne » clôt une histoire plus qu’il n’en prépare une autre. Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale fait de Montaigne la figure d’une vérité encore abstraite, d’un idéal dépourvu d’effectivité, voué à être surpassé et abandonné par la vérité et la certitude cartésiennes. L’intelligence fine de Montaigne dont Brunschvicg fait preuve est contrebalancée par une sorte d’effacement final au profit de Descartes et de Pascal. C’est pourquoi l’étude du Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale n’a pas la plénitude ni la force de celle de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Dans cette dernière seule, Montaigne figure « pour lui-même [26] » et non seulement en relation avec Descartes et Pascal, au second plan pour ainsi dire. Cet intérêt nouveau, et même unique, à l’intérieur de la pensée de Brunschvicg, indique un glissement, une modification profonde.

 

Une philosophie de la science

 

L’importance singulière accordée à Montaigne dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne apparaît nettement lorsqu’on relève les orientations principales de la pensée de Brunschvicg telles qu’on les voit se dessiner à travers les grands traités tels Les étapes de la philosophie mathématique, L’expérience humaine et la causalité physique ou Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale. Brunschvicg s’y consacre essentiellement à l’interprétation du développement de l’esprit scientifique à travers les « âges de l’intelligence [27] ». L’intérêt de Brunschvicg pour les sciences s’affirme assez tôt, dès l’époque de ses études supérieures, puisqu’il obtient à la fois ses licences de lettres et de sciences. Ce choix est stratégique. À la fin du XIXe siècle les philosophes, avec Lachelier et sa thèse sur le fondement de l’induction (1871), puis son élève Boutroux, prennent conscience, difficilement, de l’éloignement qui s’est produit entre le développement de la science et la réflexion philosophique universitaire. Ils tentent de réagir en travaillant à une réflexion sur la place de la philosophie face à l’extension des sciences [28]. La génération qui suit et arrive à maturité au début du XXe siècle, la génération de Brunschvicg donc, poursuit à sa manière le rapprochement. C’est par exemple l’un des buts de la Revue de Métaphysique et de Morale créée en 1893. Petit à petit, en trente ans environ, se constitue un projet global pour la philosophie française : répondre par une réflexion adéquate à l’extension et au succès de « la » science. C’est à l’intérieur de ce mouvement de fond, décisif pour la philosophie française à partir de la fin du XIXe siècle, qu’il faut situer la réflexion de Brunschvicg sur les sciences. Il reprend à son compte ce programme collectif et lui donne une portée originale et personnelle en le systématisant. C’est ce qui explique l’importance des cartésiens — fidèles ou non — pour sa pensée. Le cartésianisme est, à ses yeux précisément, la philosophie de la modernité, la philosophie d’une science qui s’est découverte et maîtrisée. Toute sa pensée définit la tâche de la philosophie comme interprétation du développement de « la » science et comme la volonté de « s’attacher étroitement à l’exactitude, à la subtilité, à la complexité, du développement scientifique [29] ». Cet effort n’est pas sans susciter des réserves dans la communauté philosophique de l’époque tant il risque d’aboutir à une remise en cause de la spécificité de la pensée philosophique. Brunschvicg n’hésite pas en effet à affirmer brutalement que « si les savants avaient tous la parfaite intelligence de leur travail, et de leur œuvre, la philosophie eût été achevée en eux et par eux [30]... ». Une telle déclaration redéfinit virtuellement le rôle du philosophe en lui réservant la situation relativement secondaire d’interprète du « savoir scientifique qui est, à proprement parler, le lieu sacré de la vérité [31] ». Aron, dans ses Mémoires, note les conséquences d’une telle attitude :

« ... son interprétation du kantisme tendait à ramener la philosophie à une théorie de la connaissance... En ce sens, il n’y a pas de métaphysique ; la science ne laisse pas à la philosophie d’objet propre en dehors de la science elle-même... Elle n’apporte pas sur le réel un savoir qui échapperait à la science ou la dépasserait [32]. » 

Cette fonction de double loquace a sans doute sa particularité, son originalité : aller contre les mœurs des savants et de leurs fausses idées sur leur propre travail. Selon Brunschvicg, la philosophie éclaire l’intelligence de la science. La spécificité de son rôle n’est donc pas niée. Mais son autonomie est compromise. Bien avant que la philosophie française n’en redécouvre le thème grâce à un détour par Heidegger, Brunschvicg programme, avec ses ressources et ses intérêts, l’idée de fin de la métaphysique.

En même temps, cette conception des rapports entre science et philosophie est datée. Elle l’est d’abord historiquement, en fonction du développement scientifique lui-même. En liant ses problèmes à ce qui lui paraissait saillant dans l’œuvre scientifique de son temps, Brunschvicg a couru le risque d’être dépassé par l’évolution scientifique, et c’est ce qui n’a pas manqué de se produire. Son savoir est largement celui du XIXe siècle même s’il enregistre et commente la grande découverte du XXe siècle dans le domaine de la physique, la relativité. Dans ce domaine, de Broglie juge d’ailleurs qu’il « minimisait un peu trop les surprenants résultats des théories contemporaines [33] ». Pourtant, l’objection la plus grave ne réside pas dans cette perte d’actualité des références de Brunschvicg. Elle tient plutôt à son projet même. Sa pensée se présente plus sous la forme d’un commentaire sur les conséquences philosophiques de la science que comme une analyse autonome de cette dernière. Par là même, elle s’inscrit plus dans le contexte d’une doctrine philosophique de la science, « un code des valeurs rationnelles [34] » que d’une véritable épistémologie qui s’attacherait à analyser la scientificité de la science. Ce que Brunschvicg cherche dans la rigueur de la science, par-delà une « contribution décisive à l’épistémologie » dont Bachelard lui fait hommage, c’est une vérité que la métaphysique ne saurait lui apporter : « comment le monde est fait en vérité, comment l’humanité doit s’orienter en esprit [35] ». Et justement, à ses yeux, comprendre la science permet de répondre à ces deux interrogations fondamentales. Brunschvicg est un kantien (on le range souvent dans la catégorie vague, mais pratique, des « néo-kantiens »). Il sait que le champ de la métaphysique n’est pas celui de l’expérience. Ce qui le requiert n’est donc pas directement le travail scientifique en lui-même, mais le substitut rationnel d’une quête de l’absolu. La science n’est que le moyen du développement de la conscience humaine :

« ... la connaissance exacte de la nature a donné à l’homme le moyen de se découvrir lui-même. La connaissance de la vérité de soi se fait à travers la vérité de l’univers [36]. » 

C’est à Bachelard qu’il appartient, à partir des années trente, de mettre en place le programme d’une véritable épistémologie : penser la vérité de l’élaboration scientifique, et non plus prétendre trouver la vérité du monde dans son sillage. L’intérêt fondamental de Brunschvicg se trouve ailleurs ; il n’est pas celui d’une épistémologie mais une quête rationnelle, une conversion de la raison humaine à elle-même à travers la science. Mais si ambitieux cet intérêt soit-il, il se trouve limité par une question préalable que Brunschvicg avait soigneusement évité de poser, celle de la valeur même de la raison. Or, la longue traversée de la pensée de Montaigne a précisément pour objet de restituer cette question préalable.

 

La source de la modernité

 

Le programme philosophique de Brunschvicg tel qu’on peut le restituer en quelques pages ne laisse initialement que peu de place à Montaigne. Il n’est à la vérité de pensée plus éloignée de la sienne que celle de Montaigne. Brunschvicg en rendait compte dans son étude de 1927.

« Sans doute la révolution copernicienne est, à ses yeux, le contraire d’un progrès ; le crédit du système ptoléméen était assuré par une prescription plus que millénaire, et du fait qu’elle l’avait remis en question, la Renaissance lui semblait simplement avoir enrichi d’un argument nouveau l’arsenal des controverses sceptiques [37]. » 

L’attitude de Montaigne devant les thèses de Copernic, celles qui guident au siècle suivant Galilée dans ses recherches, préparent la définition de la physique moderne, influencent Descartes et, finalement, provoquent une crise marquée par la condamnation de Galilée est directement contraire à l’histoire de la conscience rationnelle telle que la considère Brunschvicg. Non seulement Montaigne s’avoue « ignorant » des avancées scientifiques de son temps [38], mais bien pire, il en nie la portée et les accuse d’inanité :

« Les révolutions de la pensée qui dès son époque préparent ce qui marquera au siècle suivant la vraie et définitive Renaissance des valeurs spirituelles ne l’intéressent que dans la mesure où elles favorisent sa profession d’agnosticisme [39]. » 

Exactement où Brunschvicg place la révolution rationnelle et l’entrée dans la certitude rationnelle de la science, ce qu’il appelle la « vraie et définitive renaissance », Montaigne trouve de nouvelles raisons de douter devant la relativité des opinions concernant le mouvement des astres. Montaigne s’avoue totalement indifférent à la certitude acquise avec Copernic, ou plus exactement n’en retient que l’aspect négatif (l’agnosticisme).

« Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans : tout le monde l’avait ainsi cru, jusques à ce que Cléanthes le Samien, ou, selon, Théophraste, Nicetas Syracusien, s’avisa de maintenir que c’était la terre qui se mouvait [...] et de notre temps, Copernicius a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très réglément à toutes les conséquences astronomiques. Que prendrons-nous de là sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sait qu’une tierce opinion, d’ici à mille ans, ne renverse les deux précédentes [40] ? » 

Le mot « fondé » doit retenir l’attention. Montaigne ne conteste pas la cohérence et l’efficacité des thèses de Copernic. Simplement, à ses yeux, la quête d’un fondement rationnel n’est que la répétition d’une errance à travers l’ignorance, et non le signe d’une vérité ultime. Loin de donner aucune certitude, la recherche scientifique, même fondée, est l’occasion d’une nouvelle contestation. On ne peut manifester plus grande nonchalance à l’égard des « étapes de la philosophie mathématique » si importantes pour Brunschvicg. Autant Descartes et Pascal concrétisent l’idéal d’une pensée qui se délivre à travers la science, d’une philosophie pour laquelle l’expérience de la mathématique est cruciale et fondatrice, ce que Brunschvicg appelle la « philosophie mathématique », autant Montaigne semble refuser la valeur de la science. C’est ce qui explique la sympathie pleine de réserve du Progrès de la conscience. L’intérêt accordé au cartésianisme semble directement opposable à une réflexion sur Montaigne « moraliste de la conscience pure [41] » mais non penseur de la certitude de soi.

Avec Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne Brunschvicg retient un nouveau principe de lecture de Montaigne. Il parvient à surmonter l’opposition pour repérer une singulière solidarité. Tel est en effet le but qu’il se donne : déterminer les « rapports de solidarité et d’opposition qui [...] ont paru exister entre les deux œuvres [celles de Descartes et de Montaigne] [42] ». Mieux, il accepte la leçon de Montaigne en montrant comment Descartes puis Pascal la comprennent. C’est un signe manifeste que Brunschvicg écrivant Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne se situe ailleurs que le Brunschvicg le plus connu, celui des grands traités sur la science ; en fait, il considère d’un œil neuf l’histoire de la raison humaine à laquelle il n’a cessé de travailler, et dont Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale était probablement la version la plus ample. En assignant le scepticisme au cœur de la « triple origine [43] » de la pensée française, Brunschvicg s’interroge sur ce qu’il avait jusqu’alors précisément contourné : le bord obscur où la raison se renie elle-même et s’attaque. Or, c’est cette attaque, cette « tromperie » comme dit Alain, qui se trouve mise en avant avec Montaigne dont les Essais s’apparentent à une somme « antiphilosophique [44] ». Le changement est d’importance. Ce que découvre Brunschvicg c’est proprement le statut de la négativité en philosophie. Et cette découverte est considérable, car il n’est guère de philosophie qui ait plus constamment que celle de Brunschvicg repoussé une certaine forme de refus de la philosophie nécessaire à la philosophie elle-même. Brunschvicg pratique ce qu’il appelle à propos de Pascal un « positivisme [45] » qui se traduit chez lui assez généralement par une philosophie de l’affirmation rationnelle et s’interroge peu sur la valeur de la négation, du refus, de l’incertitude ou, à l’instar d’Alain, de l’erreur. Ce « positivisme » explique, notamment, un refus très visible chez lui, de Hegel et d’Aristote. Hegel est par essence le penseur de la négativité. La logique d’Aristote, que Brunschvicg n’a cessé de mettre en cause jusque dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, permet, quant à elle, de penser la cohérence de l’affirmation en dehors même de sa vérité. Or, la rationalité selon Brunschvicg est précisément la capacité de l’affirmation vraie, univoque, à l’image de la certitude scientifique. Il en trouve le modèle privilégié dans le spinozisme, pensée de l’affirmation, de la vérité et du dépassement de la négation dans l’absolu de la vérité dont l’aboutissement est :

« l’être au sens plein de la réalité concrète et d’unité totale, l’être dont la définition en toute évidence et en toute nécessité implique l’existence puisque la raison ne saurait admettre de moyen terme : ou un tel être existe, ou rien n’existe [46]. » 

Inversement, l’absence de Spinoza dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est un indice. Le « positivisme » change de sens : il surgit exactement avec Pascal lorsque éclatent les carences du « rationalisme », c’est-à-dire lorsque se fait jour « l’impuissance de la raison [47] ». Sans doute la leçon ultime de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne ne tient pas à cette accusation de la raison. Le « flux » cartésien porte bien la vérité pour Brunschvicg. Il n’en demeure pas moins qu’il faut tout accepter de Montaigne, à l’instar de Descartes, pour donner la réponse qui lui donne tort « sur tous les points [48] ». Les repères sont donc déplacés : l’histoire de la certitude moderne, celle de la science, dans laquelle se sont illustrés tant Descartes que Pascal, s’ouvre en fait sur une remise en cause radicale, une « critique de la raison » « précise et avertie [49] ». Telle est la portée de la découverte qui conduit Brunschvicg à placer Montaigne à la source d’une histoire dont la conclusion de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne montre qu’elle se poursuit et s’enrichit jusqu’à l’époque contemporaine.

 

Conscience et progrès

 

Pensée de la crise de la raison, la philosophie de Brunschvicg remet finalement en cause dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne l’un de ses appuis les plus solides : la notion de progrès. Chez Brunschvicg en effet la rationalité n’est pas donnée d’emblée. Elle est le fruit d’une conquête (et presque d’une révélation) au cours du temps, d’une maturation des « âges de l’intelligence ». La rationalité coïncide avec une histoire de la raison qui la porte. Les titres de ses traités sont révélateurs : Les étapes de la philosophie mathématique, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Les âges de l’intelligence. Le progrès, les étapes, les âges... il s’agit chaque fois de décrire la progression du savoir et de la raison, et par là même de la conscience humaine. Brunschvicg suit cette progression à travers une histoire qui commence véritablement, en dépit de ses prolégomènes égyptiens, voire babyloniens, avec le moment grec, l’invention de la mathématique et sa première réflexion dans le platonisme :

« Que la fonction de la pensée soit une fonction de résolution, qu’elle s’exerce à l’aide de la science des nombres et des figures, et que de degré en degré elle parvienne à découvrir dans le tissu enchevêtré des phénomènes l’ordre des relations mathématiques, cette conception est, en un sens, le platonisme lui-même... Mais cette réflexion, il a fallu vingt siècles de réflexion pour parvenir à la dégager dans la pureté de sa lumière... [50] » 

Platon découvre que le monde est tissu de relations mathématisables, et que le destin de la pensée rationnelle est de découvrir ces relations. La vision platonicienne ouvre donc l’univers de la science. Malheureusement le succès de l’aristotélisme recouvre cette première intuition rationnelle et scientifique. Aristote substitue la logique et la grammaire à la mathématique, et finalement, la rhétorique à la réflexion scientifique. « L’intuitionisme scientifique de Platon devra s’effacer devant l’intuitionisme grammatical [51]. » On retrouve des traces de cette injustice à l’égard d’Aristote dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne lorsque Brunschvicg reprend la critique que Montaigne adresse à la scolastique. Pour Brunschvicg cet effacement de Platon produit « vingt siècles qui sont demeurés stériles, non certes pour la science elle-même, mais pour les idées constitutives de la philosophie mathématique [52] ; autant dire, en simplifiant à peine, vingt siècles stériles pour le progrès de la conscience humaine.

« ... plusieurs siècles avant qu’il fût question de christianisme, alors qu’il était impossible de prévoir le mouvement de régression qui, depuis les conquête d’Alexandre jusqu’à la sortie de la Renaissance, devait perpétuer en Europe le crédit des cultes asiatiques, Platon avait défini l’ascèse de raison pure qui est le caractère du philosophe... [53] ! » 

Notons le repère historique : la reprise de l’intuition platonicienne se fait jour à la sortie de la Renaissance. C’est avec Montaigne qu’éclate l’insuffisance de l’approche aristotélicienne, ou de ce qui en subsiste. La crise qui en résulte permet de renouer grâce à Descartes avec un idéal scientifique presque oublié depuis Platon.

« Voici que va être tranché le débat ouvert depuis les siècles de la civilisation hellénique entre le primat des mathématiques, tel que l’avaient proclamé les écoles de Pythagore et de Platon, et le primat de la logique sur lequel l’enseignement péripatéticien établissait son prestige [54]. » 

Ce débat tranché, c’est proprement aux yeux de Brunschvicg le sens même de la modernité : avoir redécouvert et accompli sous la forme de la science une rationalité mathématique qui n’était qu’intuition chez Platon.

« La méthodologie mathématique de Descartes fournit à l’idéalisme ce que Platon avait cherché vainement [55]. » 

Dès lors, s’ouvre la modernité, c’est-à-dire le « règne de l’ordre et de la mesure [56] » qui suit ce que Brunschvicg n’hésite pas à appeler, dans Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, « l’événement capital de l’histoire », l’avènement d’une « physique mathématique [57] ». Là encore les thèses de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne coïncident avec l’ensemble de la pensée de Brunschvicg. Pourtant, « le moment historique de Montaigne » a été déplacé. Montaigne, en 1927, représente la fin d’une histoire des illusions de la raison, c’est un moment essentiellement prémoderne.

« La frontière de la civilisation moderne se trouve marquée par l’histoire elle-même ; elle est au-delà de la Renaissance, car il ne fallait rien de moins pour la franchir que la découverte d’une méthode où la raison puisât la conscience de ce qui la fait à la fois conquérante et positive [58]... » 

En 1941, Montaigne constitue le début d’une aventure rationnelle qu’il déclenche et dont Descartes est le premier protagoniste. Certes, la Renaissance est un échec. Mais cet échec, Descartes le vit encore, et Brunschvicg multiplie les solidarités fondamentales, pour situer les oppositions en surface, là où se séparent les choix singuliers, dans le mouvement d’un destin de pensée commun, qui les rassemble encore avec Pascal. Ce que Brunschvicg appelle dans Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale « le moment historique de Montaigne » ouvre désormais cette histoire commune en posant une question que la modernité ne cesse de réitérer. Il ne faut donc plus céder à la tentation de « fermer sur elle-même l’image de [Montaigne] [59] ».

Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne introduit donc dans la pensée de Brunschvicg un sens de la crise, de la remise en question du rationnel, qui n’avait pas sa place dans les ouvrages précédents. Les grandes métaphores qui gouvernent la pensée de Brunschvicg, celles des « âges de l’intelligence » ou des « étapes de la philosophie mathématique » organisaient une histoire de la pensée humaine homogène et définie. On peut être plus ou moins en retard à une étape, un individu peut passer plus ou moins vite de l’enfance à l’adolescence et de cette dernière à la maturité. Mais chaque fois, il n’y a qu’un seul individu, unique, identique à lui-même, ou qu’un parcours bien défini. Ces métaphores privilégiées par Brunschvicg traduisent l’unité de l’histoire : l’histoire de l’esprit est une courbe continue et homogène. La rationalité, la rationalité scientifique, est univoque et son sens est défini. Il s’agit non pas des sciences mais de la science, qui se développe à travers une histoire unifiée. Sans doute y a-t-il des crises — comme des crises d’adolescence, des « âges de l’intelligence ». La crise aristotélicienne par exemple dure quinze cents ans. Mais il n’y a pas vraiment de ruptures. L’histoire de la raison est unifiée sous le regard de la réflexion, ou plutôt, comme Brunschvicg aimait à le dire, de la conversion à la science. Il ne s’agit certes pas d’un positivisme au sens de Comte. Brunschvicg refuse l’idée d’un système où les évolutions de la pensée seraient données d’avance. Le progrès de la raison est ouvert, et déborde tous les systèmes — y compris ceux qui se prétendent « scientifiques » — dans lesquels on voudrait l’enfermer [60]. Son avenir est celui d’une liberté à l’image de son histoire passée. Cette liberté s’illustre par exemple dans « l’antagonisme » entre Pascal et Descartes y compris en matière de science, les premières pages du chapitre consacré à Pascal dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne y insistent. Le « contraste des attitudes scientifiques [61] » que Brunschvicg repère entre Descartes et Pascal est symbolique de l’histoire de la raison telle qu’il la considère. Si cette histoire est univoque et contribue à préciser une rationalité unifiée, la pluralité des accès et des parcours est de mise. L’idée que Brunschvicg se fait du progrès est donc loin d’être simple et nous en trouvons une image exacte au travers de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne lorsqu’il analyse le dialogue du « flux » et du « reflux » des idées. Ce dialogue est également celui, décisif, de la pensée scientifique et de l’expérience du réel. Pourtant, même complexe et nuancée, la confiance en la raison et son développement ne laisse guère de place, jusqu’à Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, à la question de la remise en cause de cette raison. La rationalité peut être menacée, gravement : dans l’Avant-propos de De la connaissance de soi Brunschvicg montre son inquiétude devant la montée des extrémismes [62]. Mais cette menace est extérieure à la raison. La véritable histoire, celle de l’esprit, peut être oblitérée, mais non annihilée par l’autre histoire, celle de la vie, ce que Brunschvicg nomme, à la première page de De la vraie et la fausse conversion, « le spectacle ». Lorsqu’il analyse les trente premières années du siècle, il n’hésite pas en effet à mettre en balance la Première Guerre mondiale, qui a « porté le drame au paroxysme » et le déploiement de la science physique sur de nouvelles bases avec la physique des quantas. Pour lui, le sens de la modernité n’est pas cette guerre, dont la méditation est stérile, mais ces progrès. Nizan, dans un pamphlet brutal, y voit en 1932 une philosophie pour laquelle « les hommes ne souffraient pas [63] ». Aron y discerne dans ses Mémoires une pensée incomplète de l’histoire, même si, plus sereinement, il note que cette séparation des valeurs et des faits est analogue à l’entreprise de Weber. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est là pour répondre à la critique de Nizan, mais peut-être aussi pour démentir la sérénité relative d’Aron.

 

Le sens de la modernité

 

En plaçant explicitement Montaigne le sceptique à la source d’une histoire, et de l’histoire la plus pure à ses yeux, celle qui se donne dans deux très grandes philosophies de la science, Brunschvicg réévalue la puissance et le rôle de la relativité de nos idées. Nous mesurons ici la radicalité de l’enjeu de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne car ce que Brunschvicg met à l’épreuve, ce n’est rien moins que le sens de cette histoire qu’il n’a cessé de préciser tout au long de sa carrière. Par là même, il réévalue, sans le souligner, sans peut-être même en prendre totalement conscience, la question de la modernité. Spontanément, Brunschvicg identifie celle-ci à l’histoire d’un progrès et d’une certitude rationnelle. Mais dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne l’inflexion est autre. Sans doute avec Descartes, « le gué a été découvert et franchi [64] » sur le fleuve tumultueux du scepticisme de Montaigne.

« Le défi porté par Montaigne à la raison humaine est victorieusement relevé [65]. »

Il y a cependant un « mais » :

« Mais il importe de remarquer que Descartes a dû traverser le pyrrhonisme afin de se rendre capable de lui répondre [66]. » 

La modernité s’est trouvé un autre commencement. Elle s’ouvre avec l’incertitude jetée sur tout par Montaigne. Et la lecture de Montaigne par Descartes et Pascal dépasse une simple influence de Montaigne sur le XVIIe siècle que Brunschvicg avait repérée depuis longtemps. C’est à un bouleversement de sa vision antérieure de la modernité qu’il procède, en acceptant une sorte de changement de centre de gravité de la modernité. Ce centre n’est plus la vérité de la science mais l’inquiétude du scepticisme. Dès lors, la modernité serait la certitude de la raison qui ne cesse de s’épuiser et de se renouveler dans l’épreuve du relativisme absolu de Montaigne. Elle s’ouvre non plus sur un Discours de la méthode, mais sur des Essais. En son fond, Brunschvicg découvre le tremblement de l’incertitude avant le rétablissement de l’évidence rationnelle par Descartes.

« En ce sens, Descartes légitime le scepticisme et le pessimisme des Essais, par qui l’histoire fait en quelque sorte justice de l’histoire pour donner à l’esprit humain le moyen de déboucher dans l’éternité. L’ironie agnostique de Montaigne est la meilleure préparation à une intelligence directe de Descartes [67]. » 

Encore, le doute qui pénètre le cartésianisme, même s’il est profondément ressenti, n’est que provisoire. Pascal, pour sa part, entend plus distinctement encore la leçon de Montaigne, enrichie par la pensée de Descartes qu’il reprend et conteste tout à la fois. « Ce qu’avait écrit Montaigne, Pascal le réécrira [68] » parce que, comme Montaigne et plus que Descartes, il ressent « l’impuissance de la raison à satisfaire l’idéal qu’elle s’est forgé [69] ». Sans doute, la réécriture de Montaigne par Pascal donne au constat d’ignorance un sens profondément opposé. Montaigne en tire une discipline d’ignorance tandis que Pascal en fait le point de départ d’une quête infinie d’un Dieu qui se cache. Mais c’est la même leçon qui a été apprise, si les conclusions appartiennent à chacun des auteurs.

 

Du drame de la pensée au spectacle tragique

 

Et la conclusion propre de Brunschvicg, quelle est-elle ? La Première Guerre mondiale ne l’avait pas amené à remettre en cause sa certitude, au demeurant nuancée, du progrès de la raison, ni à faire se rejoindre les deux plans de la vie humaine, où se joue le paroxysme des guerres, et de la pensée où évolue la raison. La pensée de l’histoire fait au fond figure d’« unité sans drame » comme Brunschvicg l’aurait dit à Aron lors de la soutenance de thèse de ce dernier à propos de l’opposition des idéologies et de la dialectique [70]. L’expérience de la Seconde Guerre mondiale semble infléchir le jugement de Brunschvicg également sur ce point. Nous trouvons un indice du changement dans un texte chronologiquement très proche de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, l’Agenda retrouvé, écrit en 1942 [71] :

« Spectacle tragique au XXe siècle : plus le sommet s’élève, plus la masse s’enfonce, et risque de tout faire chavirer [72]. » 

Les deux plans de la pensée et de la vie ne se confondent toujours pas, pas plus que le sommet et la base, mais la menace d’un chavirement définitif se fait jour. Le spectacle est devenu « tragique », et il ne laisse pas le choix.

« En 1892 le candidat spectateur pouvait se croire une quelconque liberté de choisir son spectacle ; en 1942, hélas [73] ! » 

On peut comparer cette tragédie à l’expression de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne que nous avons déjà rappelée : le drame « aux origines de la pensée française [74] ». À l’orée de la modernité, le progrès de la conscience s’est fait soudain dramatique. Mais ce drame n’est pas seulement celui de la pensée. Il correspond à l’expérience « sinistre » de l’époque de Montaigne. Le drame de la pensée s’est joué pour la première fois dans une époque tragique, celle des guerres de religion, dont Montaigne est le témoin. Mais cette épopée du malheur est demeurée longtemps abstraite pour Brunschvicg.

« Les guerres de religion sont des événements dont l’humanité se détourne, pour ainsi dire spontanément, afin de ne pas perdre toute confiance en l’humanité [75]. » 

Or, l’humanité au XXe siècle ne se détourne pas de la tragédie. L’horreur de l’époque de Montaigne se rejoue de nouveau avec la Seconde Guerre mondiale. Et en son fond, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est le marqueur de cette répétition tragique : le drame a glissé du monde de la pensée à celui de l’expérience humaine dans l’épreuve du déchirement de la guerre. C’est pourquoi il faut éviter de se laisser prendre à l’apparent détachement tout universitaire de Brunschvicg. Les quelques commentaires, même rapides, consacrés à Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne ont insisté sur la sagesse personnelle qui émane du livre et marqué la différence entre un temps bouleversé et la méditation sereine de Brunschvicg. Cette interprétation n’est sans doute pas fausse dans la mesure où celui-ci, écrivant Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, acclimate cette « discipline de l’oisiveté » qu’il relève chez Montaigne, poursuivant comme lui — ou comme Descartes — sa réflexion en retrait d’un monde tourmenté. Mais on manquerait le sens de l’œuvre si l’on ne discernait pas en elle, au-delà de la sérénité du sage, l’époque déchirée de sa rédaction. Le contexte est immédiatement rappelé par la dédicace aux fils de Paul Desjardin [76] morts pour la France, et l’Avant-propos ne laisse aucun doute sur les intentions de Brunschvicg : « Les malheurs d’une époque », celle de Montaigne, répondent aux « événements dont la France est aujourd’hui la victime ». C’est dans une France défaite que Brunschvicg rédige Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne. Comme « le temps de Montaigne », celui de Brunschvicg est un « temps “malade” qui érige le mensonge en système et la cruauté dont on devrait savoir qu’elle a pour mère la “couardise” [77] ». Il est difficile d’imaginer que Brunschvicg ait pu écrire ceci sans songer à l’Occupation. La guerre mondiale laisse une empreinte comparable aux troubles que connaissait Montaigne et qui lui faisaient écrire :

« Or, tournons les yeux partout ; tout croule autour de nous ; en tous les grands États, soit de la chrétienté soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y : vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine [78]. » 

Ce malheur du temps, plus que la valeur du retrait et du repli sur soi, nourrit l’affinité que Brunschvicg se découvre avec Montaigne. La situation est analogue à la période désolée dans laquelle s’écrivaient les Essais — temps « qui consacre la décadence de l’Occident [79] ». Cette décadence, après la défaite et sous l’Occupation, Brunschvicg l’a sous les yeux. Et la question est analogue : parviendra-t-il comme Descartes à traverser la nuit sinistre pour trouver ce qu’il appelle, à propos de Descartes, « le gué » ?

Celui-ci sera d’autant plus difficile à trouver pour Brunschvicg qu’il faut peut-être supposer un contexte à la « méditation désolée » autre que celui de la défaite française de 1940. Si nous retenons la période 1940-1941 pour la rédaction de l’ouvrage, nous devons nous rappeler que c’est l’époque du premier statut des juifs [80]. Or, Brunschvicg s’il ne fut peut-être pas le « vétéran » des révoqués de l’Université [81], ayant pris sa retraite en juin 1940 [82], a subi les conséquences de la politique antisémite de Vichy. C’est ce qui explique la publication de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne aux Éditions de la Baconnière d’après l’éditeur américain, Robert Tenger, qui précise que Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne a été édité en Suisse parce que « les lois imposées par l’ennemi l’obligèrent à le publier hors de France [83] ». L’allusion est transparente aux lois antisémites de Vichy, rapportées à l’occupation allemande, comme c’est souvent le cas à l’époque. Ces faits éclairent sous un autre jour la comparaison à laquelle se livre Brunschvicg entre son époque et celle de Montaigne. En effet, l’époque de Montaigne est un temps, non seulement de guerre, mais surtout de guerre civile, et plus précisément une guerre de religion, Brunschvicg ne manque pas de le relever [84]. Or, l’antisémitisme de Vichy mêlait, indistinctement, les aspects racistes et religieux. Une anecdote permet de préciser ce contexte, et, de plus, de se rendre compte des sentiments qui pouvaient animer Brunschvicg sous l’Occupation. Cette anecdote est rapportée par Blondel dans le numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale, consacré à Brunschvicg en 1945 :

« Je ne l’ai vu [c’est-à-dire Brunschvicg] et entendu qu’une fois faire un geste d’impatience et prononcer une parole vivement protestataire, lorsqu’un de ses interlocuteurs lui parla de ses coreligionnaires, comme pour partager la souffrance que lui causaient les sévices dont étaient victimes les Israélites et le supposant ému pour des raisons spécifiquement raciales et religieuses. À peine ce mot “coreligionnaire” était-il prononcé, que Brunschvicg lève la main droite comme un rempart [...] : “Je vous arrête : il ne s’agit pas de religion mais d’humanité et de patriotisme... Je suis français et je n’ai pas besoin d’être autre chose” [85]. » 

Cette réponse situe la place du judaïsme pour Brunschvicg : il s’agit d’un trait significatif sûrement, certainement pas d’une appartenance, encore moins d’une allégeance. Le témoignage postérieur d’Aron vient appuyer cet aspect : il note que la génération qui le précède, et nommément Brunschvicg, « refusaient de rien savoir de leur judéité [86] ». Mais l’anecdote rapportée par Blondel en 1945, et visant selon toute vraisemblance les persécutions nazies, situe surtout la question de l’antisémitisme telle qu’elle se pose à l’époque. Elle le traduit en termes d’appartenance religieuse. C’est pourquoi il faut lire les passages que Brunschvicg consacre à la religion et surtout aux guerres de religion à travers le prisme de ce que l’Agenda retrouvé nomme « l’horreur de l’inhumain [87] ». Les horreurs de la guerre de religion sont revenues au XXe siècle. La persécution sinon l’extermination sont à l’horizon de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne.

 

Écrire pour survivre

 

Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne n’est donc pas simplement la méditation d’un sage éloigné des malheurs du temps dans un exil relatif [88]. Cette méditation risquerait de demeurer stérile :

« ... quand nous avons, comme aujourd’hui, à supporter le poids du monde entier, l’examen de conscience risque de nous épuiser sans guère nous servir [89]. » 

Le drame que Brunschvicg se donne pour objet n’est pas simplement celui qui se trouve « aux origines de la pensée française » mais représente une mise en cause plus fondamentale, celle de l’humanité même et l’interrogation de Brunschvicg tient justement à la pensée qui peut survivre à une telle remise en cause. Descartes a franchi le gué du scepticisme. Mais le scepticisme de Montaigne n’est-il pas la vérité d’un temps où l’on voit « deux mendiants symboliques à millions d’yeux pour convoiter, à millions de bras pour se détruire », tant la guerre est « la contagion de souffrances sans explications ni consolations [90]... » ? Tout le livre creuse la question. Par là même il représente une protestation de l’humanité contre la barbarie qui vient, qui s’accroît, protestation directement adressée contre l’avenir sinistre de l’occupation nazie avec le lot d’« infamies » qui s’annonce. Ici encore, l’identification entre Brunschvicg et Montaigne doit jouer : comme ce dernier « c’est aux acteurs et aux survivants, c’est aux témoins qu’il s’adresse [91] ». Cette protestation laisse entrevoir la déchirure provoquée par l’exclusion de la communauté nationale par les politiciens de Vichy qui ont mis, selon l’Agenda retrouvé, le mot patrie « au pluriel [92] ». C’est d’ailleurs ainsi que nous pouvons interpréter l’insistance de Brunschvicg sur le fait qu’il s’agit d’un livre sur la pensée française. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne est, au moins en partie, un geste de défi de la part du proscrit de l’intérieur à l’encontre de l’antisémitisme. Il faut y lire une histoire de la pensée française écrite par l’un de ces Français qui n’en sont plus vraiment aux yeux de Vichy, par un juif. Mais il faut surtout laisser résonner la voix humaine qui tente de se faire entendre dans des temps inhumains, peut-être à peine audible au-delà du cercle privé, comme la voix de Montaigne, confiée aux Essais, ce livre en vue d’un usage personnel, d’une « réforme pratique [93] ».

Malgré tout, la leçon de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne n’est pas une leçon de désespoir ou de haine. « On ne conçoit pas que le sentiment humain se brise contre une frontière », note Brunschvicg commentant le texte des Essais :

« [...] J’estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune [94]. » 

La pudeur du commentaire est à la mesure de son courage, car on ne doit pas oublier que ces lignes sont écrites dans un temps de persécution. Comme Montaigne, Brunschvicg tient à dépasser le sentiment communautaire, qu’il soit national, ou religieux [95]. C’est du reste le sens de la conclusion du livre où Brunschvicg tient à insérer la pensée française dans le développement de sa triple origine mais aussi dans le sillage d’influences plus larges. Le patriotisme de l’universel, qui allie spontanément la « France » et « l’humanité », répond à sa manière au nationalisme et à ses persécutions, dans sa leçon même, dans l’histoire même qu’il tire de l’évolution de la pensée à l’époque moderne.

Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne fait alors se rencontrer les deux plans que Brunschvicg avait peut-être imprudemment séparés, celui du savoir et celui de la vie des hommes. Ils se rencontrent non dans la sérénité de la réconciliation mais dans la douleur et l’horreur. C’est la tragédie de la vie, du malheur, et de l’inhumain qui porte l’inquiétude de la raison dont Brunschvicg suit le sillage historique depuis le XVIe siècle. Cette philosophie neuve, ou plutôt cette sagesse stoïque, nous en trouvons l’écho dans l’Agenda retrouvé, où Brunschvicg note une réflexion qu’il n’aurait faite auparavant qu’avec la plus grande difficulté :

« Notre douleur s’accroît en proportion, non seulement de notre savoir, mais de notre humanité [96]. » 

Souffrance du savoir, souffrance de l’humanité, tel est le testament qui fait de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne un texte unique. La souffrance du savoir est proprement le doute dont Brunschvicg distingue l’importance dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne et dont triomphe le plus nettement Descartes. Montaigne et Pascal, chacun à leur manière, ont tenu le compte de la souffrance de l’humanité. Mais c’est certainement par l’entremise de Montaigne, cet « agnostique », que Brunschvicg a pris sa lourde part de cette double souffrance.


[1] « Apologie de Raymond Sebond », Essais, II, 12.

[2] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 76-77.

[3] Ibid., p. 142.

[4] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 141-142.

[5] « Lettre de M. Arnold Reymond », Revue de Métaphysique et de Morale, tome LV, 1945, p. 11.

[6] En 1893, avec ses camarades Élie Halévy et Xavier Léon.

[7] Maître de conférences à partir de 1909, puis titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie moderne.

[8] André Cresson, « Lettre », Revue de Métaphysique et de Morale, op. cit., p. 5. Il s’agit du lycée Condorcet.

[9] P.U.F., 1958, 3 volumes.

[10] Nous suivons ici, en l’absence de preuves directes, le témoignage d’Émile Bréhier, « Léon Brunschvicg, l’homme, l’œuvre », Revue de Métaphysique et de Morale, p. 3, et celui de Robert Tenger dans l’édition américaine de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne (Brentano’s, New York, 1944), p. 9.

[11] Toujours selon Bréhier, loc. cit.

[12] Au point qu’un seul article parut en France au moment de sa mort : « Hommage à un philosophe, Léon Brunschvicg » par Jean Beaufret, in Confluences, n° 30, mars 1944, pp. 268-275.

[13] René Rémond, Aimé Savard interroge René Rémond, Vivre notre histoire, « Les interviews », sans date, p. 41.

[14] René Rémond, op. cit.

[15] Au témoignage de Robert Tenger, op. cit.

[16] G. Lewis, Avertissement à Blaise Pascal, Vrin, 1953, p. V.

[17] Édition, chez Hachette, des Pensées et opuscules en 1897, des Pensées en 1904, des Œuvres entre 1908 et 1914 (14 volumes incluant l’édition des Pensées). Brunschvicg a également publié Le génie de Pascal (Hachette, 1924) et G. Lewis a réuni, en 1953, un certain nombre d’études de Brunschvicg sous le titre Blaise Pascal (Vrin, 1953).

[18] Écrits philosophiques II, L’orientation du rationalisme, « L’idée de raison dans la philosophie française », P.U.F., 1954, p. 308.

[19] Cf. G. Lewis, Avertissement à Blaise Pascal, loc. cit., p. VII.

[20] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 140.

[21] Alain, Les idées et les âges, in Les passions et la sagesse, coll. La Pléiade, Gallimard, 1960, p. 275. J.-L. Poirier note dans « Alain lecteur de Montaigne » qu’Alain opère le rapprochement entre Descartes et Montaigne, mais en l’inversant, c’est-à-dire en lisant Montaigne à partir de Descartes (Alain lecteur des philosophes de Platon à Marx, Bordas-Institut Alain, 1987, p. 59).

[22] Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres, Aubier, 1942, p. 182.

[23] « Sommes-nous spinozistes ? », Écrits philosophiques, tome I, L’humanisme de l’Occident, Descartes-Spinoza-Kant, P.U.F., 1951, p. 159.

[24] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 2 tomes, Alcan, 1927.

[25] Ibid., tome I, p. 141. Nous soulignons.

[26] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 47.

[27] Les âges de l’intelligence ont été publiés par Brunschvicg en 1934, chez Alcan.

[28] Sur le rôle de Lachelier et la signification de sa thèse, cf. l’interprétation que nous avons tenté d’en donner dans Du fondement de l’induction, Pocket, coll. Agora, Paris, 1993.

[29] « L’orientation du rationalisme », article de la Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1920, repris par Écrits philosophiques, tome II, L’orientation du rationalisme, P.U.F., Paris, 1954, p. 78.

[30] « L’orientation du rationalisme », loc. cit., p. 76.

[31] « Le dur labeur de la vérité », Écrits philosophiques, t. III, Science-Religion, P.U.F., 1958, p. 7.

[32] Raymond Aron, 50 ans de réflexion politique, Mémoires, Julliard, 1993 (réimpression), p. 39 et éd. Pocket.

[33] Louis de Broglie, Revue de Métaphysique et de Morale, op. cit., p. 76.

[34] Gaston Bachelard, « La philosophie des sciences de Brunschvicg », Revue de Métaphysique et de Morale, op. cit., p. 78.

[35] « L’orientation du rationalisme », loc. cit., p. 76.

[36] De la connaissance de soi, Alcan, 1931, p. 70.

[37] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, tome I, op. cit., p. 140.

[38] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 148.

[39] Ibid., p. 77.

[40] « Apologie de Raymond Sebond », cité par Brunschvicg à la page 77 de Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne.

[41] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, tome I, op. cit., p. 131.

[42] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 140. Nous soulignons.

[43] Ibid., p. 188.

[44] Ibid., p. 113.

[45] Ibid., p. 149.

[46] « Préface à l’“Éthique” de Spinoza », Écrits philosophiques, tome I, op. cit., p. 165.

[47] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 149.

[48] Ibid., p. 114.

[49] Ibid, p. 71.

[50] Les étapes de la philosophie mathématique, Alcan, Paris, 1922, p. 70.

[51] Ibid., p. 70.

[52] Ibid., p. 99.

[53] De la vraie et la fausse conversion, P.U.F., 1950, p. 4. De la vraie et la fausse conversion est une série d’articles publiés entre 1930 et 1932 dans la Revue de Métaphysique et de Morale et repris en volume en 1950.

[54] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 119.

[55] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, op. cit., p. 142.

[56] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 120.

[57] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, op. cit., p. 149.

[58] Ibid., tome I, p. 141.

[59] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 111.

[60] L’Avant-propos de De la connaissance de soi est très clair sur ce point.

[61] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 144.

[62] De la connaissance de soi est le recueil des leçons prononcées en Sorbonne en 1929-1930.

[63] Les chiens de garde, Rieder, 1932, p. 184.

[64] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 121.

[65] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 132.

[66] Ibid., p. 132.

[67] Ibid., p. 135.

[68] Ibid, p. 150.

[69] Ibid., p. 148.

[70] Raymond Aron, 50 ans de réflexions politiques, Mémoires, op. cit., p. 524.

[71] Éditions de Minuit, 1948. Cet agenda est un agenda de 1892 sur lequel Brunschvicg avait noté au jour le jour ses réflexions à l’intention de son ami Élie Halévy. Cinquante ans plus tard, il le reprend et dialogue avec ses pensées de jeunesse.

[72] Agenda retrouvé, op. cit., à la date du 20 août 1942.

[73] Agenda retrouvé, op. cit., 4 septembre 1942.

[74] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 142.

[75] Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, op. cit., p. 118.

[76] Le créateur de l’Union pour la vérité et des décades de Pontigny qui rassemblaient avant guerre l’intelligentsia de l’époque.

[77] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 62.

[78] Essais III, IX, cité dans Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 98.

[79] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 114.

[80] Celui du 3 octobre 1940. Il exclut les juifs de l’Éducation nationale, l’exclusion prenant effet en décembre 1940.

[81] C’est ce que pense Claude Singer dans Vichy, l’université et les juifs, les silences de la mémoire, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Cf. aussi Adrienne Weill-Brunschvicg, Préface à l’Agenda retrouvé, op. cit., p. 12.

[82] Ces précisions sont tirées du mémoire de DEA de Juliette Aubrun consacré à Cécile Kahn — la femme de Brunschvicg — 1992, IEP de Paris, sous la direction de René Rémond.

[83] Robert Tenger, op. cit., p. 9.

[84] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 61.

[85] Maurice Blondel, « Spiritualité et amitié de Léon Brunschvicg », Revue de Métaphysique et de Morale, op. cit., p. 13.

[86] Aron, op. cit., p. 500.

[87] À la date du 3 juin 1942 (op. cit.).

[88] Relatif car Brunschvicg, malgré le danger, a toujours eu le sentiment d’être placé dans des « conditions privilégiées » comme il l’écrit à Jean Walh dans une lettre citée dans la préface de l’Agenda retrouvé.

[89] Agenda retrouvé, op. cit., à la date du 10 août 1942.

[90] Ibid., respectivement à la date du 16 et du 9 février 1942.

[91] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 95.

[92] « On a reproché aux Anciens d’avoir donné un pluriel au mot Dieu. Mais les théologiens en ont donné un au mot vérité, les universitaires au mot humanité, les mathématiciens au mot unité, les philosophes au mot philosophie [1892]. Les politiques au mot patrie [1942]. » Agenda retrouvé, op. cit., à la date du 2 février.

[93] Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 52.

[94] Essais, III, cf. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, p. 85.

[95] On remarquera que le contexte de cette analyse est justement celui de la question religieuse.

[96] À la date du 14 août.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 juin 2008 10:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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