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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Émile Bréhier (1876-1952), Histoire de la philosophie. Tome II: La philosophie moderne (1928)
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Émile Bréhier (1876-1952), Histoire de la philosophie. Tome II: La philosophie moderne. Librairie Félix Alcan, Paris, 1928, 788 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

LA DOCTRINE BERGSONIENNE
 

Des doctrines négatives, il faut excepter, en France, dès 1870, la pensée très vivante du positivisme spiritualiste chez Lachelier et chez Boutroux. C’est lui qui se continue et s’affirme, bien que dans un esprit assez différent, dans la doctrine de M. H. Bergson. Boutroux avait écrit dans la conclusion de la Contingence des lois de la nature : « Abandonnant le point de vue externe d’où les choses apparaissent comme des réalités fixes et bornées, pour rentrer au plus profond de nous‑mêmes, et saisir, s’il se peut, notre être dans sa source, nous trouvons que la liberté est une puissance infinie. Nous avons le sentiment de cette puissance chaque fois que nous agissons véritablement » (p. 156). Toutes les philosophies négatives partaient d’une idée inverse : les données de l’expérience intime sont de même type que celles de l’expérience externe : elles sont des quantités calculables, et la réalité psychologique se réduit à des éléments qui se relient selon des lois précises ; la conscience nous trompe avec son jeu de nuances qualitatives et son apparence d’indétermination ; la psychologie, affranchie de cette illusion, deviendra une science naturelle. Le premier livre de M. Bergson, Les Données immédiates de la conscience (1889), montre que, si nous débarrassons les données de l’expérience intime des constructions au moyen des­quelles nous les exprimons dans le langage vulgaire puis dans le langage scientifique, si nous les saisissons immédiatement, nous ne verrons en elles que qualité pure et non plus quantité, multiplicité qualitative qui ne comporte point une pluralité de termes distincts et que l’on puisse compter, progrès continu et non succession d’événements distincts liés par la relation de cause à effet. Mais M. Bergson fait mieux ici que de répéter l’appel banal du spiritualisme à la conscience intérieure ; il montre en effet les raisons qui nous éloignent de ce retour à l’immédiat, et, par suite, les difficultés extrêmes que nous avons à le pratiquer ; sa doctrine est de la même veine que celle de Berkeley ou de Brown ; il ne s’agit pas, comme dans le spiritualisme tra­ditionnel, de la dissipation morale qui fait obstacle au recueille­ment intérieur, mais d’entraves dues à la nature de l’intelli­gence : notre intelligence mesure, et la mesure est impossible hors de l’espace homogène, puisqu’elle consiste à faire coïnci­der un espace avec un autre espace ; ainsi le physicien, mesu­rant le temps, prend pour unité de mesure un certain espace, celui qui est parcouru par un mobile dans des conditions physiques déterminées. Aussi cherchons‑nous à introduire dans nos états de conscience une homogénéité qui permette de les mesu­rer ; au moyen du langage, en les nommant, nous nous les figurons séparés les uns des autres comme le sont les mots ; puis nous nous les imaginons rangés à la suite l’un de l’autre comme le long d’une ligne : de là viennent les difficultés relatives au libre arbitre : nous voyons les motifs comme des événements distincts l’un de l’autre dont le concours, imaginé comme celui de plusieurs forces appliquées au même point, produit l’acte, si bien que la liberté supposerait l’addition d’une autre force née de rien ; mais en réalité, dans le progrès de l’acte libre, dans la décision qui grandit et mûrit avec nous‑même tout entier, il n’y a rien de pareil à ce concours de forces dis­tinctes, qui n’est qu’une métaphore spatiale. La grosse erreur est dans la traduction du temps en espace, du successif en simultané ; la durée pure n’est pas composée de parties homo­gènes et capables de coïncider ; elle est qualité pure, progrès ; elle ne s’écoule pas, indifférente et uniforme, comme le temps spatialisé de la mécanique, à côté de notre vie intérieure ; elle est cette vie même, considérée dans son progrès, sa maturité et son vieillissement.

« La philosophie n’est qu’un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition (Matière et mémoire, p. III). C’est l’élar­gissement de la méthode appliqué dans les Données que nous offrent les deux livres suivants : Matière et Mémoire, 1896 ; l’Évolution créatrice, 1907. Il n’y a là aucun appel à une faculté particulière, arrivant ex abrupto, telle que l’intuition des mys­tiques ; c’est plutôt un appel à la réflexion à laquelle on demande d’« invertir la direction habituelle du travail de la pensée (Intro­duction à la Métaphysique, Revue de Métaphysique, 1903, p. 27) ; ainsi procède le bon sens qui, remontant au delà des formules et des généralités, saisit l’infléchissement qu’il faut leur donner pour les adapter aux situations toujours nouvelles qui se présentent.

Le problème de la mémoire offre une occasion particulièrement nette de l’application de cette méthode : il n’est nul pro­blème où les constructions de la psychologie associationiste soient plus saisissables : on se représente les images comme des événements distincts, dont chacun, après avoir disparu de la conscience, se conserve à titre de disposition cérébrale, et émerge à nouveau par association avec une autre image présente à la conscience ; c’est par d’autres jeux associatifs qu’ont lieu la reconnaissance et la localisation de cette image. D’autre part, il pouvait sembler que la conception bergsonienne de l’esprit, telle qu’elle s’annonçait dans les Données, rendait le problème difficile à résoudre : la continuité d’une vie spirituelle d’un seul tenant est‑elle conciliable avec la fragmentation évidente qu’introduit l’oubli ? Le problème de l’oubli, voilà pour les penseurs de même type que M. Bergson, Plotin ou Ravaisson, le problème fondamental, et c’est celui dont paraît être parti M. Bergson, comme l’indique l’Avant‑Propos de Matière et Mémoire. La difficulté serait insoluble si la perception et la mémoire étaient des opérations de connaissance pure : si elles introduisent de la discontinuité dans l’esprit, c’est un indice, qu’il y a en action, dans ces opérations, quelque chose comme l’intelligence qui morcelle décrite dans les Données. En effet la continuité mentale exige que, à chaque instant de la vie d’une conscience, tout son passé lui soit présent ; si nous étions des êtres purement contemplatifs, des esprits purs, cette présence serait complète et indéfectible. Mais nous sommes des corps, c’est‑à-dire cet ensemble d’organes qui, grâce au système nerveux, doit répondre aux impressions du dehors par des réactions adaptées : notre attention, loin de pouvoir s’éparpiller et se diluer dans les profondeurs du passé, est dominée par cette circonstance ; sans une « attention au présent » qui, à chaque instant, nous guide dans nos réactions, la vie serait impossible ; dès que l’attention au présent disparaît, dans le sommeil, nous envahissent les images des rêves qui sont com­plètement désaccordés de la situation présente ; l’homme, sans corps, serait un perpétuel rêveur ; le corps est le lest qui empêche les écarts de l’esprit. Mieux, il est comme un instrument de sélection qui choisit dans le passé les images utiles, celles qui nous permettent d’interpréter ou d’utiliser le présent ; c’est un prin­cipe d’utilité qui produit cette discontinuité dans la mémoire : « il n’est pas nécessaire, disait déjà Plotin, qu’on garde le souvenir de tout ce qu’on voit » (Ennéade, IV, 3, 11).

Mais cette sélection des images utiles ne joue nullement avec la fixité du mécanisme de l’association : pour une situation donnée, la mémoire peut se placer à différents plans ; la diffé­rence n’est pas dans la quantité d’images évoquées, mais dans le niveau de conscience où nous nous plaçons. Le souvenir a lieu en effet entre deux limites extrêmes : le souvenir joué et le souvenir rêvé ; le souvenir joué ou souvenir habitude, c’est la répétition des mouvements appris, par exemple chez l’acteur qui récite son rôle ; le souvenir rêvé ou souvenir pur, c’est l’image d’un événement passé avec sa tonalité concrète et son carac­tère unique, par exemple celle d’une récitation antérieure. Entre ces deux limites se placent les divers plans intermédiaires entre la rêverie et l’action, à chaque plan, la mémoire du passé est là tout entière, mais plus pâle, plus effacée à mesure qu’on se rapproche plus du « souvenir joué ». Il n’y a pas à proprement parler choix de certains souvenirs aux dépens d’autres souve­nirs, comme si les images étaient des entités distinctes ; il y a seulement les diverses attitudes d’un moi qui s’écarte plus ou moins du présent, se plonge plus ou moins dans le passé.

Cette théorie pose naturellement de nombreux problèmes, notamment celui des localisations cérébrales dans l’aphasie, qui, en 1896, paraissaient bien impliquer l’existence d’images distinctes en des régions séparées du cerveau. S’il est vrai pourtant qu’il n’y a, dans les lésions de l’aphasie, rien autre chose qu’une interruption de la conduction nerveuse de la zone afférente à la zone efférente, on pourra expliquer la perte des images verbales sans recours à la localisation ; c’est, avec la possibilité d’une action, la possibilité de faire revivre les images relatives à cette action, qui a disparu.

Les deux premiers ouvrages de M. Bergson posent un problème que résout l’Évolution créatrice : qu’est, dans sa nature, cette intelligence qui, sans cesse, vient introduire la discontinuité dans la vue que nous avons des choses et de nous‑mêmes ? C’est pour résoudre cette question qu’il a étudié, dans son ensemble, la nature de la vie et de l’évolution. Il y a, au sujet de l’intelligence, deux traditions dans la philosophie occidentale : la plus ancienne, la plus constante, c’est celle qui fait de l’intelligence une faculté purement contemplative qui saisit l’essence éternelle des êtres : dans cette tradition, il est très diffi­cile de se représenter les rapports de l’intelligence avec l’être vivant chez qui elle naît ; Aristote l’y fait entrer « du dehors » ; quant à Descartes, il fait de l’être vivant comme tel, un objet au même titre que les autres êtres matériels, donc une partie du mécanisme universel, ce qui fait, de l’union de l’âme et du corps, un mystère. D’après une autre tradition, l’intelligence est liée à la vie, mais cela en deux sens fort différents, selon qu’on prend la vie au sens de βίος, vie pratique, ou au sens de ζωή, principe vital : dans le premier sens, les sceptiques grecs nous enseignent que l’intelligence n’est pas faite pour la connaissance théorique, mais pour l’usage pratique, qu’elle est un moyen de vivre et non d’atteindre la réalité ; nous avons vu la même thèse chez Nietzsche, et nous la retrouverons chez les pragmatistes. Dans le second sens, chez les Néoplatoniciens, la Vie désigne un double mouve­ment de procession et de conversion, la procession par laquelle elle circule et s’éparpille, la conversion par laquelle elle se recueille et se retourne vers l’Unité d’où elle dérive : l’intelli­gence désigne la première phase de la procession, comme une vision qui, incapable d’embrasser les choses dans leur unité, les fragmenterait en une multiplicité de détails juxtaposés ; l’intelligence se produit donc à l’intérieur du processus vital.

C’est cette seconde tradition que retrouve l’Évolution créatrice, et dans ses deux sens : au second chapitre, l’intelligence est fonction pratique, au troisième, produit de l’évolution de la vie : l’intime liaison des deux fait l’originalité de la doctrine. Le thème essentiel du chapitre II, c’est l’identité de l’homo faber et de l’homo sapiens ; l’intelligence a d’abord pour rôle de fabriquer des outils solides pour agir sur d’autres solides ; c’est pourquoi elle ne peut saisir que des êtres discontinus et inertes, et elle est incapable de comprendre la vie dans sa continuité et son progrès ; elle est naturellement accordée à la matière inerte, et auteur d’une physique mécaniste, à laquelle elle s’efforce, vainement, de ramener la biologie ; l’intelligence ne connaît des objets que des rapports, des formes, des schèmes généraux. Mais il y a, dans la nature de l’intelligence, comme un paradoxe mystérieux : elle est faite pour la fabrication, mais elle recherche la théorie ; elle ne se fixe pas dans ses objets, elle déborde sans cesse l’action qu’elle accomplit, comme si « elle cherchait ce qu’elle n’est pas capable de trouver » ; il y a là un pro­blème qui est le renversement du problème ordinaire : on se demande comment l’intelligence, qui est pratique, peut devenir spéculative. Pareille chose n’advient pas à l’instinct des animaux qui est aussi action sur la matière au moyen de leurs organes et sans outil : l’instinct suppose une connaissance intuitive et parfaite de son objet, mais de cet objet seul ; l’intelligence a une connaissance imparfaite, mais progressive.

La nature et la fonction de l’intelligence s’éclairciront, si nous la considérons dans son rapport à la Vie. La Vie désigne la conscience même avec toutes ses virtualités possibles ; nous ne connaissons cette vie que dans la matière qu’elle s’efforce d’organiser en êtres vivants, en accumulant, sur un point, des réservoirs d’énergie, capables de se dépenser subitement. Nous ne la connaissons, à travers les espèces animales, que sous forme d’un élan vital, élan vers une vie plus complète ; à travers les plantes, les animaux et l’homme, elle fait effort pour se libérer de la matière qu’elle anime et où elle se perd pour retrouver la pleine possession d’elle‑même. Elle a employé deux moyens : l’instinct, qui ne réussit pas parce qu’il se fixe en une connais­sance parfaite, mais étroitement limitée ; l’intelligence, au con­traire, réussit, parce qu’elle libère l’esprit de l’asservissement à la matière, en le rendant disponible pour une intuition plus parfaite : pour employer les expressions de Plotin, elle est une procession qui prépare une conversion : cette conversion, c’est la religion, telle qu’elle naît dans le saint et dans le mystique.

La ligne de l’instinct aboutit en effet aux sociétés parfaites et stables des hyménoptères, mais la ligne de l’intelligence finit aux sociétés humaines, imparfaites et progressives. C’est dans ces sociétés qu’apparaissent la morale et la religion, qui font l’objet du livre récent de M. Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion (1932). Son thème essentiel, c’est l’opposition entre l’obligation morale, précise comme un règle­ment, qui naît du groupe social auquel nous appartenons, et la morale du héros et du saint, celle de Socrate et d’Isaïe, celle de la fraternité et des droits de l’homme. On a tort de voir dans la seconde un simple développement de la première, comme si les sociétés naturelles, fermées, hostiles entre elles, conservatrices comme des sociétés d’abeilles, pouvaient s’élar­gir en humanité. La vie certes favorise et maintient les socié­tés qu’elle a créées en donnant à l’homme une « fonction fabu­latrice », inventrice de mythes et rites religieux qui n’ont d’autre rôle que de sauver la cohésion sociale : et ainsi naît la « religion statique », celle des « sociétés closes » et des « âmes closes ». Mais la Vie s’enliserait en des formes stables, si elle ne reprenait son élan dans l’esprit des grands mystiques, qui, remontant par l’intuition jusqu’à la source de toutes choses, sont à l’origine de la « religion dynamique », celle des prophètes et du Christ, où naissent toutes les impulsions spirituelles qui arrachent l’homme au cercle restreint de la vie sociale. La morale bergsonnienne, qui est essentiellement philosophie de la religion, s’achève en une philosophie de l’histoire, non point fataliste et optimiste, mais pleine du senti­ment, du risque, et d’une admirable clairvoyance sur le danger que fait courir à notre civilisation la « frénésie industrielle », à laquelle s’oppose la « frénésie d’ascétisme » du moyen âge.

Les seules distinctions réelles qu’admettait la métaphy­sique néoplatonicienne étaient les degrés d’unité plus ou moins parfaits, depuis l’Un où toute réalité s’interpénètre jusqu’à la matière qui est l’éparpillement complet. M. Bergson reprend la même vision des êtres, mais d’une manière tout à fait originale parce qu’il part de l’intuition de la durée : l’unification devient chez lui la tension, le degré de tension étant comme une concen­tration de durée ; la même chose qui s’éparpille dans la matière en 590 trillions de vibrations par seconde est, dans l’esprit humain, la sensation de la lumière jaune du sodium. Au sommet de la réalité est Dieu, l’être éternel et créateur avec sa durée pleinement concentrée. Détente ou tension, détente allant dans le sens de la matérialité, tension dans le sens de la spiritualité, telles sont les réalités fondamentales.

On trouvera dans les chapitres qui suivent des marques de l’influence profonde de M. Bergson ; après lui n’était plus possible cette conception prétendue scientifique de l’univers qui, sous l’influence combinée de Spencer, Darwin et Taine, était si répan­due vers 1880. Une œuvre comme celle de J. Segond (La prière, 1911 ; L’intuition bergsonienne, 1913 ; L’imagination, 1922) en montre l’influence directe. Mais le bergsonisme se manifeste surtout comme une sorte de libération intellectuelle : il a rendu possible ou accentué les mouvements que nous allons étudier : philosophie de l’action, pragmatisme, critique des sciences ; et l’intellectualisme ne peut plus être après lui que très différent de ce qu’il était auparavant .


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mercredi 15 février 2006 7:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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