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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Célestin Bouglé, La sociologie de Proudhon. (1911)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre Célestin Bouglé, La sociologie de Proudhon. Paris: Armand Colin, Éditeur, 1911, 333 pages. Une réalisation de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Avant-propos


On recommence à lire Proudhon. Chez les bouquinistes ses œuvres aujourd'hui font prime. La Justice dans la Révolution et dans l’Église et les Contradictions économiques, La Guerre et la Paix et la Capacité politique des classes ouvrières deviennent sujets de cours publics, sujets de thèses juridiques ou philosophiques, sujets aussi d'articles politiques. Pendant que des hommes de science restaurent pieusement les doctrines de l'auteur, des hommes d'action impatiemment les utilisent. Ses formules deviennent des mots de [vi] ralliement. Des groupes aujourd'hui prétendent incarner son esprit.

L'admirable est que ces groupes se trouvent dispersés aux quatre coins de l'horizon politique. Voici les théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, les apologistes des violences régénératrices : la Capacité politique des classes ouvrières est leur dernier évangile, un évangile guerrier. Ils y lisent que le premier devoir des producteurs exploités est de se former en corps à part, avec une âme à soi, pour faire front contre le monde bourgeois ; ils révèrent en Proudhon l'inventeur de la seule philosophie dont puissent s'accommoder, suivant eux, les hommes d'action de la Confédération générale du Travail [1]. Au même moment, des réformistes nous assurent que la politique proudhonienne est au fond radicale-socialiste [vii] plutôt que socialiste : « plus exactement, c'est une politique d'union radicale et socialiste [2] ». Les morcellistes vont plus loin. Proudhon est à leurs yeux l'anti-collectiviste par excellence, et pour défendre le bien de famille qui leur est cher, nul plaidoyer ne leur est plus précieux que l'un de ses testaments [3] : la Théorie de la Propriété. Marx avait donc raison ? Proudhon resterait finalement le petit bourgeois typique [4] ? Pour les socialistes de la nuance guesdiste cela ne fait pas de doute. Bien plus, ils s'acharnent à démontrer que Proudhon fut un « grand [viii] conservateur méconnu [5] ». Mais « conservateur », est-ce assez dire ? « Réactionnaire » serait plus juste. Proudhon n'a-t-il point passé son temps à réagir, avec l'énergie que l'on sait, contre l'entrainement démocratique ? C'est pourquoi, sans doute, il méritait d'être réhabilité comme un des « maîtres de la contre-révolution [6] ». Et l'on assure que dans les bureaux d'un journal royaliste, entre celle d'un pape et celle d'un prince, l'effigie de l'auteur de la Justice trône en effet à la place d'honneur [7].

C'est ainsi que Proudhon ressuscite : pour [ix] se multiplier. Au lieu d'un combattant, c'est plusieurs que nous voyons resurgir du sol. On les oppose l'un à l'autre. Et sitôt debout, comme dans la légende de Cadmus, les voici qui cherchent à se terrasser.

Que penser de ce singulier spectacle ? Que Proudhon, va-t-on nous souffler, a usé sa vie à se contredire. Il est donc assez logique que ses interprètes, aujourd'hui, se battent avec les morceaux de son œuvre. - Solution facile. Trop facile pour qu'on s'y résigne avant d'avoir éprouvé les autres.

 Il est très vrai que Proudhon dresse un superbe monceau de thèses antithétiques. Mais non par mégarde ni par impuissance. Émule de Hegel, sa méthode à lui aussi veut des antinomies. Il restera longtemps persuadé que les antinomies sont les indispensables conditions des synthèses. À travers les contradictions accumulées, il nous laisse donc le devoir de chercher la vérité d'ensemble.

Ajoutons que ce philosophe féru d'anti-thèses [x] est en même temps un polémiste talonné par l'actualité. Il va de l'avant, courant comme les événements eux-mêmes, criant sa découverte du jour. A suivre comme il l'a fait, par une réflexion toujours penchée sur le fait nouveau, le mouvement de la vie publique sous toutes ses formes, - politique et économique, nationale et internationale, - l'étonnant serait que ses formules n'eussent pas varié.

Mais sous les variations que la diversité des circonstances explique, une même volonté, fidèle aux mêmes principes, n'est-elle pas à l'œuvre ? C'était du moins la prétention de Proudhon. Le même homme qui déclare qu'il ne se relit jamais, jetant ses feuillets au vent qui passe, laisse aussi entendre qu'il n'aurait que mépris pour son œuvre s'il y manquait l'unité.

Est-il donc impossible de retrouver l'unité profonde de la pensée proudhonienne, si complexe et si mouvante que cette pensée ait pu être ? Il faudrait, pour en décider, la [xi] suivre pas à pas dans son développement même, et assister au travail intime par lequel, dans un fonds d'expérience incessamment accru, elle cherche de quoi répondre aux problèmes que la vie lui impose. Peut-être alors s'apercevrait-on que Proudhon, malgré tant de traverses, ne cesse pas d'aimer le même idéal social, - bien plus, qu'une même solution économique le hante, dont l'obsession explique ses « réactions » diverses - et même que, jusqu'au bout, il conserve quelque chose des principes philosophiques qui lui servaient, dès le début, à justifier ses tendances.

Si l'on réussissait à dégager cet idéal, cette solution, ces principes, ne verrait-on pas s'ordonner autour d'eux, chacune à son rang, les différentes thèses que Proudhon a jetées dans la circulation ? On retrouverait du coup l'espoir de départager, sinon de réconcilier, ses héritiers-ennemis.

[xii]

*
*   *

En recherchant ainsi, dans l'œuvre de Proudhon, des centres de perspective, nous avons été amenés à étudier, d'un peu plus près qu'on ne le fait d'ordinaire, toute une partie de cette œuvre : sa partie proprement sociologique. Nous nous sommes aperçus qu'il existe une Sociologie de Proudhon, qui peut-être fournit la clef de beaucoup de ses thèses.

Proudhon, à vrai dire, n'emploie pas lui-même le terme. Il n'éprouvera pas le besoin de l'emprunter à Auguste Comte, après que celui-ci l'aura lancé. Mais tel qu'il est aujourd'hui consacré par l'usage, le terme convient parfaitement à certains chapitres de La Justice dans la Révolution et dans l'Église, ou des Contradictions économiques, ou de La Guerre et la Paix. Il y convient, non pas seulement dans le sens large qu'on lui maintient souvent encore - philosophie de l'histoire, réflexions sur les rapports de la vie économique avec la [xiii] vie politique, sur les droits respectifs de l'État et de l'individu, etc. , - mais dans le sens plus précis que lui réservent ceux qui s'efforcent de spécifier les théories sociologiques.

Quelque forme qu'elles prennent, nous appelons ainsi toutes celles qui impliquent en commun un certain postulat : la réunion des unités individuelles engendre une réalité originale, quelque chose de plus et quelque chose d'autre que leur simple somme.

Or de ce postulat nul penseur peut-être n'a usé plus largement que Proudhon. Et s'il ne nomme pas la sociologie, il ne cesse d'opposer, aux phénomènes purement individuels, la force collective, l'être collectif, la raison collective. Ne vaut-il pas la peine de chercher par quelles théories il justifie ces expressions ? Ainsi l'on comprendrait mieux peut-être l'attitude, si souvent difficile à définir, qu'il adopte vis-à-vis des diverses tendances philosophiques.

[xiv]

L'entreprise ne paraît pas avoir beaucoup tenté, jusqu'ici, les commentateurs [8]. Sans doute percevaient-ils plus ou moins nettement les difficultés spéciales qu'elle présente. Une antithèse, en particulier, devait leur barrer la route : l'opposition classique entre le postulat sociologique et l'affirmation individualiste. Celle-ci n'implique-t-elle pas, de l'aveu commun, une philosophie sociale « atomiste », ou tout au moins « nominaliste », c'est à dire impliquant [xv] l'idée que les seules réalités dont on doive tenir compte sont les personnes dis­tinctes ?

Or qui, plus vigoureusement que Proudhon, a affirmé la valeur réelle de l'individu ? Ne passe-t-il pas pour le père de l'anarchie même ? C'est avec ce titre et sous cet aspect, semble-t-il, que la plupart de nos contemporains ont appris à le connaître [9]. Lui-même déclarait rester avant tout l'homme de la liberté et de l'individualité. Et Louis Blanc lui reprochait de pousser ce culte jusqu'à la frénésie, jusqu'à se mettre « complètement en dehors du mouvement de ce siècle [10] ». Inversement, Proudhon reprochait à Louis Blanc de « contredire les tendances manifestes de la civilisation » : le vœu de celle-ci n'est pas qu'on subordonne la personne privée à la personne publique, mais au contraire que chaque âme humaine [xvi] puisse devenir « un exemplaire de l'humanité tout entière [11] ». Avec des sentiments personnalistes aussi intenses, comment un réalisme social, sous quelque forme que ce soit, peut-il logiquement s'accorder ?

Que les deux tendances puissent ou non s'accorder logiquement, une chose en attendant est sûre : dans l'œuvre de Proudhon elles coexistent. Avec autant de véhémence qu’il affirme le prix de la personnalité, Proudhon insiste sur la réalité de l'être social. Les arguments dont il se sert pour la démontrer comptent à ses yeux parmi les gains principaux de son effort intellectuel. Dans sa Théorie de la Propriété [12], lorsqu'il dresse le bilan des seize démonstrations « très positives » qu'il lègue au monde, lui qu'on traite de démolisseur, ne cite-t-il pas en première ligne une théorie de la force collective, « métaphysique du groupe », à laquelle il rattache sa théorie [xvii] de la nationalité et sa théorie de la division des pouvoirs ?

Il n'eut pas le temps d'achever le livre où il se promettait de tirer tout à fait au clair ces théories ; à plus d'une reprise, du moins, il s'y était essayé. La Justice dans la Révolution et dans l’Église réserve une large place, dans les études quatrième et septième, aux notions de puissance et de raison collectives. Les Contradictions économiques signalent les besoins en même temps que les pouvoirs propres à Prométhée, c'est-à-dire à la société considérée comme un être unique. Mais bien plus, dès son premier mémoire sur la Propriété, Proudhon exploite la distinction entre la force collective et la somme des forces individuelles : il ira jusqu'à déclarer que cette distinction est alors sa pensée fondamentale. C'est dire que, du commencement à la fin de son œuvre, la préoccupation sociologique est présente.

*
*   *

Nous nous efforcerons, en nous arrêtant aux principales étapes de sa pensée, de dégager ce qu'elle doit à cette préoccupation. À suivre ce fil, peut-être rencontrerons-nous quelqu'une de ces idées centrales que nous cherchons, capables d'ordonner les thèses diverses que Proudhon soutient successivement. En tout cas, nous aurons contribué à remettre en lumière un aspect généralement oublié de cette œuvre si riche.



[1] G. Sorel, Réflexions sur la Violence, Paris, Librairie de Pages libres, 1908. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] - Éd. Berth, Les nouveaux aspects du socialisme, Paris, Bibliothèque du Mouvement socialiste, VI, 1908. – M. G. Pirou, dans une thèse récente (Proudhonisme et Syndicalisme révolutionnaire, Rousseau, 1910), donne une bibliographie très complète des travaux de cette école.

[2] A. Berthod, L'attitude sociale de Proudhon, p. 37 (extr. du Bulletin de la Société d'histoire de la Révolution de 48, janvier-février 1909). Voir, du même auteur, Les Tendances maîtresses de P.-J. Proudhon, dans la Revue socialiste, n° de février et de mars 1909. - Il est remarquable que, dans sa thèse sur L'Idée de l'État (Paris, Hachette, 1806), où il s'efforce de diminuer la distance entre le socialisme et l'individualisme, Henry Michel fait honneur de ses conclusions, pour une part, à l'influence proudhonienne (p. 411).

[3] C. Sabatier, Le Socialisme libéral, ou Morcellisme, Paris, Giard et Brière, 1905. Voir dans la Dépêche de Toulouse ses articles du 17 juillet 1908 et du 17 janvier 1909.

[4] Voir la lettre écrite par Marx au Sozial-Demokrat (janvier 1865) peu après la mort de Proudhon, reproduite dans l'édition française de la Misère de la philosophie, p. 253-273 (Paris, Giard et Brière, 1908).

[5] Voir Ch. Rappoport, P.-J. Proudhon et le socialisme scientifique, p. 7, Paris, éd. du Socialisme, 1909. - En sens inverse, M. James Guillaume s'efforçait de montrer que Proudhon peut être aisément ramené au communisme (Proudhon communiste, dans La vie ouvrière, n° d'août-septembre 1911, p. 306-312).

[6] Dans l'ouvrage qui porte ce titre, M. L. Dimier assure que dans l'œuvre de Proudhon toute une philosophie de contre-révolution s'ébauche, qui « découvre par endroits des membres achevés » (p. 282). Il est vrai qu'au même moment M. P. Bourget persiste à déclarer qu'il a le génie de Proudhon « en une espèce d'horreur » (Enquête de la Grande Revue, 10 janvier 1909, sur Le Centenaire de Proudhon, p. 139).

[7] C'est M. G. Guy-Grand qui rapporte ce trait, dans ses études sur Le Procès de la démocratie (Paris, Colin, 1911). L'Institut d'Action française aurait d'ailleurs fondé un « Cercle Proudhon ».

[8] Ni M. A. Muelberger (P.-J. Proudhon Leben und Werke, Stuttgart, Frommann, 1899), ni M. K. Diehl, qui pourtant consacre un chapitre spécial à la Sozialphilosophie de Proudhon (P. -J. Proudhon, Seine Lehre und sein Leben, Iéna, Fischer, I, 1888, II, 1890, III, 1896) n'accordent à ces théories l'attention qu'elles nous paraissent mériter. –  M. G. Sorel, dans son Essai sur la philosophie de Proudhon (Revue philosophique, 1802, t. XXXIII, p. 622, XXXIV, p. 41), fait une brève allusion à l'unité que Proudhon prête à la Société-Prométhée dans les Contradictions économiques. Dans les Quelques mots sur Proudhon (Cahiers de la Quinzaine, 13e Cahier de la 2e série), où il relève les lacunes du petit livre consacré à Proudhon par M. Bourgin (Paris, G. Bellais, 1901), il ne signale pas l'importance des notions de force collective ou d'être collectif. M. Éd. Berth l'a mieux vue (Nouveaux aspects du socialisme, p. 44 et suiv., et plus récemment, dans la Revue critique des idées et des livres du 10 avril 1911, p. 16). Mais il ne montre que l'un des aspects de la sociologie proudhonienne, celui qui convient aux thèses syndicalistes. Dans leur Histoire des Doctrines économiques (Paris, Larose, 1909), MM. Gide et Rist notent incidemment, mais avec netteté (p. 337, 718), l'usage que fait Proudhon du réalisme social.

[9] C'est le titre que donnait encore récemment M. Maurice Lair à une étude sur Proudhon, publiée dans les Annales des Sciences politiques, 15 septembre 1909, p. 588.

[10] Questions d'aujourd'hui et de demain, III, p. 162.

[11] Articles de la Voix du peuple, réunis dans les Mélanges, III, p. 22.

[12] Pages 215 et 216.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 août 2011 15:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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