RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les sciences sociales en Allemagne. Les méthodes actuelles. (1902)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Célestin Bouglé (1870-1940), Les sciences sociales en Allemagne. Les méthodes actuelles. Paris: Librairie Félix Alcan, 1902, 172 pp. Une réalisation de Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[1]

LES SCIENCES SOCIALES EN ALLEMAGNE.
LES MÉTHODES ACTUELLES.

Introduction


La question de la méthode des sciences sociales a paru récemment préoccuper, à juste titre, l'opinion philosophique en France. Il nous a semblé utile de faire connaître ou de rappeler aux Français ce que pensent au même moment, sur cette même question, les Allemands.

Nous avons donc choisi quatre auteurs occupés à la construction de sciences sociales différentes. Nous avons demandé à Lazarus le plan d'une psychologie des peuples, à Simmel, d'une science de la morale, à Wagner, d'une économie politique, à Jhering, d'une philosophie du droit. Nous avons entendu les cours des trois premiers à l'Université de Berlin. Pour le quatrième, mort un peu avant notre séjour en Allemagne, son esprit, que des ouvrages posthumes nous apprennent à mieux comprendre, est toujours vivant, et nous n'avons pas rencontré dans les Universités d'autorité juridique égale à la sienne.

Malgré la diversité de leurs âges, de leurs études, de leurs esprits, ces auteurs nous ont paru se ressembler par quelques traits, qui correspondent à certaines tendances [2] nouvelles des sciences sociales en Allemagne. Nous essaierons de faire saillir ces traits communs : nous résumerons les idées générales de chaque auteur et, en observant sa façon de traiter tel ou tel problème particulier, nous ferons voir à l'œuvre sa méthode. Ce résumé sera suivi d'une sorte de commentaire, à la fois historique et philosophique : historique, il rappellera le milieu intellectuel de l'auteur, les influences auxquelles son œuvre cède ou celles qu'elle contrarie ; philosophique, il indiquera comment, après cette œuvre même, les problèmes restent posés. Dans une conclusion, on comparera les mouvements des sciences sociales en Allemagne à leurs mouvements en France.

Mais avant de commencer cette enquête, il importe de rappeler brièvement l'histoire générale de la méthode des sciences sociales en Allemagne au XIXe siècle, et de marquer, dans cette histoire, la place de nos auteurs.

I

Cette histoire peut être divisée, si l'on prend les idées en gros, pour ainsi dire, en quatre phases.

La première correspond à l'âge héroïque de la philosophie allemande : elle est spéculative. Si différentes que soient leurs théories politiques, Kant et Fichte, Schelling et Hegel ont au moins un trait commun : le mépris des « faits ». Ils construisent la Société, le Droit, l'État, sans se soucier d'observer les sociétés, les droits, les états. Le XVIIIe siècle, confondant théorie et pratique sociales, leur laissait l'exemple et comme l'habitude de l’à-priori. En Angleterre comme en France, pour protester contre les lois du temps qui consacraient, ici, les privilèges d'une classe, ou, là, entravaient la liberté du commerce, il en appelait aux lois éternelles de l'économie politique ou du droit. Pour retrouver plus sûrement les titres des individus contre les gouvernements, [3] il figurait la société comme l'œuvre des libertés individuelles. Cet individualisme pénètre l'Allemagne : chanté par Schiller et par Gœthe, le Naturrecht est démontré par Kant et par Fichte. Kant dédaignera la science empirique des droits, « belle tête sans cervelle », et, partant du concept de l'individu, il en déduira les lois de la société, universelles et nécessaires, indépendantes de toute condition géographique ou historique, de l'espace et du temps. — À vrai dire Hegel ébranle et cet individualisme par sa notion de l'État et cet universalisme par sa notion de l'Histoire. Il prouve d'une part que l'État est autre chose que la résultante des actions et réactions individuelles, d'autre part que le rapport de l'individu à l'État varie nécessairement avec les temps et les pays. Mais ce changement de doctrine n'entraîne pas un réel changement de méthode. Hegel pour réfuter Kant n'en appellera pas à une histoire mieux informée, mais à une logique mieux comprise. De l'antithèse de l'Être avec le Non-Être et de leur synthèse il déduit le devenir et ses phases, mais il se vante de ne pas les observer. On sait qu'il se montre sceptique à l'égard des résultats de la recherche historique. Il n'a de confiance que dans les idées.

Mais, entre les faits et les idées, le désaccord se trahit bientôt. On s'aperçoit que mille phénomènes historiques restent en dehors des cadres de la logique hégélienne. Tous ceux qui précèdent la naissance de l'État, négligés par Hegel, réclament l'attention des sociologues [1]. À la lumière élargie de la science historique, on voit les peuples sortir de la route prescrite par la dialectique, et échanger les rôles pour lesquels elle les marquait. On observe, d'un autre côté, que le système de Hegel ne fait souvent que transposer en formules métaphysiques ses connaissances historiques. [4] Au mépris des faits succède et s'oppose la défiance des idées. Les jeux d'idées nous font connaître l'individualité de l'auteur, mais nous cachent la réalité historique. On veut être « objectif » ; Ranke fera le vœu de se dépouiller de son moi pour laisser parler les choses. Et partout dans les universités allemandes, à Tübingue principalement, se déploie l'armée des chercheurs patients, occupés à glaner, sur tous les terrains, les humbles vérités. Ils se complairont dans le concret comme on se complaisait dans l'abstrait. Les différences locales et temporelles attireront leur attention. Ils tendront à distinguer, comme les spéculatifs à assimiler. Déjà Böck, Savigny, Niebühr avaient mené l'attaque contre le Droit naturel [2] ; il n'y a pas un Droit, mais des Droits. À chaque nation convient son Droit ; il tient par mille racines à tout le passé du peuple : comme la langue, comme la littérature, c'est une fleur de l'âme nationale. Les économistes, comme les juristes, réfuteront les théories du XVIIIe siècle. Knies, développant systématiquement les idées lancées par List, reprochera à ces théories de prétendre à une valeur universelle, d'être « perpétualistes » et « cosmopolites » ; Roscher, élevé par le « polyhistorisme » de Tübingue, renforcera les thèses de la nationalœkonomie d'une masse de faits empruntés à toutes les histoires [3]. Et à mesure que ses disciples, formant ce que Wagner appelle la « jeune école historique » dirigée par Schmoller, apportent des documents plus nombreux et plus précis, on voit s'éloigner et s'évanouir l'idée d'une science universelle et abstraite des phénomènes économiques.

Mais cette réaction du fait contre l'idée eut son excès. L'esprit se sentit comme oppressé par la multitude des faits que les historiens lui apportaient. On voulut [5] remettre de l'unité dans cette multiplicité, et, après avoir distingué, assimiler à nouveau. En battant en brèche les conceptions du XVIIIe siècle, juristes et économistes avaient pu paraître ébranler l'idée même de loi scientifique ; en opposant au cosmopolite le national, au perpétuel le passager, on semblait renoncera la constitution des sciences sociales et se contenter de l'histoire [4]. Mais la connaissance du particulier ne peut longtemps nourrir les intelligences. On se lasse de la « micrologie » comme on s'était lassé de l'ontologie. On demande des lois pour se retrouver dans l'infini des faits.

Pour trouver ces lois, les sciences sociales devaient s'adresser d'abord aux sciences les plus florissantes de notre siècle, et chercher à emprunter leurs méthodes. L'esprit, préoccupé de constituer une science, est naturellement porté à ramener ce qu'il ne connaît pas encore à ce qu'il connaît déjà, et veut défricher sa terre nouvelle avec le même instrument qui a fait fructifier l'ancienne. Ainsi les sciences sociales après avoir subi tour à tour l'influence des mathématiques, de l'astronomie, de la chimie même, devaient se modeler sous l'a pression des sciences naturelles [5]. On pensait, en s'en remettant à celles-ci du soin de former les sciences naissantes, échapper à la fois à l'apriorisme de la spéculation et à l'empirisme de l'histoire. Pour découvrir les lois des phénomènes sociaux, il suffit de les comparer aux phénomènes biologiques. C'est ainsi qu'un Schäffle [6] ou un Lilienfeld [7], pour constituer la science de la structure et de la vie du corps social, le rapprocheront, par une comparaison systématique, de l'organisme.

[6]

À vrai dire, ce naturalisme ne paraît pas avoir laissé de traces très profondes sur la pensée allemande. De cette confrontation des sciences sociales avec les sciences naturelles elle retient l'idée qu'il faut, pour expliquer les phénomènes sociaux, les analyser et chercher les lois de leurs éléments. Mais elle reconnaît que ramener systématiquement la sociologie à la biologie, c'est peut-être prendre pour devise : obscurum per obscurius [8]. D'ailleurs, les causes des phénomènes sociaux ne sont, point dans les corps ; pourquoi donc les lois du monde des corps leur seraient-elles immédiatement applicables ? Le monisme qui réduit hâtivement à l'unité les forces de la nature et celles de l'esprit peut nuire à la précision scientifique. La plupart des penseurs allemands maintiennent entre les deux mondes une solution de continuité. La renaissance du kantisme [9] leur permet de prendre position aussi bien contre l'école naturaliste que contre l'école dialectique. Partis de points très éloignés, Helmholtz et Du Bois-Reymond, Lotze et Dühring se réunissent pour limiter les prétentions du naturalisme. Et c'est le trait commun aux Logiques de Wundt et de Sigwart, de Beno Erdmann et de Dilthey, que l'idée de la spécificité des méthodes, correspondant à la diversité des objets d'étude. On voudra donc rattacher les phénomènes sociaux, non aux phénomènes biologiques, ce qui ne fournit que des analogies superficielles, mais aux phénomènes psychologiques, ce qui peut fournir des rapports de causalité. En même temps qu'elle distinguera les faits sociaux des faits naturels, la psychologie nous permettra d'assimiler les faits sociaux les uns aux [7] autres, de retrouver, sous la diversité des Économies nationales, des Droits particuliers, quelques traits généraux. On rendra ainsi quelque valeur, au moins méthodologique, à certaines théories de l'école spéculative, qu'on transposera en termes psychologiques pour les appliquer à l'histoire. On voudra éviter, aussi bien que les erreurs du nationalisme, les erreurs complémentaires de l'historisme [10]. On n'aura plus ni le mépris des faits ni la défiance des idées, mais on tâchera d'unir les unes aux autres pour constituer de véritables sciences sociales.

Tel est le mouvement dont nous rencontrons les aboutissants dans les œuvres de nos auteurs ; nous y verrons se préciser la dernière des tendances que nous avons signalées, celle qui veut, en rattachant les sciences sociales à la psychologie, éviter à la fois les excès du naturalisme, de l'historisme et de la spéculation.

Mais qu'on prenne garde que, par ces quatre mots, spéculation, historisme, naturalisme et psychologie, nous voulons seulement désigner quatre points idéaux autour desquels oscillent, avec des écarts plus ou moins amples, les penseurs allemands. Nous ne prétendons pas que, dans la réalité, des périodes bien tranchées, qui se suivraient sans se confondre, correspondent à ces quatre tendances.

Rappelons d'abord qu'aucune d'elles n'a, en apparaissant, fait disparaître les autres. Michelet, mort il y a deux ans, représentait encore, à l'Université de Berlin, la dialectique de Hegel ; et l'inspiration de Schelling anime toujours les œuvres de Stahl et de Ahrens. L'historisme est plus florissant que jamais : Schmoller a autant d'élèves que Wagner. Et le naturalisme, malgré les coups portés sur lui de tous les côtés, développe encore ses métaphores. De plus, dans l'esprit de ceux même que nous prenons pour représentants d'une des tendances, on peut retrouver les traces d'une [8] autre. Schmoller [11], au début d'une histoire de la science sociale, consacrera un chapitre à Fichte, et découvrira, dans les théories par lesquelles Fichte essaie de réunir éthique et économie politique, des rudiments de réalisme. Le même Schmoller notera les habitudes spéculatives qu'ont gardées certains protagonistes de l'historisme, un Knies, par exemple. On reconnaîtra que, tout en luttant contre l'école dialectique, l'école historique lui doit et en garde beaucoup. De même elle nous fait souvent pressentir l'école naturaliste. Stahl use couramment de la métaphore de l'organisme, que Krause développait systématiquement. Enfin et surtout l’historisme fait déjà la plus grande part à la psychologie. De même, ceux qui comparent la société à un organisme sont parfois loin de méconnaître le caractère psychologique des phénomènes sociaux, et l'on peut dire que, sur ce point, on a souvent fait à Schäffle une fausse réputation. A fortiori pourra-t-on retrouver, dans les œuvres de nos auteurs, les traces mêlées des précédentes tendances.

Toutes ces interférences sont d'autant plus naturelles que le mouvement des sciences sociales en Allemagne est loin d'être le produit d'une seule force. Ses phases ne se succèdent pas par la seule vertu des idées, dans un système fermé, grâce à une sorte de dialectique interne. Mais des causes de toutes sortes concourent à le déterminer.

Rappelons-en une ou deux :

II

C'est d'abord le mouvement des sciences sociales à l'étranger.

Au XVIIIe siècle, la France, par les idées de Rousseau, [9] l'Angleterre, par celles d'Adam Smith, avaient profondément agi sur l'Allemagne. Elles agiront encore sur elle au XIXe par le positivisme et l'évolutionnisme. C'est dans les œuvres d'Auguste Comte ou de Darwin, de Buckle, de Spencer, de Stuart Mill qu'on trouvera le point d'origine de plus d'un changement de direction de la sociologie allemande.

Pour Darwin il n'est pas nécessaire d'attester sa large influence, sous laquelle toutes les branches de la science, dans tous les pays, se sont infléchies. L'histoire de la civilisation anglaise de Buckle a été un des livres anglais les plus lus en Allemagne. Et si les autres ouvrages de Spencer n'ont pas paru obtenir grand succès, son Ethique du moins et ses Principes de sociologie ont retenu l'attention. La Logique de Stuart-Mill, enfin, est partout citée. Pour Comte il est difficile de suivre son action à la trace. Elle a laissé peu de vestiges précis. Et nous avons cru nous apercevoir nous-même que, jusqu'à ces derniers temps, il était relativement peu lu en Allemagne [12]. Mais d'abord le positivisme est de ces doctrines dont on peut être pénétré sans avoir lu les œuvres de leur fondateur. Et puis n'est-il pas juste de dire que le capital intellectuel de Buckle, de Stuart Mill, et souvent, malgré ses protestations, de Spencer, est en grande partie un héritage de Comte ? Lors même qu'elle n'est qu'indirecte, son action sur l'Allemagne n'est pas moins très sensible.

À vrai dire, toutes ces influences paraissent se réunir pour pousser les sciences sociales vers le naturalisme. Or, nous avons nous-même indiqué que celles-ci, en Allemagne, n'ont guère fait que traverser le naturalisme sans en garder beaucoup. L'Allemagne aurait donc le droit de dire que l'Angleterre et la France ont peu fait pour l'avancement de ses sciences sociales. Les principales [10] idées françaises ou anglaises auraient provoqué plus de contradictions que d'imitations. La critique kantienne aurait permis à l'esprit allemand de leur résister ; elles lui auraient seulement rendu ce service de lui faire prendre mieux conscience de lui-même. Suivant Lazarus [13], on pourrait retrancher des sciences sociales allemandes, sans toucher à aucun de leurs organes essentiels, tout ce qui tient à Spencer. Barth [14] passe à l'épreuve de la logique allemande les conceptions fondamentales des Principes de sociologie et signale le défaut des analogies sur lesquelles ils se fondent. Bernheim [15], Wundt [16], Schmoller [17] reprochent à Stuart Mill de vouloir encore transporter, telle quelle, aux sciences sociales la méthode des sciences physiques. De tous les côtés, on lance à Comte le reproche d'avoir omis, dans sa classification des sciences, la psychologie ; Dilthey rit de ses efforts pour construire une sociologie sans psychologie, et fait entendre que le positivisme n'est qu'une métaphysique naturaliste [18] qui, plus encore que les métaphysiques idéalistes, est faite pour nous éloigner du chemin des sciences sociales.

Toutes ces considérations sont à la fois vraies et fausses. S'il est vrai que, par certains côtés, l'évolutionnisme et le positivisme tendaient à faire rentrer les sciences sociales dans les sciences naturelles, il faut reconnaître aussi que, dans l'évolutionnisme comme dans le positivisme, se cachaient certaines forces auxquelles les Allemands ont pu s'appuyer pour dégager la sociologie du naturalisme.

[11]

D'abord l'évolutionnisme, par les hypothèses même dont il use, préparait les esprits aux hypothèses dont les sciences sociales ont besoin. C'est en effet une illusion, aussi répandue qu'inadmissible, de croire avec Hœckel que, pour admettre l'évolutionnisme, on est prêt à étendre à tous les phénomènes l'explication mécanique, et à ramener le social au physique. En somme, les suppositions originelles de l'évolutionnisme ne recèlent-elles pas une téléologie [19], et les forces qu'il met en jeu ne ressemblent-elles pas à des forces psychologiques plus qu'à des forces mécaniques ? La théorie de la lutte pour la vie ne va pas sans la supposition d'une tendance à persévérer dans l'être, la théorie de l'adaptation au milieu, sans la supposition d'un effort pour s'adapter. En réfutant le monisme de Hœckel, des penseurs placés à des points de vue très différents ne manquaient pas de mettre en lumière ces hypothèses, et tout en notant qu'il n'en fallait user, en matière biologique, qu'avec la plus grande circonspection, ils remarquaient que, si un terrain paraissait de nature à être fécondé par elles, c'était celui des sciences sociales. En un mot, la réflexion sur les postulats de l'évolutionnisme apprenait aux Allemands à rendre une certaine valeur objective à la téléologie, et à la relever du discrédit où elle était tombée après Kant. Ce n'est pas là — nous le verrons — le caractère le moins important du mouvement contemporain.

D'autre part, si la logique de Stuart Mill est encore sur certains points pénétrée de naturalisme, il faut noter pourtant que Stuart Mill, un des premiers, met en relie ! cette idée que la psychologie et en particulier la psychologie des peuples est indispensable aux sciences sociales. C'est à lui que Dilthey emprunte l'expression de « sciences de l'esprit ». Il a établi, contre l'école même de Bacon, la fonction capitale de la déduction en matière de science sociale. Lorsque Menger et Wagner [12] demandent, contre l'historisme, qu'on rende justice à la déduction, ils marchent sur les pas de Stuart Mill.

Pour Comte enfin, s'il ne marque pas expressément dans son système la place de la psychologie, cette lacune ne doit pas nous faire illusion. En fait, c'est lui qui déclare que « l'histoire des sociétés est dominée par l'histoire de l'esprit humain ». Il dira encore que « tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions ». Déterminer, comme il le fait, le cours des phénomènes sociaux par la succession des trois états de la science, c'est faire la part belle à la psychologie. Sa philosophie de l'histoire est, en somme, intellectualiste. En ce sens, les Allemands pouvaient trouver dans son système comme l'antidote de la philosophie de l'histoire dite matérialiste. Celle-ci, construite pour soutenir les revendications socialistes et prenant encore pour modèle l'architecture hégélienne [20], plaçait à la base de la société les phénomènes économiques, et faisait dépendre de ceux-ci tous les autres, religieux, moraux, intellectuels ; elle faisait donc aussi petite que possible la part de l'esprit, elle tâchait à expliquer, en somme, le supérieur par l'inférieur. Si les Allemands, en rendant aux sciences sociales leur caractère psychologique, essaient, contre la philosophie de Karl Marx, d'expliquer l'histoire aussi bien par l'action des « courants supérieurs » que par celle des « courants inférieurs », n'est-il pas juste de dire que l'a philosophie de Comte — exagérant, si l'on veut, le rôle des forces intellectuelles comme celle de Karl Marx exagérait le rôle des forces matérielles — les a secondés dans cette réaction ?

[13]

III

Plus profondes encore et plus visibles que ces influences extérieures seront les influences intérieures, dues à l'histoire même de l'Allemagne contemporaine. Sans nous prononcer sur les rapports derniers de la théorie avec la pratique, et sans prétendre mesurer au juste ce que la science doit à l'action, ou l'action à la science, nous pourrons du moins noter, entre les idées de ceux qui collaborent à la construction des sciences sociales — philosophes, historiens, juristes, économistes, moralistes — et les grands mouvements politiques et sociaux, des corrélations constantes.

Le bouleversement initial du siècle a retenti dans l'âme de tous les peuples, et non pas seulement dans leur sensibilité ou leur volonté, mais dans leur intelligence. On a voulu défendre ou combattre la Révolution. On a dressé des systèmes pour ou contre elle.

Kant et Fichte avaient fait, suivant le mot de Hegel, la théorie métaphysique de la Révolution. On verra s'unir contre elle l'école dialectique et l'école historique. Après la ruine de la domination française en 1815, on se jette sur les idées françaises. Napoléon les avait portées par toute l'Europe ; elles tombent avec lui, et on voit dans sa chute la preuve de leur faiblesse. La nation allemande revendique l'indépendance intellectuelle en même temps que l'indépendance matérielle.

S'il semble bien que Hegel, comme Gœthe, soit resté indifférent à l'enthousiasme national, il n'en mena pas moins, à Berlin, la lutte contre les idées françaises en combattant le Naturrecht. On a pu dire que sa philosophie fut pour la Prusse une philosophie d'État [21]. Lui-même a noté certaines affinités électives entre son système [14] et la politique prussienne [22]. Il préparait pour elle celte notion de l'État divin, incarnation de l'esprit absolu, qui devait jouer son rôle dans la constitution de l'unité allemande.

Tandis que l'école dialectique élabore principalement l'idée de l'État, l'école historique élabore celle de la nation et s'emploie à rendre à l'Allemagne la pleine conscience d'elle-même. En chassant les étrangers, les Allemands invoquaient leur passé lointain. Ils veulent le ressusciter. L'histoire des langues, des mythes, des droits met à nu les racines de l'âme allemande. On se trouve à l'antipode du cosmopolitisme du XVIIIe siècle. Le sentiment national n'anime pas seulement l'art du temps, il souffle sa vigueur et imprime sa direction à la science. Ce n'est pas sans raison qu'on donne aux savants comme aux poètes de cette époque le même titre de romantiques.

L'histoire tout entière a été et reste imprégnée de ce nationalisme. C'est en s'appuyant sur lui que se sont élevées, contre le XVIIIe siècle, les nouvelles théories du droit et de l'économie politique. Nous avons vu que Savigny considérait le droit comme une floraison spontanée de l'âme nationale. Il se réclame de cette idée pour contester à son époque le droit d'instituer un nouveau système juridique [23]. Thibaut voulait construire de toutes pièces un Droit civil général. Savigny dénonce, dans sa tentative, un retour à l'esprit de la Révolution. On ne fabrique pas les droits comme des machines : ils s'organisent lentement dans l'âme des peuples.

À vrai dire, l'école historique, à ce moment de l'histoire d'Allemagne où s'opposaient, comme en 1848, les peuples et les gouvernements, servait moins ceux-là que ceux-ci. Elle tend à être conservatrice comme le Naturrecht à être révolutionnaire. Son antipathie pour la Révolution française l'empêchait de consentir à tout [15] ce qui pouvait émanciper les masses. On raconte que la nouvelle du succès de la révolution de 1830 en France hâta la fin de Niebühr. La « Restauration » put plus d'une fois se servir de son nom, comme de celui de Savigny, comme de celui de Hegel [24].

Les doctrines des économistes ne devaient pas aboutir aux mêmes conséquences pratiques. Comme les juristes ils obéissent aux aspirations de leur temps et renouvellent leur science à l'idée de la nation. Ils ont souvent montré, en parlant des économistes anglais, comment les circonstances pratiques ont éveillé leurs théories, comment le désir de protester contre une législation restrictive du commerce de grains les a poussés à formuler la loi générale du « Laissez faire ». On peut adapter à leur situation des considérations du même genre. Dühring et Schmoller ont montré comment le désir de développer le protectionnisme avait inspiré à List une première idée de la nationalœkonomie. La recherche des réformes pratiques a suscité dans l'économie politique allemande une révolution théorique analogue à celle du droit.

Mais, de théories analogues, les économistes tirent des conséquences toutes différentes de celles que tiraient les juristes. Comme les juristes, les économistes, en combattant le XVIIIe siècle, opposent et préfèrent, à ce qui est mécanique, ce qui est organique [25]. Mais tandis que pour ceux-là c'est l'intervention de l'État, pour ceux-ci, c'est plutôt le libre jeu des égoïsmes qui représente le mécanisme. Et tandis que le juriste demande que l'État laisse agir les forces juridiques, l'économiste en arrive à demander que l'État intervienne pour modifier et réglementer les forces économiques.

C'est que, entre temps, un mouvement différent du nationalisme et qui pourrait aller jusqu'à le contredire, [16] le socialisme, réunissant en lui les forces les plus différentes, celles des catholiques, des conservateurs, des démocrates [26], commençait à peser sur la pensée allemande. À l'Allemagne romantique se substituait peu à peu une Allemagne positive et réaliste [27], qui exigeait un remaniement des sciences sociales elles-mêmes. Les économistes essaieront de diriger le courant qu'ils ne peuvent barrer. Le « socialisme de la chaire » se constitue, et l'on voit l'historisme économique réclamer l'intervention de l'État, dont l'historisme juridique réclamait l'abstention.

Là ne se borne pas l'action du socialisme. Non seulement il entraîne la nationalœkonomie à tirer des conséquences nouvelles des théories de l'historisme ; il l'amène à réviser ces théories mêmes, et travaille ainsi à la plus récente transformation des sciences sociales. Sans doute on a remarqué que, après avoir été utopique en France, puis scientifique en Allemagne, il semble se contenter aujourd'hui d'être pratique. Mais son action sur la science n'a pas cessé et n'a pas fini de s'exercer. Les critiques même qu'il a appelées ont profité à l'élargissement des sciences sociales. Sa philosophie de l'histoire matérialiste a donné l'exemple d'une étude systématique d'un des facteurs de l'histoire ; et par son excès même, en considérant à tort ce facteur comme le seul, elle a rappelé aux esprits ce qu'ils pouvaient garder des philosophies idéalistes. On a observé, en descendant avec le socialisme dans les questions sociales, qu'elles étaient des questions morales [28] ; on a mieux compris, par suite, l'influence capitale des sentiments et des idées sur l'histoire, et le caractère psychologique des sciences sociales s'en est trouvé plus nettement marqué. [17] Lazarus, Simmel, Wagner, Jhering prendront souvent texte, pour éclairer leurs théories scientifiques, des idées socialistes. De l'aveu de Wagner, ce sont, en grande partie, ces idées qui l'ont réveillé de son sommeil historique, et l'ont forcé à réviser les principes de l'économie politique.

D'une façon générale, le socialisme aide les esprits à sortir des limites un peu trop étroites que le nationalisme leur imposait. Sans doute il ne s'opposera pas en face à celui-ci, trop puissant en Allemagne. Mais il forcera du moins la pensée à se préoccuper des problèmes internationaux, à retrouver, sous la diversité des nations, la ressemblance des classes, sous la diversité des croyances, la ressemblance des besoins. Son action viendra enfin se joindre à celle des nécessités pratiques de toute sorte qui réclament la constitution d'une science de la morale, d'une économie politique, d'un droit universel. Le nationalisme, en retenant l'esprit sur les différences, semblait parfois lui ôter l'espoir de trouver des lois universelles, le décourager de construire des sciences sociales ; le socialisme, en rappelant son attention aux ressemblances, lui permet de reprendre cet espoir, de rendre une valeur à certaines théories que l'historisme avait détruites.

-------------------------------

Combien d'ailleurs il est difficile de rendre à chacune de ces tendances ce qui lui appartient en propre, on ne peut se le dissimuler. Sous les expressions générales qu'on est obligé de choisir pour caractériser ces grands mouvements, bien des conceptions particulières, parfois assez différentes, peuvent se cacher. Nous essaierons de les connaître avec plus de précision, non plus en considérant dans l'ensemble l'évolution générale des sciences sociales en Allemagne, mais en demandant directement à quelques penseurs quelle impulsion ils veulent donner à leur science.



[1] Cf. P. Barth. Die Geschichtsphilosophie Hegel’s und der Hegelianer bis auf Marx und Hartmann. Leipzig, 1890.

[2] Cf. Bluntschli. Geschichte der neueren Staatswissenschaft. 3e éd. Munich et Leipzig, 1881, p. 596, 621.

[3] Cf. Schmoller. Zur Litteraturgeschichtedes Staats und Sozial-wissenschaften. Leipzig, 1889, p. 147.

[4] Cf. Menger. Die Irrthümer des Historismus in der Deutschen Nationalökonomie. Vienne, 1884.

[5] Cf. Dilthey. Einleitung in die Geisteswissenschaften. Leipzig, 1883, p. 150, 478, 483.

[6] Bau und Leben des Socialen Körpers, 1875.

[7] Gedanken über die Socialwissenschaft der Zukunft, 1873.

[8] Cf. Dilthey. Op. cit.

[9] Cf. Un article de Wundt dans le Mind, année 1877, et un de B. Erdmann dans la Deutsche Rundschau, 1879, sur les tendances générales de la philosophie allemande contemporaine. — Cf. en France, sur des sujets analogues, un article de Nolen dans la Revue philosophique, 1883, et un de Durkheim, dans la Revue internationale, 1886.

[10] Cf. Dilthey. Op. cit., p. 131. Blunstschli, Op. cit., p. 756.

[11] Op. cit.

[12] Cependant un livre récent paraît rappeler l'attention sur sa philosophie : Auguste Comte und seine Bedeutung für die Entwickelung der Socialwissenschaft, par H. Waentig. Leipzig. 1894.

[13] Dans son cours, à l'Université de Berlin.

[14] Viesteljahreschrift für wissenschaftliche Philosophie, Heft. 2, 1893.

[15] Bernheim. Lehrbuch der Historischen Methode, 2e éd., 1891, p. 96, 125.

[16] Logik II, Methodenlehre, 2e partie, 2e éd., 1895, p. 83.

[17] Handwöi terbuch der Slaatswissenschaften, édit. par Conrad. — Bd. VI. Article Volkswirthschaft, p. 556.

[18] Dilthey. Op. cit., p. 131, 134.

[19] Cf. Wundt. Logik., I, dernier chapitre.

[20] C. Barth. Die Geschichtsphilosophie Hegel's, ch. iii.

[21] Cf. Bluntschli. Op. cit., p. 601.

[22] Cf. Lévy-Brühl. L'Allemagne depuis Leibniz.

[23] Cf. Savigny. Ueber den Beruf unserer Zeit zur Gesetzgebung.

[24] Cf. Bluntschli. Op. cit., p. 446, 624, 633.

[25] Cf. Tönnies. Historismus und Rationalismus in Archiv für systematische Philosophie, 1895, Heft 2, p. 230.

[26] Cf. Laveleye. Le socialisme contemporain. 6e éd., 1891.

[27] Cf. Lévy-Brühl. La crise de la Métaphysique en Allemagne. Revue des Deux-Mondes, 15 mai 95, p. 340.

[28] Cf. Ziegler. Die soziale Frage eine Sittliche Frage, traduit par G. Palante, 1893.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 mai 2015 11:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref