RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essai sur le régime des castes. (1935)
Introduction: Essence et réalité du régime des castes. III


Une édition électronique réalisée à partir du livre Célestin Bouglé (1870-1940), Essai sur le régime des castes (1935). Paris : Les Presses universitaires de France. Texte de la 4e édition, 1935. Paris, réédition de la 4e édition, 1968, 216 pp. Première édition, 1908. Collection: Bibliothèque de sociologie contemporaine. Une édition numérique réalisée par notre inlassable bénévole qui fait un travail exceptionnel, Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'école polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Introduction: Essence et réalité du régime des castes
par Célestin Bouglé

I. Définition du régime des castes
II. Réalité du régime des castes
III. Le régime des castes en Inde.


III – Le régime des castes en Inde

Ce régime rencontre-t-il, dans la civilisation hindoue, des obstacles analogues ? Ou au contraire y verrons-nous enfin, librement épanouies, en pleine terre, ses trois tendances essentielles ?

Nous constaterons d'abord que nulle part la spécialisation n'est poussée plus loin qu'en Inde. Certes, les métiers différenciés y sont moins nombreux que dans notre civilisation contemporaine. Pour qu'une société compte plus de dix mille professions et voie leur nombre s'accroître de plus de quatre mille en treize ans [note 1], il faut qu'elle possède une industrie « scientifique », seule capable de multiplier et de varier, en même temps que les besoins, les moyens de production. L'Inde, tant qu'elle est restée livrée à elle-même, n'a pas connu ces progrès.

Mais si ses procédés de production sont demeurés relativement simples, au moins a-t-elle autant que possible divisé les tâches entre des corps différents. On n'a, pour s'en rendre compte, qu'à relever le nombre des sous-groupes dont chacun des grands groupes professionnels est composé. C'est ainsi que l'on distinguera 6 castes de commerçants, 3 de scribes, 40 de paysans, 24 de journaliers, 9 de pasteurs et chasseurs, 14 de pêcheurs et mariniers, 12 d'artisans divers, charpentiers, forgerons, orfèvres, potiers, 13 de tisserands, 13 de fabricants de liqueurs, 11 de domestiques [note 2]. Et sans doute, ces subdivisions internes ne correspondent pas toutes à des distinctions professionnelles. Mais, dans nombre de cas, ce qui distingue une caste de ses congénères, c'est qu'elle s'abstient de certains procédés, n'utilise pas les mêmes matériaux, ne façonne pas les mêmes produits.

Dans les légendes bouddhiques, on distingue les différentes castes de pêcheurs d'après les instruments dont elles se servent, ou d'après les poissons qu'elles pêchent [note 3]. Dans le groupe du vêtement, les ouvriers en turbans ne veulent avoir rien de commun avec les ouvriers en ceintures. Dans le groupe du cuir, il y a une caste pour fabriquer la chaussure, une autre pour la réparer, une autre pour façonner les outres [note 4]. On ne voit pas, nous dit-on, le même homme pousser la charrue et paître les bestiaux [note 5]. Parmi les clans Ghosis, il y en a qui gardent les vaches et ne vendent que du lait ; d'autres achètent le lait et vendent le beurre [note 6]. Les Kumhars d'Orissa sont divisés en Uria Kumhars, qui travaillent debout et font de grands vases, et Kattya Kumhars, qui tournent la roue assis et font de petits pots [note 7]. Le coolie qui porte un fardeau sur la tête refuserait de le charger sur ses épaules ; celui qui use de la perche n'use pas du havre-sac. Les différentes castes de domestiques ont chacune leur emploi propre ; et chacune refuserait énergiquement de s'acquitter de l'emploi des autres [note 8]. Du haut en bas de la société hindoue, le cumul des fonctions est interdit en principe.

Les changements de fonctions ne sont pas moins illicites. Les travaux sont divisés une fois pour toutes ; et chacun, par sa naissance, a sa tâche marquée. L'hérédité des professions est la règle, et l'a été dès la plus haute Antiquité. C'est ce trait qui frappe les voyageurs mahométans qui visitèrent l'Inde au IXe siècle [note 9]. « Dans tous ces royaumes... il y a des familles de gens de lettres, de médecins et d'ouvriers employés à la construction des maisons, et on ne trouve personne dans les autres familles qui fasse profession des mêmes arts. » Dans les Jâtakas, qui nous laissent apercevoir quelques traits de la société hindoue du VIe siècle, l'expression « fils d'un conducteur de caravanes » signifie conducteur de caravanes ; « fils d'un forgeron » signifie forgeron [note 10], des familles de potiers, des familles de tailleurs de pierres sont désignées ; allusion est faite à des rues, à des villages où certains métiers sont localisés de père en fils [note 11].

Strabon notait déjà [note 12] que chaque classe, en Inde, a son métier spécial. Les noms mêmes des castes, dont la plupart sont des noms de professions, prouve-raient suffisamment l'ancienneté de la spécialisation hindoue [note 13].

Et sans doute cette règle supporte bien des exceptions. Ne parlons pas des changements de profession tout récents, qui poussent nombre de gens de toutes castes vers l'administration ou vers l'agriculture [note 14] : ils résultent des secousses que l'invasion anglaise fait subir à la tradition hindoue. Mais de tout temps, les Brahmanes se sont ouvert toutes espèces de professions. Bien loin qu'ils se confinent dans l'étude des livres sacrés, on en voit qui sont laboureurs, soldats, commerçants, cuisiniers [note 15]. « Pour son ventre il faut jouer bien des rôles », disait l'un d'eux à l'abbé Dubois [note 16].

Leur supériorité même leur réserve plus de possibilités qu'au commun des mortels. Il est vrai que cette supériorité implique la pureté, et que le souci de rester pur exclut bien des modes d'action. La doctrine de l'Ahimsa, qui défend de blesser la moindre créature vivante, n'interdit-elle pas au prêtre d'éventrer le sol avec le soc de la charrue [note 17] ? En fait, devant les nécessités matérielles, il fallait bien faire fléchir la rigidité de ces prohibitions. La théorie même en prit son parti : les codes brahmaniques reconnaissent au Brahmane le droit de pratiquer différents métiers en cas de détresse. Si Manou lui interdit formellement le commerce des liqueurs et des parfums, de la viande et de la laine, il lui permet le service militaire, le labour, le soin des troupeaux, un certain nombre d'entreprises commerciales.

À leur tour les membres des autres castes, que ces mêmes codes prétendaient river à l'occupation traditionnelle, devaient prendre, à l'exemple des Brahmanes, plus d'une liberté à l'égard de la règle. Nous notions tout à l'heure que les noms de castes sont d'ordinaire d'anciens noms de professions. Mais ajoutons qu'il est relativement rare que la profession exercée aujourd'hui par une caste soit celle que son nom désigne. Les Atishbaz sont bien, comme leur nom l'indique, artificiers, et les Nalbands maréchaux-ferrants [note 18]. Mais il n'est pas vrai que tous les Chamars soient aujourd'hui tanneurs, les Ahirs pasteurs, les Banjaras porteurs, les Luniyas fabricants de sel. Les Baidyas forment, suivant la tradition, la caste des médecins. Or, c'est à peine si le tiers d'entre eux pratiquent la médecine : beaucoup sont maîtres d'école, fermiers, inten-dants [note 19]. Parmi les Sunris, que la tradition désigne comme les fabricants de liqueurs, on trouve, dans certaines provinces, des charpentiers et des cou-vreurs, ailleurs des marchands de grain. Si les Doms sont pêcheurs en Assam, ils sont cultivateurs en Kachmir, et maçons en Kumaon [note 20]. Les Kansaris et les Sankaris sont employés comme domestiques, bien qu'ils appartiennent théoriquement aux castes commerçantes [note 21]. Chez les Kaibarttas du Bengale, si les Mechos sont restés pêcheurs conformément à la tradition, les Hélos sont passés à la culture [note 22]. On compte d'ailleurs aujourd'hui beaucoup plus de cultivateurs et beaucoup moins de pasteurs qu'il ne devrait y en avoir si les divisions consacrées étaient respectées [note 23]. Le système de la spécialisation héréditaire comporte donc, en Inde, beaucoup plus de mobilité qu'on pouvait le croire à première vue [note 24].

Mais remarquons d'abord que cette mobilité est collective bien plutôt qu'individuelle. On voit rarement un fils, pour obéir à sa vocation propre, quitter le métier de ses ancêtres et chercher seul sa voie [note 25]. Ce sont plutôt des groupes qui se détachent de l'ensemble pour prendre possession d'une profession nouvelle ; mais à l'intérieur du groupe détaché, la règle ne cesse pas d'être en vigueur : les fils continuent normalement l'œuvre des pères. Ajoutons que si, en fait, les changements de métiers ne sont pas rares, ils restent en droit illicites et comme scandaleux. Lorsqu'il s'agissait de l'Égypte, nous avons observé que le fait ne prouvait pas le droit. Que les fils exercent le plus sou-vent, en Égypte, le métier des pères, cela ne prouve pas que la spécialisation héréditaire soit une règle pour la société égyptienne. Nous pouvons faire ici un raisonnement analogue et inverse. Que les fils n'exercent pas toujours la profession des pères, cela ne prouve pas que la spécialisation héréditaire ne soit pas une règle pour la société hindoue. Nous l'induirons légitimement, si nous constatons qu'une certaine sanction est attachée aux changements de profession, et qu'ils ne vont pas sans une sorte de dégradation sociale.

On nous dira que les Brahmanes, quoique exerçant les métiers les plus différents, restent universellement respectés. Mais d'abord la situation particulière qui leur est faite dans la société hindoue explique qu'ils échappent à la sanction commune : le Brahmane est toujours, en un certain sens, au-dessus de la loi. D'ailleurs il n'est pas exact que le Brahmane conserve, dans toutes les situations, le même prestige : on respecte le pandit tout autrement que le cuisinier. Quant à la masse des castes non brahmaniques, il est entendu qu'un changement de métier avoué, étant une dérogation aux normes essentielles de l'organisation sociale, entraîne une déchéance [note 26]. Lorsque les membres d'une caste changent de profession, ils s'en cachent, ou ils cherchent à se justifier par quelque légende [note 27] – ils se sentent atteints par le blâme de l'opinion.

Elle n'aime pas les évadés, même lorsque l'évasion a été le point de départ d'une ascension dans l'ordre économique. Certains Sunris se sont élevés de la situation de fabricants de liqueurs à celle de grands commerçants. Ils s'appel-lent désormais Shahas et repoussent toute alliance avec ceux qui ont conservé l'occupation traditionnelle de la caste. Vains efforts : ces parvenus continuent d'être tenus en médiocre estime. Inversement, celui qui conserve pieusement la profession, même basse, même impure, de ses pères, tire honneur de sa fidélité à la tradition. Dans Sakountala, le pêcheur, à qui l'on reproche sa cruauté envers les poissons, de répondre : « Seigneur, ne me blâmez pas. Nous ne devons jamais abandonner le métier de nos ancêtres, quelque bas qu'il soit. » C'est sans doute pour obéir à ce même sentiment que certaines castes se raidissent et font des efforts désespérés avant d'abandonner, sous la pression du besoin, la profession traditionnelle. Il a fallu, nous dit-on, 30% de morts pour décider les tisserands de l'ouest du Bengale, ruinés par l'importation anglaise, à chercher un nouveau gagne-pain [note 28] : tant il est vrai que l'attache-ment au métier des ancêtres se présente à la conscience hindoue comme un devoir.

En mesurant la place de la spécialisation héréditaire dans la société hindoue, nous venons de rappeler que cette société est organisée hiérarchique-ment. Et en effet, nulle part on ne peut constater des distinctions aussi tranchées, nulle part il ne se fait une telle dépense de mépris et de respects.

Les voyageurs ont souvent dépeint la triste condition faite aux Parias. « Il ne leur est pas permis, dit l'abbé Dubois, de cultiver la terre pour leur propre compte. Obligés de se louer aux autres tribus, leurs maîtres peuvent les battre quand ils le veulent, sans qu'ils puissent demander de réparation. Les aliments dont ils font leur nourriture sont de qualité repoussante : ils disputent les débris aux chiens. » Sur la côte de Malabar, on ne leur permet même pas de bâtir des huttes. Si un Naïr les rencontre, il a le droit de les tuer [note 29]. Lisons maintenant la description de l'entrée d'un gourou [note 30] : il marche entouré de cavaliers, de musiciens, de bayadères : devant lui l'encens fume, les tapis s'étendent, les arcs de triomphe s'élèvent. La malédiction d'un tel homme pétrifie, et sa bénédiction sauve. Une pincée des cendres avec lesquelles il s'est barbouillé le front est un don inestimable. En retour, on verra de pauvres gens vendre leurs femmes et leurs enfants pour lui procurer les présents qu'il exige [note 31].

Tous les Brahmanes ne mènent pas cette existence royale, mais la plupart vivent aux dépens des autres castes. En principe, le Brahmane doit se nourrir d'aumônes. Si vous lui demandez quelque chose, il vous répond : « Passez ! » Il est fait pour recevoir, non pour donner [note 32]. Quand on traverse un hameau, disait Jacquemont [note 33], on croirait que la caste des Brahmanes est la plus nombreuse ; c'est qu'ils y restent oisifs quand les autres sont dehors qui travaillent. Un autre voyageur nous montre les bateliers de Bénarès trop honorés si un Brahmane veut se faire promener dans leur barque. Un autre dit, en parlant des Brahmanes, qu'ils marchent avec un air satisfait d'eux-mêmes et conscients de leur supériorité qui est inimitable. Il n'est pas étonnant, remarque l'abbé Dubois [note 34], qu'on rencontre souvent chez les Brahmanes un égoïsme superbe : ne sont-ils pas élevés dans l'idée que tout leur est dû et qu'ils ne doivent rien à personne ? Leur supériorité absolue est aussi incontestée [note 35] que l'absolue infériorité des Parias.

Entre ces deux degrés extrêmes, la multitude des castes s'étage, chacune très occupée de tenir son rang et de ne pas laisser usurper ses prérogatives [note 36]. Pour la détermination des rangs, diverses considérations entrent en ligne de compte : la pureté du sang, la fidélité au métier traditionnel, l'abstention des aliments interdits [note 37]. Pratiquement l'élévation ou la bassesse d'une caste se définit surtout par les rapports qui l'unissent à la caste brahmanique. Les Brahmanes accepteront-ils n'importe quel don d'un homme de cette caste ? Prendront-ils sans hésitation un verre d'eau de sa main ? Feront-ils des difficultés ? Refuseront-ils avec horreur [note 38] ? Voilà le vrai critère de la dignité des castes : l'estime du Brahmane est la mesure de leur noblesse relative.


Si nous consultions les codes sacrés, nous y trouverions les grandes distinctions sociales exprimées avec précision, en rapports mathématiques. Nous constaterions que le nombre des cérémonies pratiquées, le chiffre des amendes imposées, voire le taux de l'intérêt payé, varient avec le rang des castes, et que toujours au Brahmane est attribué le maximum des bénéfices comme le minimum des peines [note 39].


Et sans doute, comme nous le verrons, nous ne pouvons nous fier au détail des codes. Les distinctions réelles sont loin d'être aussi strictes que leurs distinctions idéales. Sur bien des points la hiérarchie reste incertaine [note 40]. La place d'une caste varie suivant les régions [note 41] et les préséances donnent lieu à des contestations fréquentes. Mais ces incertitudes de fait laissent le principe sauf ; ces contestations mêmes et les luttes qu'elles entraînent prouvent à quel point les différents membres de la société hindoue sont pénétrés de l'idée qu'elle doit être organisée hiérarchiquement.

Que ses éléments spécialisés non seulement se superposent, mais s'opposent, que la force qui anime tout le système du monde hindou soit une force de répulsion, qui maintient les corps séparés et pousse chacun d'eux à se replier sur lui-même, c'est ce qui frappe tous les observateurs.

On a souvent noté le dégoût que les Européens inspirent aux Hindous. Un voyageur remarque qu'un Brahmane avec lequel il avait lié connaissance lui rendait visite de très bon matin : c'est que le Brahmane préférait le voir avant l'heure du bain, afin de se purifier aisément des souillures qu'il aurait pu contracter. Un Hindou qui se respecte mourrait de soif plutôt que de boire dans un verre qui eût servi à un « Mleccha » [note 42]. Ce qui est remarquable, c'est que les Hindous semblent éprouver, à l'égard les uns des autres, quelque chose de cette même répugnance ; preuve qu'ils restent jusqu'à un certain point des étrangers les uns pour les autres. On eut beaucoup de peine à établir à Calcutta une canalisation d'eau : comment les gens de castes différentes pourraient-ils se servir du même robinet ? Le contact des Parias inspire une véritable horreur. C'est pourquoi on les obligeait, comme leur nom l'indique, à porter des clochettes révélatrices de leur présence [note 43]. Sur la côte de Malabar, il y a encore des gens que l'on force à aller presque nus, de peur d'être touché par leurs vêtements flottants [note 44]. La crainte de « l'atmosphère impure » est, de tout temps, un des traits dominants de l'âme hindoue [note 45]. Les Jâtakas sont pleins d'anecdotes qui témoignent du dégoût qu'ont inspiré de tout temps le contact ou même la vue des races impures. Un Brahmane s'aperçoit qu'il a fait route avec un Tchandala : « Sois damné, oiseau de malheur ; ôte-toi de mon vent ! » Deux amies, la fille d'un gahapati et d'un purohita jouent aux portes de la ville. Surviennent deux frères Tchandalas, qu'elles aperçoivent. Elles se sauvent aussitôt et vont se laver les yeux [note 46].

Et sans doute toutes les races ne provoquent pas un dégoût pareil. Cependant, toute caste autre que la sienne, quelle qu'elle soit, est en un sens impure aux yeux de l'Hindou orthodoxe. Et ce sentiment de répulsion latente se manifestera clairement en certaines circonstances.

Par exemple, tel ne craindra pas d'être touché par un homme d'une autre caste qui refusera pourtant de manger avec lui. C'est par les aliments surtout que l'on craint d'être contaminé. Ils ne peuvent être partagés qu'entre gens de même caste : ils ne doivent même pas être touchés par un étranger [note 47]. Son regard parfois suffit à les souiller. Si un Paria jetait les yeux dans une cuisine, tous les ustensiles devraient en être brisés [note 48]. Jacquemont raconte qu'à l'heure du dîner il va troubler le repas de son domestique « Le saïsse, quand il me vit approcher, cria d'un air pitoyable « Monsieur, monsieur, je vous en prie. Ah, « monsieur, prenez garde ! Je suis Hindou, monsieur, Hindou. » Il remarque que dans son escorte de cipayes il y a autant de fourneaux, de pots, de feux qu'il y a d'hommes. « J'ignore s'ils sont tous de castes différentes : il n'y en a pas deux qui mangent ensemble » [note 49]. Il arrive en effet que l'Hindou s'isole pour manger, afin d'être sûr de ne pas contracter de souillure. Chez les Râdjpouts, les familles différentes, alors même qu'elles appartiennent à la même caste, mangent difficilement ensemble [note 50]. D'où le dicton « pour douze Râdjpouts, il faut treize cuisiniers ». « Pour trois Brahmanes Kanaujas, dit-on encore, il faut trente foyers » [note 51]. Les scrupules de ce genre sont naturellement plus vifs dans les hautes castes. Mais du haut en bas de l'échelle sociale, on rencontre le même souci. En temps de famine, des Santals se laissèrent mourir de faim plutôt que de toucher à des aliments préparés par des Brahmanes [note 52]. Qui mange des aliments prohibés par sa caste devient un « outcast », un « hors la loi ». C'est pourquoi on a pu dire que la caste est « affaire de repas » [note 53].

Il est pourtant un terrain sur lequel le protectionnisme de la caste élève des barrières encore plus hautes : plus que de repas, la caste est « affaire de mariage » [note 54]. Il est en effet formellement interdit de se marier hors de sa caste : la caste est rigoureusement endogame. Il faut ajouter que cette endogamie se double d'une exogamie interne. S'il y a un cercle large à l'intérieur duquel l'Hindou doit prendre femme, il y a un cercle étroit, inscrit dans le premier, où il ne peut pas prendre femme. Beaucoup de castes, à l'imitation de la caste brahmanique, se divisent en gotras : les membres d'un même gotra ne peuvent s'épouser. Tantôt, c'est aux membres d'un même groupe éponymique, composé des descendants d'un même aïeul, tantôt c'est aux membres d'un même groupe territorial, composé des habitants d'une même localité, que cette prohibition s'applique [note 55]. Ces règles exogamiques sont complexes et varient avec les castes. Mais ce que nous avons à retenir pour l'instant, c'est la rigueur de la règle générale qui isole les castes et tend à les fermer éternellement l'une à l'autre.

Sans doute, cette règle aussi supporte bien des exceptions. Les sentiments provoqués par l'existence d'une hiérarchie triomphent parfois des sentiments de répulsion réciproque qui séparent les castes. Beaucoup de familles recherchent pour leurs filles des maris de caste supérieure ; « l'hypergamie » [note 56] domine alors l'endogamie. Certains Radhyas de haut rang sont si recherchés comme fiancés qu'ils font du mariage une profession : ils tiennent des regis-tres où ils inscrivent les femmes auxquelles ils ont fait l'honneur de s'unir [note 57]. Jusque dans les hautes castes les dérogations à la règle endogamique ne sont pas rares. Suivant Carnegy [note 58], les Râdjpouts de l'Oudh prendraient souvent leurs femmes chez les aborigènes, sans qu'il en résulte pourtant une déchéance pour leur postérité. De même il est constant, suivant Crooke, que les Jâts recherchent souvent des filles de basse caste, les font passer pour des filles de leur sang et les épousent.

À défaut de l'observation, l'analyse anthropologique serait d'ailleurs capable de prouver que, malgré les prohibitions les plus strictes, les mélanges de toutes sortes ont été innombrables [note 59]. Il n'en reste pas moins que le seul mariage « pur » ne se contracte qu'entre gens de même caste, que la conscience publique manifeste, par les sanctions qu'elle distribue, son souci de maintenir cet idéal, que, plus souvent encore qu'un changement de profession, un mariage « hors caste » entraîne une déchéance ; tant il est vrai que la tendance séparatiste est inhérente à la société hindoue.

Nous pouvons d'ailleurs mesurer la force de cette tendance à ses oeuvres : la multiplicité des groupements entre lesquels la société hindoue est divisée sera la meilleure preuve de l'existence d'une répulsion réciproque entre ses éléments.

À vrai dire, si nous devions nous fier à ses livres sacrés, l'Inde ne nous apparaîtrait pas si divisée. Il y a quatre castes, suivant Manou ; et « il n'y en a pas cinq ». Cette tradition s'est généralement imposée, jusqu'ici, aux historiens et aux voyageurs. Mais c'est justement la valeur de cette tradition que les récents travaux des indologues nous invitent à suspecter. Critiquant la théorie brahmanique des castes, M. Senart en dénonce les incertitudes et les flottements : sur plus d'un point, on s'aperçoit qu'elle masque et fausse la réalité plutôt qu'elle ne la reproduit [note 60]. S'agit-il en particulier de la quantité des castes, les codes sacrés, aussitôt après avoir affirmé qu'il n'y en a que quatre, en reconnaissent implicitement un nombre considérable. La « théorie des castes mêlées » nous présente, en effet, un certain nombre de castes, déchues, comme résultant d'alliances illégitimes entre les castes pures. Mais cette théorie est visiblement une théorie construite après coup, pour expliquer ce qu'on ne pouvait nier, elle est un aveu de la multiplicité des castes données dont les noms, géographiques ou professionnels, trahissent pour la plupart une origine très ancienne [note 61]. Si d'ailleurs, pour éprouver la véracité des codes brahmaniques, on consulte la littérature bouddhique, on trouvera sans doute la théorie des quatre castes mentionnée, mais à titre de système discuté, plutôt qu'à titre d'image des faits : à travers les légendes du VIe siècle, la société hindoue apparaît déjà divisée en une multiplicité de sections [note 62]. La littérature sanscrite elle-même ne trahissait-elle pas cette multiplicité ? Jolly, confirmant les vues de Senart, cite plus de 40 noms de « jâtis » qui ne sauraient correspondre à des subdivisions de quatre « varnas » primitifs [note 63].

L'observation du présent tend d'ailleurs à démontrer que la théorie des quatre castes, le « çaturvarnya » n'a jamais été qu'un idéal, mêlant, à une représentation simplifiée et comme raccourcie de la réalité, des prescriptions souvent violées. On cherche en vain à reconnaître, dans les castes actuelles, les descendantes des quatre castes traditionnelles ; les Brahmanes qui ont le monopole de la prière et du sacrifice ; les Kshatriyas, guerriers-nés, les Vaiçyas, destinés au commerce, les Çûdras, faits pour servir les autres.

La caste des Brahmanes, telle qu'on la rencontre aujourd'hui, est celle qui correspond le mieux au type décrit par les codes : encore faudra-il noter bien des différences. Non seulement les Brahmanes exercent des professions beaucoup plus nombreuses que ne le voudrait la loi brahmanique, mais encore et surtout, bien loin de constituer une seule caste comme on le croirait d'après les livres sacrés, ils sont divisés en une foule de castes fermées les unes aux autres [note 64]. S'il s'agit des autres castes, le manque de coïncidence entre la théorie et les faits est encore plus frappant. Ce sont les Râdjpouts qui prétendent descendre des Kshatriyas ; mais d'abord, outre que, pour beaucoup d'entre eux, ces prétentions sont évidemment mensongères [note 65], eux aussi forment une multitude de familles plutôt qu'une caste [note 66]. Les occupations assignées par la tradition aux Vaiçyas n'apparaissent pas réservées à une seule caste, mais divisées entre des castes très diverses [note 67].

Enfin, on cherche vainement à quelle caste pourrait correspondre la caste des Çûdras [note 68]. C'est pourquoi le recensement anglais a renoncé à se servir, pour distinguer les différentes catégories de la population, de ces appellations traditionnelles. Que l'on considère face à face la réalité présente, on s'aperçoit que c'est par milliers qu'il faut compter les castes [note 69]. La théorie brahmanique essaie en vain de voiler cette multiplicité essentielle. Le régime des castes a divisé la société hindoue en un nombre considérable de petites sociétés opposées.

En résumé, sur ces trois points – spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion réciproque – le régime des castes se rencontre, autant qu'une forme sociale peut se réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-il, dans la société hindoue, à un degré de pénétration inconnu ailleurs. Il garde une place dans les autres civilisations ; ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un phénomène propre à l'Inde.

Est-ce à dire que l'étude de ce régime ne puisse en conséquence avoir qu'un intérêt historique, et aucun intérêt sociologique ? qu'elle doive nous confiner dans les faits particuliers, sans nous laisser entrevoir aucune conclusion générale ? Parce que la caste ne s'épanouit librement qu'en Inde, nous est-il interdit a priori de dégager, des circonstances contingentes, ses propriétés essentielles, et de démêler les influences qu'elle doit normalement exercer sur la vie économique et politique, religieuse et morale ? Nous ne le pensons pas.

Et d'abord, s'il est vrai que le régime des castes s'étale, pour ainsi dire, dans la civilisation hindoue, et y prend un développement « unique », par là même incomparable, n'oublions pas que ce même régime se montre, plus ou moins développé, dans toutes ou presque toutes les civilisations. Si l'on veut discerner les conséquences de la spécialisation héréditaire, on pourra, sur bien des points, rapprocher légitimement ce qui se passe en Inde de ce qui se passe en Égypte, puisque ici, sans être une règle absolue, la transmission du métier du père au fils semble avoir été du moins un usage très répandu. De même, un parallèle entre les Brahmanes hindous et les Lévites hébreux ne nous instruirait-il pas sur les causes ou les effets de la constitution d'une caste sacerdotale ? Pour l'étude des propriétés générales de la hiérarchie, même les sociétés finalement vouées à la démocratie fourniraient certes des documents assez abondants. Les plus unifiées enfin ont connu dans leurs phases pre-mières et longtemps porté dans leurs flancs cet esprit de répulsion qui maintient à l'état de division intime toute la société hindoue. Les éléments de comparaison ne nous manqueront donc pas : la caste hindoue n'est à nos yeux que la synthèse d'éléments partout présents, le prolongement et comme l'achèvement de lignes partout ébauchées, l'épanouissement unique de tendances universelles.

Au surplus, ce qui importe pour l'établissement d'une induction, n'est-ce pas, plutôt que la faculté de rapprocher superficiellement des cas nombreux, la faculté d'analyser profondément un « cas privilégié » [note 70] ? Il est heureux pour la curiosité sociologique que le régime des castes ait triomphé en Inde de toutes les forces qui devaient ailleurs l'entraver ou l'étouffer, et qu'il y ait définitivement imposé sa forme à toute la vie sociale : ainsi pourront se manifester clairement ses vertus propres. Par cela même qu'il s'est réalisé dans une civilisation aussi parfait et aussi complet que possible, il nous sera permis de l'examiner, pour ainsi dire, à « l'état pur » et d'observer plus aisément ses propriétés caractéristiques. L'Inde est la terre choisie du régime des castes : c'est pourquoi l'histoire de l'Inde sera, pour qui voudra soumettre ce régime à une étude sociologique, comme une expérience cruciale.

Notes :
1. Comme il arrive en Allemagne, cf. BÜCHER, Die Entstehung der Volkswirtschaft, p. 319.
2. SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 578.
3. FICK, Die Sociale Gliederung im Nordöstlichen Indien zu Buddha's zeit, mit besonderer Berücksichtigung der Kastenfrage, Kiel, Haeseler, 1897, P. 194.
4. Sylvain LÉVI, article « Inde », de la Grande Encyclopédie.
5. NESFIELD, Brief View of the Caste System of the N. W. Provinces and Oudh, Allahabad, 1885, p. 19.
6. RISLEY, op. cit., II, p. 183.
7. Ibid., I, p. XLVII. Cf. pour les Provinces centrales, le rapport de M. RUSSEL (Census of India, 1901, vol. XIII, p. 185).
8. On trouverait de nombreux faits de ce genre dans les Voyages de JACQUEMONT (Voyage dans l'Inde, pendant les années 1828 à 1832, 6 vol. in-4°, Paris, Didot, 1835-1844).
9. Ancienne Relation des Indes et de la Chine, éd. de 1728, p. 40.
10. FICK, op. cit., p. 178.
11. Ibid., pp. 180, 181.
12. XV, I, 49.
13. C'est ainsi que le mot Mayara, qui désigne les pâtissiers, serait une forme altérée du sanscrit Modakakâra (pâtissier) ; Tatwa et Tanti, qui désignent les tisserands, dériveraient du sanscrit Tantuvâya (tisserand) ; le nom des Kandus (brûleurs de grains) viendrait du sanscrit Kandu (four), etc. Suivant M. NESFIELD (Brief View of the Caste system, p. 89), 77% des noms de castes seraient d'anciens noms de métiers. Il est vrai qu'un certain nombre des étymologies proposées par M. Nestfield sont contestées, mais il en reste assez d'incontestées pour soutenir l'argument (voy. par exemple dans LASSEN, Indische Altertumskunde, I, pp. 795, 820, ou plus récemment dans le livre de Jogendranâth BHATTACHARYA, Hindu Castes and Sects, Calcutta, Thacker, 1896, pp. 236, 238, 252).
14. Ce dernier fait contredit la prétendue loi qui veut que jamais on ne fasse retour à l'agricul-ture, une fois qu'on a goûté d'un autre métier ; cf. disc. cit. dans la Revue de sociologie, 1900.
15. SENART, op. cit., p. 42 sqq. Cf. Jogendranâth BHATTACHARYA, op. cit., pp. 74, 112.
16. Op. cit., I, p. 410.
17. CROOKE, The Tribes and Castes of the N. W. Provinces, I, p. CXLIX.
18. Ibid.
19. RISLEY, The Tribes and Castes of Bengal, I, p. 49 ; GAIT, Bengal Report (Census of India, 1901, VI), p. 351.
20. RISLEY, loc. cit., I, p. 280.
21. Jogendranâth BHATTACHARYA, Hindu Castes and Sects, p. 309.
22. RISLEY, ibid., I, p. LXXII.
23. Les castes proprement agricoles ne compteraient que 6 millions 1/2 de membres. On en compte 34 millions 3/4 d'agriculteurs. Inversement, les castes de pasteurs comprennent 5 millions 1/2 de personnes. Or on n'en trouve plus que 337 000 environ qui se consacrent aux occupations pastorales ; cf. CROOKE, op. cit., I, p. CXLX.
24. M. ENTHOVEN, analysant la situation dans la province de Bombay (Census of India, 1901, IX, p. 209, 220) fait observer que 22% seulement des Brahmanes y restent attachés à leurs fonctions traditionnelles. On en trouve malgré les prohibitions classiques 47% dans l'administration et dans l'agriculture, 5% dans les services d'alimentation.
Parmi les Vanis, qui correspondent à peu près aux Vaiçyas de la tradition, 25% sont occupés dans le commerce, 39% dans les services d'alimentation, 10% fabriquent des draps et des vêtements, 3% sont agriculteurs, 2% ont trouvé une place dans l'adminis-tration.
M. Sylvain LÉVI (Le Népal, Étude historique d'un royaume hindou, Paris, Leroux, 1905, I, p. 246) fait remarquer que dans bien des cas la caste « réserve » plus qu'elle n'« impose » une occupation à ses membres – surtout, ajouterons-nous, si ses membres occupent une assez haute place dans la hiérarchie. C'est ainsi qu'au Népal, la caste bouddhique, créée de toutes pièces à l'imitation de la caste hindoue, a pris comme unique noyau de formation la profession. Elle s'est constituée pour l'exploitation d'une sorte de monopole légal, accessible aux seuls descendants des fondateurs. « Le monopole, il est vrai, n'est pas toujours lucratif, tel le privilège de peindre les yeux à l'image de Bhairava. Les bénéfices en seraient souvent maigres pour faire vivre un nombre croissant d'inté-ressés. Heureusement la liste des professions héréditaires, si longue qu'elle soit, n'épuise pas toutes les catégories de gagne-pain. » La caste laisse volontiers ses membres « s'échapper dans le terrain vague des métiers qui n'appartiennent en propre à personne ».
25. Voir cependant certains exemples cités, d'après les Jatakas, par C. RHYS DAVIDS, Notes on early economic conditions in northern India, p. 868.
26. STEELE (Law and Customs of Hindoo Castes, Londres, Allen, 1868), p. XI, compte, parmi les critères de la dignité des castes, la fidélité au métier traditionnel.
27. Ou par quelque étymologie fantaisiste. C'est ainsi que les Telis du Bengale qui ont quitté la fabrication de l'huile pour le grand commerce, prétendent que leur nom dérive de Tula (balance de boutique) et non de Taila (huile). Jogendranâth BHATTACHARYA, op. cit., p. 263.
28. J. BHATTACHARYA, p. 228.
29. DUBOIS, op. cit., pp. 51, 59, 66.
30. Ibid., p. 172.
31. Ibid., pp. 167, 169.
32. SONNERAT, I, p. 98.
33. Op. cit., I, p. 234.
34. Op. cit., p. 144.
35. On rencontre bien quelques exceptions. Cf. DUBOIS, op. cit., I, p. 13. Max MÜLLER, Essais de mythologie comparée, p. 404. Mais, « outre qu'elles sont très rares, ces excep-tions se fondent généralement sur quelque motif défini » (SÉNART, op. cit., p. 101).
36. Les questions de préséances donnent parfois lieu à des batailles sanglantes (DUBOIS, op. cit., I, p. 18). On a remarqué, lors du dernier recensement, l'émoi qu'éprouvèrent certaines castes, à la pensée qu'elles risquaient de n'être pas classées à leur rang. Les Khattris tinrent un meeting de protestation à Bareilly, et ils envoyèrent un mémoire aux autorités chargées du recensement, afin de maintenir leur droit à être classés parmi les Kshatriyas (Census of India, 1901, Rapport général, par MM. RISLEY et GAIT, I, p. 539).
37. STEELE, Law and Customs of Hindoo Castes, p. X.
38. Dans son énumération des castes, Jogendranâth BHATTACHARYA commence toujours par se poser ces questions (Hindu Castes and Sects, 1re partie). C'est à ces mêmes critères que reviennent le plus souvent les enquêteurs anglais. Voir Census of India, 1901, vol. VI, p. 137, vol. XVIII, p. 487, vol. XXV, p. 133.
39. Æ. WEBER, Indische Studien., X, p. 20-24; STEELE, op. cit., p. 23, 28 ; JOLLY, Recht und Sitte, dans le Gundriss der indo-arischen Philologie und Altertumskunde de BÜHLER, Strasbourg, Trübner, 1896, p. 127.
40. JACQUEMONT (Voyages, I, pp. 281-282) remarque combien il est difficile de classer sûrement les castes. Non seulement les mêmes noms ne se retrouvent pas dans les diffé-rentes provinces, mais encore il manque dans chaque province une classification des préséances universellement reconnue. « Un homme de très basse caste n'élèvera jamais sa caste au premier rang ; mais il l'élèvera de quelques rangs au-dessus de celui que les autres s'accordent à lui assigner. »
41. Quand de basses castes améliorent leur situation, elles cherchent une généalogie qui les rehausse ; elles inventent, pour leur nom ancien, une étymologie nouvelle, ou bien essaient de changer de nom. Mais leurs rivales tolèrent impatiemment cette ascension. D'où des contestations interminables. On en pourrait multiplier les exemples. Les Kshettris prétendent être des Kshatriyas et observent les rites prescrits pour les castes militaires, mais le peuple les classe parmi les Baniyas. Les Sunris enrichis luttent depuis longtemps pour obtenir d'être reconnus comme une caste pure. Mais seuls les prophètes dégradés de l'hindouisme flattent cette ambition. Ceux-là mêmes qui travaillent pour les Sunris, nous dit M. Risley, ne voudraient pas toucher leurs aliments. Un Tchandala perdrait sa caste s'il touchait le siège sur lequel un Sunri est assis. Voir RISLEY, Tribes and Castes, II, p. 279. Cf. Jogendranâth BHATTACHARYA, op. cit., pp. 79, 124, 138, 190, 255 et dans l'article cité de SCHLAGINTWEIT, pp. 557, 566, 574.
42. Cf. JACQUEMONT, op. cit., I, p. 157 ; SONNERAT, op. cit., I, p. 110 de LANOYE, L'Inde contemporaine, 1855, p. 128.
43. Les missionnaires chrétiens, malgré la doctrine qu'ils cherchent à répandre, sont obligés de compter avec ces répugnances. P. SUAU (L'Inde Tamoule, Oudin, 1901) raconte qu'en beaucoup d'endroits la nef de droite de chaque église est réservée aux Parias : ils ne communient qu'après les autres castes. À Vadakenkoulam, village composé de Sanars et de Moudéliars, les hostilités mutuelles sont si vives qu'on a dû bâtir aux néophytes chrétiens une église à deux nefs, qui rayonnent hors d'un chœur commun.
44. SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 581. Les rapports de l'État de Cochin classent les castes impures d'après la distance à laquelle elles souillent : celles-ci à 24 pas, celles-là à 36, d'autres à 48, d'autres à 64 (cité par VIDAL DE LA BLACHE, Annales de géographie, juillet 1906, p. 440).
45. R. FICK, Die Sociale Gliederung im nord. Indien, p. 25.
46. Ibid., pp. 26, 28.
47. Il faudrait distinguer entre les aliments. La manière dont ils sont préparés les rend, si l'on peut dire, plus ou moins « dangereux ». Les Brahmanes acceptent de certaines castes les aliments cuits avec du beurre clarifié (pakki) non les aliments cuits autrement (kachchi), voir GAIT, Bengal report (Census of India, 1901, VI, p. 367).
48. SONNERAT, op. cit., I, p. 108.
49. Op. cit., p. 266.
50. J. BHATTACHARYA, op. cit., p. 135.
51. RISLEY, op. cit., I, p. 157.
52. M. RISLEY remarque, à ce propos, combien il importe, lorsqu'on veut distribuer des secours en temps de famine, de connaître la hiérarchie des castes, et de savoir de quelle main elles peuvent recevoir des aliments. C'est ainsi que les Chattar-Kais, en Orissa font partie désormais des « castes-perdues » parce qu'ils ont mangé aux cuisines de secours en 1866 (Tribes and Castes, p. VIII).
53. ELLIOT, Memoirs on the history, folklore and distribution of the races of the N. W. Provinces, Londres, Trübner, éd. Beames, 1869, I, p. 67, en note.
54. RISLEY, op. cit., I, P. XLII.
55. RISLEY, I, p. LI sqq.
56. C'est l'expression proposée par M. Risley pour désigner ce phénomène.
57. J. BHATTACHARYA, op. cit., p. 41 ; cf. RISLEY, op. cit., p. LXXXII.
58. Cité Par SCHLAGINTWEIT, art. cit., p. 560.
59. The Tribes and Castes of N. W. Prov., III, p. 27.
60. Les castes dans l'Inde, chap. II.
61. Cf. SENART, op. cit., p. 121 ; Max MÜLLER, Essais sur la mythologie comparée, p. 399; JOLLY, Zeitschrift der D. Morg. Gesell., Bd. 50, p. 507.
62. FICK, Die Sociale Gliederung, passim.
63. Article cité, p. 515.
64. SENART, p. 28. Dans les seules provinces du N.-W., NESFIELD distingue jusqu'à quarante castes de Brahmanes (Brief View of the Caste system, p. 49, 115). Les 1 500 000 Brahmanes de la province de Bombay sont divisés, selon M. ENTHOVEN, en plus de 200 groupes, entre lesquels les mariages sont interdits Census of India, 1901, IX, p. 278).
65. LYALL (Études sur les mœurs religieuses et sociales de l'Extrême-Orient, trad. fr., Paris, Thorin, 1885, p. 217 sqq.) montre comment se « fabriquent » les Râdjpouts, par la brahmanisation de chefs aborigènes. CROOKE (Tribes and Castes of the N. W. Provinces), cite, p. XXII, un certain nombre de « septs » Râdjpoutes dont les noms trahis-sent une origine aborigène. IBBETSON (Punjab Ethnogr., p. 421) va jusqu'à dire, tant il croit peu à la pureté du sang des prétendus descendants des Kshatriyas : « Le terme de Râdjpout est à mon sens une expression plutôt professionnelle qu'ethnographique. »
66. On se rappelle la répugnance que les différents clans râdjpoutes éprouvent à manger ensemble. Voir plus haut, p. 21.
67. Cf. SCHRÖDER, Indiens Literatur und Cultur, Leipzig, Haessel, 1887, p. 419 ; JOLLY, Z. der Deutsch. Morg. Gesell., Bd. 50, p. 614, prouve par les noms employés dans les Smritis, que les métiers attribués par la théorie à la seule caste des Vaiçyas étaient en fait pratiqués par des groupes très différents, cf. FICK, op. cit., p. 163 sqq.
68. D'après FICK op. cit., p. 202), il n'y a pas traces, dans les textes pâlis, d'une caste réelle qui corresponde à la caste théorique des Çûdras. D'un autre côté, les recenseurs de l'Inde moderne déclarent à peu près unanimement qu'ils n'y rencontrent rien qui corresponde à une caste de Vaiçyas, encore moins à une caste de Çûdras ; (cf. les résultats du recense-ment de 1872 résumés par SCHLAGINTWEIT, art. cit.) ; cf. BEAMES, The races of the N. W. Provinces, p. 167 et RISLEY, Tribes and Castes of Bengal, 1, p. 271.
69. Il est impossible d'assigner un chiffre précis, les chiffres variant suivant que les recen-seurs envisagent les subdivisions ou s'en tiennent aux divisions principales. D'après Schlagintweit, on distinguerait 1 000 groupes principaux dans le Bengale, 307 dans les provinces du N.-O., 127 dans l'Oudh, 500 dans l'Inde centrale, 413 dans le Maissur. À ne compter que les grandes castes, celles qui comprennent de 100 000 à un million de mem-bres, on obtenait, au recensement de 1881, le chiffre de 207 ; quant aux castes compre-nant plus d'un million de membres, on en comptait 39. Au recensement de 1901, on a pris le parti de compter à part tous les groupes entre lesquels les mariages sont interdits. On a dénombré ainsi plus de 2 300 castes.
70. N'est-ce pas ainsi, par l'analyse du cas privilégié des démocraties américaines, que Tocqueville a mis en lumière les principaux effets politiques, économiques, moraux, reli-gieux et même littéraires, du progrès de l'idée de l'égalité des hommes ?

I. Définition du régime des castes
II. Réalité du régime des castes
III. Le régime des castes en Inde.

Retour au texte de l'auteur: Célestin Bouglé Dernière mise à jour de cette page le mardi 30 janvier 2007 6:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref