Errol Bouchette, EMPARONS-NOUS DE L INDUSTRIE


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Errol Bouchette, EMPARONS-NOUS DE L’INDUSTRIE. (1901). Texte ancien rédigé en 1901. Texte présenté par Yvon-André Lacroix. In Écrits du Canada français, no 35, 1972, pp. 187-248. Montréal.

[189]

Errol Bouchette

EMPARONS-NOUS
DE L’INDUSTRIE
. (1901)


Texte ancien présenté
par Yvon-André Lacroix


Présentation du texte ancien par Yvon-André Lacroix

I.   L’époque
II.  L’homme
III. Bibliographie

Emparons-nous de l’industrie, par Errol Bouchette.

I.  L’œuvre des collèges
II.  Un grave reproche
III.  Nos jeunes gens
IV.  Le mal dont nous souffrons
V.  L’exemple de l’Allemagne
VI.  Le remède
VII.  Un exemple
VIII.  Le rôle de l’État
IX.  Difficultés pratiques


I. L'ÉPOQUE

Depuis juin 1896, Laurier et le parti libéral règnent en maîtres à Ottawa. Cette vague libérale gagne les provinces. Au Québec, les libéraux prennent le pouvoir en mai 1897 et le garderont près de quarante ans. En même temps que se produisent ces changements politiques, la conjoncture économique mondiale est favorisée par une expansion sans précédent. Le développement du Canada et des provinces, l'Ouest en particulier, se trouve ainsi favorisé sur tous les plans : construction, chemins de fer, immigration, etc. Les capitaux américains envahissent le Canada. Enfin, d'après le recensement de 1901, les Canadiens français représentent 30.7% de la population canadienne.

Au Québec, la métropole prend un essor considérable ; de nouvelles villes naissent dans les régions neuves de la Mauricie et du Saguenay. C'est le début des usines de pâtes et papiers et de l'exploitation hydroélectrique. La production agricole demeure très importante : elle totalise encore 65% de l'ensemble de la production québécoise. [1] Malgré cette expansion, la main-d'oeuvre francophone reste bon marche et beaucoup de Québécois émigrent aux États-Unis pour y trouver un emploi. Le syndicalisme est presque inexistant. L'éducation n'est pas encore généralisée ni démocratisée : elle reste l'apanage d'une élite qui comble les postes professionnels traditionnels. médecin, prêtre, avocat.

Avec les capitaux américains, bénéfiques en soi, arrivent également un nouveau mode de vie, différent, de nouvelles conceptions, différentes. Ces différences heurtent la propre manière d'être du Québec. Ceux qui définissent le Québec de 1900, les élites, le définissent dans une terminologie dont l'idéologie est empruntée au clergé : notre mission consiste moins à toucher des capitaux qu'à remuer des idées ; supériorité de l'esprit sur la matière, de la terre et de l'agriculture sur l'industrie et le commerce, de la campagne sur la ville ; condamnation du libéralisme politique et de toutes les formes d'intervention de l'État, particulièrement en éducation. Il existe bien une élite commerciale et industrielle canadienne-française mais, sauf quelques individus, elle ne jouit [190] pas des facilités et des liens puissants qui cimentent l'élite commerciale anglophone à la mère-patrie, l'Angleterre, à savoir la communauté d'une langue, dune religion, des institutions et des unions familiales dont les origines se trouvent en Angleterre même.


II. L'HOMME


a) biographie

Errol Bouchette fut avocat bibliothécaire, journaliste, sociologue, auteur d'ouvrages d'économie politique. Né à Québec le 2 juin 1863, il est le fils de Robert-Shores-Milnes Bouchette et de Clara Lindsay. La famille Bouchette s'est surtout illustrée dans l'armée et le fonctionnarisme britannique et possède de nombreux liens de mariage avec la société coloniale anglophone. Quant à la famille Lindsay, elle est mêlée à des francophones de la vallée de la Chaudière.

Enfant, Errol Bouchette fréquente une école d'Ottawa tenue par. les Soeurs Grises. Il fait ses études classiques au Petit Séminaire de Québec et des études en droit à l'Université Laval. Admis au Barreau en 1885, il pratique à Québec. Ses goûts l'inclinent cependant vers le journalisme et l'étude des faits historiques et économiques. Rédacteur à l'Électeur, il collabore ensuite à la Minerve et à l'Étendard et devient également correspondant du Globe de Toronto.

De 1898 à 1900, il assume les fonctions de secrétaire de Sir Henri Joly de Lotbinière, ministre fédéral du Revenu de l'Intérieur. De 1900 à 1912, il occupe le poste de bibliothécaire-adjoint à la Bibliothèque du Parlement d'Ottawa. Durant ces douze dernières années, il collabore à plusieurs revues, entre autres la Revue Canadienne, et publie ses travaux d'économie politique. Ses études et ses travaux l'amènent à découvrir l'école des sciences sociales de Le Play et de Tourville ; il adopte alors la méthode d'observation sociale directe et l'enquête monographique.

[191]

Il a épousé, en 1891, Alice Pacaud. Lors d'une épidémie de typhoïde, à Ottawa, Errol Bouchette est atteint et meurt le 13 août 1912.

b) ses idées

Généralement qualifié de gentilhomme honnête, courtois et sans préjugés, ce parfait bilingue « soutenait que le "Canadien" n'est pas un Français mais un Britannique parlant français ». [2] On reconnaît surtout en lui un moraliste qui a su pressentir l'avenir des Québécois et a tenté de sensibiliser l'opinion contemporaine à ses intuitions : la lutte pour la survivance des francophones est désormais économique. [3] Cette question économique, fondamentale, de. viendra de plus en plus la seule question nationale. La solution apportée à la question économique permettra, ou non, à cette collectivité d'atteindre l'indépendance économique, d'être maîtresse de son avenir. En effet, pense Bouchette, l'avenir des relations entre francophones et anglophones, de même que les destinées du Canada, dépendent de l'initiative et de la capacité économique de chacun. [4] L'inégalité économique de l'un des deux partenaires de la Confédération jouerait contre le partenaire le plus faible et le mettrait dans une situation de dépendance à tous les autres plans de la vie politique et sociale. [5] Errol Bouchette préconise un Canada fort vis-à-vis les États-Unis, force faite d'un certain équilibre entre Canadiens français et Canadiens anglais. [6] On ne dénote chez lui ni séparatisme, ni anti-impérialisme.

Errol Bouchette situe évidemment le problème dans le contexte de l’envahissement de plus en plus considérable des capitaux américains et du phénomène de la concentration industrielle. Il garde, face à cela, une attitude critique. Il ne part pas en croisade. Il constate que nos réalisations économiques sont nombreuses et importantes et que notre situation da rien d'alarmant. Par ailleurs, [192] pour faire face à cette marée et ne pas connaître une conquête plus terrible, celle-là économique, il faut avoir les reins encore plus solides. Au célèbre « Emparons-nous du sol » de Ludger Duvernay, Errol Bouchette lance « Emparons-nous de l'industrie » et vante donc les avantages énormes de la grande industrie. Ayant cerné le problème fondamental, il préconise l'intervention modérée de l'État qui doit encourager une planification plus rationnelle de l'agriculture et de l'industrie et concilier les avantages de la concentration industrielle aux intérêts généraux de la population. Il faut systématiser, coordonner et démocratiser l'enseignement primaire et technique, instituer, avec l'appui de l'État, des prêts à des entreprises industrielles et commerciales, développer et organiser le crédit, établir des sociétés coopératives et exploiter les ressources du pays. A un problème collectif, il apporte une solution collective : éducation poussée et organisation économique nous permettant des jours encore meilleurs et de plus grands progrès.

c) son influence

Affirmer, au Québec, vers 1900, qu'il faut être maître de sa vie économique est une idée révolutionnaire. Selon Bouchette, la richesse éclairée par le savoir et guidée par l'énergie, sera toujours maîtresse. Il croit que la supériorité économique est la clé indispensable pour obtenir l'influence intellectuelle, commerciale, industrielle, financière. Touchons d'abord les capitaux, nous remuerons les idées par la suite. L'instrument de ce renouveau : l'État. L'État qui, par des lois, assurera un développement industriel efficace au service des intérêts de la population et empêchera le laisser-faire des entrepreneurs étrangers.

En préconisant de telles 'mesures, Errol Bouchette fait figure d'iconoclaste : il touche certains des grands tabous de l'époque. Réaliste, Bouchette adopte une position modérée : il ne coupe pas tous les ponts avec la société dans laquelle il vit. Il gardera néanmoins le rôle d'un prophète incompris de ses contemporains. Sa position modérée est tributaire d'une époque où les bien-pensants de la collectivité québécoise se sont uniquement consacrés à résoudre des problèmes politiques, à croire aux vertus de l'agriculture et à la mission providentielle des francophones en Amérique et à rejeter toute intervention de la part de l'État.

[193]

Par ailleurs, l'influence de Bouchette, presque nulle au début, se fera de plus en plus considérable avec les années. Le gouvernement entend son appel et commence la création d'un réseau d'enseignement technique en 1907. Son influence marquera Edouard Montpetit qui devient professeur à l'École des Hautes Études Commerciales lors de sa fondation en 1910. Ses idées seront reprises par des hommes comme François Vézina, Joseph Versailles ...

Pratiquement, il faudra cependant attendre plusieurs décennies avant que la population soit profondément sensibilisée aux conceptions de Bouchette et envisage des mesures précises et concrètes d'action dans la vie économique et éducative et préconise l'intervention de l'État.

d) une critique

Voici, en terminant, ce qu'écrivait M. E.D.T. Chambers, à propos de la brochure de Errol Bouchette intitulée Emparons-nous de l'industrie :

To the evidence of a keen appreciation of the present day requirements of the province of Quebec, M. Errol Bouchette adds, in his essay Emparons-nous de l'industrie, a calm, dispassionate and judicial view of the progress of the French-Canadian people from the cession up to the present time. [...] Instead of urging the French-Canadians, as M. de Nevers has done, to turn their backs upon Anglo-Saxon ideals of business success and commercial gain, M. Bouchette's ambition is to see them sharing in the industrial development of the province of Quebec, and the object of his pamphlet is to point out the obstacles that appear to him to stand in the way of its gratification. [7]

[195]


III. BIBLIOGRAPHIE


a) Oeuvres de Bouchette (ordre chronologique)

Bouchette, Errol. L'évolution économique dam la Province de Québec. Ottawa, J. Hope et Fils, 1901. 26 p.

(Édition originale formée d'un tirage à part de l'étude parue dans les Mémoires et comptes rendus de la Société Royale du Canada, 2è série, section I, tome VII (1901) : 117-143.)

_____, Emparons-nous de l'industrie. Ottawa, Imprimerie générale, 1901. 41 p.

(Réimpression publiée dans Roger-J. Bédard, L'essor économique du Québec.  Montréal, Beauchemin, 1969. Pp. 233-273.)

_____, Robert Lozé. Nouvelle. Montréal, A.P. Pigeon, 1903. 170 p. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

_____, Mémoires de Robert-S.-M. Bouchette, 1805-1840, recueillis par son fils Errol Bouchette et annotés par A.D. Decelles. Montréal, Cie de publication de la Revue Canadienne, 1903, 129 p.

_____, « Vues patriotiques : du goût des Canadiens français pour les arts industriels et du parti qu'on en pourrait tirer », La Nouvelle-France, revue des intérêts religieux et nationaux du Canada français, III, 10 (octobre 1904) : 449-463.

_____, Études sociales et économiques sur le Canada. « Emparons-nous de l'industrie. » Montréal, Compagnie de publication de la Revue Canadienne, 1905, 195 p.

(Réédition en 1906 et 1913 sous le titre l'indépendance économique du Canada français.

_____, « Les Écossais du Cap breton », Mémoires et comptes rendus de la Société Royale du Canada, 3è série, section I, tome IV (sept 1910) : 3-16.

_____, « Les débuts de notre industrie et notre classe bourgeoise », Mémoires et comptes rendus de la Société Royale du Canada, 3è série, section I, tome VI (1912) : 143-153.

b) Articles et livres à consulter


The Canadian Men and Women of the Time. Second edition. Toronto, Biggs, 1912. p. 123.

[196]

Chambers, E.D.T. « Emparons-nous de l'industrie par Errol Bouchette », Review of Historical Publications Relating to Canada, Toronto, VIII (1904) : 113-116.

De Serres, Clorinde. Bio-bibliographie de Errol Bouchette. Thèse (bibliothéconomie). Montréal, Université de Montréal, 1944, 39 p.

(Ce travail a été microfilmé. Voir Québec (Gouvernement). Bibliothèque nationale. Bio-bibliographies et bibliographies. Liste des travaux bibliographiques des étudiants en bibliothéconomie de l'Université de Montréal. Compilée par Jean-Pierre Chalifoux de l'Université de Montréal. Montréal, Ministère des Affaires culturelles, 1970, 60 p.)

Économie québécoise. Québec, Presses de l'Université du Québec, 1969. 495 p. (Les Cahiers de l'Université du Québec, 19-20)

Encyclopedia Canadiana. Ottawa, The Canadiana Company Limited, 1963. Vol. 2, p. 31.

Falardeau, Jean-Charles. L'essor des sciences sociales au Canada français. Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1964. 65 p. (Arts, vie et sciences au Canada français, 6)

Gérin, Léon. « Errol Bouchette », Mémoires et comptes rendus de la Société Royale du Canada, 3è série, section I, tome VII (mai 1913) : V-X.

Le Jeune, L. Dictionnaire général... du Canada. Ottawa, Université d'Ottawa, 1931. Tome 1, p. 217.

Vaugeois, Denis et Lacoursière, Jacques. Canada-Québec, synthèse historique. Ouvrage réalisé par l'équipe du Boréal Express sous la direction de Denis Vaugeois et Jacques Lacoursière. Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 1970. 619 p.

Wallace, W. Stewart. The Encyclopedia of Canada. Toronto, University Associates of Canada, 1935. Vol 1, p. 263.


Yvon-André Lacroix

Historien-bibliothécaire
Bibliothèque nationale du Québec
Montréal, le 15 janvier 1972


N.B. L'exemplaire original qui a servi à la réimpression intégrale de cette ancienne brochure québécoise se trouve  à  la Bibliothèque nationale du Québec, à Montréal.


[197]

EMPARONS-NOUS
DE L'INDUSTRIE


ERROL BOUCHETTE


Publié Par
L'IMPRIMERIE GÉNÉRALE
OTTAWA
1901

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU QUÉBEC

[199]

« Je me rallie sans réserve aux hommes honnêtes de tous les partis qui désirent sincèrement avec la gloire de leur pays, le bien-être des travailleurs et le progrès de l'esprit humain. »
- P.J. Proudhon.


Les Canadiens français ont à coeur de continuer en Amérique les traditions civilisatrices du pays de leur origine, et il faut avouer qu'ils n'ont pas à rougir de leurs débuts. Ce peuple s'est tiré presque du néant par la force de sa volonté, et en étudiant son histoire l'on découvrira peut-être quelque analogie entre lui et ces essaims célèbres, dont l'un, sous Guillaume de Normandie, civilisa la Grande-Bretagne, dont certains autres, après la révocation de l'édit de Nantes, firent la richesse de leurs pays d'adoption en y implantant l'industrie.

Si comme le dit Thiers, la France eut la gloire de doter le monde des meilleures lois civiles, et l'Angleterre celle de lui fournir le meilleur système politique, ce fut le Canada - surtout le groupe français du Canada - secondé, il est vrai, par l'opinion éclairée de la Grande-Bretagne, qui inaugura le meilleur système colonial en contribuant à donner au système constitutionnel anglais une extension impériale ; réforme qui, tout en rencontrant les aspirations de nos compatriotes, donna à l'empire britannique une stabilité plus grande et une nouvelle gloire.

Le peuple canadien-français en participant activement à une aussi grande réforme, fit certainement preuve de supériorité. Ce sont les causes qui donnèrent lieu à cette supériorité que nous désirons examiner au commencement de cette étude, qui traitera de notre situation industrielle au double point de vue économique et national.

[200]

Tous les peuples ont un très grand intérêt à améliorer leur situation économique. Pour les Canadiens français cet intérêt est vital. Placés au centre d'une nombreuse population différente d'origine et de langue, nous pourrions les comparer à un enfant dans une foule compacte, qui périrait étouffé et foule aux pieds s'il ne réussissait à s'élever par quelque moyen au-dessus de ceux qui l'entourent. Pour survivre dans cette foule il lui faut faire plus que les autres. Mais aussi, lorsqu'il y a réussi, il se trouve dans une situation réellement plus favorable. La condition de l'existence pour nous est donc la lutte, mais la récompense en cas de succès sera toujours digne des efforts que ce succès aura coûté. Il est admis, croyons-nous, que nos compatriotes du commencement du siècle furent vraiment supérieurs ; et il ne sera pas contesté que leurs descendants désirent vivement marcher sur leurs traces, en contribuant, comme eux, à la grandeur et à la gloire de leur pays. Examinons donc les causes qui ont conduit au succès nos ancêtres, et voyons si dans cet âge scientifique et industriel, où les conditions essentielles au succès sont si différentes de ce qu'elles étaient autrefois, les Canadiens français tiennent encore au Canada le rang auquel leur intelligence et les efforts de leurs devanciers leur permettent d'aspirer.

Qu'on ne s'étonne pas si nous commençons ce travail par certaines considérations qui paraissent se rapporter plutôt à l'instruction publique qu'à l'industrie. C’est la saine éducation qui conduit à tous les succès. Celle que reçurent nos ancêtres était excellente et convenait aux besoins de leur époque. En est-il de même aujourd'hui ? S'il n'en était pas ainsi quelles en seraient les conséquences économiques ? et où devrions-nous chercher le remède ?

Le lecteur tirera ses conclusions. Quant à nous, nous croyons que certaines réformes sont nécessaires et l'idée que nous désirons développer se trouve résumée dans le titre : - Emparons-nous de l'industrie.

[201]

I

L'OEUVRE DES COLLÈGES

Nos hommes publics y puisèrent le germe
des saines idées constitutionnelles


L'instruction publique fut véritablement l'égide des libertés canadiennes. C'est à elle que nous devons notre place au soleil. Grâce a Meilleur, à Chauveau, à plusieurs autres compatriotes éminents, nous savons ce qu'il en coûta d'efforts aux Canadiens français pour devenir ce qu'ils sont aujourd'hui et notre jeunesse connaît les noms et la vie de cette phalange de patriotes courageux qui se consacra avec succès à l'apostolat de l'instruction. Ils nous montrent ce peuple à son berceau, dont le rôle ne consiste d'abord qu'à grandir et à se développer, devenir dans ses générations successives la nation bien distincte quelle était lors de la cession de ce pays à la Grande-Bretagne et qu'elle est encore aujourd'hui. Française par le sang, la langue et le génie, mais d'un physique plus puissant, d'un caractère plus grave, portant sur son front la trace des difficultés surmontées.

Et quand vient une crise suprême ; quand, vaincue dans une lutte héroïque, pillée et trahie par le concessionnaire Bigot, livrée par la cour de France à une puissance qui devait dans la suite lui devenir propice, mais qui lui était alors étrangère, elle semblerait devoir périr, nous la voyons encore voguer sereine, dans la tempête, les yeux toujours fixes sur le phare éblouissant des peuples, l'Éducation, phare érigé pour elle par son clergé national. Telle est l'épopée que nous tracent les historiens, démonstration éclatante de cette vérité qu'un peuple ne meurt point lorsqu'il est vraiment éclairé et qu'en dernière analyse, comme le dit Gambetta, même dans les conflits de la force matérielle, c'est l'intelligence qui finit par rester maître.

Dans les années qui suivirent la cession, nous voyons en effet surgir de toutes parts sous l'effort énergique du clergé, des collèges et autres institutions enseignantes. Les séminaires de Québec et de Montréal, qui existaient déjà, furent organisés sur un pied de plus grande efficacité, les collèges de Nicolet, Saint-Hyacinthe,  [202] Sainte-Thérèse, Chambly, Sainte-Anne et autres, sans parler de plusieurs institutions de moindre importance, et surtout, des couvents, furent fondés. Cette énumération suffira pour faire comprendre l'élan que l'on donnait alors à l'instruction secondaire, instruction qui, à cette époque, pouvait à juste titre être qualifiée de supérieure.

Quant à l'instruction primaire, il est difficile de concevoir aujourd'hui l'état de choses qui existait à cette époque. Sans doute, les Canadiens français ne furent jamais un peuple ignorant. « Grâce, dit le Dr Meilleur, aux sacrifices généreux, aux efforts constants, au dévouement incessant du clergé catholique, le Bas-Canada, depuis 1615, n'a jamais été entièrement privé d'écoles primaires. » C'était un peuple primitif et jeune, mais civilisé et policé. Cependant, cent années de guerre presque continuelle n'avaient pas eu pour effet de faire de lui un peuple lettré. Pendant les années qui suivirent la cession, les anciennes institutions étant abolies sans être remplacées par d'autres, l'instruction primaire tomba dans un complet désarroi. En 1815 il n'y avait dans le Bas-Canada, que dix-neuf écoles en opération effective, et en 1822 trente-deux. (Meilleur.)

Ce déplorable état de choses provenait du défaut d'entente entre les autorités coloniales d'une part et le clergé et le peuple de l'autre. Les autorités coloniales, qui détenaient les biens des jésuites affectés à l'instruction publique, tentèrent à différentes reprises de donner au Canada une organisation scolaire. En 1789, Lord Dorchester chargea une commission de proposer une loi. Elle recommanda l'établissement d'une école élémentaire par paroisse, dune école modèle par comté et d'une université dirigée par le gouvernement qui aurait eu son siège à Québec. Mais quoique le Canada fut alors presque exclusivement français, cette commission ne comprenait que quatre membres de langue française sur neuf. Le clergé catholique, alors de tendances gallicanes, était quelque peu divisé sur l'opportunité d'adopter ce projet. Mgr Hubert, neuvième évêque de Québec, s'y opposa fortement parce que le projet comportait l'instruction laïque du haut en bas de l'échelle, et en conséquence de cette opposition il devint impossible de lui donner suite. Mgr Hubert en cette occasion réclama les biens des Jésuites comme appartenant de droit au clergé catholique pour des fins d'éducation.

[203]

En 1801 un nouvel effort dans le même sens fut tenté et échoua pour les mêmes raisons. Un système d'écoles fut établi, sous la régie de l'Institution Royale, organisation affiliée à l'église anglicane, mais les Canadiens, sur les conseils de leurs prêtres, refusèrent de les fréquenter.

Il n'entre pas dans le cadre de ce travail d'examiner la valeur des raisons qui engagèrent le clergé à conseiller au peuple de s'abstenir de fréquenter ces écoles. Il est évident que pour le corps clérical ces raisons devaient être d'un ordre surtout religieux. Pour le peuple il y avait aussi une raison de nationalité ; il croyait voir dans ces projets autant de tentatives contre la langue et les institutions françaises, et cette crainte fut assez puissante pour produire le résultat que nous connaissons.

Du reste, le clergé, en demandant au peuple ce sacrifice, fit en même temps des efforts extraordinaires pour suppléer à ce que le gouvernement se refusait à fournir sous une forme jugée acceptable. Il y réussit complètement quant à l'instruction secondaire, et c'était celle dont la nécessité était alors la plus urgente.

Les Canadiens d'alors, sans être riches, étaient raisonnablement prospères. Vivant presqu'exclusivement sur leurs terres, qui leur fournissaient à peu près toutes les choses nécessaires à la vie, de moeurs simples, aujourd'hui malheureusement à peu près disparues dans nos campagnes, ils connaissaient peu le « struggle for life, » ils étaient indépendants. Ils possédaient à peu près dans sa plénitude la liberté individuelle, mais il leur fallait en plus le gouvernement constitutionnel et responsable. C'était là le but immédiat où devaient tendre leurs efforts. Pour y arriver il leur fallait des hommes qui ne se forment que par la haute éducation.

Or, cette liberté politique pour laquelle la nation soupirait ardemment, mais vaguement, il fallait en quelque sorte l’inventer. Le gouvernement responsable, tel que pratiqué aujourd’hui n'existait pas dans les colonies anglaises. L'Angleterre seule le possédait et ne songeait guère à lui donner une pareille extension. Il fallait donc former des hommes capables de concevoir un vaste projet, assez savants pour en arrêter les grandes lignes et en élaborer les détails, assez énergiques et éloquents pour l'imposer. En accomplissant une telle tâche, il y avait aussi de nombreux écueils à éviter. Il fallait au faible en face du fort, de la prudence, de la diplomatie dans son audace. Il fallait que ce petit groupe de colons [204] réussit à convaincre un vaste empire. Il fallait éviter les ébullitions, les révoltes, les voies de fait, les crimes ; être digne, fier, mais calme et constitutionnel ; ne pas être l'Irlande, ni la Pologne, éviter le sort que subit le Transvaal. Tous ces écueils furent en effet évités et pendant ces cinquante années d'agitation constitutionnelle le peuple ne s'arma qu'une seule fois lorsque le gouvernement lui-même porta atteinte à la liberté individuelle en emprisonnant ses chefs. Le succès vint couronner ces patients efforts. Les autorités britanniques, en accordant aux Canadiens la liberté politique, trouvèrent en même temps le secret de la stabilité impériale en autant que peuvent être stables les institutions humaines.

Soyons fiers de ce grand succès, reconnaissants à nos hommes publics qui se dévouèrent pour nous obtenir ce bienfait, reconnaissants à l'Angleterre qui nous l'accorda. Certaines gens, peu nombreux heureusement, soutiennent que nous ne devons pas de reconnaissance à l'Angleterre. Ceux-là se trompent. M. DeCelles, dans de récentes admirables études publiées dans La Presse de Montréal, établit que les Canadiens trouvèrent à cette époque, aux Communes anglaises, des amis sincères, désintéresses et noblement éclairés. Il ne faut pas oublier qu'en nous accordant le gouvernement responsable l'Angleterre faisait une expérience. Cette expérience a fait sa gloire. Mais comme toutes les expériences, surtout lorsqu'il s'agit du gouvernement des peuples, elle pouvait ne pas réussir. Des lors il était pardonnable, convenable même d'hésiter. Quant à dire qu'il n'était pas en son pouvoir de refuser, aucun homme réfléchi ne le prétendait sérieusement.

Si maintenant nous recherchons les causes du succès de cette entreprise étonnante par sa conception comme par ses conséquences, nous les trouverons surtout dans la supériorité des hommes qui la dirigeaient. Ces hommes possédaient 'réellement plus de lumières que ceux qui formaient le monde officiel de la colonie. Ils se trouvaient plus directement en contact avec le plus grand mouvement des esprits qui se soit jamais produit dans le monde et qui l'a transfiguré. Ces idées devaient être particulièrement accessibles à des hommes de langue française puisque ce fut en France que ce mouvement prit naissance. La langue française, devenue au XVIIe siècle la plus claire et la plus parfaite du monde servit au XVIIIe siècle à propager les doctrines philosophiques. Nous possédions la langue du XVIIe siècle, nous avions aussi les lois civiles françaises dont l'étude donne tant de netteté [205] et de précision à l'esprit. La révolution fit penser tous les peuples. Mais tandis que en Angleterre on ne songea tout d'abord qu'à la combattre, à cause de ses odieux excès plus encore que pour ses tendances égalitaires, les Canadiens, tout en condamnant tout aussi complètement ces excès, tout en en concevant une égale horreur, comprirent mieux ce qui se passait dans leur mère-patrie. Chassés de leur pays par la tourmente, un certain nombre de Français se réfugièrent au Canada. Ces hommes, pour la plupart ecclésiastiques, nourris de toute la science du vieux monde, ayant vécu dans le calme d'avant la tempête, ayant souffert de son déchaînement, trouvèrent chez nous bon accueil et quelques-uns des chaires dans nos collèges. Il était difficile de trouver des hommes mieux prépares pour le professorat au milieu d'un peuple comme le nôtre. Aimant leur patrie, tout en détestant les crimes qui s'y commettaient, ils surent séparer l'ivraie du grain. Ils donnèrent à la jeunesse des collèges la grandeur des idées modernes et la modération qu'il faut pour en user sagement. Par leur seule présence ils élevèrent le niveau des études et élargirent les horizons de leur entourage. Outre les leçons de ces professeurs, nos futurs hommes d'État canadiens avaient constamment devant eux l'exemple de nos voisins britanniques, dont la sage lenteur à prendre des déterminations et l'énergie dans l'exécution devaient les frapper profondément et les engager à les imiter. On conçoit que des esprits ainsi diriges fussent supérieurs au monde officiel qui gouvernait la colonie. On comprend aussi que les hommes d'État d'Angleterre, toujours d'un jugement si éclaire, fussent frappés de la grandeur des idées canadiennes, de la sagesse, de la modération, du sens pratique des hommes qui les leur exposaient et qu'ils finirent par profiter des lumières qui leur venaient d'une source aussi inattendue.

C'est dans la formation de ces hommes qu'a consiste l'oeuvre des collèges. Il est certain que sans eux ces hommes n'auraient pas existé, et que, sans ces hommes le Canada ne serait pas la grande nation qu'il est aujourd'hui.

Ce succès fondamental obtenu, il restait à nos pères a en profiter. Aussi voyons-nous bientôt sous l'influence du gouvernement responsable, le pays se transformer. Nous voyons s'élaborer les lois de l'instruction publique qui nous régissent aujourd'hui, et qui, malgré leurs imperfections, dont leurs auteurs ne sont pas responsables, produisent de si bons résultats.

[206]

C'est surtout dans l'élaboration de ces lois que consiste l'histoire de l'instruction proprement dite dans notre province. Nous ne toucherons pas à ce sujet si ce n'est pour exprimer la profonde admiration que nous inspirent les hommes qui en sont les auteurs et qui ne se laissèrent rebuter par aucune difficulté dans l'oeuvre qu'ils avaient entreprise. « Le premier devoir de nos magistrats et des chefs de notre république, dit Horace Mann, c'est de tout subordonner à cet intérêt suprême (l'éducation). Dans nos pays et de nos jours, nul n'est digne du titre honoré d'homme d'État, si l'éducation pratique du peuple n'a pas la première place dans son programme. » C'est ce que ces hommes comprirent. Leur oeuvre, qui se rapporte presqu'exclusivement à renseignement primaire, restera, et se perfectionnera avec les années.

Quant à nous qui nous préoccupons surtout de l'avenir, nous n'avons jeté un coup d'oeil sur l'oeuvre du passé que pour nous guider dans notre étude. Nous savons que les hommes qui conquirent pour les Canadiens français leurs libertés politiques, durent leurs succès à la noblesse de leur but, à la largeur de leurs vues, au sentiment de leur force et surtout à une supériorité réelle sur les hommes de leur temps. Nous savons que sans cela ils n'eussent pas réussi, nous savons que ces qualités ils ne les auraient point possédées sans l'éducation exceptionnelle qu'ils avaient reçue. Or les mêmes causes dans les mêmes conditions produisent les mêmes effets. Sous un rapport au moins, les conditions ne sont pas changées. Les Canadiens français ont encore et auront longtemps à lutter dans des conditions désavantageuses. Pour surmonter les obstacles qui se présentent ainsi il faut qu'ils sachent se rendre supérieurs à leur entourage, qu'ils répandent la lumière au lieu de la recevoir, car alors ils trouveront leur appui non seulement en eux-mêmes mais aussi chez les étrangers. À cette condition seule ils survivront. Et s'il devait en être autrement ce ne serait vraiment pas la peine de survivre pour déshonorer sa nationalité en restant inférieurs.

[207]

II

UN GRAVE REPROCHE

Certains éléments de faiblesse que l'on remarque
chez les Canadiens français d'aujourd'hui.


Nous sommes de ceux qui croient que les Canadiens français ont un rôle utile et important à remplir sur ce continent. Cette opinion n’est pas basée sur la sympathie nationale mais sur les faits et la raison. Sans parler des qualités intellectuelles et physiques de ce peuple, sans parler de sa croissance numérique si rapide que, d'après M. Benjamin Sulte, sa population serait d'environ douze millions dans cinquante ans d'ici, c'est-à-dire à une époque que les plus jeunes d'entre nous pourront voir, ils ont, ce qui est un appoint énorme au point de vue de la prospérité publique, une position géographique exceptionnellement favorable. Le Saint-Laurent depuis les grands lacs jusqu'à son embouchure, le golfe avec ses ports nombreux, Québec, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Cap-Breton ; on conviendra que cette région est véritablement la clef commerciale du continent Nord-américain, et l'élément français y domine par le nombre. Or, l'influence de l'élément français dans ces pays - nous entendons l'influence intellectuelle, commerciale, industrielle, financière, toute influence qui implique une supériorité économique - n'est pas égale au chiffre de la population. Il est certain, au contraire, que cette influence est inférieure à ce qu'elle devrait être, et même sous certains rapports à ce qu'elle était autrefois. Où sont les industriels, les armateurs et surtout les ingénieurs canadiens-français ? Qui construit et exploite les chemins de fer dont le pays est sillonné et pour lesquels nous avons fourni l'argent ? Les noms canadiens-français figurent en bien petit nombre sur les listes d'actionnaires, de gérants et d'employés. Qui exploite les forêts, la source principale de notre richesse, et que nous sommes si fortement intéressés à ne pas voir tarir ? Ici encore l'élément français est en minorité tandis qu'il devrait constituer l'immense majorité en tenant compte de sa force numérique. Il en est de même pour les mines, les pêcheries et toutes les autres branches de l’industrie. Les quelques Canadiens français que l'on rencontre dans les entreprises industrielles sont [208] d'honorables exceptions qui ont su se faire jour malgré des difficultés vraiment exceptionnelles et qui servent a prouver ce que pourraient faire les Canadiens d'origine française s'ils savaient vouloir énergiquement la prospérité industrielle.

Les Canadiens français eux-mêmes se plaignent de leur infériorité sous ce rapport. Quelle en est la cause ? D'aucuns ont cru la trouver dans leur inaptitude au commerce, dans leur manque, de capitaux, dans des événements et des circonstances qu'ils n'ont pu éviter. Toutes ces explications, sous une apparence de vérité, sont fausses. Si elles étaient vraies, elles seraient un indice de faiblesse, car ce sont les peuples faibles qui se laissent gouverner par le hasard ; les forts triomphent des circonstances adverses. L'histoire passée des Canadiens français est une preuve éclatante de cette vérité. Ils doivent donc en chercher les causes ailleurs et ils ne chercheront pas longtemps sans les découvrir. Ils s'apercevront bientôt qu'ils soutiennent la lutte comme pourrait le faire un peuple armé d'arcs et de flèches contre un peuple muni d'engins de guerre modernes. C'est-à-dire qu'ils sont arriérés sous certains rapports importants, et que si jadis les Canadiens français représentaient la civilisation la plus avancée au Canada, il n'en est malheureusement plus ainsi.

Le mal dont ils souffrent n'est point un secret, il est visible. Un grand nombre d'écrivains l'ont signalé. Il n'y a pas longtemps, un Américain, M. Greenough, disait que les Canadiens français ne font aucun progrès, mais que leur infériorité ne les préoccupe nullement. Il est à peine nécessaire de réfuter cette assertion, mais elle indique d'une façon saisissante ce que les étrangers pensent de nous. Une accusation plus digne d'attention est portée contre nos compatriotes par M. Walter James Brown, un Canadien. M. Brown trouve aux Canadiens de toutes origines les défauts suivants :


1. Les Canadiens instruits manquent d'indépendance de pensée et le Canada fait trop peu de cas des choses et des talents canadiens.

2. Ils aiment peu la bonne littérature, si nous en jugeons par la qualité et le nombre de livres qu'ils achètent.

3. Le Canada fait peu d'efforts pour encourager et développer sa littérature puisque les jeunes Canadiens, pour se produire, doivent aller à l'étranger.

[209]

4. Le système des écoles publiques au Canada a besoin d'un remaniement radical, surtout dans cette partie qui consiste à apprendre à nos enfants, garçons et filles, à penser et a agir avec indépendance et à apprécier leur pays natal à sa juste valeur.


Voilà des remarques qui, pour être générales, semblent s'appliquer assez bien à la province de Québec. L'auteur développe ensuite sa pensée.


« L'observateur attentif, dit-il, s'étonne souvent que le Canada, avec sa richesse de ressources naturelles, son excellente forme de gouvernement, son peuple supérieur, prenne un temps si long à s'affirmer. Le pays est beaucoup trop content de sa progression à pas de tortue, au lieu de signaler chaque année qui passe par quelque progrès, par quelque fait éclatant. En regardant la ligne imaginaire dont la loi internationale a fait une frontière entre le Canada et les États-Unis, il est difficile de comprendre pourquoi d'un côte de cette ligne les affaires sont actives, que de grandes cités y surgissent, que de gigantesques entreprises y sont conduites à bonne fin ; tandis que de l'autre côté, dans un pays aussi riche, sinon plus riche, chez un peuple intelligent et libre, et avec des occasions aussi bonnes, le commerce languisse, les grandes cités soient encore de petites villes ou des hameaux assoupis... On dirait vraiment que nos ancêtres qui édifièrent la, Nouvelle-France sur les rives américaines ont établi pour nous un précédent malheureux. Ils transportèrent les traditions de leurs pères sur un sol nouveau et s'efforcèrent d'y établir les conditions de l'ancien monde. »


De cette citation d'un auteur sérieux et modéré, l'on peut tirer ces propositions : 1˚ Les peuples d'origine française exercent une influence très considérable sur les destinées du Canada. 2˚ Le Canada est en arrière du progrès et ce sont les peuples d'origine française qui en sont cause. Accusation bien grave que les Canadiens français doivent se hâter de réfuter par les faits.

S'il est vrai, en effet, que l'influence des peuples d'origine française soit aussi considérable, il s'en suit qu'il est du devoir de ces peuples d'indiquer aux autres peuples la route à suivre et de conduire le pays dans la voie du progrès. Comme nous l'avons vu, c'est là précisément ce que les Canadiens français ont fait dans [210] le passé, et en n'en tenant pas compte, M. Brown leur fait injustice. Mais si dans les temps modernes, ils manquent à ce devoir, s'ils faillissent à leur mission, s'ils se laissent distancer par les autres peuples, ils en seront punis comme tous les peuples qui ont ainsi failli. Et cette punition sera peut-être la décadence qui ne tarde pas à atteindre les peuples endormis.

[211]

III

NOS JEUNES GENS

Laisser la jeunesse sans carrière, c'est gaspiller
le capital national et préparer la déchéance


Si nous étudions l'histoire des nations tombées en décadence, nous trouverons que les causes de ce désastre ne varient guère. Ces peuples ont cru qu'ils pouvaient s'arrêter. Ils se sont oubliés à contempler le chemin déjà parcouru au lieu de gravir sans cesse le rude sentier, les yeux toujours fixés sur l'avenir. Tout arrêt comporte une infériorité, une trop longue immobilité peut devenir fatale. Pour avoir oublié cette loi, que de ruines, que de déplorables déchéances ! même parmi les peuples du Sud-Américain, dont l'origine n'est guère plus ancienne que la nôtre. Le jour viendra peut-être où un tel peuple voudra reprendre sa marche, mais il ne le pourra plus parce que, comme la femme de Loth, il sera pétrifié pour avoir regardé en arrière. Il s'apercevra que les autres peuples, qui ont marché pendant qu'il a dormi, sont si loin en avant qu'il désespérera de les atteindre jamais. C'est alors que se déclare cette maladie fatale aux peuples, la dégénérescence, qui est une paresse invincible, une paralysie de l'intelligence, qui fait qu'il leur semble impossible de triompher des difficultés qui les entourent et qui les rend incapables de tout effort soutenu. Ces peuples se disent : À quoi bon ! Ils abdiquent, ils n'existent plus.

Cependant, clans cet état d'esprit, un peuple est moins disposé que jamais à admettre son infériorité. Il se trompe lui-même il veut encore se croire supérieur, malgré l'évidence du contraire. Il se dit et se croit lésé, il hait les peuples qui l'ont devancé, il prend cette haine, qui n'est qu'un instinct barbare, pour de l'énergie, il remplace le patriotisme par le chauvinisme. Or le chauvin, dans son ignorance féroce mais impuissante, ne vaut pas mieux que le sauvage qui, désespérant de s'égaler à l'homme civilisé, le déteste, le fuit et le tue s'il pose.

Certes, nous n'avons pas la pensée que les Canadiens français en soient rendus là. Mais il ne faut pas qu'ils s'arrêtent. Ils ont, grâce à Dieu, l'énergie qu'il, faut pour combattre un tel danger. [212] Ils savent qu'ils n'existent qu'à la condition de ne jamais désarmer, car par leur position exceptionnelle plus que toute autre race ils doivent être militants. Ils comprennent presque d'instinct qu'ils doivent pratiquer toutes les vertus civiques et le libéralisme social le plus éclairé, et avant tout éliminer l'intolérance et les vices mesquins et bas qui en découlent, vices qui ne doivent point trouver asile chez un peuple qui aspire à la grandeur. Ils savent aussi que parmi leurs compatriotes même les plus éminents n'ont pas le monopole de la sagesse, qu'ils ont énormément à apprendre de leurs voisins et que c'est en s'assimilant les lumières des autres et en les ajoutant aux leurs qu'ils redeviendront supérieurs comme le furent leurs pères.

Pourtant, cette lèpre fatale n'est pas complètement inconnue parmi eux. C'est un mal économique. Constater son existence c'est signaler un danger. N'en cherchons pas la trace dans la classe agricole. Celle-là est saine parce qu'elle est à peu près satisfaite. Ce sont surtout les jeunes gens, ceux qui appartiennent à la classe plus instruite, plus intellectuelle, et aussi les classes ouvrières qui souffrent d'un malaise économique qui grandit tous les jours. C'est là que le mal devient visible.

Combattons cette maladie de toutes nos forces, efforçons-nous, de l'extirper, mais plaignons les malheureux qui en sont atteints ; ce sont les tristes fruits d'un état de choses dont ils ne sont pas responsables.

Nous disons qu'ils ne sont pas responsables de leur état d'esprit si dangereux. Ce n'est pas que nous voulions nier cette vérité incontestable que les esprits d'élite finissent par s'affirmer, que l'homme énergique fera sa trouée en dépit de toutes les difficultés. Mais nous ne sommes pas tous des hommes de génie quoique nous aspirions tous au succès, et il est incontestable que le jeune Canadien français qui commence la vie est, par la nature des choses, moins avantageusement situé que la jeunesse appartenant a la race plus nombreuse et plus riche qui l'entoure.

En conservant aux Canadiens français leur langue, leurs institutions et leurs lois, ce qui en fait, sous certains rapports, un peuple à part sur ce continent, nos hommes publics et le peuple qui les a appuyés ont contracté envers notre jeunesse une obligation tacite mais claire et solennelle qui ne sera pas impunément ignorée. Ils se sont engagés à garantir cette jeunesse contre l'infériorité en [213] suppléant à tout ce qui lui manquerait, en lui procurant une éducation supérieure et des avantages spéciaux qui la mettrait en mesure de surmonter les difficultés exceptionnelles qu'elle aurait à affronter. Cet engagement, à notre avis n'a pas été entièrement rempli, et le temps est venu où il est urgent pour nos gouvernants de le remplir. Ceux qui observent savent que les dangers que nous signalons ici ne sont pas imaginaires. Ils savent ce que vaut un vain titre dans une profession encombrée ; ils savent qu'il n'y a chez nous presque pas de carrière pour les jeunes talents dans les sciences, les arts, la littérature et l'industrie ; qu'une foule de jeunes gens qui devraient être des producteurs utiles, les forces vives de la nation, ne sont que des parasites qui végètent dans toutes les positions inférieures. Est-il surprenant que quelques-uns manquent de courage et soient enclins à un cynisme inquiétant ; est-il surprenant qu'ils se montrent jaloux de ceux qui arrivent lorsqu'ils ne peuvent en raisonnant admettre leur supériorité réelle et qu'ils se sentent victimes d'un injuste hasard. Encore une fois nous ne les justifions pas, mais nous les plaignons ; et nous croyons que s'ils sont coupables, d'autres le sont bien davantage. La conquête du sol est la plus noble ambition que puisse avoir un peuple, car c'est celle qui conduit à la véritable grandeur, si ce peuple sait profiter de sa conquête. Mais à quoi servirait d'abattre la foret, de pousser au loin la colonisation, si nous devions perdre à mesure en arrière ce que nous gagnons en avant. Autant de bras inutiles, autant d'esprits inoccupés, autant de dangers pour le pays. L'oisiveté, mère des vices, produit l'atrophie morale et l'appauvrissement économique, de même que l'activité intellectuelle et la richesse publique sont les fruits du travail. Laisser notre jeunesse instruite sans carrière, c'est laisser la nation en danger d'apoplexie.

Or nous souffrons d'un commencement de congestion à la tête, nous en verrons tout à l'heure une preuve que personne ne pourra récuser. Pour dégager la tête et soulager le corps tout entier il faut nous servir des institutions de gouvernement qu'établirent pour nous nos ancêtres, car il n'y a qu'une puissance qui soit suffisante pour cela, c'est l'État. En voici une preuve. Il fut un temps, très peu éloigné, où l'agriculture dans la province de Québec était bien malade. Les choses en étaient au point que les cultivateurs désespérés semblaient vouloir abandonner leurs terres et émigrer en masse. Tout fut tenté pour remédier au mal, et tout échoua. Alors l'État s'émut ; il fit étudier les méthodes d'agriculture modernes, [214] il en instruisit la classe agricole et trouva bientôt le remède au mal. Cette grande réforme est encore présente à tous les esprits, nous en voyons tous les jours les excellents résultats. Mais sous d'autres rapports nous sommes restés stagnants et si nous n'y prenons garde, nous assisterons bientôt à l’émigration des intelligences, car il n'est pas dans la nature humaine de se vouer à l'infériorité de gaieté de coeur.

On parle parfois des dangers d'un appui trop grand de la part du gouvernement, on met les peuples en garde contre ce qu'on appelle en Angleterre « paternalism » qui, dit-on, paralyse l'énergie des individus. Cela peut être vrai dans une certaine mesure, mais il faut tenir compte des circonstances. L'intervention directe du gouvernement de Québec pour mettre fin à la crise agricole était une façon de « paternalism. » Dira-t-on que cela a paralysé l'énergie de nos cultivateurs ? N'est-il pas vrai, au contraire, qu'en leur enseignant l'industrie laitière et tout ce qui en tient, en leur offrant des secours matériels, le gouvernement a centuplé leurs forces en leur ouvrant la voie de la prospérité ? Qu'il en fasse autant pour les autres industries et nous verrons se produire les mêmes résultats. Que notre jeunesse instruite se sente soutenue et encouragée, vous verrez si elle manque d'initiative et de courage. Le jour où nos gouvernants auront fait cela ils auront régénéré le pays. Il est temps qu'ils y songent sérieusement.

Quand les jeunes Canadiens français, ayant par l’application des sciences à l'industrie, mis en valeur les richesses de leur pays, iront à l'étranger occuper des chaires dans les universités, y étendre leur commerce, y diriger des industries, nous applaudirons à cette émigration, car ils rempliront ainsi un noble devoir, celui de répandre au loin les lumières et la richesse. Mais quelle chose déplorable que cette autre émigration de ces masses de malheureux qui abdiquent leur qualité d'hommes libres pour devenir des ilotes dans les villes manufacturières des Etats-Unis 1 Nous les avons vus ces pauvres déclassés voués à jamais à un joug toujours humiliant s'ils comparent leur condition présente à celle qu’ils occupaient, disputant trop souvent le pain amer de la servitude aux Italiens, aux Polonais, au rebut de l'Europe. Songe-t-on assez à l'horreur d'une telle plaie et à la gravité du mal qu’il décèle. Ces malheureux se sentent dégradés, cela est certain. Quelques-uns cherchent à perdre leur identité en changeant de nom. De tels faits parlent plus haut que tous les raisonnements.

[215]

Aujourd'hui le mal est moins grand. L'amélioration de l'agriculture a enrayé l'émigration. Mais la guérison n'est pas radicale. Ce n'est qu'un soulagement temporaire, car l'agriculture n'est plus le besoin exclusif de notre peuple. Aussi longtemps que toutes les autres sources de notre richesse publique demeureront pratiquement inexploitées, aussi longtemps que la masse de notre jeunesse, en dehors des classes agricoles, restera sans horizons et sans carrière, il continuera d'exister un danger social qu'il est bien difficile d'exagérer.

Cherchons donc ce vice fondamental qui énerve les Canadiens français en les appauvrissant, qui fait qu'ils manquent d'initiative et d'hommes spéciaux, qui fait dire aux étrangers qui les observent qu'ils « font peu de progrès dans quelque direction que ce soit, mais que cela ne les inquiète aucunement. » Reproche injuste, nous le reconnaissons, car s'il est malheureusement vrai que nos progrès sont lents, cependant nous progressons, et de cette lenteur nos compatriotes souffrent bien cruellement Mais enfin il reste avéré qu'un tel reproche est possible. N'oublions pas enfin que les peuples peuvent dégénérer et que le génie national, une fois perdu, se retrouve bien difficilement, témoin, les Égyptiens ; témoin, les Grecs, sans parler des exemples modernes ; grands peuples d'autrefois dont nous contemplons la ruine avec tristesse, qui, dans leur abaissement, ont perdu jusqu'au sentiment de leur dignité et au souvenir de leur antique gloire.

[217]

IV

LE MAL DONT NOUS SOUFFRONS

Absence d'instruction et d'outillage scientifique,
d'instruction et d'organisation industrielle


Nous avons vu que les Canadiens français doivent leur existence d'abord puis une situation politique tout à fait remarquable, à la supériorité incontestable de leur éducation et de leurs hommes dirigeants au commencement du siècle. Nous les avons vus aussi, pousses par la nécessité, reformer leur agriculture en y appliquant les méthodes scientifiques ; et grâce à cette réforme, encouragée et aidée par le gouvernement, une partie de la nation canadienne sortir tout à coup comme d'une léthargie et acquérir dans l'industrie agricole une supériorité véritable. Mais nous avons constaté en même temps que malgré ce pas immense dans la voie du progrès, la province de Québec se trouve dans la situation d'un chef de famille qui, ayant Plusieurs enfants déjà grands, continuerait à les nourrir en les laissant oisifs ; oubliant que par là non seulement il se prive du fruit de leur travail et use inutilement ses propres forces, mais qu'il leur rendra bien plus pénibles les devoirs qu'ils auront a remplir plus tard. L'agriculture, sans doute, est l'industrie nourricière de la province. Mais si nous nous bornons à l'agriculture, au sacerdoce, aux professions libérales ; comme nous ne pouvons pas tous être agriculteurs, le sacerdoce n'étant la vocation que d'un petit nombre, les professions libérales étant encombrées, il en résultera une congestion dont la gravité ira s'accentuant ; il restera un nombre alarmant et toujours grandissant de jeunes gens qui n'auront rien à faire, qui 'ne pourront se suffire à eux-mêmes et qui seront forcés d'occuper des positions inférieures, souvent à l'étranger. Ce sont autant de forces perdues. Chez les races très nombreuses, une telle déperdition peut n'être pas très sensible. Chez les Canadiens français chaque perte est un vrai malheur, non seulement au point de vue matériel et économique, mais encore à celui du prestige national, puisque le Canadien français reste, par son nom et sa langue, distinct des hommes d'autres origines et qu'on juge souvent du peuple par les individus qu'on a sous les yeux. Or, pour fournir une carrière à notre jeunesse, pour lui procurer [218] la richesse qui en ce siècle est essentielle à la supériorité, il faut avant tout lui donner la science, c'est-à-dire, les connaissances qui lui sont nécessaires pour s'affirmer dans le monde moderne.

M. Octave Gréard, ce savant trop peu connu au Canada, explique avec beaucoup de clarté la grande différence entre l'instruction nécessaire de nos jours et celle qu'il fallait autrefois. Il nous fera comprendre comment il se fait que la science qui suffisait à nos pères ne suffit plus aux hommes d'aujourd'hui.


« L'esprit critique, dit-il, est la marque propre de ce temps. Notre génie, appliqué aux conceptions générales, a produit au dix-septième siècle et au dix-huitième siècle les grandes oeuvres de haute culture littéraire et scientifique qui sont comme la bible du monde pensant. Aujourd'hui il s'exerce sur les infiniment petits. Aux synthèses engageantes et hardies ont succédé les analyses patientes et rigoureuses. La gloire qu'un Newton, qu’un Laplace a due à la découverte du système du monde, la science mode me la trouve dans l'examen des imperceptibles phénomènes de la vie. Le ciron, « ce raccourci d'atômes, » ne suffit plus à ses recherches. Elle a pénétré dans les abîmes de petitesse qui frappaient d'admiration, presque d'épouvante, l'imagination de Pascal ; elle travaille à en faire sortir les lois de l'existence et de la mort. La même transformation s'est accomplie pour tous les ordres d'études. Ce que le microscope du savant étudie jusque dans les dernières fibrilles de la chair et dans les globules du sang, l'oeil scrutateur du philologue, de l'épigraphiste, de l'historien, cherche à le découvrir dans le tissu de la langue, dans les linéaments des textes, dans les moindres organes des moeurs et des institutions. On ne se contente plus des observations de sentiment, on se défie des lumières de l'imagination ; on ne méconnaît pas ce qu'elles ont de juste dans leurs élans, d'heureux dans leurs intuitions, mais on les soumet à la rigueur de la critique scientifique ; on décompose, en analyse, on passe tout au creuset ; on veut voir, on veut toucher... Les lettres comme les sciences veulent avoir leurs instruments de précision. Et en même temps qu'une riche pépinière d’habiles praticiens et de solides professeurs, ce qui se forme à cet enseignement c'est une école de jeunes savants. »

Les lignes suivantes de Claude Bernard sont le complément de ce que dit Gréard :

[219]


« Le laboratoire est la condition « sine qua non » du développement de toutes les sciences expérimentales. L'évidence de cette vérité amène et consacre nécessairement une réforme universelle et profonde dans l'enseignement scientifique ; car on a reconnu partout aujourd'hui que c'est dans le laboratoire que germent et grandissent toutes les découvertes de la science pure, pour se répandre ensuite et couvrir le monde de leurs applications utiles. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent. Il leur montre en outre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses réelles que l'homme acquiert et de toutes -les conquêtes qu'il a faites sur les phénomènes de la nature. C'est là une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu'elle seule peut bien faire comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences, ne sont que l'épanouissement de travaux antérieurs et que ceux qui profitent aujourd'hui de leurs bienfaits doivent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers qui ont péniblement cultivé l'arbre de la science sans le voir fructifier. »


La France plus qu'aucun pays d'Europe a raison de déplorer sa négligence de l'instruction. Gambetta dit que c'est l'infériorité de l'éducation nationale qui fut la cause de ses revers, et qu'elle fut battue par « des adversaires qui avaient mis de leur côté, la prévoyance, la discipline et la science, ce qui prouve, en dernière analyse, que même dans les conflits de -la force matérielle, c'est l'intelligence qui reste maître. »

Si tout cela est vrai, s'il est vrai que nous puissions, surtout de nos jours, suivre la hausse et la baisse des peuples d'après le degré de leur culture intellectuelle ; s'il est vrai que la source de toute richesse se trouve dans la science et dans elle seule, est-il surprenant que les Canadiens soient pauvres, est-il étonnant qu'ils se sentent inférieurs, eux qui, d'après nos documents officiels, ne connaissent pas les sciences et ne cherchent pas encore à les connaître ?

Le département de l'Agriculture de Québec a publié pour l’Exposition, une brochure intitulée « La Province de Québec. » Elle est écrite, nous dit-on, par M. Arthur Buies. Nous en détachons le paragraphe suivant : - « L'absence des écoles professionnelles ou d'application scientifique a longtemps empêché les Canadiens français de connaître et £apprécier à leur valeur véritable les ressources [220] étonnantes de leur pays ; qu'ils réussissent enfin à avoir des écoles de cette nature, qu'ils puissent enfin ouvrir le grand livre des sciences appliquées, eux qui sont si singulièrement bien doués et si ingénieux en ce qui concerne l'intelligence et l'emploi des forces et des inventions mécaniques, et l'on peut assurer qu'ils se feront et garderont une large place dans les conditions futures des populations Nord-américaines. »

Si maintenant nous consultons la statistique scolaire contenue dans le même volume, nous aurons plus clairement encore le sentiment de notre faiblesse sous ce rapport.


« Comme dans tous les autres pays civilises, dit la brochure, l'instruction publique, dans la province de Québec comprend trois grandes divisions principales : 1˚ Les écoles supérieures ou universités ; 2˚ lés écoles secondaires ; 3˚ les écoles primaires.

« Il y a en outre les écoles spéciales et les écoles normales.

« Les écoles primaires se divisent en deux sections, écoles élémentaires et écoles modèles. Les écoles catholiques sont au nombre de 4,256 fréquentées par 273,215 élèves catholiques et 684 élèves protestants, formant un total de 173,899.

« Les écoles élémentaires protestantes sont au nombre de 891 fréquentées par 25,311 élèves protestants et 2,082 élèves catholiques, formant un total de 27,393.

« L'enseignement primaire est donné par des instituteurs (religieux ou laïques) et des institutrices (religieuses ou laïques.)

« Les instituteurs et les institutrices laïques ne peuvent enseigner sans être munis d'un brevet de capacité. Ils sont recrutés parmi les élèves instituteurs et les élèves institutrices des écoles normales, et les personnes qui ont subi un examen devant un bureau d'examinateurs.

« Les instituteurs religieux et les institutrices religieuses sont recrutés parmi les novices de chaque communauté de soeurs et de frères enseignants.

« Les écoles modèles catholiques sont au nombre de 487, fréquentées par 69,504 élèves catholiques et 211 élèves protestants formant un total de 69,715.

« Les écoles modèles protestantes sont au nombre de 52, fréquentées par 3,558 élèves protestants et 199 élèves catholiques, formant un total de 3,757.

« L'enseignement secondaire comprend : 1˚ les collèges classiques ; 2˚ les collèges industriels ; 3˚ les académies.

[221]

« Il y a dans la province 25 collèges classiques, dont 19 catholiques et 6 protestants ; dans ces derniers à l’exception des collèges Morin et Saint-François, la théologie est presqu'exclusivement enseignée.

« Les élèves qui suivent le cours commercial dans les collèges classiques sont au nombre de 1,884, et le nombre de ceux qui suivent le cours classique est de 3,714, formant un total de 5,598.

« Ces collèges, dirigés par le clergé canadien, ont contribué dans une très grande mesure au maintien, au développement et à l'élévation de la nationalité franco-canadienne dans la province de Québec.

« L'Enseignement Supérieur comprend trois Universités : L'Université Laval, qui a deux maisons, la maison-mère, à Québec, et une succursale à Montréal ; l'Université McGill à Montréal ; le Bishop's College, à Lennoxville.

« L'Université Laval comprend les facultés de théologie, de droit, de médecine et des arts, outre une école polytechnique ; la faculté des arts se divise en deux sections, les sciences et les lettres.

« Le nombre des étudiants de la maison de Québec est de 318, et de la maison de Montréal 722. Six élèves à Québec et 21 à Montréal suivent les cours de l'école polytechnique.

« Dans les deux institutions réunies, la faculté de théologie compte 317 élèves ; celle de droit, 176 ; celle de médecine, 247 ; celle des arts, 279.

« L'Université McGill est dirigée par 50 professeurs, dont quelques-uns sont d'origine française.

« Les étudiants de l'Université McGill sont au nombre de 1,170 ; à la faculté des arts, 296 ; de médecine, 436 ; de droit, 59 ; de sciences, 232 ; de la médecine vétérinaire, 15. »


Le nombre des étudiants à l'université de Lennoxville (protestante) était en 1898-99 de 282.

Nous trouvons donc dans ce document officiel que nous avons un système d'écoles primaires en partie dirigées par l'État, un système de collèges classiques qui échappent au contrôle de l'État mais qui sont excellents néanmoins, et ont toujours fait des efforts sérieux pour élever le niveau des études ; et trois universités, une catholique et deux protestantes ; nous connaissons aussi le nombre d'étudiants qui fréquentent chacune d'elles. Si nous déduisons du [222] nombre total des étudiants de Laval les étudiants en théologie, qui sont dans une catégorie spéciale dont ne s'occupe pas la présente étude, si nous retranchons un tiers des étudiants de Bishop's où il y a aussi une faculté de théologie, et si nous mettons le nombre des étudiants en regard du chiffre de la population catholique et protestante de la province, c'est-à-dire de la population française et anglaise, nous arrivons au résultat que voici :


Population catholique, (recensement de 1891), environ

1,293,000

Étudiants catholiques

722

Population protestante

196,000

Étudiants protestants

1,358



À l'université catholique 27 élèves étudient les sciences appliquées ; dans les universités protestantes le nombre de ces étudiants est de plus de 250 ; 232 pour McGill seule.

En citant ces chiffres alarmants et humiliants pour prouver combien l'éducation supérieure chez nous a besoin d'être réformée, nous désirons qu'il soit bien compris que nous n'entendons blâmer personne, ni les autorités universitaires, qui ne demandent pas mieux que de voir augmenter le nombre de leurs élèves, ni les jeunes gens qui, au premier coup d'oeil, semblent indifférents aux avantages qu'on leur offre. Nous croyons que l'insuccès tient à d'autres causes qu'à la mauvaise volonté des uns et des autres. Cherchons à les découvrir. Ces statistiques, du reste, ne donnent pas une idée tout à fait juste de la situation. Pour la bien juger, il faut ne pas oublier que nous avons dans Québec de véritables écoles spéciales d'industrie laitière ce qui rend un peu moins inférieure la situation des Canadiens français. Nous savons aussi qu'un bon nombre de ceux qui étudient à McGill les sciences appliquées et la médecine viennent d'autres provinces.

Nous ne prétendons donc pas que la situation de la population de langue anglaise de Québec et du Canada, au point de vue scientifique et industriel, soit beaucoup plus florissante que celle des Canadiens français. Nous savons, au contraire, que le pays tout entier est fort arriéré sur ces points. Mais dans cet ouvrage nous nous Occupons spécialement des Canadiens français et nous constatons qu'au point de vue des hautes études, scientifiques et industrielles - sauf la seule exception de l'industrie laitière, exemple [228] précieux qui prouve ce dont notre peuple serait capable - les résultats sont à peu près nuls ; et nous croyons sincèrement que si cet état de choses se prolonge dans le vingtième siècle, les Canadiens français en souffriront cruellement.

Il faudrait bien peu connaître les Canadiens français, eux qui ont fait tant de sacrifices pour s'instruire, pour croire qu'ils négligent l'instruction scientifique et industrielle de parti-pris. La Population est désireuse de s'instruire et de progresser, mais il faut lui donner l'élan et lui indiquer clairement le résultat pratique qu'elle peut espérer obtenir, lui démontrer comment nos industries rudimentaires peuvent devenir de grandes industries en mettant la science au service du travail, en un mot, faire de la propagande.

Nous avons une organisation universitaire. Des établissements polytechniques et spéciaux ont été ébauchés. Cette organisation est incomplète, peu outillée, peu moderne, mais elle pourrait à la rigueur fonctionner, elle pourrait même suffire aux premiers besoins, et elle s'amenderait sans doute d'elle même. Ce qui lui manque c'est la force motrice. Pour le moment, la machine se rouille inactive, et la jeunesse studieuse, qui est la matière première de cette fabrication, sent naturellement peu d'attrait pour cette chose sans âme et comme morte et s'en éloigne. Il y a là pourtant des forces latentes d'une puissance incalculable. Dans d'autres pays l'on a su les développer, faisons ici de même.

[225]


V

L'EXEMPLE DE L'ALLEMAGNE

Comment un peuple se rachète
de l'infériorité économique.


L'Europe nous offre le spectacle de cinq colosses se disputant l'empire du monde. L'un, antique détenteur de la couronne germanique dont il est maintenant dépossédé, est le moins puissant des cinq. Le colosse slave est redoutable par l'immense étendue de son territoire et le nombre de ses soldats, mais il sort à peine de la barbarie. Le colosse franc et le colosse anglo-saxon se sont longtemps disputes la prépondérance industrielle, ce dernier depuis un siècle semblant devoir l'emporter, lorsque tout à coup est entré en lisse le colosse prussien déjà a cette heure, l'égal de ses rivaux et qui menace de les surpasser et de les ruiner.

L'Allemagne en effet, il y a à peine vingt ans, était un pays presque exclusivement agricole, ses industries pou nombreuses et peu Importantes, son capital industriel une quantité négligeable. Aujourd'hui tout cela est changé. L'Allemagne est devenue la première nation industrielle du monde, une terreur constante pour les autres nations, même pour la Grande-Bretagne qui croyait enfin régner sans conteste.

Si nous cherchons la cause de si prodigieux résultats obtenus en si peu de temps, nous la trouverons en ceci que l’Allemagne a « organisé l'industrie » en établissant un système à peu près parfait d'instruction technique et industrielle, en maintenant des centres d'études et d'expériences scientifiques, en aidant les industries naissantes financièrement au moyen de tarifs, de bonus et de subventions.


« L'attention que donne l'État, en Allemagne, à l'instruction, particulièrement à l'instruction scientifique et technique, est chose aujourd'hui universellement admise. Dans certains quartiers l'on croit encore que l'Allemagne se dévoue à une philosophie idéaliste, qu'elle aime les recherches pénibles dans les sentiers abstraits des sciences, qu'elle se, plaît a accumuler des faits scientifiques de peu d'utilité même pour ceux qui les recueillent. Il y a des rêveurs [226] partout et l'Allemagne en a sa part ; mais l'instruction Scientifique de la masse de son peuple est réelle et loin d'être aride. Elle est avant tout pratique. L'instruction technique qu'on obtient en Allemagne est complète, elle est absolument scientifique, « elle est destinée à être appliquée. » L'application utile plutôt que la culture mentale abstraite, voilà le principal objectif. Il en résulte qu'on n'y produit pas des commis et des gouvernantes, mais des artisans et des ingénieurs supérieurs, des hommes qui connaissent le pourquoi de leur travail et qui le font bien.

« Pour assurer l'éducation de ses enfants, l'Allemagne n'épargne ni peine, ni dépenses. Des collèges techniques de premier ordre sont le complément normal des municipalités de villes allemandes. Le gouvernement central non plus n'est pas oublieux des avantages extraordinaires que confère dans la lutte commerciale l'instruction spécialisée. Par exemple, le gouvernement impérial subventionne au montant de £2,450 par année le séminaire des langues orientales de Berlin et s'intéresse paternellement à ses travaux ; et la législature recommande de donner aux étudiants qui se destinent à la carrière mercantile et industrielle en Asie ou en Afrique l'instruction spéciale dont ils peuvent avoir besoin c'est-à-dire, la connaissance des relations commerciales, des statistiques, tarifs, échanges, etc.

« Nous pouvons dire sans exagération qu'il n'est pas un sujet se rapportant à la culture industrielle, scientifique ou commerciale qui ne soit pas enseigné et enseigné dans la perfection dans les écoles très nombreuses de l'empire allemand. Cet enseignement repose sur une base solide. L'instruction élémentaire, jusqu'à l'âge de 14 ans est obligatoire et gratuite. L'enseignement secondaire, largement subventionné par l'État et les municipalités ainsi que par des legs particuliers, est aussi pratiquement gratuit. Des écoles élémentaires, l'étudiant passe au gymnase qui le conduit à l'université ou aux écoles scientifiques, lesquelles le conduisent à leur tour à l'école polytechnique, une école sous le contrôle du gouvernement. La commission de Manchester qui visita cette institution en 1891, en fait une description enthousiaste. Les édifices, disent les commissaires dans leur rapport, sont vraiment des palais. Une seule de ces écoles polytechniques (car il y en a plusieurs, toutes tenues dans la même perfection) celle de Charlottenberg, compte quatre-vingt-six professeurs, conférenciers et assistants, outre trente professeurs spéciaux. Elle est admirablement outillée en fait d'instruments [227] scientifiques et tous les appareils imaginables pour la poursuite d'études avancées en architecture, génie mécanique, construction de navires, chimie, métallurgie, et science générale. On y trouve en outre un atelier d'arts mécaniques et une bibliothèque de 52,000 volumes. Les laboratoires de chimie sont admirablement aménagés. Les édifices seuls ont coûté £405,000, l'on n'a épargné aucune dépense. Et tout cela, remarquez-le bien, dans un pays que certaines gens méprisent parce que, disent-ils, il n'aura jamais assez de capital pour faire concurrence à l'Angleterre. »


La citation que nous venons de lire est traduite de l'ouvrage de M. E.E. Williams, Made in Cermany. Elle résume parfaitement la situation. de l'Allemagne quant à l'instruction industrielle. Ce sont les autorités anglaises qu'il faut consulter pour se rendre compte de la situation de l'Allemagne, car ce sont les industriels anglais qui sont surtout atteints par les progrès de l'industrie allemande. M. William S.H. Gastrell, attaché commercial britannique à Berlin, constate qu'en 1895, tandis que les exportations anglaises diminuaient, l'Allemagne exportait en laines, sucres, cotons, soies, toiles, charbon, machines et fer pour £43,850,000. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si Sir Charles Oppenheimer, consul général britannique à Francfort, écrive à son gouvernement que « le progrès industriel de l'Allemagne est presque phénoménal. Aidées par l'État de toutes les manières possibles, et en partie protégées contre la concurrence étrangère par des tarifs élevés, les industries de tous genres, qu'elles conviennent ou non au pays, ont pris naissance, se développent et fleurissent. Bientôt le marché indigène ne suffisant plus à une production aussi rapide, il a fallu chercher des débouchés à l'étranger. » Cet extrait, tout en servant à faire ressortir les progrès de l'Allemagne, contient en même temps l'indice d'un danger économique dont nous aurons à dire quelques mots.

Nous avons devant nous le rapport du commissaire du travail de Washington de 1892 qui contient l'énumération des écoles industrielles du monde entier, des statistiques du plus haut intérêt et des explications importantes au sujet de l'éducation technique spécialisée. Pour le moment, nous ne nous y arrêterons pas de peur de fatiguer le lecteur en lui présentant trop de chiffres. Nous voulons plutôt lui présenter un coup d'oeil général, afin qu'il puisse juger de l'oeuvre par l'ensemble des résultats. Dans un autre chapitre, nous chercherons jusqu'à quel point l'exemple de l'Allemagne est applicable au Canada, surtout à la province de Québec.

[228]

Non seulement l'Allemagne procure à ses enfants dans toutes les parties de l'empire des écoles industrielles générales et Spéciales (nous ne parlons pas ici des écoles agricoles qui sont à la hauteur des autres) mais elle a fondé en outre, sous le contrôle direct de l'État, une école polytechnique tellement Supérieure, tellement parfaite quelle assure à l'industrie allemande l'avantage capital d'une connaissance approfondie de toutes les sciences et leur application immédiate sous leur forme la plus économique à toutes les fabrications. Les nations rivales de l'Allemagne aiment à déclarer que l'article allemand est bon marché à cause de sa mauvaise qualité et de l'échelle peu élevée des salaires. Il faut se défier de ces jugements qui ne sont pas désintéressés. L'ouvrier allemand n'est pas moins payé que celui des autres pays. Dans bien des fabriques, il touche une part des profits. Nous pouvons tenir pour certain que si en Angleterre ou en France, l'on pouvait fabriquer aussi bon marché qu'en Allemagne, l'on se hâterait de le faire. La vérité c'est que la supériorité scientifique allemande, la perfection des procédés, l'intelligence des ouvriers sont les causes du bon marché et de la supériorité commerciale qui s'en suit.

L'action du gouvernement allemand ne s'est pas bornée à établir un système admirable d'enseignement industriel à tous les degrés. On semble y avoir mieux compris qu'ailleurs que les fonds à la disposition du gouvernement sont le capital de la nation et qu'il est impossible l'en faire un meilleur usage que de les appliquer à développer la richesse publique par l'industrie. Il s'est donc mis en mesure d'aider financièrement à l'industrie au moyen de tarifs, de bonus, de subventions. Et le résultat de tous ces efforts est que l'Allemagne a surpassé la France comme nation industrielle et menace aujourd'hui l'Angleterre. Tout cela est l'oeuvre de vingt années seulement !

On a souvent dit que l'Allemagne allait trop loin dans cette voie et qu'elle commettait une erreur économique en forçant la croissance de toutes les industries, qu'elles fussent ou non naturelles au pays, et nous ne croyons pas que ces critiques soient fausses. Nous disons « industries » et non pas « enseignement industriel, » car cet enseignement ne saurait être trop complet ni trop étendu. L'encouragement aux industries indigènes par l'État est toujours, croyons-nous, une mesure qui contribue à la richesse et à la prospérité publique. L'enseignement industriel doit être permanent [229] et doit se perfectionner sans cesse. L'aide de l'État aux industries d'une nature vraiment indigène n'est pas nécessairement permanente, excepté dans le cas d'une exploitation par l'État lui-même. Une industrie indigène, en effet, c'est celle qui est naturelle au pays par suite de conditions spéciales. Une fois établie sur des bases solides, elle doit se maintenir par elle-même. Il en serait ainsi chez nous pour les industries de la pâte de bois, par exemple. Mais une industrie exotique implantée dans un pays n'existera jamais que dans des conditions désavantageuses ; elle donnera lieu à une concurrence effrénée qui en définitive ruinera le capital et le travail et causera des désastres économiques. C'est ainsi qu'en Allemagne comme aux Etats-Unis, comme dans tous les pays de protection artificielle, la production excède de beaucoup la demande et tous les efforts d'extension commerciale ne réussissent pas à enrayer le mal qui, au contraire, finit par s'étendre comme un fléau même aux pays qui n'ont pas commis cette erreur économique.

Le Canada doit éviter cette erreur. Nous avons donc pour notre part à déterminer quelles sont nos industries vraiment indigènes, c'est-à-dire celles dont nous possédons à peu près exclusivement la matière première. Il nous reste à protéger cette matière première contre l'exportation et à devenir dans les spécialités ainsi désignées des fabricants tellement scientifiques qu'il soit impossible de nous faire une concurrence sérieuse.

Malgré cet excès que nous croyons découvrir dans le système allemand, son exemple n'en est pas moins utile à étudier. Il nous montre qu'il est possible de créer en peu de temps une grande puissance industrielle basée sur la connaissance populaire des arts industriels et l'appui de l'État. L’Allemagne est devenue en vingt ans l'une des puissances industrielles du monde. Ce que les Allemands ont fait, les Canadiens peuvent le faire et le faire encore mieux, toute proportion gardée, puisqu'ils peuvent imiter cet exemple en ce qu'il a de bon tout en évitant les fautes commises.

[231]

VI

LE REMÈDE

La province de Québec ne s'emparera
de l'industrie que par l'intervention directe
de son gouvernement.


Nous avons constaté que dans la province de Québec, nous avons une organisation d'enseignement supérieur et technique, bien rudimentaire et bien pauvre, il est vrai, parce que pour le perfectionner il faudrait des ressources que ceux qui font établi ne possèdent pas, mais qui pourrait encore fonctionner, si les efforts des initiateurs trouvaient de l'écho dans le peuple. Nous espérons que ce travail y contribuera en provoquant quelque discussion.

Un certain nombre d'écrivains canadiens, constatant combien ce pays est arriéré sous le rapport des entreprises économiques et industrielles, se sont occupés à chercher le remède à cet état de choses. Quelques-uns sont d'opinion que c’est un mal qui se corrigera de lui-même. C'est la politique du laisser faire dont il faut bien se défier. D'autres, comme le professeur Mills, de l'école d'agriculture de Guelph, constatent que malgré les quelques écoles spéciales actuellement existantes, nous ne faisons encore que jouer à l'éducation technique, et ils recommandent une réforme dans l'enseignement sur toute la ligne. D'un autre côté, M. Morley Wickett nous fait observer (voir le rapport du bureau des industries d'Ontario, 1897) que la plupart des jeunes Canadiens qui se sont occupés de questions techniques et économiques finissent par s'en aller aux Etats-Unis. Or si, d'un côte, nous applaudissons de tout coeur au projet de M. Mills pour la réforme de l'enseignement industriel, de l'autre, il est décourageant de penser que si nous instruisons nos jeunes gens dans ces matières, c'est avec la perspective de les perdre.

Si c'est là la situation économique et industrielle des provinces de langue anglaise, celle de la province de Québec est plus malheureuse encore, et la raison en est bien évidente. Nos jeunes gens ainsi instruits nous restent sur les bras. Les voir s'expatrier serait le moindre des deux maux. Le jeune homme de langue anglaise [232] qui a des goûts scientifiques ou industriels et qui étudie dans un établissement où ces choses sont enseignées, peut assez facilement, en sortant, trouver de l'emploi comme ingénieur, constructeur, directeur d'usine ou de mine. Au moins a-t-il une chance d'arriver à ces emplois, et dès qu'il est entré dans la carrière, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, son succès dépend de lui-même. Il se trouve au centre d'une vaste population avec une organisation sociale depuis longtemps établie. On y connaît la valeur des hommes spéciaux, on y poursuit des entreprises où la science est nécessaire, il y a des établissements où cette science peut s'acquérir et le jeune homme qui en sort trouve souvent les capitaux dont il a besoin. Pour peu qu'il soit studieux et actif, son succès est dès lors assuré.

Il n'en est pas de même du jeune Canadien français. Il appartient à un peuple peu nombreux, qui ne connaît pas la véritable industrie et qui n'a pas encore acquis le goût de la science ; ou plutôt, pour parler plus exactement, ce peuple possède le génie industriel et le goût des sciences, mais à l'état latent. Chez lui ces qualités ne sont pas encore développées. De plus, ce peuple n'est pas bien connu de ses voisins qui ne sont pas sans préjugés à son égard. Que le jeune Canadien français donc, qui a reçu ou qui a acquis par ses propres efforts une éducation industrielle, travaille, qu'il peine, il pourra devenir un savant, mais il aura beaucoup de peine à rendre sa science productive. Quoiqu'il fasse il sera toujours mal situé pour combattre. On nous citera un certain nombre de Canadiens français qui ont réussi, dans la carrière industrielle. Ce sont des exceptions, et ceux-là savent mieux que personne que nous affirmons ici la simple vérité. Or ce qu'il nous importe de considérer ce n'est pas l'exception, c'est la règle. Si comme nous avons essayé dé le démontrer, l'existence honorable des Canadiens français sur le continent américain, tient à leur supériorité intellectuelle, laquelle dépend presque entièrement de leur condition économique ; s'il est vrai qu'ils sont ainsi situés qu'ils ne peuvent se contenter de suivre le courant et de laisser faire, sous peine de devenir inférieurs, et cela tant à cause de leur génie national que de leur situation particulière ; il s'en suit qu'il faut que chez eux la supériorité industrielle soit la règle, il faut qu’ils s'emparent de leur industrie nationale et l'exploitent eux-mêmes.

Pour procurer aux Canadiens la supériorité industrielle qui, jointe à la supériorité agricole, implique une supériorité générale, il faut sans doute et avant tout des écoles, il faut un système aussi parfait [233] que possible d'écoles industrielles générales et spéciales. Mais pour donner l'élan il faut quelque chose de plus que ces écoles, fussent-elles les meilleures du monde. Il faut que nos jeunes savants trouvent un champ favorable à leurs expériences et à l'application de leurs découvertes, que nos jeunes industriels trouvent auprès des autorités l'appui dont ils ont besoin pour surmonter les premières difficultés scientifiques et financières. Il faut, en un mot, que le gouvernement de Québec fasse comme le gouvernement allemand et devienne le centre scientifique de la province, le protecteur de l'ouvrier et le banquier de l'industrie. Une véritable école centrale, de bonnes lois industrielles, un système d'encouragement à l'industrie par l'État, voilà ce qui doit être, à notre avis, la base de l'oeuvre industrielle dans la province de Québec.

Quoi ! s'écriera-t-on, voudriez-vous risquer de détruire l'initiative individuelle en préconisant l'assistance de l'État aux entreprises industrielles ! Voilà précisément le système que nous croyons être le meilleur, ou plutôt le seul possible pour assurer aux Canadiens la supériorité industrielle. Du reste, ce système n'est pas nouveau chez nous. Nous avons dépensé bien des millions pour des voies ferrées. D'où sont venus ces millions ? N'ont-ils pas été pris sur le capital national, c'est-à-dire les fonds publics ? Les capitaux fournis par l'État pour nos chemins de fer ne sont ils pas de beaucoup plus considérables que ceux versés par les constructeurs, particuliers ou compagnies, qui souvent n'en possédaient guère ? Cette assistance a-t-elle nui à l'exploitation de nos voies ferrées ? N'est-il pas vrai, au contraire, que sans cette assistance, la plupart de ces chemins n'auraient jamais été construits ? Hésiterons-nous donc lorsqu'il s'agit, avec des sacrifices relativement insignifiants, si nous les comparons à ceux que nous avons déjà faits pour nos chemins de fer, d'obtenir des résultats incomparablement plus considérables ; lorsqu'il s'agit de l'avenir de la province de Québec et de la fortune de nos enfants. Poussés par la nécessité, nous avons déjà tenté l'expérience de ce système en l'appliquant à l'industrie laitière et avec un entier succès. Nous devons donc, ce nous semble, admettre que la proposition est acceptable en principe et qu'il est de notre devoir de lui donner une application pratique dès que nous en aurons trouvé le moyen.

Le moyen ! Voilà la pierre d'achoppement. L'on voudrait bien, mais l'on n'ose essayer. Pourtant, il n'y a rien dans tout cela qui [234] doive nous effrayer. Répétons-le encore une fois, nous ne proposons pas ici des choses nouvelles, mais seulement l'application plus étendue d'un principe qui, dans la pratique, nous a déjà donné de bons résultats. Avec cette différence que dans ce cas, les sacrifices seraient mains grands et les résultats incomparablement plus importants.

Il est vrai, pour en revenir au pays que nous avons cité comme exemple, que nous n'avons pas la grande population, la richesse énorme de l'Allemagne. Nous ne pourrions pas ériger de vastes palais pour y loger nos savants. Mais il n'est pas essentiel d'ériger immédiatement un temple à la science. Consacrons-lui d'abord notre jeunesse et attendons qu'elle-même nous fournisse les signes extérieurs de son culte. Contentons-nous de l'essentiel. Suivons l'exemple de l'Allemagne en ce qu'il a de bon seulement. Nous avons signale dans le système allemand certaines choses qui paraissent être des erreurs. L'Allemagne, par ses tarifs protecteurs, a implante chez, elle une foule d'industries exotiques, ce qui a donné lieu à un surcroît de production et à un sérieux danger économique. Cela doit nous démontrer qu'en cherchant a développer notre industrie, il n'est pas nécessaire de forcer la nature ni de faire tout à la fois. Tout en nous conformant aux conditions économiques actuelles, il faut travailler aussi en vue de celles de l'avenir. Dans quelques années sans doute, cette gêne constante que les économistes appellent par euphémisme surcroît de production, - mais qui, au fond, n'est que la manifestation de la misère publique, puisque cela veut dire tout simplement que la population est trop pauvre pour acheter - disparaîtra nécessairement, du moins en partie. Les industries que nous appelons exotiques, celles qui ne sont pas naturelles au pays où elles existent, parce que la matière première ne s'y trouve pas, et qui sont une des causes de l'appauvrissement général, disparaîtront aussi des que les pays qui en produisent la matière première seront scientifiquement outillés. C'est alors que le Canada, dont les ressources naturelles sont sans rivales, prendra sa place parmi les pays industriels les plus riches du monde. Nous avons ici des produits spéciaux et en grand nombre qui, scientifiquement traités, nous permettront de faire à l'univers, dans des branches spéciales, une concurrence victorieuse.

[235]

VII

UN EXEMPLE

Comment on trouve la toison d'or
dans nos forêts canadiennes.


Nous voulons dans ce court travail nous en tenir aux généralités, d'abord parce que nous souffrons du mal national, c'est-à-dire d'une ignorance déplorable en matière industrielle, ensuite parce que nous ne voulons pas abuser outre mesure de la patience du lecteur dans un travail qui peut paraître aride. Un exemple pourtant fera mieux comprendre notre pensée. Parmi les industries spéciales à ce pays, la première peut-être en importance, est celle de la pulpe. En voici l'origine telle que la donne M. George Johnson, dans son ouvrage Pulpe de Bois : -

« Grâce aux découvertes d'un savant travaillant tranquillement dans le silence d'un laboratoire « allemand, » des millions, inconnus jusqu'alors, sont venus s'ajouter à la richesse du Canada. La cendrillon des arbres forestiers du Canada prend rang parmi les meilleures de ses soeurs et devient l'idole de la classe ouvrière, distribuant à pleines mains ses largesses parmi des milliers de travailleurs. » Voilà, n'est-il pas vrai, un exemple saisissant de ce que peut faire la science. Cet étranger qui, du fond de son laboratoire, nous indique des richesses bien autrement sérieuses que celles du Klondyke, ne nous fait-il pas honte, ne nous fait-il pas sentir toute notre infériorité ? Allons-nous persister dans un état aussi dégradant ? L'industrie de la pulpe est encore dans son enfance, on ne l'a encore étudiée qu'imparfaitement dans sa production et dans ses différentes applications. Avec notre système actuel, l'industrie de la pulpe restera ce qu'elle est jusqu'au jour où des étrangers, des Américains ou des Allemands probablement, qui, eux, auront la science et le capital, viendront s'en emparer. Alors, nos compatriotes deviendront, dans leur propre pays et par leur propre faute, des manoeuvres ignorants et mal payés au service des étrangers. Si d'un autre côté, dans des laboratoires qui seraient établis par l'État, l'on étudiait scientifiquement cette industrie dans toutes ses applications possibles ; si le gouvernement offrait des encouragements suffisants à ceux qui voudraient entreprendre de suivre les indications de la science, soit dans la coupe, soit dans la fabrication, [236] en y ajoutant la condition d'établir dans chaque localité où se fabrique la pulpe des écoles spéciales où les ouvriers et leurs enfants apprendraient les connaissances touchant à cette industrie ; si l'on y intéressait directement l'ouvrier au moyen d'Un système de partage dans les profits, comme cela se pratique sur une grande échelle en Belgique, en France, en Allemagne et en Suisse ; non seulement nous conserverions le contrôle de cette industrie nationale, mais nous économiserions la matière première qui l'alimente ; nous aurions une population ouvrière spécialement instruite, une population ouvrière propriétaire, car nous possédons la terre canadienne qui produit la pulpe, et beaucoup d'individus, voués dans d'autres conditions à l'obscurité, seraient bientôt en état de conduire eux-mêmes des fabriques dont ils seraient les gérants et les propriétaires.

C'est là un exemple entre plusieurs, que nous citons pour expliquer notre pensée. Nous pourrions en citer bien d’autres. L'une de nos industries les plus importante sans aucun doute est l'industrie érablière qui naguère fait de progrès depuis deux cents ans. De ce chef seul que de richesses perdues ! Pourtant, là aussi nous possédons un véritable monopole et des ressources incalculables qui restent inexploitées pour la seule et unique raison que nous ne savons pas les faire valoir.

Pour peu qu'on réfléchisse à ces questions, l'on reste vraiment ébloui par les horizons qui s'ouvrent au regard. L'on reste confondu aussi devant l'apathie du public en face de pareilles vérités. Le docteur Grant, principal de l'université de Kingston, un savant distingué, ayant à faire un travail sur les ressources naturelles du Canada et sur le succès d'un homme qui les avaient quelque peu exploitées dans la région du Sault Ste-Marie, a dû sortir du réel et chercher une comparaison dans la mythologie. Il intitule son étude « Le Jason de l'Algoma. »Mais la toison d'or n'est rien près des richesses de cette contrée exploitée par M. F.E. Clergue, le Jason moderne. Celui-ci ayant établi une pulperie au Sault Ste-Marie, cherchait du soufre pour traiter la pulpe. Il se garde bien d'en importer de Sicile, il en cherche sur les lieux mêmes, et il trouve... assez de nickel. pour approvisionner le monde pendant 100,000 ans et du cuivre en quantité inépuisable ! Mais il ne cherche que du soufre et il sait que d'après les méthodes connues il est impossible de l'extraire du minerai de nickel. Cela ne l'inquiète [237] pas. « Il réunit une centaine d'hommes scientifiques et pratiques de toutes les parties du monde et il résoud avec succès le problème de l'extraction de l'acide sulphureux du minerai pyrrotite. » Cela paie-t-il de s'occuper des produits secondaires. Il semble presque comique de le dire, mais le produit secondaire du soufre en ce cas se trouva être un alliage de nickel et d'acier tellement supérieur à tout ce qui était jusqu'alors connu que les Essen et les Krupp d'Allemagne lui achetèrent d'avance tout ce qu'il pourrait produire pendant cinq ans. Cela donna lieu à l'érection d'une autre immense usine. Bien plus, son minerai étant trop riche en nickel, il lui fallut trouver du fer pour y mêler. Il le trouva bientôt. Il en consomme actuellement 500 tonnes par jour dans son usine, sans compter ce qu'il exporte. Comment expliquer ce succès extraordinaire qui découvre dans un désert et presque instantanément tout ce qui est nécessaire à plusieurs grandes industries. « Entrez, dit M. Grant, dans le laboratoire bien aménagé du Sault Ste-Marie, et vous aurez l'explication immédiatement. Un grand nombre de jeunes savants sont la occupés à examiner, classifier et étiqueter chaque parcelle de minerai qu'on leur apporte du dehors. Chaque habitant de la contrée sait que son minerai sera examiné gratuitement, et tant d'échantillons arrivent que six chimistes y sont constamment occupés. L'on ne laisse rien au hasard. On applique tout simplement le sens commun aux recherches scientifiques. Voilà une leçon que nous aurions dû apprendre il y a longtemps ! »

Quelle leçon, en effet ! C'est le miracle de la multiplication des pains. Si un simple particulier a pu faire tout cela, quel serait le résultat si le même système était applique par un gouvernement à toutes les possibilités industrielles de la province de Québec. Dans un cas il ne s'agit que d'un capitaliste, qui cherche à augmenter ses capitaux ; dans l'autre, du bonheur et de l'avenir de tout un peuple. Il s'agit de s'emparer de l'industrie sans qu'elle nous asservisse, de s'en emparer pour nous et pour nos enfants.

[239]


VIII

LE RÔLE DE L'ÉTAT

On le comprend en Hongrie comme nous voudrions
qu'il fut compris dans la province de Québec.


Pour que le courant industriel d'un pays soit vraiment permanent dans ses effets, il ne faut pas qu'il soit spasmodique et irrégulier. Le torrent des montagnes dans son cours déréglé, dévaste souvent plus qu'il ne fertilise. La science industrielle, pour être efficace, doit être un fleuve au cours puissant, mais tranquille et sans cesse grandissant, nourri de tributaires innombrables, mais prenant sa source au coeur même de la nation, c'est-à-dire, dans le gouvernement. Que le défricheur et le colon continuent de s'avancer plus avant dans la forêt, mais que ceux qui les suivent trouvent un pays prépare par la science industrielle. L'État seul est assez puissant pour produire les grands résultats de l'industrie organisée, témoin l'industrie laitière organisée et protégée par le gouvernement de Québec. Partout d'ailleurs de nos jours l'État est instamment sollicité d'accorder aide et protection aux industries indigènes, dit le Moniteur des intérêts matériels de Bruxelles, rune des plus grandes publications financières du monde. Cette revue cite l'exemple de la Hongrie, dont la situation offre beaucoup d'analogie avec celle de la province de Québec. La Hongrie, en effet, est un pays presque exclusivement agricole. Au dernier recensement, 76.83 p.c., de sa population vivaient d'agriculture, tandis que la classe industrielle proprement dite, ne comprenait que 5.26 p.c. Mais voici que les Hongrois s'éveillent. Ils comprennent la nécessite d'implanter l'industrie dans leur pays. Nous allons voir qu'ils adoptent précisément le système que nous croyons applicable a la province de Québec.


« Depuis longtemps, dit le Moniteur, les gouvernements hongrois se sont occupés du peu d'expansion de la production nationale, qui dépendait presque exclusivement de l'agriculture. Ils ont inscrit dans leur programme l'engagement d'encourager les industries du pays, d'en provoquer la multiplication et le développement. Ils ont tenu parole. Mais soit qu'ils fussent lies par la convention douanière conclue avec l'Autriche, soit qu'ils eussent la [240] saine conception des principes économiques, ils n'ont pas eu recours aux tarifs protecteurs qui écartent la concurrence et dispensent les industries existantes de tout effort pour la recherche du progrès. Ils ont adopté le système d'aide temporaire sous forme de subside, d'enseignement et d'exemption d'impôt. Ils se contentent de donner l'impulsion aux initiatives, sans les couvrir d'une protection qui serait de nature à leur enlever toute énergie et à les endormir dans une quiétude dangereuse. »


On le voit, c'est précisément le système que nous recommandons pour la province de Québec. Nous sommes heureux aussi de constater que dans l'opinion d'une publication financière qui fait autorité, ce système est exempt des erreurs économiques que l'on rencontre dans le système allemand.

Parmi les Canadiens français, la richesse publique est encore assez également distribuée. Les grandes fortunes sont rares, mais la grande pauvreté est rare aussi. C'est le contraire dans les pays où l'industrie a été développée d'après un faux système économique.

D'après les calculs de statisticiens que nous avons sous les yeux, la dixième partie de la population des Etats-Unis possède quatre-vingt-deux pour cent de la richesse publique ; dans l'État de New-York, le plus riche de l'union, cinquante pour cent de la population n'a d'autres moyens d'existence que son travail journalier. Sans vouloir attacher une importance trop grande à ces estimations, l'on conviendra qu'il y a là un danger à éviter, et que nous ne devons pas ignorer ce qui se passe à l'étranger.

La population de la province n'est pas encore vraiment appauvrie. La richesse publique est encore assez équitablement distribuée. Conserver et rendre encore plus équitable la distribution de la richesse publique qui est le capital national, tout en l'augmentant, voilà le but. Les hommes qui nous gouvernent, nos mandataires, sont les trésoriers, les fidéi-commissaires de cette richesse. Nous avons le droit d'exiger qu'ils en fassent le meilleur usage possible. Nous les avons approuvés lorsqu'ils ont employé une portion notable de ce capital pour construire les voies ferrées lui sont les artères du commerce. Nous n'en sommes certes pas plus pauvres. Cependant, nous n'avons pas encore recueilli tous les fruits de nos sacrifices. Ce qui coule dans ces artères, c'est une [241] richesse qui nous est en partie dérobée, nous n'en possédons que des parcelles. Pour la rendre entièrement nôtre, il faut mettre le peuple en état de participer dans les profits de l'industrie par la généralisation de l'instruction industrielle et l'encouragement et la surveillance de l'État, de telle manière que toutes les ressources du pays concourent au même but. Avec un pareil système et situés comme nous le sommes, les résultats, nous le croyons fermement, seraient bien plus grands et plus rapides qu'ils le furent jamais dans aucun autre pays du monde.

[243]


IX

DIFFICULTÉS PRATIQUES


Dans un travail comme celui-ci, il est évident que nous ne pouvons plaider que pour le principe. Si le public croit ce principe vrai, s'il croit son application désirable, sa mise en pratique ne sera pas difficile. Cependant il ne faut pas oublier, comme l'a dit Spuller, que « la vérité, pour les hommes qui veulent agir, c'est le possible. » L'idée que nous venons d'esquisser respecte la limite ainsi posée. Elle présente sans doute des difficultés réelles, mais ces difficultés ne sont pas insurmontables. Et quant à nous nous n'en voyons qu'une qui sait vraiment sérieuse. Convaincre le public de l'urgence de la réforme industrielle avant qu'il soit trop tard pour l'entreprendre, voilà la vraie difficulté.

Si nous pouvions surmonter ce premier obstacle, le reste irait de soi. Malheureusement, l'on ne prend pas de telles choses assez au sérieux. L'on se dit qu'il sera toujours temps de s'en occuper. Certaines gens parlent ainsi par calcul, et se défient de tout ce qui tend à améliorer le sort des masses. Ces gens ne raisonnent pas, mais obéissent à leurs préjugés tout en croyant défendre leurs intérêts. D'autres plus sincères dans leur patriotisme se diront qu'après tout les dangers que nous indiquons sont peut-être imaginaires et que s'ils sont réels et possibles le mal se corrigera de lui-même lorsque l'on en sentira la nécessité.

Mais qu'on y prenne garde. Le danger économique dont il est question dans cette étude n'est pas imaginaire, et, pour ce qui est des Canadiens français, ce danger est non seulement économique, mais national. Danger national, non à cause de l'hostilité des autres races qui habitent ce continent, mais par suite de la concurrence qu'elles nous font nécessairement dans la lutte pour l'existence.

De tout temps, les Canadiens français les plus éminents ont fait valoir cet argument lorsqu'il s'est agi de stimuler leurs compatriotes. Quant au danger purement économique, il est basé sur des faits que nous avons sous nos yeux, parce qu'ils existent dans bien des pays industriels et notamment aux États-Unis. Supposons pour un instant, que le Canada soit devenu pays industriel, mais que [244] ses industries soient toutes tombées entre les mains de capitalistes étrangers, ou même, si vous voulez, entre les mains de capitalistes canadiens qui auront commencé l'exploitation sans les sauvegardes nécessaires pour la protection et l'instruction des populations ouvrières. Ces populations seront des lors nécessairement réduites à l'état de simples manoeuvres à la merci de ce capital, qui, naturellement, exercera une influence considérable. Et si cette influence était dépourvue des éléments de justice, comment le travailleur, s'il n'est pas instruit et habile dans son art, pourra-t-il faire valoir ses droits. Il faut donc nous prémunir contre les tendances dominatrices du capital. Il ne faut pas lui donner des droits acquis avant de s'être assuré le moyen de le contrôler, d'en faire en quelque sorte un souverain constitutionnel. Il ne faut pas lui vendre notre héritage pour un plat de lentilles. Il faut dès maintenant assurer la liberté et le bien-être des classes industrielles et l'augmentation de la richesse publique par la généralisation de l'éducation technique. C'est donc maintenant qu'il faut agir.

Il est temps encore d'adopter de sages mesures qui conserveront le capital national en des mains canadiennes qui sauront s'en servir. Ceux qui ont à coeur le bien de leurs concitoyens et le leur ne sauraient donc se mettre trop tôt à l'oeuvre. Qu'ils fassent comprendre au peuple qu’il faut s'emparer de l'industrie.

Le principe une fois posé, le reste se résume à la sage rédaction de certaines lois fondamentales - qui, comme toutes les lois de cette nature, ne seront pas parfaites du premier coup, mais devront être modifiées dans leurs détails suivant les indications de l'expérience, - à l'organisation d'un personnel capable de leur donner une exécution efficace, et à la question financière. Les deux premiers points appartiennent surtout au domaine de la législation et de l'administration ; la question financière a besoin d'être examinée.

Tout ce que vous proposez ici : éducation industrielle et technique, recherches scientifiques en permanence, aide financière, à certaines industries, cela coûtera sans doute les yeux de la tête, nous dira-t-on. Point du tout. Les dépenses qu'entraîneraient de telles réformes, même en supposant qu'elles seraient énormes, seront toujours insignifiantes, comparativement aux résultats. Mais nous savons que la dépense, toute minime qu'elle pourra être, effraiera toujours. Nous avons chez nous des gens qui sont prêts à dépenser des millions pour les voies ferrées, mais qui, à la moindre [245] dépense pour l'instruction publique, jettent les hauts cris. Pourtant, dans des pays beaucoup plus petits et moins populeux que la province de Québec, l'on dépense des sommes relativement énormes pour l'instruction industrielle et technique. La Suisse, par exemple, est bien plus petite, est bien moins riche et moins peuplée que la province de Québec ; c'est un petit pays de montagnes, sans ressources naturelles spéciales, et pourtant, de 1885 à 1889 (ce sont les chiffres les plus récents à notre disposition) elle dépensait $1,024,974 pour ses écoles industrielles seules, dont $500,000 fournis par le gouvernement et le reste par les communes. Si la Suisse a pu faire cela, la province de Québec peut en faire autant, et le projet que nous esquissons ne suppose certes pas des dépenses plus considérables. L'établissement d'une école scientifique centrale serait la principale dépense. Cela comporterait les frais d'un laboratoire complet, frais qui ne se renouvelleraient pas tous les ans, - puis le traitement d'un certain nombre de professeurs et de savants. C'est cela qui coûterait le plus cher. Les autres dépenses ne seraient pas nécessairement très fortes. La construction d'édifices spéciaux s'imposerait sans doute par la suite, mais il serait facile de trouver à peu de frais, ou même sans frais, dans quelque édifice publie, un logement provisoire pour une école centrale et un laboratoire de recherche industrielle. À tout événement, le maintien d'une telle école serait une charge fixe sur le revenu, charge d'ailleurs peu considérable, surtout si l'on tient compte (les résultats quelle est destinée à produire. Le professorat ne serait ni le seul ni le plus important des devoirs des savants attachés à cette école. Ils devraient en outre et surtout étudier systématiquement les ressources naturelles de la province en vue de leur application à l'industrie, afin de constituer pour le gouvernement un guide sûr dans son oeuvre d'encouragement des industries nationales.

Quant aux lois industrielles qui régleraient les conditions de l'aide donne par l'État aux fabriques qui se conformeraient aux conditions imposées, leur opération serait graduelle, aussi graduelle que celle des lois accordant des subventions aux voies ferrées, ou que celles destinées à encourager l'industrie laitière. Il ne serait pas même nécessaire, dans la plupart des cas de débourser de l'argent, une simple garantie officielle serait tout aussi efficace. Dans ces fabriques modèles, conduites suivant les meilleures données scientifiques et appuyées par le crédit de l'État, où l'ouvrier outre son salaire participerait pour une part minime dans [246] les profits et aurait l<avantage de l'instruction industrielle gratuite pour lui et pour ses enfants ; dans ces fabriques, disons-nous, essentiellement nationales et rigoureusement inspectées, l'on obtiendrait, suivant toutes les prévisions humaines, des résultats tels que le risque des fonds publics serait pratiquement nul. Nous verrions alors se produire dans la province une transformation industrielle au moins égale à la transformation agricole qui suivit l'introduction de l'industrie laitière. L'augmentation proportionnelle de la richesse publique et de la population justifierait un placement de fonds bien supérieur à celui qui serait véritablement engagé.

Comme nous l'avons dit, nous ne voulons pour le moment ne jeter qu'un coup d'oeil général sur la question. Nous croyons cependant que pour qui voudra bien examiner la chose de près, il n'y a rien en tout cela qui ne soit pas réalisable, pourvu toujours que ridée soit soutenue par la « vox populi. »

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Le désir sincère de faire ressortir l'importance de la réforme industrielle dans la province de Québec a seul dicté les lignes qui précèdent. Si le petit pouvait se comparer au grand, nous dirions comme Lord Roseberry, dans son introduction à l'histoire de Napoléon : cette idée nous obsède.

Le raisonnement qui en forme la base est simple et clair.

Les Canadiens français ont-ils eu tort ou raison de conserver avec un soin jaloux leur langue, leurs institutions, leurs lois, c'est à dire, leur génie national ?

Si, par malheur, ils devaient se contenter de marcher à la remorque des autres peuples du continent, le caractère distinctif qu'ils conservent ne saurait être pour eux un honneur et un avantage.

Mais si, comme nous le croyons, la Providence leur a inspiré ces idées pour leur permettre d'accomplir une mission civilisatrice, d'ériger sur ce continent de ces monuments du progrès humain, qui, comme les lois romaines, vivront aussi longtemps que vivra le monde, leur persistance nous apparaîtra sous un jour bien différent.

Or, un peuple n'accomplit de grandes choses qu'en autant qu'il est armé pour faire respecter ses idées. L'arme par excellence d'un peuple, la condition fondamentale de son existence et de ses progrès, c'est la supériorité économique.

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Nous avons donc essayé de démontrer : -

Premièrement. Comment, au début du dix-neuvième siècle, au moment où commençaient à germer les idées de gouvernement constitutionnel moderne, les Canadiens français ont pu faire preuve d'une véritable supériorité. Ils ont produit des hommes capables d'affirmer un principe vrai de gouvernement et d'accomplir une grande réforme politique. Et cette oeuvre, comme toutes celles qui sont vraiment grandes, n'a pas été d'un effet local seulement Le principe vrai ainsi affirmé a produit dans son application des résultats immenses. C'était un remarquable début.

Deuxièmement. L'oeuvre de nos devanciers est terminée. De nos jours la situation est différente. La forme de notre gouvernement et de l'empire dont nous faisons partie est définitivement fixée. Il nous reste, tout en veillant à sa conservation, à chercher ailleurs un champ pour l'expansion de notre génie national. Aujourd'hui c'est dans l'arène purement économique que doit se décider la lutte de supériorité qui se poursuit entre les différents éléments de notre population, puis entre les peuples du continent

Sommes-nous convenablement armés pour cette lutte qui commence et qui deviendra bientôt acharnée ? Les étrangers nous disent que nous ne le sommes pas ; ils nous reprochent notre infériorité productive et industrielle. Il nous semble que ceux qui nous font ces reproches n'ont pas tout à fait tort. Il nous faudra changer de manière ou soutenir une défaite, rétrograder. Déjà, chez notre jeunesse, nous remarquons certains signes de faiblesse et la jeunesse c'est l'avenir.

Troisièmement. Pour parer à ce danger, regardons d'abord, autour de nous, étudions le terrain. Nous verrons d'autres nations surgir tout à coup d'une position économique inférieure, et arriver d'un bond à la supériorité. Suivons donc leur exemple. Concentrons nos ressources de façon à pouvoir résister victorieusement à l'invasion industrielle en implantant chez nous une force industrielle rivale et mieux conçue. Nos pères eurent l'audace d'Une idée nouvelle : osons à leur exemple. Que le capital national prenne dès maintenant la place que voudrait occuper le capital étranger. Ce capital se multipliera alors au centuple.

À la devise de Duvernay « Emparons-nous du sol » ajoutons cette autre devise qui en est le corollaire « Emparons-nous de l'industrie ! » À quoi bon, en effet, étendre au loin nos défrichements [248] si nous ne permettons aux étrangers de venir sur nos brisées recueillir le prix de nos efforts. Soyons colons pour conquérir, pionniers industriels pour conserver notre conquête.

À ces idées générales vient s'en ajouter une autre qui s'applique plus spécialement à l'ouvrier industriel. Le défricheur, le colon, l'agriculteur ont certes une rude tâche à accomplir. Mais par la nature même de leur travail, ils conservent leur identité et leur indépendance. Ils ne risquent de les perdre que plus tard dans le cas où ils finiraient par souffrir avec tout le corps social d'un mauvais système économique. Il n'en est pas de même de l'ouvrier des fabriques, sous le système qui prévaut dans la plupart des pays. Plus il peine, plus il devient dépendant. Il subit une espèce d'esclavage dont les classes ouvrières ont conscience et dont ils cherchent vainement à s'affranchir. Lorsque l'ère industrielle s'ouvrira véritablement pour nous, ne serait-il pas possible de faire en sorte que nos compatriotes en profitent sans subir en même temps cette triste condition.

Nous ne pouvons nous empêcher de croire que ce problème n'est pas insoluble. Nous croyons que nous nous trouvons précisément dans les conditions voulues pour faire une expérience qui serait sans danger pour la société puisqu'elle ne porterait atteinte à aucun droit acquis, mais qui rendrait à l'ouvrier, du moins dans notre province, la véritable place qui lui appartient. Notre idéal sur ce point est éloquemment exprimé par le P. Monsabré, dans une allocution aux Cercles Catholiques de France. « Votre idée, disait-il, est celle d'un État chrétien, couvrant d'une protection légale, à la fois juste et paternelle, des associations professionnelles où le travailleur jouisse de toutes les garanties désirables pour sa religion, sa moralité, ses intérêts matériels, l'honneur et la sécurité du foyer, où il soit utilisé sans être exploité, dépendant sans être esclave, élément actif d'une force collective sans cesser de s'appartenir ! »



[1] Louis Maheu, « Développement économique du Québec : 1896-1920 », Économie québécoise (Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1969) : 153.

[2] Clorinde De Serres, Bio-bibliographie de Errol Bouchette. Thèse (bibliothéconomie). (Montréal, Université de Montréal, 1949) : 12.

[3] Errol Bouchette, L'Indépendance économique du Canada français. (Montréal, Wilson & Lafleur, 1913) : 56. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Ibid : 17.

[5] Ibid : 126, 127 et 287.

[6] Ibid : 19.

[7] E.D.T. Chambers, « Emparons-nous de l'industrie par Errol Bouchette », Review of Historical Publications Relating to Canada, Toronto, VII (1904) : 115-6.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 décembre 2011 19:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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