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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul-Émile BORDUAS, PROJECTIONS LIBÉRANTES. Un texte publié dans Borduas. Refus global & Projections libérantes, pp. 41-90. Nouvelle édition augmentée d'une Introduction de François-Marc Gagnon et suivie de Notes biographiques, de Borduas et l'automatisme par Marcel Fournier et Robert Laplante et de Dimensions de Borduas par Claude Gauvreau Montréal: Les Éditions Parti pris, 1977, 155 pp. Collection: “Projections libérantes”. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.

[41]

PROJECTIONS LIBÉRANTES.

Paul-Émile BORDUAS

Saint-Hilaire, février 1949.



[43]

Un sursis est accordé à la misère noire prochaine.

Un sursis de six mois, d'un an peut-être, si nous sommes bien sages !

Ce congé tentateur me hante. Il répond à un vieil écho : ENFIN LIBRE DE PEINDRE.

Comme d'autres espoirs, de joie longtemps caressée d'avance, le moment vient-il par hasard, provisoire, accidentel, que je le reconnais à peine et passe outre dédaigneux.

Une exigence plus ancienne profonde, familière et tyrannique, me laisse entrevoir pour plus tard - toujours plus tard - à la condition de la pire sévérité, dans l'acceptation du sacrifice de tout ce que je juge secondaire, les joies indéfinies d'un accord parfait du social et du particulier.

Cet espoir d'un dynamisme irrésistible sans cesse m'entraîne au tourbillon des périlleuses aventures spirituelles. Il sait faire miroiter, à mes yeux éblouis, les certitudes trompeuses - toujours retardées - d'un amour désormais [44] parfait dans une connaissance complète, d'un embrassement sans voile avec la réalité présente par l'assimilation du passé.

Mais je sais aussi, comme distraitement, que ce comportement justifie à lui seul le présent. Qu'importe l'ÉTERNEL, le CIEL et l'ENFER, puisqu'il permet à lui seul l'intensive culture des talents individuels ; puisqu'il permet à lui seul la moisson plantureuse d'œuvres brûlantes d'hommes passionnément se libérant ; puisque seul il permet l'entière réalisation du présent - du présent viable que dans cette ligne de force ; puisque seul ce comportement assurera la rectitude de demain, par la plénitude d'aujourd'hui.

L'autre comportement le fini, le limité dans le but immédiat, l'infâme, malgré l'assurance depuis longtemps sans force de l'éternel, du ciel et de l'enfer, est asséchant. Les dons les plus précieux meurent sur place sans même manifester leur présence. Il permet aussi à des voraces une odieuse passion égoïste destructrice des joies de vivre. Il avantage les malhonnêtes, les fourbes, les hypocrites dans la lutte pour la puissance, en leur permettant les déguisements profitables de la bienfaisance, de la servilité. Il leur permet d'adopter, devant la foule, l'attitude de défenseurs d'abstractions détachées de tout geste, de tout objet : abstractions à tout jamais sans représailles contre leurs forfaits. Ces individus sont dès lors invulnérables sous le couvert de Dieu, de la Vérité, de la Justice, de la Charité.

Encore une fois j'obéirai aux nécessités premières de mon être : nécessités ennemies des intérêts immédiats et grossiers. Je tenterai cette troisième expérience d'écriture. Certes, on la trouvera maladroite comme si le français n'était plus bon qu'à de vains plaisirs littéraires ! Comme s'il lui était maintenant interdit d'exprimer l'espoir, la crainte, la certitude, l'amour et la réprobation la plus primaire ! [45] La plus primaire ? Donnez-lui le sens qu'il vous plaira. Je n'envie ni ne regrette vos plaisirs trouvés aux ciselures adroites de formes vides d'émoi ; je n'envie ni ne regrette l'hypertrophie de votre mémoire ; je n'envie ni ne regrette ces jeux savants.

Je tenterai cette troisième expérience d'écriture ; quoique je sache ce qu'il en coûte, j'ignore encore ce que ça peut donner.

Des positions réputées inattaquables devront subir l'assaut. Non pas que les réponses de la coalition des forces AVEUGLES - INTÉRESSÉES, qui défend ces positions, soient inconnues ou profitables. Aux questions dangereuses elle applique le bâillon. Au besoin elle interdit au questionneur la possibilité d'exercer une fonction sociale sur laquelle une famille pouvait compter pour sa subsistance.

Ce sont les seules réponses apparentes à de tels actes.

Les autres réponses demeurent cachées. Ceux à qui ces risques pris sont nécessaires se taisent : avares de leur surprise, de leur émoi. Je ne m'en plains pas. La vigueur d'une œuvre, sa « prudence » , se mesure à la hauteur des obstacles affrontés, des difficultés vaincues. Je suis d'accord avec ces conditions ; d'avance je les accepte. C'est sans mérite d'ailleurs, à mon sujet je suis sans crainte et sans reproche. La mort m'attend oublieuse et sereine, à la limite de la peine ou au terme de la joie...

L'avenir prochain de Janine, de Renée, de Paulo, me cause plus de tourments : impuissant à orienter même une fraction de mon temps vers des activités strictement lucratives.

Nous n'y pouvons rien quelques-uns.

[46]

Ensemble nous entreprendrons cette extravagance de vivre sous la dictée d'une conscience aiguisée, dans la franche honnêteté... et nous verrons bien ! Le pire ne saurait être qu'une catastrophe, ça vaudrait encore mieux qu'une fausse réussite.

Que les exploiteurs des désirs actuels de la foule ne clament pas trop haut leur état privilégié. Les brillantes apparences acquises à la faveur de l'inconscience ou de la malhonnêteté sont sans espoir. Seules les exigences extrêmes justifient et le présent et l'avenir.

Une foi inaltérable me confirme en la victoire finale. Elle combat toutes les angoisses. C'est le cœur ferme que j'enfonce dans l'obscurité. Il faudra vaincre les turpitudes et obéir aux fières nécessités, ou ne plus vivre. L'essentiel assuré selon les exigences de la conscience, le reste devra venir par surcroît. Il y a assez d'hommes aux certitudes identiques pour que, une fois les contacts réalisés par-dessus les frontières, le volume des échanges s'établisse suffisant aux besoins de tous les jours. La preuve en sera tentée, non mathématiquement, ou par un beau développement rationnel, mais spontanément comme la vie et dans la vie.

Les longs raisonnements me laissent émerveillé de leurs ingéniosités, de leurs rigueurs parfois ; mais font oublier, en cours de route, l'objet qu'ils désiraient mieux faire connaître. Cette méthode est épatante pour nous distraire des contacts douloureux. Elle nous permet d'entrevoir des sujets si éloignés du point de départ qu'ils en sont inoffensifs. Aux raisonnements, mon intelligence préfère les projections plus immédiates, plus convaincantes ; je les crois douées d'un pouvoir suffisant pour entraîner des transformations inattendues et profondes.

Au seuil de cette phase neuve où les habitudes anciennes seront vaines, à l'orée de la forêt vierge des possibilités [47] cependant entrevues, je dois projeter sur l'écran lumineux une large tranche de mes activités passées demeurées dans la pénombre d'une action ininterrompue. Le geste arbitraire d'un ministre, en brisant une carrière, aura créé, je crois, le recul suffisant à la prise de conscience du travail accompli.

Remontons à la fin de septembre 1927.

Le jeune homme, que je suis alors, se rend à l'École des Beaux-Arts, qu'il connaît depuis le jour de son ouverture au public par Emmanuel Fougerat en novembre 1923, pour y saluer camarades et professeurs qu'il n'a pas revus des vacances, et s'inscrire aux épreuves du premier diplôme promis pour l'année scolaire qui s’avance.

Sur le palier du monumental escalier de marbre et de bronze, aux pieds de la Diane de plâtre noir, le concierge l'avertit que monsieur Miller désire le voir à l'École du Plateau. Le jeune homme ignore tout de monsieur Miller, de l'École du Plateau. Aux sollicitations, le concierge monsieur Carrière oppose une douce mais ferme résistance. Le lieu indiqué est près, le jeune homme s'y rend le cœur troublé d'un espoir vague et d'une crainte imprécise, injustifiable. Là, il rencontre monsieur Miller et apprend qu'il est reçu par le directeur du district centre de la Commission des Écoles Catholiques de Montréal. Un engagement attend sa signature à titre de professeur de dessin ; conditions - demi-temps, salaire annuel $750.

L'année précédente, le directeur de l'École des Beaux-Arts, monsieur Charles Maillard, avait fait miroiter aux futurs finissants un salaire double pour le même emploi, et entretenait inconsidérément en eux l'impression que dès l'année suivante ils entreraient tous à la Commission scolaire. Comme s'il y eut autant de places vacantes qu'ils étaient d'élèves.

[48]

Certes, j'étais surpris de la facilité avec laquelle on pouvait devenir professeur ! n'ayant jamais pensé que cela put être aussi simple. Cependant je compare les deux salaires. Déçu, je fais la moue et assure monsieur Miller qu'on m'avait fait croire à la possibilité du double. Qu'il vaudrait peut-être mieux voir Maillard avant d'accepter ces conditions. Monsieur Miller rétorque : « Monsieur Maillard n'a rien à faire à ça. Ce salaire est statutaire... D'ailleurs Maillard est à Québec, et je ne peux plus attendre ; il y a près de trois semaines déjà que les cours sont commencés. C'est à prendre ou à laisser. Si cette place ne fait pas votre affaire, je connais vingt-cinq dessinateurs qui seraient heureux de l'accepter sur le champ. » Sans plus marchander, le jeune homme que je suis signe le contrat qui le lie. Il était le premier élève des cours réguliers des Beaux-Arts à entrer à la Commission scolaire.

Mi-heureux, mi-inquiet, il apprend au téléphone la nouvelle à son vieil ami de Saint-Hilaire, monsieur Ozias Leduc, et retourne rue Saint-Urbain.

Là, il interroge de nouveau monsieur Carrière. Devant le geste accompli, le concierge dévoile quelques-unes des circonstances du choix de monsieur Miller : celui-ci a connu le père du jeune homme, il est du même village et du même âge, ils se sont cependant rarement revus depuis leur jeunesse ; monsieur Miller fréquente régulièrement l'École des Beaux-Arts ; il a suivi, à l'insu du jeune homme, son travail d'élève ; enfin il est le beau-frère du concierge, ce qui semble éclairer davantage toute l'histoire.

L'aubaine apparaît plus généreuse, la déception pécuniaire disparaît et c'est au comble de la joie que je rencontre, dans le grand escalier, stupidement prétentieux, monsieur Félix. La conversation sitôt engagée, je lui fais part de la bonne nouvelle-, imprévisiblement monsieur Félix [49] répond : « Ha ! ! ? ! ? », tourne les talons et remonte l'escalier. Sidéré, le jeune homme que je suis esquisse sur place une grimace interrogative…

Il dut attendre le retour du patron de Québec pour avoir l'explication de ce « Ha » étrange ; elle n'était pas moins surprenante que le reste. Car, à sa stupéfaction, Maillard tente de lui faire croire qu'il a malhonnêtement, en faisant jouer des ficelles politiques (pensez donc ! même l'expression en était inconnue dans ma famille) pris la place réservée à son meilleur ami, Léopold. (Si je ne le nomme pas plus clairement, c'est qu'il est sans arme et que l'on pourrait encore lui nuire ; c'est aussi parce qu'il n'est pas responsable, d'aucune manière, de cette complication.) Le jeune homme eut beau se débattre avec passion, rien n'y fit. La version était bonne à des fins qu'il ignore encore ; elle se répandit rapidement dans l'école.

Monsieur Charpentier, deuxième acolyte de Maillard (Félix était à droite, l'autre à gauche), chuchotait le soir à mes camarades que j'avais joué un tour de « cochon » à Léopold et que sans cela Maillard aurait pu tous les placer à la Commission !

Le jeune homme que j'étais retourne à l'École du Plateau et offre de démissionner. Monsieur Miller le dissuade en l'assurant que d'aucune façon la place n'irait à son ami. Sa décision est définitive là-dessus. Cet entêtement laisse le jeune homme perplexe et le mieux qu'il trouve est encore de dire à Léopold ce qu'il sait de l'affaire. Son ami n'a pas, lui, de version officielle à soutenir. L'explication est simple et cordiale. L'année se passe tant bien que mal. Les épreuves du diplôme accomplies, le jeune homme que je cesserai d'être ne remettra plus les pieds dans la boîte au bel escalier, sauf une fois, en 1932 peut-être, sur l'invitation d'aller recevoir son diplôme de la main du Secrétaire de la Province, l'honorable Athanase David.

[50]

Cette soirée est gravée dans ma mémoire : le directeur nous traita tous comme si nous eussions été des intrus. Les discours du ministre, du directeur, me montrèrent le chemin que déjà j'avais parcouru. Le lendemain, à monseigneur Maurault qui m'avait conseillé d'être « bon prince » et d'aller recevoir mon diplôme, aux questions qu’il me pose sur la soirée de la veille, je fais part des erreurs philosophiques graves exprimées dans ces discours. Monseigneur m'assure, toujours conciliant, que cela se corrigera avec le temps ; mais, sur le champ, je réalise que monseigneur n'y sera jamais pour rien : mon sentiment de solitude s'accentue d'autant. Je sais d'ores et déjà que je ne devrai plus compter que sur moi-même et en une Providence de plus en plus lointaine !

Dans ma hâte d'en finir avec l'École des Beaux-Arts, je vous ai entraînés un peu loin, il faut revenir à la Commission scolaire.

Parfaitement ignorant, bien intentionné et discipliné ; d'ailleurs plein d'ardeur : le succès ne devait pas se faire attendre. Messieurs Mondoux et Lanthier, à qui je conserve un reconnaissant souvenir, furent les artisans de ce succès officiel éclatant ; le seul de son espèce que j'ai eu dans toute ma carrière d'enseignement.

Sur la foi des rapports réglementaires de mes deux bienveillants principaux, je suis, à mon insu encore une fois, bombardé dès 1928 - après neuf mois d'expérience - professeur à l'École du Plateau ! Je remplace monsieur Jean-Baptiste Lagacé promu au rang d'inspecteur du dessin.

C'est le plus haut poste de professeur que la Commission puisse m'offrir. J'ai vingt-deux ans. Un tel départ promettait une carrière enviable. Je frémis en pensant à ce qui serait advenu si, une semaine plus tard, je n'eus pas trouvé le courage de donner ma démission : ou, si vous [51] aimez mieux, j'eus le courage d'affronter victorieusement un impératif catégorique.

Nous sommes en octobre 1928. Une loi spéciale vient d'être votée. Elle transforme, de fond en comble, l'administration de nos écoles en la centralisant. Monsieur Victor Doré devient de par la loi « la cheville ouvrière » de la Commission. L'expression eut un gros succès ; elle faisait neuf, démocratique, serviable, sans faire bouche-trou. Monsieur Manning fut nommé directeur des études. J'ignore ce que monsieur Miller devenait dans les nouveaux rouages. Maillard, à titre de directeur de l'École des Beaux-Arts, devenait automatiquement commissaire. Monsieur Lagacé, comme déjà dit, se voyait attribuer le poste d'inspecteur du dessin, depuis de nombreuses années vacant ; et j'avais l'honneur de le remplacer au Plateau.

Le présent était rose : mon salaire augmenté, mes heures de cours doublées ; car je gardais les deux écoles de l'année dernière. J'étais au faite de la satisfaction tout juste tempérée par la crainte d'être inférieur à la fortune !

Je prends charge de mes nouvelles classes ; ça marche à merveille environ une semaine. Et là coup de théâtre ! J'entre dans une classe du Plateau pour y donner mon deuxième cours. Le titulaire m'avertit que le professeur de dessin vient justement d'en sortir et il me demande, à moi, ce que ça veut dire. Je lui demande à mon tour s'il n'a pas la berlue. Devant son assurance je capitule. Désemparé, n'y comprenant rien, je vais frapper à la porte de monsieur Manning qui me reçoit en disant : « Justement je voulais vous voir. Je suis navré mais vous devrez retourner aux conditions de l'année dernière : demi-temps, écoles Montcalm et Champlain ». - « Je ne fais plus l'affaire au Plateau » lui demandé-je. - « Mais non, bien au contraire ! » m’assure-t-il, et il m'explique que, sous la pression exercée par Maillard sur ses nouveaux collègues les commissaires, [52] il a dû, lui, après coup, engager à ma place mon ami Léopold. Je lui exprime l'opinion que c'était une mauvaise raison ; cependant j'eus été incapable de lui expliquer pourquoi... Il répond : « Je regrette » ; et moi : - « Je verrai ». Mais c'était tout vu. Il m'était peut-être encore plus impossible à cet âge qu'aujourd'hui d'accepter un tel comportement. Sans demander conseil à qui que ce soit, je reviens chez mon père, monte à ma chambre et d'une traite écris une lettre de démission à la Commission des Écoles Catholiques de Montréal.

Ainsi se termine ma première expérience avec une grande administration. Les cours, les élèves, furent peu importants dans cette aventure. J'acquis par la suite la conviction qu'ils étaient tout juste bons à servir de prétextes à un avancement social du professeur désireux de réussir dans la vie. (Je connus de ces écoles PRÉTEXTES : où parents et programme ne sont considérés que sous l'angle égoïste du professeur, du directeur). Dieu soit loué, un orgueil insensé m'obligea d'en sortir : pour quelque temps !

La voie vers les honneurs académiques m'était, de par nature, impossible. Sur cette route fleurie pour aller et loin et longtemps il faut savoir composer. Un autre chemin s'ouvrait où l'intégrité mènerait, non plus aux dehors brillants des choses, mais à l'objet même. Dès l'instant de cette démission toute carrière officielle devenait interdite. Jamais je n'en ai été aussi convaincu que ce soir.

La lettre écrite, j'allai retrouver mon cher monsieur Leduc. Sa haute intelligence, son entière approbation du geste irrémédiablement téméraire, fut plus précieuse que tout ce que je venais de perdre volontairement.

Quelque temps après, je partis pour Paris. En janvier 1929, j'appris que la Commission avait mis mon ami à la porte. Il avait enseigné d'octobre à décembre. Cher lui, n'importe qui aurait pu lui prédire cette fin. Aucun génie [53] n'aurait résisté à de semblables conditions d'admission forcée dans un corps administratif aussi énergiquement unifié et qui en plus exigeait des qualités autres que les siennes. L'odieuse incompréhension de Maillard fut la cause du mal qu’il en éprouva.

À la suite de cette triste nouvelle, je songeai cinq minutes que, si je n'eus pas donné ma démission, j'aurais repris une seconde fois la place vacante et que l'avenir eut été assuré au lieu d'être étudiant à Paris... et je n'y pensai plus.

De 1928 à 1932, je découvre Boston, New-York, Paris, l'Alsace, la Lorraine, la Bretagne ; Renoir, quelle merveille et quelle leçon ! Pascin.

Lentement je remonte vers les premières certitudes de mon enfance, sans savoir où je vais.

Je découvre les plaisirs d'amour : Lulu et cie ; Saint-Jean-de-la-Croix, autre merveille.

En contrepoids, de 1930 à 1932, tentative sociale infructueuse. Mes activités secondaires, dirigées depuis plusieurs années dans le but lucratif d'embellir nos églises, se butèrent à une fin de non-recevoir violente de la part du clergé et des architectes. Je leur rends grâce ! Sans cet échec, il est probable que l'état actuel de la société ne se serait pas montré dans sa nudité. Cet espoir me masquait aussi mes seules possibilités.

Dans un grand dénuement, sans amis pour suivre ma pensée et parier des formes d'art que j'aime, cherchant les raisons de l'impossible adaptation aux cadres de la société, les découvertes se poursuivent : le fauvisme, le cubisme, le surréalisme.

Les dessins d'enfants (mes élèves de l'Externat Classique, collège André-Grasset, et de la Commission scolaire, [54] où je suis retourné au bas de l'échelle, cette fois, sans succès officiel, en lutte contre les méthodes en cours) sont les seules confirmations que la route poursuivie mènera un jour à la victoire : fut-elle cent ans après ma mort.

Tout le reste se présente comme des chimères, des illusions, de fols espoirs irréalisables.

Le travail à l'atelier est éreintant. Sur dix ans d'un labeur acharné, dix toiles à peine méritent grâce. Je les reconnais comme des accidents heureux impossibles à répéter. Les tableaux sur lesquels ma volonté s'acharne le plus à vouloir diriger sont ceux qui deviennent les plus lointains, les plus froids, les plus intolérables. J'achète le décapant à la pinte. Cependant une assurance quasi irraisonnable me soutient qu'un jour le travail sera plus transparent, moins pénible.

Les enfants que je ne quitte plus de vue m'ouvrent toute large la porte du surréalisme, de l'écriture automatique. La plus parfaite condition de l'acte de peindre m'était enfin dévoilée. J'avais fait l'accord avec mon premier sentiment de l'art que j'exprimais alors à peu près comme ceci : « l'art source intarissable qui coule sans entrave de l'homme ». La confusion de cette définition d'enfant que je rappelle quand même pour son opposition à toute idée d'entrave associée au travail créateur, exprime sentimentalement le besoin d'une extériorisation abondante. Dans le noble espoir de faire de moi comme de tout autre un esclave, avec la permission de ma confiance, on avait sabordé ça. Après un long naufrage, ce besoin primordial remontait à la surface. Mon comportement en fut modifié : il permit un nouveau contact plein de foi en la société d'hommes et de femmes à demi-libérés. Société dont je n'avais même pas soupçonné l'existence à Montréal.

Un amour irrésistible m'entraîne au mariage, à la paternité. Des amis se présentent venus du fond de mon [55] rêve : Maurice Gagnon, le Père Carmel Brouillard, John Lyman et autres.

Je sors lentement de l'isolement. Je respire plus a l'aise malgré quarante heures de cours et un travail à l'atelier plein de difficultés encore et de défaites.

Voici à peu près où j'en étais quand, par l'influence du Père Brouillard et le bon vouloir de Jean Bruchési, j’entrai à l'École du Meuble en 1937.

J'entrai à l'École du Meuble grâce à mes amitiés nouvelles mais aussi à la faveur d'un malentendu. Monsieur Jean-Marie Gauvreau, le directeur, était en lutte avec Maillard depuis assez longtemps ; exactement depuis le jour où Maillard le qualifia d'incompétent devant le Ministre David. C'était évidemment peu aimable même pour un « Ancien d'Europe », et une grosse pierre dans le champ des honneurs attachés aux responsabilités administratives que Gauvreau désirait pourchasser. Une lutte serrée s'ensuivit. Je suppose que Gauvreau désirait d'abord se prouver l'erreur de Maillard ; et ensuite, j'en suis certain, prendre sa place si possible, n'est-ce pas, monsieur Félix ? enfin poursuivre l'enseignement tel quel de cette fameuse École des Beaux-Arts. Enseignement que Gauvreau trouvait excellent.

Pour ma part, j'avais déjà rompu avec ces espoirs-là ! mais  d'autres espoirs imprévisiblement s'étaient offerts, compatibles avec l'activité académique. Mes amis et moi nous entreprenions la lutte contre elle, non plus pour des raisons personnelles, mais pour la défense de nos ardentes certitudes vitales. Nous étions en lutte contre Maillard parce que sans sa perte, il était impossible de voir évoluer l'enseignement qu'il dirigeait. (Enseignement d'ailleurs en harmonie avec l'esprit utilitaire encore vigoureux dans notre chère société montréalaise, sauf que les formes en étaient plus anciennes.)

[56]

Lorsque Gauvreau me fit venir à l’École du Meuble, sur la suggestion du ministère, pour remplacer monsieur Jean-Paul Lemieux nommé aux Beaux-Arts de Québec à un poste dont il avait été question pour moi, nous nous crûmes d'accord à cause de notre lutte commune. C'était une erreur qui mit du temps à apparaître précise.

Vis-à-vis des élèves mes rapports se simplifiaient.

Je ne provoque plus ces oppositions systématiques connues jadis à l'Externat, par ignorance, par incertitude et par complexe d'infériorité. (Ces grands garçons, de Versification en montant, me faisaient peur. Je les savais plus instruits que moi et j'ignorais tout des comportements d'un groupe. Ce furent de longues années d'entraînement au courage moral. Je me rappelle que l'idée d'avoir à ouvrir une certaine porte de classe suffisait à me couvrir de sueurs. J'ignore comment on résiste à ces apprentissages.) Aujourd'hui les relations avec mes élèves sont simples. Je ne froisse plus leur sentiment de liberté, ayant reconquis la mienne.

À l'Externat, dès la première année d'enseignement, j'utilisai la méthode de Quénioux qu'Ozias Leduc me fit connaître. Cette méthode donna immédiatement des résultats remarquables ; particulièrement dans les classes inférieures, favorisés qu'ils étaient par la jeunesse des élèves et leur inexpérience.

À l'École du Meuble, le départ résolu vers les solutions énergiques démarre lentement ; les élèves ne sont plus aussi jeunes, ils ont déjà la fausse assurance de connaissances académiques plus étendues ; l'habitude du courant pernicieux est mieux établie.

Ensemble, sans heurt, à là façon qu'un grain d'herbe pousse dans un sol avare et froid, nous cherchions la voie de l'expression objective, vivante. Un jour, après plus [57] d'une année d'un travail ingrat, au cours de documentation je crois, un beau dessin est apparu ! L'élève Touchette en était l'auteur. Ce dessin exemplaire fut commenté, exposé. Il déclencha la révolution tant attendue. À partir de ce moment de telles œuvres ne manquèrent plus à l'école ; elles devinrent de plus en plus nombreuses.

Souvent j'ai pensé à cette première équipe que je soignais de toute mon attention ; comme je la savais fragile ! Si fragile devant la difficulté de gagner son pain qu'aucun de ceux-là ne put développer, au dehors de l'école, cette plante précieuse qu'ils savaient pourtant posséder. Elle leur servit tout au plus à voir d'un œil moins sec les merveilles de l'univers.

D'année en année le milieu scolaire devenait plus chaud, plus fort. J'entrevoyais le moment où les qualités rares résisteraient à la transplantation.

À l'École de la liberté les tempéraments s'affirment : du nerveux au flegmatique, de l'inquiet, de l'ardent, de la tête un peu folle au raisonneur sûr de lui-même, peu sensible aux mystères, craignant comme la peste les moindres aventures spirituelles. Touchette, Hébert, Cyr, Desjardins Archambault, Vinet, Maisonneuve, Racine, Deschambault : tous des premières heures, qu'êtes-vous devenus ? Quelques-uns sont professeurs, d'autres directeurs d'écoles, mais ceux que je n'ai jamais revus !

C'est à ce stade premier que des développements extérieurs vinrent accélérer la poussée. Monsieur Maurice Gagnon, nommé en même temps que moi à l'École du Meuble, avait déjà commencé l'activité littéraire qu'il poursuivra un certain temps ; on en parlait. Le directeur, encore incapable d'orienter l'École dans une doctrine particulière, ne cherchant alors que ce qui frapperait l'attention du public, lui offrit une série de conférences. Elles attirèrent une foule élégante.

[58]

Je dois rendre le mérite à monsieur Gagnon que, si ses cours étaient entachés d'idéalisme sentimental, il était non moins vrai que pour la première fois à Montréal, un cours d'histoire de l'art devenait autre chose qu'une ennuyeuse énumération se terminant à la Renaissance. L'on ne vidait peut-être pas toujours les leçons particulières propres à tout chef-d'œuvre ; mais au moins le choix des œuvres avait de l'unité et l'entière sympathie communicative du professeur. Jamais un cours n'a été une corvée pour monsieur Gagnon, ni pour ses élèves. Peut-on en dire autant de plusieurs professeurs ? Je ne le crois pas.

Un fait saillant se produisit à la même époque : la création de la Société d'art contemporain (« C.A.S. ») suscitée par la complexe générosité de Lyman. (Activité faite d'élans généreux suivis de la crainte que les victoires remportées ne le conduisent trop loin !) Dès le premier soir de l'organisation de cette société, j'entrevis qu'elle serait peut-être le support social dont avaient un si pressant besoin mes chers élèves de l'École du Meuble. L'avenir me prouva combien j'avais eu raison de croire en elle. Cette société ne nous déçut qu'à la veille du « Refus global » qui la trouva sans force suffisante.

Nous sommes dans de fiévreuses conditions sociales : la guerre vient d'être déchaînée, les défaites se multiplient. Des hommes oublient leurs tracas individuels pour s'inquiéter du sort commun. Une foule d'Européens sont immobilisés en Amérique, d'autres fuient devant l'occupation, devant les persécutions. Montréal voit son importance grandir. La « C.A. S. » recrute nos amateurs d'art à l'esprit tant soit peu ouvert. Les expositions s'organisent, Gagnon se dévoue corps et âme. Parizeau Marcel, non encore nommé, dont j'ai fait la connaissance à mon arrivée à l'École du Meuble, fait le pont entre le monde des artistes et le monde-tout-court. Henri Girard envoie des flèches empoisonnées, du « Canada » à Maillard. Un public attentif [59] nous soutient : la distance entre lui et nous est d'ailleurs encore minime.

Le Père Couturier est l'un des nombreux immobilisés français à New-York, il est invité à donner quelques leçons d'art religieux aux anciens des Beaux-Arts. Nous avions fait de la fresque ensemble, avec Pierre Dubois, à Chaillon (France) ; je vais lui rendre visite, à son arrivée, au couvent des Dominicains. Il est mis au courant de la galère où il s'est embarqué : il me croit à peine. Je lutte contre l'influence de Gilson, de madame Thibaudeau, qui le pistonnent aux Beaux-Arts, chez l'architecte Cormier etc., je n'en mène pas large. Dans ces hautes sphères bourgeoises notre action est encore ou inconnue ou jugée insignifiante. Le Père accepte cependant l'invitation de venir visiter l'École du Meuble ; la rivalité Maillard-Gauvreau permet de lui proposer un cours ! Plus tard, je lui présente Lyman, des soirées s'organisent, ses amis se multiplient, son besoin d'action trouve de quoi se satisfaire. Mais ce n'est qu'après son fiasco aux Beaux-Arts que le Père Couturier acceptera la proposition du cours chez nous. L'occasion d'une revanche lui est offerte ; il obtient cette fois un si éclatant succès que les yeux de Gauvreau s'ouvrent enfin sur l'abîme où nous semblons l'entraîner. Gauvreau le désavoue publiquement à l'ouverture de l'exposition de l'École, tenue à l'immeuble non encore terminé de l'Université.

Le Père infatigable organise deux expositions sensationnelles des « Indépendants », l'une à Québec, l'autre chez Morgan. Les exposants sont recrutés au sein de la « C.A.S. ». Il multiplie les conférences, les articles de revues ; il publie « Art et catholicisme ». La glace est rompue.

Maillard tente, dans un article de presse, de revendiquer les « Indépendants ». En réponse, il reçoit un reniement [60] dont il ne se relèvera pas tout à fait, et qui contribuera largement à sa déchéance.

Malgré cet effort de Maillard, malgré le désaveu de Gauvreau, la réaction ne vient pas encore. La vieille clique académique qui depuis toujours fait la pluie et le beau temps n'en revient pas de sa surprise. Elle n'est pas prête pour la bataille.

Pierre Daniel, plus tard Robert Élie, Charles Doyon, sont des nôtres ; ils ne feront plus défaut. La presse à leur suite emboîte le pas.

À l'École, si je dois maintenant compter avec la réticence évidente de la direction, réticence qui augmentera sans cesse, mes élèves savent par contre que l'intérêt qui les anime n'est plus uniquement viable entre les quatre murs de la classe mais qu'il y a de profondes résonances à l'extérieur. Les « Sagittaires » s'organisent (monsieur Gagnon prête alors son concours bénévole à plusieurs expositions de la « Dominion Gallery » et à diverses expositions de collèges). Aux « Sagittaires », sur vingt-trois exposants, quinze sont de mes élèves ; onze sont élèves à l'École du Meuble.

Des forums ont lieu en différentes villes de la province.

Hertel, mis en quarantaine à Sudbury, me demande de recevoir ses amis. Les visites à mon atelier deviennent régulières, un groupe des Beaux-Arts s'y rallie, des étudiants d'un peu partout s'y rendent.

Ma première rupture avec le monde académique, suivie d'un isolement quasi total n'est plus qu'un souvenir. Un devoir social qui se précise chaque jour passionnément nous entraînera à la seconde prise de conscience et nouvelle rupture que sera le manifeste surrationnel.

[61]

Sur cette route difficile de la rupture encore lointaine, Pellan sera l'occasion d'une brusque division des forces - trop tôt peut-être - des éléments considérés révolutionnaires par la foule.

Alfred Pellan revient de Paris. Il a la surprise de trouver à Montréal un milieu préparé par notre déblayement des années passées. S'il était venu en notre ville trois ans plus tôt, au lieu du triomphe qu'on lui a réservé, il aurait dû lui aussi œuvrer dans l'ombre. Son succès favorise autant notre mouvement qu'il est glorieux au nouveau venu. Nous ne pouvons cependant pas permettre que les cartes soient brouillées encore une fois.

Le travail que ce peintre nous apporte de Paris est vigoureusement parfumé du lieu propice entre tous où il a pris forme. C'est en somme un fruit parisien qui vient à nous. Que l'on comprenne bien qu'il est loin de mon désir d'en diminuer l'éclat, en voulant insinuer qu'il aurait suffi à l'un quelconque de nos peintres de vivre quinze ans à Paris pour nous le cueillir ! D'autres y sont demeurés aussi longtemps et sont revenus les mains vides...

Il ne fallait pas non plus perdre la tête ! La peinture de Pellan ne pouvait devenir un exemple fixe à imiter. C'était un élément sain à assimiler ; comme lui-même aurait dû assimiler les meilleurs éléments de la peinture montréalaise au milieu de laquelle il choisissait de vivre. Il désirait une zone d'influence étendue ; c'était juste et nous n'avions aucune objection à cela. Il fallait aussi s'entendre sur l'essentiel ; là, fut l'obstacle capital.

Déjà, pour quelques-uns d'entre nous, il était inconcevable d'entrevoir le travail de création, sans la constante découverte. Tout retour en arrière nous était interdit de même que toute fixation.

Pellan rejetait en bloc le surréalisme ; pour nous il avait été la grande découverte. Pellan ne croyait qu'au cubisme [62] qui déjà était, et un peu grâce à lui pour nous, sans mystère.

Violemment les jeunes prennent parti. Dans la violence des moins jeunes sont décapités qui désirent concilier l'inconciliable.


MAINTENIR GÉNÉREUSEMENT L’ACCENT sur la PASSION DYNAMIQUE ou

MAINTENIR SYSTÉMATIQUEMENT l'ACCENT sur la RAISON STATIQUE.

PERMETTRE aux EXPRESSIONS PLASTIQUES IMPRÉVISIBLES de NAÎTRE ou

MAINTENIR une CERTAINE EXPRESSION PLASTIQUE DÉFINIE.
ACQUÉRIR PASSIONNÉMENT de NOUVELLES CERTITUDES en ENCOURANT tous les RISQUES ou

CONSERVER à tout PRIX les CERTITUDES d'un PASSÉ RÉCENT et GLORIEUX. En somme la GAUCHE et la DROITE du mouvement contemporain - que le public confondait en un seul mouvement - se séparaient.


La gauche prenant conscience, la droite adopte une attitude défensive à notre endroit : les positions sont plus nettes. La réaction a eu le temps de revenir de sa surprise ; la lutte s'engage à fond, sans rémission. La lutte tutélaire passionnée, aussi nécessaire à la vie de l'intelligence qu'elle peut l'être pour la vie des corps, est enfin engagée à Montréal. Souhaitons qu'elle ne cesse plus jamais.

C'est à ce stade de développement (1943 à 1948) que l'expérience de l'École du Meuble prend son entière signification.

Les élèves de première année de la section « d'artisanat » (les seuls que je voyais) ne sont plus des enfants ; [63] leurs études secondaires doivent être terminées : baccalauréat de rhétorique ou certificats de nos écoles primaires supérieures. Ils entrent à l'École du Meuble à peu près au stade où ils entreraient à l'Université. C'est d'ailleurs le rêve, depuis longtemps choyé, du directeur d'accorder un jour des licences et des doctorats en siège ! Il y travaille en cachette. Les autorités de l'Université sont déjà consentantes. Monseigneur Maurault n'a pas craint d'exprimer publiquement, à la presse, le plaisir qu'il éprouverait à ouvrir les portes de l'Université à l'École du Meuble. Gauvreau plus rusé nie qu'il en soit question ; le jour où il aura gagné son point au ministère (qui voit en ce moment d'un mauvais œil un si grand succès), il aurait l'air de s'être fait tirer l'oreille pour accepter de devenir doyen ! Quel chameau que Gauvreau ! ...

Je les revois, ces grands garçons de première, inquiets du nouveau milieu où ils se trouvent, prudents, effacés, impersonnels à l'extrême ; abordant l'étude du dessin avec leurs préjugés bien enracinés, leurs déjà vieilles habitudes passives imposées de force au cours de douze ou quinze années d'études : RANGÉS, SILENCIEUX, INHUMAINS. Ils attendent des directives précises, indiscutables, infaillibles. Ils sont disposés au plus complet reniement d'eux-mêmes pour acquérir un brin d'habileté, quelques recettes nouvelles à ajouter à un faux bagage pourtant lourd à porter.

Ces premiers cours étaient émouvants. Je me taisais... C'est lentement que la glace se brisait ; la débâcle n'avait lieu qu'à la suite des longs et beaux jours chauds et sans vent, lorsqu'elle était assez molle pour ne rien déraciner de précieux.

Je me taisais dans l'attente d'un geste expressif. La déroute occasionnée par le silence, par le manque de directive, hâtait ce geste. Les maladroits que j'ai toujours aimés [64] étaient involontairement l'occasion des premiers scandales. Des beaux dessins naissent dans une ignorance mystérieuse : il fallait alors en prendre conscience, en dégager les leçons.

La différence entre ce qu'ils attendaient du dessin et ce que cette étude pouvait leur donner de meilleur les frappait d'un trouble profond.

Passionnément les discussions entre eux, hors les cours, commençaient. Ils refaisaient, sans le savoir, le procès de l'art en croyant faire celui de l'art « moderne ».

Nous nous attachions à réaliser l'unité du présent et du passé à l'aide des reproductions de la bibliothèque. Ce n'était donc pas les différences que nous étudiions, d'une école à l'autre, mais les constances. Quelles étaient les qualités propres aux dessins des cavernes et à ceux de Léonard ou de Rembrandt, de Picasso ou de Matisse ? Nous recherchions une qualité plastique constante ! Nous ne trouvions qu'une qualité morale, toujours la même au cours des siècles, mise en évidence par une infinie variété de qualités plastiques. Cette qualité morale semblait être une puissance affective créant un état passionnel suffisant à l'expression involontaire et intégrale de la personnalité de l'artiste.

C'était une grande découverte ! Il ne s'agissait donc plus, pour devenir un créateur, d'acquérir au moyen d'exercices ingrats des qualités mécaniques étrangères ; de piocher et gommer en vain et sottement. Si nous désirions que nos œuvres aient un jour cette involontaire et divine qualité expressive, marque indiscutable d'un être fort et ardent, il fallait à tout prix abandonner ce fol espoir de s'enfouir sous l'amas des débris impersonnels et accepter de résoudre immédiatement ou jamais ses propres problèmes de figuration, d'expression.

[65]

La route de l'expérimentation individuelle était ouverte. L'élève n'apparaissait plus comme un sac à tout mettre ; mais comme un individu à un moment précis de son développement.

Il n'était plus une machine à reproduire, au service d'un maître quelconque, mais un homme intelligent cherchant les réponses à ses problèmes d'expression.

Il ne s'agissait donc plus de donner à l'élève le moindre, le plus étant exigé. Il ne s'agissait plus de lui apprendre en particulier tel ou tel truc de métier, lui permettant un jour de singer ceci ou cela, celui-ci ou celui-là ; mais il s'agissait de lui permettre l'accès à l'expression intégrale. Quitte, pour l'élève moins doué, à n'utiliser qu'une partie du pouvoir mis entre ses mains.

Il ne s'agissait donc plus de faire dessiner l'élève dans le but de satisfaire telle ou telle clientèle idéale qui d'ailleurs n'a jamais existé que dans la caboche des professeurs incapables de tout travail d'art, mais de permettre à l'élève de se reconnaître dans ses œuvres et par cet accord permettre à d'autres hommes de reconnaître en ces œuvres des aspirations profondes encore insoupçonnées. En d'autres termes : permettre au dessinateur de créer son propre style qui créera forcément sa propre clientèle. Que l'on me nomme un seul artiste, un seul décorateur digne de ce nom qui ait acquis la gloire autrement !

Pour favoriser le mieux, le pire devait être possible - l'un ne se comprend pas sans l'autre - NOUS QUITTIONS LA COMMUNE MESURE.

Quels étaient les objets à saisir, quels étaient les buts, les étapes de cette passion reconnue ? Il était clair, même à la lumière voilée de nos pauvres reproductions, que les objets à saisir se présentaient dans la perspective d'une connaissance toujours plus complète, plus reculée des possibilités de l'homme.

[66]

Autant que la bibliothèque le permettait, nous étudiions alors l'évolution d'un artiste en particulier : Renoir par exemple.

Il suffisait d'une quinzaine de reproductions prises au hasard, par tranches égales, au cours de sa longue carrière, pour identifier sans l'ombre d'un doute quelques-unes des exigences de son désir jamais comblé.

Ses premières peintures dénotent un goût peu particularisé : proportions, compositions, sont à peu près celles de tous les peintres de son temps, celles aimées d'un public de choix. Son ambition lui commande des régates ! Plus tard, trois ou quatre personnages dans un parc, dans une loge, suffiront comme prétexte à sa joie de peindre ; pour se contenter à la fin d'un bouquet, d'un torse de femme s'alourdissant d'année en année. J'imagine volontiers que, si Renoir eut vécu cent ans et plus, ses dernières toiles eurent été peintes d'un seul pétale de rose fait d'une infinie variété de tons, d'un clitoris remplissant le tableau d'une multitude de petites touches de chair rose et bleue.

Nous suivions avec amour la transformation continuelle d'un détail, une main, par exemple, des premiers aux derniers tableaux. Les doigts bien délimités du début et délicats, doigts de femme élégante, ayant chacun un rappel immédiat à la connaissance que l'artiste possède de son modèle, vont lentement vers une autre connaissance : d'un ordre plastique celle-là. Les doigts s'unifient jusqu'à devenir inséparables les uns des autres. Le dessin s'étale, se multiplie, pénètre profondément la matière colorée ; le traitement s'assouplit, l'émoi d'une présence réelle est évidente. Le rappel au modèle n'est plus qu'une double communion d'une même et seule réalité transfigurée. Les doigts se soudent à la main, qui elle-même devient un volume spontanément ordonné dans l'ensemble, dont le poids lumineux ne réfère plus qu'à la certitude émotive de l'artiste. [67] Certitude faite de l'accord de toutes les puissances de connaître dans un élan joyeux vers la possession de l'univers.

Joie cérébrale de faire craquer la toile sous le poids de l'objet peint, joie charnelle, visuelle, de plus en plus précise ; un seul et même désir : posséder l'impossédé, réaliser la plénitude émotive du présent sans cesse plus exigeante.

Il y a trop d'absences en ce moment pour être tout à fait à l'aise en parlant de ces choses qui demandent la présence des tableaux, des personnes auxquelles on en parle. Contacts immédiats permettant une entente persistante.

En commençant ce travail j'aurais voulu répéter textuellement les cours de l'École du Meuble. J'en vois l'impossibilité ; seul un grand mouvement se reproduisait dans les formes imprévues de la conversation. Conversations qui n'ont jamais été notées. Je ne m'en tiendrai qu'à ces grandes lignes.

Ce travail, que j'aurais donc voulu strictement imitatif, sera peut-être davantage objectif que mon désir originel, en étant le cours que je donne à des élèves absents - le seul que je puisse donner ! ...

Je déteste et envie à la fois le professeur à la faculté inhumaine d'être exactement au même point aujourd'hui qu'il était hier ; qui une fois pour toutes SAIT et n'a plus pour le reste de ses jours qu'à répéter la VÉRITÉ. Sans arme que j'ai toujours été contre la perpétuelle modification apportée par l'expérience. Souvent j'ai tenté la rédaction d'un programme de mes cours : dès le lendemain il se montrait inutilisable, les conditions étant changées.

J'ai aussi en aversion les professeurs qui prennent avantage de leur âge, de leurs connaissances, pour imposer d'autorité, sans tenir compte des réalités individuelles de [68] leurs élèves, des formules que ces élèves ne peuvent vivre, ne peuvent assimiler intégralement. Dans le marasme ou nous sommes ce n'est pas d'orgueil que nous manquons... Aux plus forts, aux mieux préparés à aimer davantage dans l'humilité d'une communion profonde et dynamique.

Celui qui ne retire de son travail que le bénéfice de son salaire est nul. De ça il y a des décades que les preuves s'accumulent par centaines de mille, et l'on persiste à ne pas voir, à ne pas entendre.

Tôt l'accord se faisait avec les élèves, contre les préjugés, contre l'ignorance, contre l'inconnu. Ils m'aidaient autant que je pouvais les aider moi-même et ils le savaient. C'était un marché tacitement conclu et magnifiquement tenu. Il est probable que cet accord justifiait à lui seul leurs préférences. Elles risquaient à tout moment de désorganiser l'école. Leur ardeur à l'étude du dessin leur faisait trouver ennuyeuses et stériles les autres matières au programme ; malgré l'ingéniosité de la direction à minimiser le travail fait en classe, malgré l'opposition systématique des professeurs d'ateliers et de toute la section d'apprentissage dont les élèves ne suivaient pas mes cours, malgré le soin que je mettais moi-même à faire comprendre l'utilité de ces matières. Il était d'ailleurs évident que leurs répugnances ne s'appliquaient qu'à la façon d'enseigner, non aux matières elles-mêmes ; et cela, parce que les élèves pouvaient maintenant comparer deux états : le PASSIF et l'ACTIF, sinon les juger clairement.

Il n'était pas nécessaire qu'il y eut la grève des finissants pour savoir où allaient leurs préférences ! Mais, lors de cette grève, elles devinrent évidentes à tous. L'on me soupçonnait d'être l'instigateur de ces troubles. Je n'étais que le témoin attentif de ces troubles ; et je crois, le plus compréhensif des élèves. Malheureusement, je ne pouvais rien pour eux, mon autorité étant déjà nulle auprès de [69] Gauvreau qui ne voulait rien savoir ! sentant très bien qu'il aurait un jour l'occasion de refaire l'unité compromise.

Dorénavant vous pourrez être tranquilles, MM. de l'École du Meuble, le directeur a su retrouver l'uniformité suffisante pour interdire aux élèves les possibilités désastreuses des comparaisons : ou, si vous avez encore quelques ennuis, ils viendront de confrontations extérieures cette fois.

Nous passions à un autre artiste ; retardons cependant cet instant pour dissiper un malentendu qui pourrait naître de ma façon de raconter ! Non, les cours n'avaient pas lieu à la bibliothèque (sauf pour la documentation) mais dans la salle de dessin à vue. Un modèle ou un thème sollicitait l'élève à résoudre les problèmes englobants de la figuration. (Ces contacts avec les maîtres du dessin étaient des regards presque indiscrets par-dessus les limites du cours.) Le modèle proposé était indifféremment en relief ou non : sculpture sur bois, vieille relique détachée d'une église ancienne décorée par l'un de nos robustes sculpteurs d'autrefois ; un plâtre quelconque, moins volontiers ; une nature morte, fruits, légumes, objets divers, ou une reproduction. Une reproduction : ce qui était considéré comme une bassesse quand j'étudiais aux Beaux-Arts. Faire des copies ! ça sentait l'atelier féminin à longues robes noires. C'était une ignominie ! sans nous rendre compte les pauvres - élèves et professeurs - que nous copiions le modèle proposé aussi bêtement que qui que ce soit.

Une fois acceptée la route de l'expérimentation personnelle, une fois abandonnés les exercices mécaniques, les imitations, les singeries : les problèmes de figuration, d'expression, ne se comparent plus aux modèles proposés mais à l'authenticité même de l'expression, aux réalités propres, harmoniques, objectives du dessin, si peu évolué, si peu adroit soit-il.

[70]

Un autre peintre, que nous étudiions donc comme ça, par-dessus la clôture du jardin, était Matisse riche d'enseignement divers et d'une mise en garde très grave.

Ses premières œuvres généreuses, débordantes de curiosité, d'ardeur, de foi. Ses piqués en sens inverse dans l'abondance des demi-teintes au strict minimum des traits fins. Pour nous montrer ensuite un Matisse soucieux des réussites de son talent, désireux de les ordonner rationnellement. (Un peintre gêné par la crainte de décevoir des admirateurs est un peintre qui organisera le pillage de ses dons.)

Un jour nous feuilletions un album des dessins du maître, passant au hasard de la mise en page, d'un fusain écrasé à un autre dessin sans demi-teinte au trait de plume. Les élèves à l'accoutumée des cours expriment librement, impressions et jugements ; j'assiste attentif, corrigeant au besoin un terme, relevant une contradiction. L'un d'eux réputé dessinateur de talent avant son entrée à l'école - il a une formation académique à laquelle il tient, elle lui coûte de nombreuses heures d'un travail fastidieux et lui a valu d'agréables plaisirs de vanité - ne trouve aucun des dessins que nous regardions entièrement satisfaisant. Il en rejette quelques-uns sans pardon : ce sont les dessins aux traits épurés sans modelé. J'interroge, tentant de lui permettre de découvrir les raisons du rejet. Il exprime alors qu'il ne sait pas, que c'est pas beau, que tous sont incomplets et que ceux-là sont plats sans relief ! et souligne d'un geste son jugement. Ensemble nous étudions minutieusement l'un de ceux-là trait par trait en notant les imperceptibles modifications d'épaisseur, d'intensité, en remarquant l'ordre impeccable de leurs relations dans l'espace. Alors tout à coup il dit : « C'est formidable, M. Borduas, c'est la première fois que le volume de ces dessins m'apparaisse ! »

C'était non moins formidable pour moi. Jamais je n'avais soupçonné qu'un dessinateur expérimenté, rusé [71] même dans la reproduction visuelle des choses, puisse regarder de tels dessins, si rigoureux, si éclatants, sans en voir le volume exprimé impeccablement mais sans les demi-teintes. Il suffisait donc pour que la perception se détraque d'une surprise visuelle, d'une rupture dans l'habitude. C'était l'explication de bien des sottises, de bien des jugements incompréhensibles entendus dans le passé. Pour bien marquer le point nous regardâmes des albums d'art chinois et japonais.

Ce même élève fut plus tard l'occasion d'une autre expérience étrange. Il ne pouvait accepter le classement des meilleurs dessins basé sur l'authenticité de l'expression plutôt que sur la somme des illusions. Toute la classe avait dessiné un personnage. Le sien est au tiers inférieur du classement malgré plus de ressemblance avec le modèle que ceux qui le précèdent. Il fallait par honnêteté justifier ce classement. Ma certitude est grande ; elle n'est pas facile à communiquer. Plusieurs de la classe n'attachent d'importance qu'à la similitude extérieure ; ils ignorent encore la valeur objective de la réalité évidente de chaque élément constituant un dessin ; ils n'ont foi, malgré la révélation Matisse, qu'au dessin en dégradé photographique.

Je cherche à haute voix, par une étude détaillée du dessin en question, les raisons précises de ma conviction, soulignant au passage les déficiences d'expressions : flou, mollesse, indécision, manque de caractère etc. -, il faut déjà une certaine culture pour être sensible à de telles raisons : elles ne le touchent pas ou peu, elles sont en dehors du litige. Subitement, sans lien apparent avec l'analyse que je poursuis, je découvre que par un jeu de demi-teintes renversées l'abdomen de son bonhomme exprime une concavité au lieu et place d'une convexité ! En toute autre occasion j'aurais passé outre à cette constatation insignifiante en soit. Elle était capitale pour lui.

[72]

Cette expérience me prouva encore une fois que, lorsque l'ambition du dessinateur est au plus bas : désir d'écrire strictement les impressions visuelles reçues du modèle, l'intelligence (qui m'apparaît de plus en plus comme essentiellement ordonnatrice) ne joue plus que le rôle insignifiant de contrôler en les comparant deux similitudes immédiates : l'une venant de l'objet à dessiner, l'autre du dessin en cours, pour tendre à la fin à n'avoir qu'une seule et même impression ; elle est alors invitée à confondre deux réalités distinctes ; le dessin d'une part, l'objet à dessiner d'autre part. Dans ces limites qui lui sont suffisantes, l'intelligence se trouve sujette aux illusions les plus fausses, les moins justifiables.

Illusions qui m'apparaissent comme les exécrables caricatures de la transfiguration.

Toute la première année se passait ainsi à la découverte d'un monde insoupçonné.

Les merveilles se multipliaient dans leur ardeur craintive.

Les caractéristiques psychologiques de la deuxième année sont différentes. La rupture des vacances jouait un rôle important dans ces changements, en incitant l'élève à juger trop tôt de connaissances à peine entrevues. Les élèves avaient l'impression de revenir en pays connu. Les cours, le professeur, ne sont plus sujets d'inquiétudes. Ils savent à quoi s'en tenir. Ils croient même avoir découvert un système de classement. « Plus nos dessins sont mauvais, me disent-ils, meilleurs vous les classez ! »

Dans cette fausse assurance, avec le désir de faire la preuve du système et d'en tirer avantage, les mauvais dessins se multiplient.

En classant les dessins sur les qualités expressives (l'authenticité de l'expression est la qualité la mieux cachée [73] qui soit à son auteur), à la longue il était apparu à l'élève que, moins il réussissait à atteindre les buts de ses désirs, et plus la note accordée était haute. Ce qui était juste. Mais la véritable signification de ce jugement échappait encore à son intelligence, à savoir que : la conséquence est plus importante que le but. La conséquence étant la qualité morale imprimée à l'acte ; le but l'espoir de la possession entrevue par l'acte. (Qu'importe le degré d'évolution du présent ? Nous ne saurions en être entièrement responsable. Seul le comportement individuel, qualité d'être, compte. Un comportement sain projette l'individu en avant vers des biens de plus en plus près des mystères de tout objet : réalités de moins en moins apparentes. Le dynamisme justifie aussi bien les passions égoïstes que les généreuses : à la société de favoriser les généreuses.)

Les élèves avaient perdu confiance dans les buts qu'ils s'étaient assignés durant leur première année, ils perdaient donc l'ardeur : source des succès. Ils devaient faire l'expérience qu'authenticité et générosité sont synonymes, que toutes deux sont gratuites par nature, inexploitables ; il fallait retrouver des désirs suffisamment émouvants pour repartir à la conquête de l'inconnu.

Nous avions cru reconnaître une valeur morale constante à l'origine de tout œuvre d'art, nous avions suivi le développement particulier de quelques grands artistes. Cette fois nous nous attachions à étudier les écoles, en comparant ce qu'elles ont de dissemblables, avec l'espoir de découvrir leurs apports au savoir. Les élèves étaient frappés, par exemple, de constater que la perspective (qu'ils étudient en vingt leçons) avait mis seize siècles à se définir ; l'idée même de cette figuration savante de l'espace ne venant qu'après l'apparent épuisement des projections immédiatement liées aux expériences tactiles. Ils étaient intéressés à cette découverte des impressionnistes : la lumière objective. Ils étaient étonnés que les cubistes aient [74] pu mettre en évidence les réalités strictement particulières au tableau, dans des harmonies parentes mais indépendantes de la vraisemblance visuelle du monde. Ils étaient affolés de constater que l'objet d'art pouvait alors exprimer dans des raccourcis vertigineux l'expérience émotive des siècles passés (Duchamp) ; que le tableau pouvait être le langage des plus mystérieuses analogies ! (quelques surréalistes), qu'il permit à Matta d'explorer les espaces interplanétaires en créant une nouvelle échelle. Enfin, ils abordaient l'automatisme surrationnel : espoir de saisir la forme de nos désirs les plus immédiats, les plus exigeants.

En marge de ce grand mouvement nous admirions d'exceptionnels artistes tels le facteur Cheval, le douanier Rousseau. De ces hommes doués d'un pouvoir créateur reposant sur les seules qualités émotives. De ces hommes qui semblent posséder la faculté de répéter indéfiniment un même geste d'amour dans une continuelle ardeur et pureté. De ces hommes réfractaires à l'habitude, à l'émoussement, par la répétition, de la qualité convulsive. De ces hommes près de l'animalité précieuse, exemplaire ; à une extrémité d'une même gamme où nous trouverions à l'autre terme Léonard et Duchamp !

J'envie de toute ma force admirative ces personnages étranges ; que j'imagine doués d'une sérénité exceptionnelle. Il ferait bon déposer en leur état bienheureux nos déchirantes inquiétudes. Mais, de même qu'ils n'ont pu changer quoi que ce soit aux nécessités évolutives de l'esprit, de même nous devrons poursuivre nos tourments...

À l'école nous avions quelques-uns de ces tempéraments que rien ne distrait ; qui du commencement de leurs études à la fin poursuivaient une voie secrète sans avoir à subir les tentations négatives de la deuxième année. De ces talents qui ont besoin d'une grande sympathie, qui ne pouvaient peindre leurs « chefs-d'œuvre » qu'en classe. Il se [75] passera des dizaines d'années avant que nos milieux citadins américains soient suffisamment humanisés pour permettre à ces fleurs simples et rares de s'épanouir.

L'étude du glissement de la pensée, d'une école à l'autre, nous amenait à comparer les qualités plastiques : volumes, lignes, mouvements, matières, etc. etc., et nous arrivions encore une fois à la conclusion que seul un surplus gratuit de justesse pouvait révéler l'exacte attitude du désir.

En première, grâce à l'état d'ignorance et de crainte des élèves, leurs dessins étaient excellents, sans qu'ils le sachent, sans qu'ils le croient. Je devais les encourager, tenter de mettre en évidence ces qualités vibrantes et je ne cachais nullement mon admiration.

En deuxième, les élèves croyaient déjà savoir et devaient supporter des critiques de plus en plus sévères, les dessins étant sauf exception de moins en moins justifiables. Les élèves étaient tentés de croire que le professeur avait changé, vieilli. C'était l'année capitale. Nous pénétrions cette fois au cœur du problème par la voie opposée, non plus par le chemin aimable des réussites involontaires mais par l'exécrable sentier de l'informe.

Le cours de décoration que les élèves abordent à cette période venait aider une fois la semaine, en fournissant l'occasion d'un travail de recherche limité, neuf et séduisant. Ce n'était plus l'étendue, dépassant leurs facultés de conscience, du cours de dessin à vue.

Si les vacances entre la première et la deuxième année avaient faussé l'attitude des élèves, celles qui suivent au contraire leur permettront de mûrir dans la solitude, loin des critiques, des convictions assez puissantes cette fois, munis d'une expérience suffisante, pour orienter le travail d'été. C'est les mains pleines de trésors qu'ils revenaient en troisième.

[76]

Tous les ans à la Sainte-Catherine les élèves donnent une petite soirée pour amies et amis. Monsieur le directeur qui préside ces charmantes réunions en profite pour rendre quelques politesses et inviter des personnages dont les bonnes dispositions, ainsi fortifiées, pourront être utilisées un jour. Vous savez comme ça se fait quand l'on se contente de ne pas être « trois siècles en avant de son temps », que l'on a des ambitions bien précises, bien définies, immédiates ou prochaines, et que l'on bénéficie d'un certain pouvoir budgétaire ! ...

C'était aussi l'occasion de monter une exposition des travaux de vacances. Tous prenaient ainsi connaissance des différentes recherches des élèves. Si l'authenticité est, pour un artiste, difficile à reconnaître dans ses œuvres autrement qu'indirectement, par le mécanisme des conséquences, il en est autrement pour les travaux d'autrui. Rapidement les élèves en venaient à goûter les meilleures peintures de leurs camarades.

Ces manifestations étaient de premier ordre. À l'une d'elles Mousseau exposa le fameux « Tapis de l'île de Pâques » entre autres gouaches et dessins de Barbeau, Riopelle, Phénix, et tous les copains. « L'île de Pâques » venait de faire sensation à la « Art Association of Montréal », à Toronto. Les élèves étaient au courant des articles de journaux qui signalèrent ce tableau. Ce qui n'empêcha pas le directeur de présenter l'exposition, dans son discours de bienvenue, comme le résultat d'inoffensives distractions de vacances en insistant sur l'idée rassurante que les élèves savaient bien s'amuser ! et ça, sans un point d'humour, en toute amitié feinte, en toute confiance fausse, comme s'il se fut vraiment agi de certains travaux de jardinage. La différence était si évidente entre l'insignifiance prêtée à ces tableaux et leur importance réelle qu'elle frappait les esprits les moins ouverts.

[77]

Et l'on cherchait, apparemment, d'où pouvait venir le conflit d'autorité ? Mon cher directeur, vous auriez pu deviner que seul votre systématique aiguillage de travers en était la cause : et voici comment. Lorsque par hasard un étranger au courant des mouvements de la pensée d'avant-garde venait à l'école (sur dix ans je me rappelle trois ou quatre visites de cette espèce), vous montiez à mon bureau et là vous faisiez sottement la roue devant ces mêmes travaux comme si vous eussiez été leur plus ardent défenseur, et cela malgré ma réprobation évidente, mon écœurement non équivoque en face d'une telle hypocrisie. Mais elle ne vous touchait guère, ma réprobation !

Certes je savais que, si notre milieu montréalais eut été plus évolué, si les gens pouvant vous être utiles d'une façon ou d'une autre eurent été informés de ces réalités neuves, eurent pu les juger, les goûter, vous auriez été, vous, constamment aux petits soins.

Comme je savais que c'était uniquement par votre manque d'imagination pour créer de toute pièce un prétexte, pouvant vous justifier devant l'opinion publique de mon renvoi de l'école, que vous me gardiez contre votre vouloir. Sans quoi vous m'auriez exécuté dès l'exposition de la « Dominion Gallery » en 1943. Depuis vous ne cessiez, dans mon dos, de faire enquête sur enquête dans ce but. Mais je savais aussi, de préscience, que je ne quitterais l'école qu'au terme de l'expérience en marche, lorsque je serais prêt pour une expérience plus grande, sans souci du nombre de plumes qu'il en coûterait à votre panache.

La troisième était l'année par excellence des travaux libres, des recherches individuelles en classe, à la maison. Elles se multipliaient en tous sens. C'est en troisième qu'habituellement les plus doués étaient admis à la « C.A.S. » Ils participaient alors aux expositions de la ville.

[78]

À tous les jours de cours j'avais à juger, en particulier, des quantités de travaux, croquis, peintures, sculptures que les élèves avaient exécutés dans leur temps libre. Mon intérêt était extrême. Je les enviais, j'enviais leur simplicité, leur candeur qui leur permettait de m'apporter à pleine enveloppe des travaux exécutés la nuit, souvent contre la prudente tracasserie des parents.

Ces visites fructueuses à mon bureau étaient pour moi la grande récompense. J'accordais à mes visiteurs la même confiance que celle qu'ils pouvaient m'accorder eux-mêmes. Pas une fois en onze ans je n'ai eu à m'en repentir ! Si je n'avais su depuis toujours qu'aux plus jeunes les plus vieux doivent donner le meilleur de leur intelligence, de leur cœur, quitte par la suite à rivaliser de force avec eux, ces visites me l'auraient vite appris.

En troisième, les élèves abordent les exercices particuliers de la documentation. À ces cours, comme partout ailleurs naturellement, l'expression restait libre : des analyses subtiles aux synthèses hardies. Les élèves dessinaient autant d'objets ou d'aspects différents d'un même objet qu'ils le désiraient sur la feuille, sans souci de composition. La directive générale les incitait à la recherche de l'essentiel : dessin à accent particulier, selon l'objet à dessiner, selon le dessinateur ; cet accent portait sur le volume, l'ornementation, sur la construction, sur l'harmonie colorée, sur les diverses matières, etc. Ces exercices permettaient d'approfondir la connaissance du monde de la forme, d'isoler les différentes caractéristiques d'un modèle, d'en épuiser si possible les moyens d'expression ; de prendre conscience de ces divers moyens. C'était l'occasion par excellence pour renforcir le sens critique. Cette année prenait figure de revue générale. Elle se poursuivra en quatrième.

En quatrième : année de la dispersion. L'élève entrevoit la nécessité d'avoir à subvenir à ses propres besoins [79] d'ici quelques mois. Dans bien des cas les parents comptent sur le futur finissant pour aider à boucler un maigre budget familial. L'élève a le souci du diplôme dont il escompte des facilités à venir en récompense des sacrifices qu'ils se sont imposés, lui et les siens.

Des inquiétudes matérielles prochaines, des difficultés sentimentales plus ou moins évoluées, des problèmes scolaires immédiats : maintenant la composition du meuble exige à peu près tout son temps ; plusieurs entrevoient cette matière comme le gagne-pain, l'action principale de demain. Les élèves classent, dans une réserve à part de leur intelligence, l'art auquel ils espèrent revenir un jour. Mais à leur insu, leur comportement n'est plus le même. Dans l'ensemble ils se révèlent à l'observateur comme plus près des réalités que les jeunes du même âge ayant reçu une formation différente.

Les plus généreux prennent la décision de poursuivre dès maintenant l'activité créatrice à laquelle ils viennent de goûter. De la poursuivre en toute connaissance de cause et Dieu sait si les difficultés sont épineuses ! Ils connaissent le public qu'ils ont affronté à diverses reprises ; ils savent à quoi s'en tenir.

L'un d'eux, en désaccord avec ses parents qui s'opposent systématiquement à ce qu'il soit un peintre, va jusqu'à refuser de passer les épreuves pour l'obtention du diplôme d'ébéniste (épreuves pour lesquelles il était parfaitement préparé) dans le but conscient d'éliminer une tentation future et de frustrer ses père et mère d'une arme de plus contre ses ardentes nécessités !

D'autres, non moins généreux peut-être, en tout cas de nature moins entière, ayant à subir de l'extérieur des pressions complexes, diverses, se reconnaissant des exigences matérielles précises, des devoirs sociaux différents, choisissent d'être peintre, mais pour plus tard ; quand ils [80] auront su se créer des revenus suffisants pour se payer le luxe d'une occupation désintéressée. Comme si cette passion englobante qu'est la recherche de la vérité objective, de la beauté immédiate, pût se contenter du superflu. Chers eux ! Ils étaient pourtant bien sincères dans leur naïveté.

D'autres ne désiraient que s'illusionner ou jeter légèrement de la poudre prestigieuse sur leur entourage.

Mais il ne faudrait pas croire que la quatrième avait le monopole des grandes décisions. Des élèves les ont prises à tous les stages du cours : quelques-uns après peu de mois d'études régulières.

Un diplômé traîne sa vie bientôt misérable de bureau de dessin en bureau de placement. C'est un génie qui s'ignore. Il sera le reproche grave de ma vie de professeur : n'avoir pas su lui faire prendre conscience de son pouvoir créateur. Dans quatre ans d'attention je ne lui ai tout juste permis qu'une courte période fructueuse : les derniers mois de ses études, activité qu'il prit à la blague, qu'il jugea caricaturale, sans importance. Il fut impossible de le convaincre de faux jugement. Pourtant il obtint d'éclatants succès à la « C.A. S. », rue Sherbrooke, à Toronto, à Paris. Pour déchirer le voile qui le cache à lui-même il aurait fallu le consentement universel ! qui sait, peut-être l'approbation d'un quelconque individu vivant en dehors de notre mouvement et en qui il eût confiance. De toute façon sa jeunesse semble avoir été empoisonnée par un milieu trop étroit. Il paraît « inadaptable » - mot exécrable - à tout jamais perdu pour la société qui en aurait bien besoin. Il y a des chances que seules ses quelques aquarelles demeurent.

En septembre 1946, Gauvreau-le-directeur, Gauvreau-le-chameau de tout à l'heure, m'enlève sans une [81] consultation du conseil pédagogique, sans même me prévenir, les cours de décoration et de documentation ; seul le cours de dessin à vue résiste. Monsieur Félix, ci-devant principal acolyte de Maillard, me remplace. En fait de retour en arrière ce n'est pas raté. (J'ai mentionné le conseil pédagogique. Il y a des années qu'il n'a pas convoqué ses membres, ni monsieur Gagnon, ni moi en tout cas, j'en déduis qu'il fonctionne par la seule puissance de son président, le directeur... Légalement je fais encore partie de ce conseil n'ayant jamais été avisé de mon exclusion.)

La situation à l'école n'était pas commode, elle devient intenable. Impossibilité de protester publiquement. Personne n'aurait compris : les nouvelles conditions ayant l'air de m'avantager. Mon travail est diminué de moitié : le salaire reste le même ! Vous voyez la possibilité de se plaindre d'un tel sort ?

Mes espoirs de voir les jeunes dessinateurs réaliser la plénitude de leurs dons, mes espoirs sociaux supérieurs : des chimères...

Pour continuer le travail dans l'enthousiasme j'avais besoin de contacts suffisants avec les élèves, ces contacts n'étaient pas trop nombreux : on les divisait par deux en dédoublant mes cours, et une part allait à un professeur dont l'enseignement était prouvé désastreux. Un professeur dont l'enseignement subissait nos assauts depuis 1942 ! J'acceptai quand même le défi, peut-être, malgré tout, y aurait-il encore quelque chose à faire...

À l'extérieur de l'école s'affrontent, pour moi, deux réalités sociales distinctes.

D'un côté, les amis nombreux connus à la suite de la première rupture avec le mode académique. Des amis qui ont été nécessaires à notre évolution en donnant le support de leur confiante sympathie. Chaleur indispensable de notre [82] activité. Mais dont les possibilités révolutionnaires sont hélas ! limitées. Les marques de distance, entre eux et nous, s'additionnent. Les espoirs illimités du début s'émoussent. Quelques personnes de premier plan ont dû être abandonnées en route.

De l'autre, un groupement jeune, plein de dynamisme, de foi en l'avenir, en l'action. L'accord, le lien, s'est soudé lentement sur des valeurs essentielles, révolutionnaires ; au début uniquement plastiques. La certitude de suivre la bonne direction est grande, bien assise. Certes, il y a de l'orgueil là dedans ! Bien sûr ! À mes yeux il a cependant un autre prix que l'exécrable orgueil catholique, par exemple ! En tout cas il repose sur des convictions dynamiques celui-là et il commande le risque. On peut aussi y découvrir de la légèreté, oui... jamais je n'ai cru à la possibilité d'un monde idéal. Mais l'accent est à la bonne place, le mouvement résolument en avant. Il a toute mon admiration, toute mon amitié ; je fonde en lui mes plus chers espoirs.

Dans une soirée mémorable ces deux réalités sociales se sont rencontrées. Claude Gauvreau jouait sa pièce « BIEN-ÊTRE ». De la foule de nos amis qui étaient là, cinq à peine (en dehors du groupe) sortirent intacts dans mon admiration.

J'éprouvai, en plus des sentiments propres au drame épique qui se déroulait sur la scène, l'angoisse, pour la première fois, de la rupture prochaine immédiate. Moins quelques doigts de la main, tous ceux qui étaient là et qui auparavant nous avaient été secourables refusaient de dépasser certaines bornes en deçà de nos possibilités présentes ; c'était évident !

Si nous n'eussions été aussi sincères, si de la partie que nous jouions n'eut dépendu qu'un peu plus d'aisance, [83] de plaisirs mondains, nous aurions fait machine arrière, cajolé, quémandé sur la pédale douce en attendant. Mais voilà, nous ne demandions rien, rien du tout que le droit primaire d'être honnêtes avec nous-mêmes et avec nos amis ! Nous ne revendiquions que le droit élémentaire d'aimer dans la plus stricte sincérité ; de donner la pleine mesure des talents sans freiner ! en échange d'un peu de confiance, de sympathie. Si nos amis nous refusaient cette confiance, cette sympathie, il fallait rompre les liens d'amitié, ils devenaient embarrassants. La lutte ne se fait bien que contre des ennemis.

Sans intention, par les exigences d'un développement naturel, le « GROUPE », noyau d'un mouvement beaucoup plus étendu, va vers sa propre individualisation. Dès l'exposition de la rue Amherst il élimine, sans arrière-pensée, plusieurs camarades. Il prend inconsciemment son caractère d'unité et cet air inquiétant qu'il ne perdra plus, pour un certain public.

L'année suivante, à l'occasion de la manifestation de la rue Sherbrooke, il reçoit le nom d'AUTOMATISTE. Durant cette même exposition nous sommes aimablement invités quelques-uns - Fernand Leduc part pour Paris, Jean-Paul Riopelle y est rendu - à participer individuellement au premier « Cahier des Arts graphiques » : collaboration qui nous valut des chicanes d'amis à l'étranger. On reprocha notre manque de discernement, notre peu de rigueur et d'exigence comme si nous eussions endossé l'entière responsabilité de tous les articles et reproductions de ce fameux « Cahier » (bien québécois, des pires bondieuseries à l'automatisme). Lorsqu'il s'est agi de la collaboration au deuxième numéro (No 3) projeté pour 1948, une réunion d'étude s'organise avec nos amis des Arts Graphiques où il est décidé de la participation de chacun de nous. L'on promet de grouper nos envois en un tout, et nous [84] prévenons qu'aucune censure ou rejet partiel ne saurait être appliqué sans entraîner le retrait du tout.

Dans ces conditions le travail commence. Ça va bien jusqu'au moment où l'on nous prévient que le papier d'un de nos amis ne peut passer tel quel. L'auteur refuse de changer les paragraphes incriminés ; nous rappelons les conditions posées. En plus on nous informe que, à cause de difficultés d'exécution, nous serons dispersés un peu partout dans la revue comme l'on répand la muscade sur un pouding !

Dans l'impossibilité de nos amis des Arts Graphiques de faire mieux - ils relèvent d'autorités que nous ne voyons pas - à regret nous nous quittons.

À partir de ce moment les ruptures se précipiteront.

À la « C.A.S. » la participation des jeunes est bénévole depuis 1946, année de leur puberté. Ils obtiennent au même moment la majorité des voix actives de l'assemblée. Assemblée qui groupe divers éléments, dont les plus sains, de la peinture montréalaise. Le groupe serait heureux d'une entière collaboration. Il fut d'ailleurs le premier à bénéficier des avantages sociaux de la « C.A.S. ». Les jeunes laissent le conseil barboter deux ans dans l'espoir d'une correction à leur égard ! Pensez-vous...

À la dernière exposition tenue à la « Art Association », dans un endroit trop restreint pour une société comme la nôtre, les quelques toiles ayant un certain intérêt sont perdues ; les jeunes, en cela traités à la manière de l'année précédente, sont parqués en arrière. Découragés, ils pensent démissionner en bloc. Je les en dissuade. Ils peuvent faire entendre leur voix prépondérante : on ne démissionne pas dans ces conditions. Alors, ils décident que l'activité de la « C.A. S. » devra être assez compromettante pour interdire, de ce fait, l'accès à la société des éléments [85] peu reluisants qu'elle protège malgré elle. Immédiatement avant l'assemblée générale on choisit un conseil dans ce but, il est élu intégralement.

Dans le choix de ce conseil, nous avons fait l'erreur de surestimer le courage de quelques élus. Nous avons eu le tort de vouloir être utiles, délicatement, à des artistes que nous admirons ; mais incapables de sentir notre activité. Nous désirions également rendre hommage à certaine valeur bien près de devenir sentimentale,

En ce moment de calme, il est facile d'analyser ces petites histoires. Elles se sont déroulées dans la fièvre de l'action, rarement aussi transparente !

Dès l'ouverture de la première assemblée le fiasco apparut lamentable. L'on mit près de trois heures de délibérations avant d'élire le président, et nous étions sept !... Si j'acceptai enfin le poste, ce fut pour terminer cette soirée lamentable devant le refus du conseil de la terminer autrement : en démissionnant et commandant de nouvelles élections. Maintenant j'ai la certitude que seule cette manœuvre eut été appropriée. Peut-être eut-elle sauvé, la « C.A.S. » de la déconfiture. Mais, lorsque je prévenais des dangers imminents, l'on croyait à une forme de chantage. Le résultat de l'élection apparaissait même, à quelques-uns, comme dû à la cabale... Une heure avant l'élection nous ignorions encore pour qui voter.

Il n'a jamais été dans mes goûts de louvoyer, une année durant. Le conseil se révélant trop faible moralement pour mener à bien l'action révolutionnaire qui s'imposait, trop faible même pour prendre la décision de démissionner, dans l'impossibilité où il était de trouver le président rassurant désiré ; le lendemain matin j'écrivais une lettre cordiale à madame Marion Scott pour sa compréhensive attitude de la veille et lui demandais de bien vouloir, à titre de vice-présidente, faire part de ma décision à l'assemblée. [86] Par le même courrier je rompais avec Lyman ; je rompais avec Gagnon dont la conduite avait été d'une inqualifiable inconséquence.

Entre-temps Mousseau est revenu de Prague, Riopelle est revenu de Paris. - Ce dernier eut des succès auprès des surréalistes qui lui laissent entrevoir l'avenir de ce côté. - Fernand Leduc est encore en France. Contrairement à Riopelle, il n'arrive pas à s'entendre avec André Breton. Leduc multiplie les rencontres : surréalistes communistes non orthodoxes, le jeune poète Pichette et ses amis, etc. Sa générosité exigeante lui interdit partout l'accord qu'il désire.

Au sein du groupe un puissant besoin d'action, une grande inquiétude ; faire le point s'impose. Il faut détruire des malentendus, ordonner dans l'unité des éléments contradictoires.

Dans la cité de grands amis rares : exceptionnels catholiques, témoignent tous les jours de leurs admirables qualités morales : pureté-intégrité. Je les considère comme les seules fleurs encore viables du christianisme. Fleurs largement ouvertes sur l'univers, elles déplorent amèrement le vide des formes sociales.

Cependant, ces amis ne peuvent lier la foi chrétienne aux vices sociaux qui pour nous en est devenue la cause. Pour eux la foi peut subsister à la ruine des formes sociales qu'elle a pourtant engendrées. Le social est humain, sujet aux vicissitudes humaines : la foi est divine, éternelle.

Pour nous la foi est strictement humaine : Dieu ne pouvant se justifier sous quelques aspects que nous l'imaginions. La foi créera une poésie d'essence religieuse (communiante), si elle est dynamique ; une poésie d'essence personnaliste, sentimentale (isolante), si elle est au déclin.

[87]

Seule une foi, englobant le savoir humain présent dans une forme suffisamment dynamique pour détruire d'une part jusqu'au souvenir des vices sociaux qui étouffent les individus, et d'autre part réordonner les individus dans une nouvelle forme collective religieuse (foi et amour en nos semblables), peut justifier nos espoirs et notre ardeur.

Ces amis, comme nous, sont noyés dans notre profonde misère paysanne. Leur générosité commande le sauvetage de valeurs individuelles : d'individus, qui qu'ils soient, méritant à leurs yeux cette attention. Ils ont toute mon admiration et ma sympathie.

D'autres, aussi exigeants pour eux-mêmes - plus âgés - se sont retirés dans la forteresse liturgique et communient ainsi à un univers mystique : besoin de l'esprit. En même temps ils prodiguent leurs soins à une humanité retranchée de la société des hommes, et vaquent au bien-être de leur famille : besoin du cœur. La planète peut aller aux pires chaos, ils sont désormais à l'abri des désastres majeurs. Cette sagesse me fait peur...

Nombreux ceux à l'attitude ambivalente. Ils font la part de Dieu la part du diable. Ils reconnaissent certaines nécessités humaines à sauvegarder - certaines commodités mondaines ou Sociales auxquelles il faut sacrifier. Conserver une certaine dignité, un certain rang, une certaine aisance, une certaine facilité, une certaine gloire !

Tous ces chrétiens désirent maintenir les valeurs spirituelles définies, ou à définir, à la lumière du christianisme. Lumière éteinte pour nous.

La foule se débat magnifiquement dans l'obscurité ; pour elle tout est première nécessité. Sa vigueur collective est intacte. Ses agissements sont détestables parce que les [88] cadres chargés de son information sont détestables. Toutes valeurs de pureté ont à les combattre.

La foule a une soif ardente et toutes les sources où elle peut s'abreuver sont empoisonnées.

Elle a tout notre amour.

Le grand devoir, l'unique, est d'ordonner spontanément un monde neuf où les passions les plus généreuses puissent se développer nombreuses, COLLECTIVES.

L'humain n'appartient qu'à l'homme. Chaque individu est responsable de la foule de ses frères, d'aujourd'hui, de demain ! De la foule de ses frères, de leurs misères matérielles, psychiques ; de leurs malheurs !

C'est pour répondre à cet unique devoir que « Refus global » fut écrit.

À la fin de ces projections libérantes, si je tente d'aller au fond du problème de notre enseignement, de son inefficacité à susciter des maîtres en tous domaines, j'y vois la même déficience morale qui entache tout le comportement social. Notre enseignement est sans amour : il est intéressé à fabriquer des esclaves pour les détenteurs des pouvoirs économiques ; intéressé à rendre ces esclaves efficaces. Nous dépensons beaucoup d'énergie et des millions dans ce but, mais nous ne pouvons trouver présentement ni personne ni un sou pour exalter les dons individuels qui seuls permettent la maîtrise.

Bien plus, si vous prêchez le désintéressement, la générosité, l'amour, vous serez jugés dangereux, l'on vous destituera « pour conduite et écrits incompatibles avec la fonction d'un professeur dans une institution d'enseignement de la province de Québec » dira le document final ! « vous salirez ce que la majorité respecte » écrira le profasciste politico-critique littéraire !

[89]

Et l'on est sans remords, couvert par la Toute-Puissance Divine, la très haute et très efficace protection du clergé. Le clergé qui, lui non plus, ne désire pas d'homme pensant, agissant, jugeant, susceptible de critiquer, de crier ! Des esclaves ! Des esclaves à qui il est interdit dès le bas âge un comportement humain supérieur, par défense mortelle, éternelle, de toucher à tout ce qui est noble et courageux et dangereux. Des êtres crevant dans la crainte ; ne pouvant juger des hommes et des choses que d'après des valeurs nominales. Voilà ! ce qu'il nous faut, ce qu'il nous faut à tout prix ! Des valeurs dynamiques ? ça sent trop la dynamite, la révolution. Même le mot révolutionnaire a encore ici, dans certain milieu d'avant-garde s.v.p., le sens de briseur de vitres ! Quelle pitié.

Messieurs, vous touchez quand même au terme de votre puissance. Je sens que d'ici peu des centaines d'hommes venant des bas-fonds vous crieront à la face leur dégoût, leur haine mortelle. Des centaines d'hommes revendiqueront leur droit intégral à la vie. Des centaines d'hommes revendiqueront leurs droits au travail-passion et vomiront votre travail-corvée insignifiant et stérile. Des centaines d'hommes referont une société où il sera possible de circuler sans honte et de penser haut et net.

Vous vous demandez comment cela pourrait se faire ? Il a suffi de quelques heures de cours par semaine durant onze ans et d'un peu d'amour pour noyer complètement l'action de l'École des Beaux-Arts et son formidable appareil ! Des précisions ? Sur vingt-quatre jeunes artistes admis à la « C.A.S. », dix-neuf sont de mes anciens élèves dont onze de l'École du Meuble où l'étude de l'art était secondaire ! Leurs activités sont incessantes, leurs relations s'étendent de New-York à Paris.

Avec quoi ça été réalisé tout ça ? avec un restant d'horaire, un restant de budget et du meilleur de ce qu'un homme pouvait donner.

[90]

Vous y avez mis fin, soit ! mais je défie aucun pouvoir d'en effacer le souvenir et l'exemple.

Saint-Hilaire, février 1949.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 mars 2011 13:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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