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Collection « Les auteur(e)s classiques »

LA DOCTRINE DU DIABLE AU CORPS (1951)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Amadeo Bordiga (1951), “LA DOCTRINE DU DIABLE AU CORPS”. Texte paru dans Battaglia Communista, no 21, 1951. Traduction de l’Italien achevée le 1er décembre 2006. Traduit de l'Italien au français dans la tradition française des traductions anonymes.

Introduction

Pour que les boussoles qui ont perdu le nord indiquent à nouveau le bon cap, il est indispensable de voir clair dans la question du capitalisme d’État. 

Nous avons essayé d’apporter de nombreuses contributions, tirées du bagage des notions traditionnelles de l’école marxiste, visant à démontrer que le capitalisme étatique n’est pas seulement l’aspect le plus récent du monde bourgeois, mais que ses formes, même les plus achevées, sont très anciennes et sont celles-là mêmes de la naissance du type capitaliste de production ; elles ont servi de facteurs primordiaux de l’accumulation primitive et ont précédé de beaucoup le cadre fictif et conventionnel, qui a bien plus sa place dans l’apologie que dans la réalité, de l’entreprise privée, de la libre initiative et autres belles choses. 

Comme on l’a déjà dit, il existe dans le camp des communistes de gauche antistaliniens de nombreux groupes qui ne partagent pas ce point de vue. Sur la base des textes originels, nous leur disons par exemple : 

« Partout où il existe, partout où existe la forme économique de marché, le capitalisme est une force sociale. C’est une force de classe. Et il a à sa disposition l’État politique. » 

Et nous ajoutons la formule qui exprime bien, pour nous, les tout récents aspects de l’économie mondiale : 

« Le capitalisme d’État n’est pas la soumission du capital à l’État, mais la soumission plus étroite de l’État au capital. » 

Ces groupes estiment au contraire que les termes de la première thèse étaient « exacts jusqu’en 1900, époque où on a coutume de faire débuter la phase de l’expansion impérialiste, et restent en eux-mêmes actuels mais sont incomplets lorsque l’évolution du capitalisme attribue à l’État la fonction de soustraire les vicissitudes terminales de cette évolution à l’initiative privée. » 

Et ils s’en vont répétant que nous serions des retardataires dans le monde de la « culture » économique  si nous ne comprenions pas que, dans le cas où celle-ci cesse d’être en phase avec l’histoire, elle cesse d’être marxiste, et si nous ne demandions pas à compléter l’analyse de Marx par l’étude de l’économie étatique en la découvrant dans les textes dus à la « puissante personnalité » de l’économiste Kaiser. Vieille et fatale manie ! Une thèse qui prétend exprimer certains rapports entre des choses et des faits se vérifie en la confrontant aux choses et aux faits et non au vu de la signature en se fondant sur la puissante ou impuissante personnalité de l’auteur ! 

En fait de personnalité, que nous importe celle d’un Kaiser, et si ce dernier en vient en 1950 à ébrécher l’idée de l’initiative privée, nous savons bien que Maître Karl [1] l’a réduite en miettes un bon siècle auparavant : on comprend que nous le sachions en notre qualité de retardataires butés et de lecteurs paresseux des dernières éditions… 

Pour le marxisme, la notion de l’initiative privée n’existe pas : baissez les yeux sur le cadran de la boussole plutôt que de les lever au ciel de l’air de quelqu’un qui entend des paradoxes (paradoxe : ce qui paraît faux aux oreilles ordinaires et qui pourtant est très vrai). 

En mille discours de propagande, nous avons dit que le programme socialiste consistait à abolir la propriété privée des moyens de production et cela est juste en tenant compte des gloses de Marx sur le programme de Gotha et de celles de Lénine sur Marx. Propriété, disions-nous, et non économie privée. L’économie précapitaliste était privée, c’est-à-dire individuelle. « Propriété » est un terme qui ne désigne pas un pur rapport économique, mais un rapport juridique, il fait entrer en ligne de compte non pas les seules forces productives, mais les rapports de production. Propriété privée signifie droit privé sanctionné par les codes bourgeois : cela nous ramène à l’État et au pouvoir, facteurs de force et de violence aux mains d’une classe. Notre vieille et saine formule ne signifie rien si elle n’implique déjà que, pour dépasser l’économie capitaliste, il faut laisser derrière soi les piliers juridiques et étatiques qui lui correspondent. 

Ces notions élémentaires devraient suffire à déjouer le piège contenu dans la thèse suivante : une fois la propriété individuelle devenue propriété d’État, une fois l’usine nationalisée, le programme socialiste est réalisé. 

Entendons nous : les groupes dont nous contestons l’avis ne soutiennent pas que le capitalisme d’État soit déjà du socialisme, mais ils tombent dans l’affirmation qu’entre capitalisme privé et socialisme, il constituerait une troisième et nouvelle forme. Ils disent en effet qu’il existe deux époques différentes : celle où « l’État a davantage l’ancienne fonction de gendarme que celle de partie prenante à l’économie » et celle où « il élève au maximum de puissance l’exercice de la force afin de protéger spécialement l’économie qui y est centralisée. » Quant à nous, nous disons que dans ces deux formules, rédigées avec plus ou moins de bonheur, ou pour mieux dire aux deux époques historiques le capitalisme est le même, la classe dominante est la même, l’État historique [2] est le même. L’économie est l’ensemble du champ social où se déroulent les événements de la production et de la distribution, et tous les hommes y participent ; l’État est une organisation spéciale qui agit dans le champ social et l’État de l’époque capitaliste y a toujours la fonction de gendarme et de protecteur des intérêts d’une classe et du type de production correspondant historiquement à cette classe. L’État qui centralise en lui l’économie est une formule inadéquate. Pour le marxisme, l’État est toujours présent dans l’économie ; son pouvoir et sa violence légale sont, du début à la fin, des facteurs économiques. On peut tout au plus s’exprimer ainsi : dans certains cas, l’État assume, par son administration, la gestion d’entreprises industrielles ; et s’il assume la gestion de toutes, il aura centralisé la gestion des entreprises, mais en aucun cas l’économie. Jamais, surtout, tant que la distribution s’effectue au moyen du prix monétaire (qu’il soit fixé administrativement ou non n’a aucune importance) et que, par conséquent, l’État est une firme parmi d’autres, un contractant parmi d’autres ou, bien pis, dans la mesure où l’État considère que chacune de ses entreprises nationales est une firme, à la manière des travaillistes, churchilliens et staliniens. Pour sortir de là, il n’est pas question de mesures administratives, mais du problème de la force révolutionnaire et de la guerre de classe. 

Le problème est mieux posé dans un intéressant bulletin des camarades du « groupe français de la gauche communiste internationale » dont nous ignorons, pour notre plus grand plaisir, les noms et personnalités des auteurs. Il est posé sous forme de questions censées, méritant un développement adéquat et en opposition aux vues du fameux groupe Chaulieu [3], influencé par la théorie de la « décadence » et du passage du capitalisme à la barbarie, laquelle en somme devrait inspirer l’horreur au même titre que les régimes « bureaucratiques ». Une théorie dans laquelle on ne comprend vraiment pas vers quel Kaiser pointent les boussoles, aussi longtemps qu’on se contente de discourir sur le marxisme. A propos de décadence du capitalisme, nous disposons d’éléments du bulletin interne de notre mouvement, où il est question de la fausse théorie de la courbe descendante. Hors de toute arrogance scientifique, elle est bien stupide la théorie qui dit : Ô capitalisme, fais ton office, jette nous en prison, roule nous dans la farine, réduis nous à trois pelés qui ne méritent même pas un coup de pied : hâtons-nous de nous refaire une santé ; tout ça signifie que tu es en pleine décadence. Qu’est-ce que ce serait s’il n’y était pas… 

Quant à la barbarie, elle s’oppose à civilisation et donc à bureaucratie. Nos ancêtres barbares, les veinards, n’avaient pas d’appareils structurés fondés (ô vieil Engels !) sur deux éléments : un territoire et une classe dominante définis. Existaient le clan, la tribu, mais pas encore la civitas. « Civitas » signifie cité et aussi État. « Civilisation », opposée à barbarie, signifie organisation étatique et forcément bureaucratie. Davantage d’État, de civilisation, de bureaucratie, tant que se succèdent les civilisations de classes. Voilà ce que dit le marxisme. Ce n’est pas le retour à la barbarie, mais la marche vers la supercivilisation qui nous roule dans tous les territoires que dominent les monstres des superorganisations étatiques d’aujourd’hui. Mais laissons à leur crise existentielle ceux de « Socialisme ou Barbarie » que réfute le bulletin cité dans un texte au titre juste : Deux ans de bavardage [4]. Parmi nous, il est interdit de bavarder, c’est connu ! 

Venons-en aux formulations équilibrées de la question par les camarades français : Définition de la classe dirigeante des pays de capitalisme d’ÉtatExactitude ou insuffisance de la définition : capitalisme, héritier des révolutions libérales. 

La conclusion vers laquelle tend ce groupe est la seule juste : cesser de présenter la bureaucratie comme une classe autonome, perfidement réchauffée dans le sein du prolétariat, et la considérer comme un vaste appareil lié à une situation historique donnée de l’évolution mondiale du capitalisme. Nous voilà donc sur la bonne voie : la bureaucratie dont toutes les sociétés de classe ont disposé n’est pas une classe ni une force productive, elle est une des formes de la production propres à un cycle donné de domination de classe. Dans certaines phases historiques, elle paraît entrer en scène à titre de protagoniste ; nous allions dire nous aussi : dans les phases de décadence ; c’est au contraire dans les phases prérévolutionnaires et de plus grande expansion. Pourquoi qualifier de décadente la société prête à l’intervention de la révolution - sage-femme [5], de l’accoucheuse qui fera naître la société nouvelle ? Ce n’est pas la femme enceinte qui est décadente, mais la femme stérile. Les Chaulieu voient le ventre énorme de la société capitaliste et ils confondent la piètre habileté de l’accoucheuse devant l’utérus enflé avec une infécondité imaginaire de la société en gestation. Ils accusent le bureaucratisme du Kremlin de nous avoir donné un socialisme mort-né par abus de pouvoir, alors que la faute est de ne pas avoir empoigné les forceps de la révolution pour déchirer le ventre de l’Europe-Amérique mis sous pression par la vigoureuse accumulation de capital, et d’avoir consacré des efforts inutiles à une matrice inféconde. Et peut-être seulement non fécondée si l’on déserte la bataille de la récolte pour celle des semailles. 

Passons à la partie d’économie marxiste pure après un seul et bref éclaircissement. La proposition « capitalisme, héritier des révolutions libérales », citée à juste titre comme essentielle, contient la thèse historique précise : il existe un cycle, une trajectoire unique de classe, celle du capitalisme, de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne, et il ne faut pas la fragmenter en plusieurs cycles sauf à renoncer au marxisme révolutionnaire. Mais il faut dire comme un peu plus loin : capitalisme né des révolutions bourgeoises, et non libérales. Il serait encore mieux de dire : des révolutions « antiféodales ». C’est en effet le point de vue de l’apologétique bourgeoise que le libéralisme, en tant qu’idée générale, était le but et le mobile de ces révolutions. Marx vient le démentir et, pour lui, leur fin historique est la destruction des obstacles dressés devant la domination de la classe capitaliste. 

Ce n’est que dans ce sens que la brève formulation est exacte. Il s’ensuit clairement : le capital peut bien se dépouiller du libéralisme sans changer de nature. Et il s’ensuit tout aussi clairement : le sens de la dégénérescence [6] de la révolution en Russie n’est pas d’être passée de la révolution pour le communisme à la révolution pour un type développé de capitalisme, mais à la pure et simple révolution capitaliste, c’est-à-dire contribuant à la domination capitaliste dans le monde entier et éliminant par étapes successives les vieilles formes féodales et asiatiques dans les différentes aires. Puisque, dans la situation historique des 17e, 18e et 19e siècles, la révolution capitaliste devait revêtir des formes libérales, elle revêt, au 20e, des formes totalitaires et bureaucratiques. 

La différence ne dépend pas de variations qualitatives fondamentales du capitalisme, mais de l’énorme écart de développement quantitatif, tant en intensité dans chaque métropole qu’en diffusion sur la planète. 

Et que le capitalisme, en vue de sa conservation comme de son développement et de son élargissement, utilise de moins en moins la parlotte libérale et de plus en plus les moyens de police et l’étouffement bureaucratique, ne fait pas douter une seconde, si la trajectoire historique reste bien en vue, que ces mêmes moyens devront servir la révolution prolétarienne. Celle-ci maniera violence, pouvoir, État et bureaucratie : despotisme, dit le Manifeste vieux de 103 ans, en utilisant le terme le plus péjoratif ; puis il saura s’en débarrasser. 

Le chirurgien ne dépose pas le bistouri ensanglanté avant que le nouvel être ait fait entendre, avec sa première inspiration, l’hymne à la vie.


[1] It. : Don Carlo.

[2] Le texte du journal est peut-être fautif ; on attend plutôt Etat politique.

[3] Il s’agit de Castoriadis, fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie.

[4] En français dans le texte.

[5] En français dans le texte.

[6] En français dans le texte.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 mai 2007 18:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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