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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Dans le tourbillon de l’anarchie mercantile (1952)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Amadeo Bordiga (1952), “Dans le tourbillon de l’anarchie mercantile”. Texte paru dans Battaglia communista, no 9, 30 avril-15 mai 1952. Traduit de l'Italien au français dans la tradition française des traductions anonymes. Traduction de l’Italien achevée le 7 mai 2007.

Introduction

La poésie de tous les temps a chanté l’acte qui renouvelle et perpétue la vie de l’espèce quand la bouche de l’enfant suce le lait du sein maternel, et nous y voyons un exemple de valeur d’usage naturelle bien qu’avec la profession de nourrice, l’époque mercantile ait su en faire aussi, dans certains cas, une valeur d’échange. Il est donc difficile de trouver un objet utile à la vie que la société ne soit pas parvenue à transformer en marchandise. En quoi consiste le secret, l’énigme, le fétichisme, le mystère de cette transformation – alors qu’il est si évident qu’un besoin donné est concrètement satisfait, dans une mesure donnée, par un bien donné, et que tout un chacun comprend aisément les caractères de l’objet consommé et les effets de sa consommation –, c’est à la science révolutionnaire de le découvrir. 

Il est évident qu’il n’existe pas de valeur d’échange pour Robinson. Pourtant, l’espèce, pas plus qu’elle n’a commencé avec Adam, ne commence avec Robinson, mais plutôt avec de premiers groupements dont le caractère animal est encore prédominant. 

C’est donc un artifice exigeant des millénaires et des millénaires de développement que de concevoir deux Robinson élaborant divers objets et qui, se rencontrant, auraient chacun besoin d’utiliser l’objet que l’autre a façonné. Il s’agit là d’une société fictive de producteurs indépendants réduits à deux participants : nous savons aujourd’hui qu’il n’a jamais existé de société d’artisans isolés ni même d’agriculteurs isolés, individuels et libres, laquelle est censée nous mener à la famille originelle ; nous savons aussi que c’est au clan originel ou à la tribu que tout ceci nous mène. L’authentique série historique ne fut pas : Adam – famille monogame – société patriarcale, mais inversement : groupe matriarcal originel et communiste – famille isolée – sordide individu égoïste de l’époque mercantile. 

Prenons pourtant, dans un but d’éclaircissement, l’exemple fictif du marché de deux Robinson-artisans se rencontrant et passant un contrat : tant de haches de silex contre tant de brebis. Pourquoi ont-ils convenu du « prix » sous cette forme simple de l’équivalence ? S’ils ne tombent pas d’accord, chacun « se retirera-t-il du marché » ? Tous deux mourraient-ils de faim par l’effet de cette renonciation ? 

Il existe une alternative si l’affaire n’est pas conclue : le combat. Le pasteur vigoureux peut se mesurer avec le plus agile armé d’une hache ; un des deux restera maître, pour sa propre consommation, des brebis et des haches puisqu’il ne saurait que faire de la dépouille de son adversaire. L’équivalence, si limpide pour le bâtisseur de théories de « l’économie naturelle », devient addition pour l’un et soustraction pour l’autre. 

Là est le secret de la valeur d’échange. Pour qu’il y ait marché, il faut qu’une force supérieure empêche les contractants de substituer la rixe au pacte. Une société vivant de marchandises doit avoir un pouvoir organisé. Une société qui a un pouvoir organisé est divisée en classes ; l’une d’entre elles détient le pouvoir à son avantage. Elle prélève automatiquement sur tout échange le « coût » d’un tel service. Les choses commencent à se compliquer : au Robinson A, éleveur, et au Robinson B, tailleur de silex, vient s’ajouter l’agent de la sécurité publique C qui mange et ne travaille pas. 

Marx donne à cette affaire le nom de fétichisme puisqu’à l’origine on a expliqué à nos deux nigauds que le privilège de l’agent C était un don des dieux ou quelque chose comme ça. 

Dès lors, le malstrom mercantile a tout englouti : des deux Robinson musclés mais stupides aux deux milliards d’hommes modernes, probablement moins musclés mais tout aussi stupides. 

Dans le fameux passage sur le caractère-fétiche, Marx a parcouru cette très longue route à pas de géant. Il explique à un endroit que la société médiévale est un type de société humaine dépourvue de valeur d’échange. 

Les traductions italiennes en circulation (éd. Avanti ! – UTET d’avant et d’après-guerre) donnent une version digne de parfaits gredins du passage essentiel, et il faut le reconstituer. Il consiste en une double définition de l’économie de l’époque féodale, fondant une double distinction entre celle-ci et l’économie capitaliste, une double imputation à cette dernière de plus grande fourberie et iniquité. Une distinction reflète le type de production : extorsion personnelle et non sociale de travail non payé – l’autre, le type de distribution : consommation des produits dans la limite de territoires fermés et autonomes au lieu du marché généralisé et international. 

En voici une traduction littérale : « La dépendance personnelle caractérise les rapports sociaux de la production matérielle [du Moyen Age] aussi bien que [les caractérisent] les sphères de vie ou les cercles d’influence reposant sur elle. » [1] Du point de vue syntaxique, nous préférons rapporter « sur elle » (auf ihr) non pas au féminin Produktion, ce qui serait également possible, mais au féminin précédent Abhängigkeit (fr. « dépendance ») [2]. 

La construction allemande qui, dans la bouche et sous la plume des casse-pieds, se transforme en rinçure interminable et répétitive, a chez Marx une puissance synthétique et expressive énorme (chez le Marx non allemand mais juif ! Chez le Marx a-national !). Le texte apporte au thème qui nous occupe deux termes composés, d’une clarté et d’une puissance formidable : Lebenssphären immédiatement suivi, entre crochets de l’auteur, de Wirkungskreise que nous avons traduits par sphères de vie et cercles d’influence .[3] 

Ce raccourci nous donne une description complète de la société médiévale. Nous avons cité une autre fois le fait que dans cette société fondée sur l’autorité personnelle, le seigneur était puissant non en vertu de son territoire mais du nombre de ses vassaux. 

Dans un cercle ou une sphère définis, un certain nombre de serfs – auxquels la norme juridique dénie évidemment la possibilité de franchir le périmètre de la « marche » ou du « fief » – sont gouvernés par la toute-puissance d’un même maître du sol, petit ou grand seigneur, baron ou prince. Ils sont redevables à ce même seigneur, à jour fixé, d’heures ou de quantités de produit : dîme ou corvée [4]. Ils ont une maison et un champ qu’ils cultivent et dont le produit les fait vivre, mais ils livrent une quote-part du grain, du vin, de la force de leurs bras et, disait-on, des charmes de leurs filles, au noble et au prêtre. Pour une science économique primitive, le rapport est évident, clair et « franc ». 

À l’intérieur de ce cercle fermé, on a donc : dépendance personnelle de tous les travailleurs agricoles à l’égard du baron, production et consommation de tout le nécessaire aux uns et à l’autre à l’intérieur de ce même cercle ; leur consommation est qualitativement différente mais présente encore peu d’écart quantitatif en raison de la simplicité des mœurs. Producteurs et produits ne franchissent jamais le cercle : le seigneur et sa cour armée en défendent l’intégrité contre les envahisseurs. Peu à peu, les rapports se compliquent : le feudataire et sa compagnie suivront à la guerre le roi ou l’empereur qui, à l’intérieur du Wirkungskreis, ne se mêle de rien d’autre ; les artisans bourgeois se placeront aux abords du château ; de temps à autre, des marchands venus de loin exciteront l’envie de la châtelaine – qui ne sait pas encore ce qu’est une salle de bain – avec des brocarts et des bijoux d’au-delà les montagnes et les mers. 

Il n’y a rien de fétichiste dans l’évidente soustraction de travail. L’aspect mystique de cette société réside dans la division inexorable en ordres : la qualité de noble est tout autant un héritage familial que celle de vilain, fût-il issu d’une fécondation de jus primae noctis. Tout cela par la volonté de Dieu qui transmit l’investiture du pouvoir aux dynasties de nobles et de rois bénis par les curés et les papes. 

Ceci paraît ténébreux à la bourgeoisie, toute à la tâche de s’éclairer, à la française, dans les domaines philosophiques, juridiques et éthiques. C’est pourquoi il est amusant – en guise de remède contre la rhétorique que, depuis les premiers encyclopédistes (toujours des géants de la pensée, dirait Marx), des nabots contrefaits distillent fastidieusement dans les actuels meetings électoraux – de revenir aux citations des robustes écrivains anglais classiques de l’économie qui surent voir le phénomène à sa racine. 

Les limites des cercles féodaux furent brisées et effacées de la carte de France et des autres pays tant par la lame de la Veuve que par les foudres d’Austerlitz en même temps que les limites légales des ordres traditionnels sous l’action des nouveaux codes. Tous égaux quelle que fût leur naissance, dégagés de l’enfermement de la dépendance féodale, les hommes acquirent la liberté d’aller n’importe où exercer leur activité. 

Tandis que lettrés et poètes virent là le passage du monde des ténèbres à celui de la lumineuse civilisation, les économistes nouvellement surgis parmi les capitaines d’industrie et les chefs d’expéditions commerciales écrivirent que les objets d’abord consommés par celui qui y avait trimé ou que ce dernier apportait sur un plateau, le dos courbé, sur la table seigneuriale, étaient devenus marchandises. Les valeurs d’usage étaient devenues valeurs d’échange. La justice triomphe : nul n’arrachera de valeur d’usage à autrui, tous pourront vendre et acheter sur un même marché dépourvu de cercles fermés. La liberté personnelle a pris la place de la dépendance. 

Si tout est marchandise, tout est sous l’emprise du nouveau fétiche. Marx en résout l’énigme, mais les masses contemporaines sont davantage intéressées par celle de Turandot. 

La dépendance signifie que tu travailles dix et qu’on t’enlève un : les neuf dixièmes restants sont quand même pour toi. 

La liberté signifie que les dix dixièmes étant devenus marchandises, il ne t’en reste rien. O homme libre, au lieu de la glèbe originelle et de la chaumière rurale, c’est le monde qui s’ouvre à toi. Tu peux tout te procurer contre monnaie : il ne reste qu’à faire le petit sacrifice de louer à autrui le cercle étroit de tes bras et de tes heures ouvrables. 

Liberté, valeur d’échange, vous êtes nées.


[1] Traduction de l’italien. En allemand : « Persönliche Abhängigkeit charakterisiert ebensosehr die gesellschaftlichen Verhältnisse der materiellen Produktion als die auf ihr aufgebauten Lebenssphären » (Marx-Engels-Werke [MEW], t. 23, Dietz Verlag Berlin, 1972, p. 91).

[2] On notera que la traduction de Roy va dans le sens de l’interprétation de Bordiga : « Cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement ». Molitor traduit pour sa part : « La dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que les sphères de la vie auxquelles celle-ci sert de base » (éd. Costes, t. 1 du Capital, 1924, p. 63).

[3] Nous ne savons pas à quelle édition allemande du Capital Bordiga se réfère. Toujours est-il que le terme entre crochets qu’il mentionne – Wirkungskreise – ne se trouve pas dans le 1er chapitre de la 4ème édition reprise par la plupart des éditions ultérieures. Il ne se trouve pas non plus dans la première édition (cf. la version bilingue de P-D Dognin, Les « sentiers escarpés » de Karl Marx, Editions du Cerf, 1977).

[4] Au français « corvée », l’original ajoute « comandata » dont le sens est le même.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 mai 2007 17:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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