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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Jean Bodin, Les six livres de la République. (1583) [1993]
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Bodin, Les six livres de la République. Un abrégé du texte de l'édition de Paris de 1583. Édition et présentation de Gérard Mairet. Paris: Le livre de poche, LP17, no 4619. Librairie générale française, 1993, 607 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec. [Cet ouvrage nous a été recommandé et même prêté par Mme Diane Lamoureux, politologue, Université Laval.]

[5]

Présentation

Les Six Livres de la République
et la fondation moderne
de l'État profane


« Je ne parlerai que de souveraineté temporelle » (1. 9).


I. Du point de vue de sa signification philosophique, la théorie de la « puissance souveraine » est élaborée par Jean Bodin dans le but de substituer à un ordre politique fondé sur le caractère originairement sacré de la puissance (la plenitudo potestatis de la politique sacerdotale) un ordre nouveau — l'État —fondé, lui, sur la puissance profane. Ce qui caractérise la souveraineté de la puissance est sa dimension profane historique, c'est-à-dire humaine. L'État est de fondation historique et repose sur la « force et la violence » (I. 6) [1]. Dans l'État, la puissance se pose [6] elle-même, elle est cause de soi ; en un mot, elle est substantielle, elle existe et subsiste par soi. Il y a donc souveraineté si, et seulement si, la « loi de nature et de Dieu », comme dit Bodin, cesse d'être constitutive de la puissance pour devenir, tout au plus, déclarative de la puissance. C'est pourquoi, dit Bodin, le sacre des rois n'affecte pas l'essence de la souveraineté : « Combien que le Roi ne laisse pas d'être Roi sans le couronnement, ni consécration : qui ne sont point de l'essence de la souveraineté » (I. 9). C'est pourquoi aussi, quand Bodin soumet l'exercice de la souveraineté (et non point la souveraineté !) à la « loi de nature et de Dieu », il se réfère non à la tradition chrétienne, mais à la Loi mosaïque : l'État de souveraineté dont Les Six Livres... élaborent génialement la structure conceptuelle n'est pas un ordre politique chrétien, il n'est pas la république chrétienne. Dans sa structure interne, dans son concept constitutif, l'État bodinien est d'essence laïque. C'est la raison pour laquelle, au sein de l'État bodinien, toutes les confessions sont admises : Bodin appelle le Prince à la tolérance. Et, quand il s'agit de rappeler (Bodin le fait cent fois !) que le souverain est limité en puissance par « la loi de nature et de Dieu », premièrement ce n'est jamais pour limiter le principe de souveraineté en tant que tel, mais seulement son exercice ; et, deuxièmement, la référence ne va jamais à la tradition politique chrétienne, mais à la tradition juive. Non pas le Nouveau Testament, pratiquement jamais cité au cours de plus de mille pages, mais l’Ancien Testament, cité, lui, en abondance ; non pas le peuple chrétien, mais les « Hebrieux » (les Hébreux « montrent toujours la propriété des choses » [I. 21) ; non pas le Christ, mais Moïse ; non pas Paul s’adressant aux Romains, mais le Deutéronome. « Toute puissance vient de Dieu » ? Pas une seule fois la devise paulinienne fondatrice [7] d'un ordre politique chrétien n'est citée : Bodin regarde non du côté de l'Église et du « spirituel », mais du côté des Anciens : Hébreux, Grecs et Romains. Veut-on ressusciter l'ancienne clause De plenitudine potestatis, par laquelle les papes (depuis Grégoire VII) dérogeaient à la puissance royale ? Non. Faut-il donner droit, s'agissant de la souveraineté dans l'État, à ces sortes de « chicaneries canonistes » (V. 1) ? Non. Certes, il y a bien des écrivains et autres « Théologiens » qui, de bonne foi ou de mauvaise foi, « à propos ou hors de propos », croyant traiter de la souveraineté des rois, soumettent leur puissance à la plenitudo potestatis des papes, il reste que, s'agissant de traiter de l'essence de la souveraineté, tout cela « ne mérite point de réponse » (I. 9). Le Prince souverain, si l'on s'en tient comme le veut explicitement Bodin à l'essence et droite définition de la chose, est indépendant du pape et Philippe le Bel (Bodin ne manque pas de le rappeler au passage [I. 9]) a eu raison d'envoyer Nogaret à Rome faire un pape prisonnier parce que trop zélé en matière de plenitudo potestatis.

On le voit, la puissance souveraine est une question qui relève de l'ordre temporel historique et, dans son essence ou définition, elle est de fondement humain, c'est-à-dire volontaire. Certes, Bodin ne nie pas l'existence d'une souveraineté spirituelle, mais justement, c'est pour nier qu'elle puisse, par définition même, avoir quelque efficace dans l'ordre du temporel. Comme son nom l'indique, l'empire sur les hommes et les choses, l'imperium, relève des « causalités » régissant le monde empirique ; il relève ainsi de part en part de l'ordre humain historique et, non seulement historique, mais aussi naturel. Le grand tout de la nature est « une suite de causes enchaînées » (I. 1), et c'est pour ainsi dire le maillon humain de cette chaîne que le philosophe politique [8] doit penser. Quand donc Bodin pense la république, il réfléchit l'ordre humain comme élément de l'ordre naturel, ou mieux de l'harmonie naturelle. Certes, il y a un Dieu unique, c'est « le Grand Prince de nature » (I. 1) ; certes, cent fois dans son ouvrage, on l'a dit, Bodin affirme que le Prince est soumis à la loi divine et naturelle. Mais nulle part, dans le cours des Six Livres..., la loi divine et de nature n'intervient dans la définition de la souveraineté. Nulle part, elle n'entre dans la compréhension de l'essence de la souveraineté. Ce n'est pas dire que la loi naturelle et divine est sans effet sur le prince — tout au contraire ; cent fois encore Bodin ramène le souverain à ses obligations de vertu. Mais nul autre que lui-même — et surtout pas l'évêque (de Reims ou de Rome) — n'est habilité, en principe ou en effet, ne fût-ce qu'à évaluer la vertu du souverain. Car il s'agit, en vérité, de ceci : la loi naturelle et divine freine le souverain, non la souveraineté. Et, freinant le souverain, elle ne le censure aucunement et jamais : il faut que le souverain soit vertueux, c'est-à-dire respectueux de la loi de Dieu. Mais s'il ne l'est pas, qui le jugera et le punira ? Rien ni personne. Ou plutôt si, Dieu punira les tyrans — mais certainement pas le peuple, par exemple. Il y a donc une « Loi de Dieu » à laquelle le bon prince doit se soumettre ; mais personne, dans l'ordre temporel, ne peut légitimement (le mot est de Bodin) l’y contraindre ou même simplement le mettre en défaut de moralité. Bref, si le bon prince doit être vertueux rien, que sa conscience, ne l'oblige à la vertu. « Mais si le Prince défend de tuer sur peine de la vie, n'est-il point obligé à sa loi ? Je dis que cette loi n'est point sienne, mais c'est la loi de Dieu et de nature, à laquelle il est plus étroitement obligé que pas un des sujets, et n'en peut être dispensé, ni par le Sénat, ni par le peuple, qu'il n'en soit toujours responsable au jugement de [9] Dieu, qui en fait information à toute rigueur, comme disait Salomon : c'est pourquoi Marc Aurèle disait que les magistrats sont juges des particuliers, les Princes des Magistrats et Dieu des Princes » (I. 8). C'est donc un contresens, à vrai dire assez répandu, que de dire que Bodin s'emploie à freiner la souveraineté par la loi naturelle et divine. Bien loin, tout au contraire, de construire le concept de souveraineté en la soumettant à la loi naturelle, la souveraineté, au contraire, est la théorie d'un fondement profane de la puissance d'État : dans son essence, la souveraineté est infinie et ne connaît aucune limite. Seul le souverain, ou, pour mieux dire, la souveraineté dans son exercice, est limité par la loi de nature. C'est donc seulement si l'on confond l'essence de la chose avec ses caractères apparents que l'on s'arrête aux déclarations multipliées, il est vrai, de Bodin sur la soumission du Prince à la loi de nature, pour conclure à la limitation de la souveraineté elle-même. Pourtant, Bodin met très souvent en garde son lecteur sur l'obligation, pour bien comprendre sa théorie de la souveraineté, de ne pas confondre l'essence des choses avec ce qu'elles semblent être, soit en elles-mêmes, soit dans la tradition. S'il déclare, par exemple, très souvent que les anciens empereurs romains n'étaient pas souverains, mais tyrans, si, malgré son admiration pour Aristote, il l'accuse tout bonnement d'avoir confondu État et gouvernement (ce qui d'ailleurs est exact du point de vue de la souveraineté moderne), c'est toujours parce qu'il reproche à ceux qui les prennent comme guides de l'action ou de la pensée de ne pas s'occuper de la définition des choses, mais seulement de leur description : « Cent descriptions ne sauraient éclaircir l'essence ni la nature de la chose » (III. 2). Or, du point de vue de son essence ou définition, du point de vue de sa nature, la souveraineté ne connaît ni [10] frein ni limite ; en revanche, il faut, pour Bodin, que le souverain soit vertueux. C'est d'ailleurs, soit dit au passage, entre autres raisons, parce que le peuple souverain n'est pas vertueux, et ne peut l'être — que pourrait être la « vertu » du peuple du point de vue de la loi de Dieu et de nature ? —, alors que le monarque peut l'être, que Bodin préfère le régime de la « monarchie royale », comme il dit. Nous y reviendrons.

Il reste que la souveraineté, en tant que telle, est parfaite et entière et n'a point de juge ici-bas. Il y a donc lieu de rendre compte de l'insistance avec laquelle Bodin s'emploie malgré tout à affirmer la soumission des Princes à la « la Loi de Dieu et de nature ». En fait, Bodin ne peut affirmer la toute-puissance de la souveraineté, infinie et parfaite, sans prendre soin, non par prudence mais par conviction, d'affirmer la transcendance d'une loi morale, d'une loi de raison, dont le souverain est le sujet, le tout premier sujet, parce qu'il en est le garant. Si le monarque, en d'autres termes, est « image de Dieu », c'est, pour Bodin, parce que la souveraineté qu'il incarne sur terre est totale, à l'image de la souveraineté du « prince du monde ». Mais si le Prince est réputé être miroir de Dieu, seul Dieu peut le juger. Nul autre au temporel ne saurait donc égaler le souverain, à plus forte raison le juger. On voit que la doctrine de la soumission du prince à la loi naturelle et divine bien loin de limiter la puissance du prince sert au contraire à justifier qu'elle soit sans limites. Lorsque Hobbes fera inscrire au frontispice de Léviathan la maxime du souverain (tirée du Livre de Job) : « Non est potestas super terram quae comparetur », il se trouvera de plain-pied sur un territoire tracé et délimité par Bodin. À vrai dire, chez ce dernier, l'appel à la loi de nature est purement rhétorique et sert, en fait, à éliminer toute référence à cette [11] même loi naturelle et divine en tant que fondement de l'ordre politique, c'est-à-dire de l'ordre temporel. Si Bodin, à la suite de Machiavel, invente la puissance profane, c'est justement parce qu'il évacue le fondement divin du pouvoir — et donc la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c'est parce qu'elle ne repose pas sur la loi de nature, c’est parce qu'elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince bodinien est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La souveraineté qu'il incarne n'est pas divine, elle ne l'est que dans son apparat, dans son apparaître. Non dans son essence. Décrire le Prince, le bon prince, c'est le décrire respectueux des lois divines et naturelles ; comprendre l'essence de sa souveraineté, c'est au contraire rompre le lien qui tenait ensemble dans la tradition chrétienne le roi à Dieu — autrement dit qui permettait dans les faits de lier le roi à l'évêque de Rome en le soumettant à sa plenitudo potestatis. Bodin récuse la distinction temporel-spirituel — non certes en tant que telle, mais relativement à la question politique — en niant que la souveraineté doive, pour être comprise comme pour exister, être élucidée par rapport au spirituel. Bodin postule l'autonomie du temporel, renvoyant de la sorte à la sphère de la moralité personnelle du monarque la question de la spiritualité. Tout le projet des Six Livres de la République tient donc en ces quelques mots : « Je ne parlerai que de souveraineté temporelle » (I. 9). Affirmation capitale. Quel est donc le projet théorique de Bodin ? C'est de fonder philosophiquement et juridiquement la république sur un concept entièrement profane de la puissance. Ce concept, on le sait, c'est la souveraineté : « Ce n'est donc pas la loi qui fait les justes Princes, mais la droite justice qui est gravée en l'âme des justes [12] Princes et Seigneurs et beaucoup mieux qu'en tables de pierre » (II. 3).

Dans ces conditions, qui sont les conditions mêmes de la souveraineté, la loi naturelle n'est pas de l'ordre du public, mais n'existe absolument, chez le souverain, que dans l'ordre du privé ; elle relève de « l'âme » ou de la conscience. C'est d'ailleurs pourquoi, Bodin, on le rappelait, affirme que le sacrement à Reims n'est pas de l'essence de la souveraineté. Le monarque n'a pas lieu d'être chrétien. Il peut l'être. En revanche, il doit se soumettre à la loi divine, à titre personnel — tout simplement parce que le bon prince est un prince moral. Or, la moralité du prince ne relève que de lui personnellement et nul, on le sait, n'a à en juger. Autrement dit, la moralité de la république ne dépend pas de la moralité du prince bien qu'un prince corrompu — et athée — soit, comme dit souvent Bodin, « la ruine des républiques ». Mais on pourrait très bien imaginer (ce que ne fait pas explicitement Bodin) un prince athée souverain, respectueux d'une morale naturelle, respectueux des contrats et de la parole donnée, tolérant les confessions, en un mot un prince équitable, mais non chrétien, un prince moral, donc, vivant en parfaite harmonie avec ses sujets et garantissant la concorde parmi ceux-ci. À vrai dire, on n'est pas très loin de ce schéma, bien que le prince bodinien ne soit nullement athée. Il reste qu'on ne peut pas ne pas constater à la lecture attentive des Six Livres... que le grand absent de cette prodigieuse construction a priori de l'État moderne, sur la base de la souveraineté, est le Dieu révélé du christianisme. Les références à la « Loi de Dieu » sont exclusivement les références à la loi de Moïse. Il n'y a pas de place dans Les Six Livres... pour la foi en Christ, d'où, bien entendu, la totale négation par Bodin de quelque allégeance que ce soit du souverain au pape. La [13] république bodinienne (res publica) est ordonnée à la loi du souverain, elle n'est pas ordonnée à la loi de Dieu. Or la loi du souverain n'est pas construite sur le modèle de la loi de Dieu : en d’autres termes, le monarque souverain ne reçoit pas la loi de Dieu comme autrefois Moïse. La loi du souverain procède de la volonté du souverain. Elle est purement humaine : elle émane de la pure et « franche volonté » du souverain humain. Que le monarque doive (mais redisons que lui seul est juge de ce devoir, auquel il peut, tyranniquement, se dispenser de se soumettre) respecter la loi divine ne change rien à l'affaire : la loi procède de la volonté humaine souveraine quand elle est émise. Il s'agit d'une loi humaine, non divine. Le roi des hommes n’est pas Moïse. Dans le sens platonicien du mot, la loi humaine est « image » et « copie » de la loi divine, et le monarque « copie » et « image » de Dieu : de l'original à sa reproduction, la différence est irrésistiblement humaine. On passe de l'infini au fini (où la « force » règne), de l'éternel à l'historique. De son essence humaine volontaire, il est, en revanche, toujours possible de déclarer qu'elle est de forme divine ; il est possible de « poser » que le roi est « image » de Dieu, ce que fait Bodin : « Le Prince que nous avons posé comme l'image de Dieu » (I. 10). Il s'agit alors de communication, c'est le mot juste. En effet, quand il s'agit de communiquer une telle volonté aux sujets, c'est-à-dire quand le souverain doit se communiquer aux sujets, alors il doit le faire dans les formes que le divin prend pour se communiquer aux hommes. Il s'agit bien d'une affaire d'apparaître, de signes et de communication, autrement dit de gouvernement, qui est l'exécution de la souveraineté : « il semble que ce grand Dieu souverain, Prince du monde, a montré aux Princes humains, qui sont ses vraies images [comment] il se faut communiquer aux sujets, car il ne se communique [14] aux hommes que par visions et songes à un petit nombre d'élus » (IV. 6). La parabole du divin quand il se communique aux hommes permet de comprendre en quoi l'appel au respect de la loi naturelle par le prince est, chez Bodin, une figure lui permettant, non pas de limiter la souveraineté en tant que telle, mais de donner à comprendre aux sujets, premièrement, que le souverain est distinct d'eux (il dira « divisé » des sujets, comme on le verra) et, deuxièmement, que, respectueux des lois divines et naturelles, le commandement du Prince est absolu et la soumission à sa volonté, totale. Puisque la loi naturelle n'est pas constitutive de la puissance du monarque, pas plus que le sacrement à Reims n'est constitutif de l'autorité royale, la loi naturelle est, au regard de l'essence de la souveraineté, un apparat : elle caractérise la qualité du souverain équitable et bon, mais n'affecte en rien la nature de la souveraineté. « La qualité, dit Bodin, ne change point la nature des choses. Il est vrai que pour avoir les vraies définitions et résolutions en toutes choses, il ne faut s'arrêter aux accidents qui sont innumérables » (II. 1). Le lien tenant ensemble le prince souverain et la loi de Dieu et de nature est de l'ordre de l'apparaître et de l'accidentel ; ce n'est nullement dire que ce lien soit contingent. Il est au contraire nécessaire, aux yeux de Bodin, que le prince soit respectueux de la loi divine. Plutôt donc que d'appartenir à l'essence de la souveraineté, la loi naturelle et divine appartient à l'appareil de « communication » de la souveraineté, elle est de l'ordre du symbolique, ce qui n'est évidemment pas lui ôter sa réalité. Qu'est-ce que gouverner les hommes ? C'est, pour le souverain, se « communiquer » aux sujets, selon un dispositif réglé de délégation, pour un temps fini, de la puissance. En sorte que la référence à la loi naturelle n'est rien qu'un instrument de domination ; elle est un élément [15] capital de la « vraie science du Prince » au « maniement des sujets ». « Si donc, écrit Bodin, le Prince doit au maniement de ses sujets imiter la sagesse de Dieu au gouvernement de ce monde, il faut qu'il se mette peu souvent en vue des sujets, et avec une majesté convenable à sa grandeur et puissance » (IV. 6).

Il est donc important de souligner que les références extrêmement nombreuses à la loi de Moïse (antérieure, dit Bodin, à toute autre loi ayant jamais existé parmi les hommes, Moïse étant « plus ancien que tous les dieux des païens » (VI 6 », seule et unique expression dans Les Six Livres... de « la Loi de Dieu », ne visent pas à fonder on ne sait quel État confessionnel (qu'il soit juif ou chrétien d'inspiration). Non, la République de Bodin est fondée sur un principe éminemment profane de la puissance — la volonté — et donne lieu à une communauté laïque régie par la justice exprimée par le droit. Le prix à payer pour une telle fondation moderne de l'État profane est l'élimination de toute politique chrétienne : Bodin est résolument installé sur le territoire ouvert par Machiavel (auquel il reproche en fait de... « ne pas avoir lu les bons livres » ! [VI. 4] [2]. Cela ne signifie aucunement que la finalité morale de la république soit niée par Bodin. Tout au contraire : « Le premier et principal point de toute République doit être la vertu » (IV. 3), ce qui fait d'ailleurs, aux yeux de Bodin, une condition déterminante pour s'opposer à l'état populaire : « La fin des états populaires est de bannir la vertu » (V6. 6). Mais cela signifie assurément que, dans le cadre conceptuel des Six Livres de la République, il n'y a pas de place pour une religion d'État ou pour un État religieux. Pour que cela fût possible, il faudrait à tout le moins qu'il y eût [16] une « Religion vraie » dans l'esprit de laquelle la république serait instituée. Autrement dit, si la « Loi de Dieu » (et de nature) était constitutive de la « république bien ordonnée », donc de la souveraineté, on serait en présence d'une religion d'État et, corrélativement, d'un État confessionnel, juif ou chrétien. Or, il n'en est rien chez Bodin, pour qui la question de la « Religion vraie » ne relève pas de l'élucidation théorique de ce qui fait l'essence de la république en général : « Je ne parle point ici laquelle des Religions est la meilleure (combien qu'il n'y a qu'une Religion, une vérité, une loi divine publiée par la bouche de Dieu), mais si le Prince qui aura certaine assurance de la vraie Religion veut y attirer ses sujets, divisés en sectes et factions, il ne faut pas à mon avis qu'il use de force » (IV. 7). De même, nous l'avons relevé, que le sacre des rois n'appartient pas à l'essence de la royauté, mais que les rois doivent tout de même se faire sacrer, de même « la Loi de Dieu » — i. e. celle qui se révèle à Moïse — n'entre pas dans la définition moderne de la puissance comme « souveraineté ».

En ce sens, Les Six Livres... accomplissent un processus absolument décisif d'élimination de toute politique « chrétienne », processus inauguré par Marsile de Padoue deux siècles plus tôt [3]. C'est aussi la raison pourquoi je disais que Bodin pense dans le même champ théorique que Machiavel auquel il s'oppose sur la question du meilleur régime ou plutôt du régime « préférable » : est-il préférable que la souveraineté soit au peuple (Machiavel) ou au Prince (Bodin) ? Enfin, le processus de fondation de la politique profane — l'État « moderne » — sera achevé [17] par Hobbes dans la droite ligne ouverte par Bodin. On voit que, de Marsile à Hobbes, l'avènement de la puissance profane passe par la prodigieuse découverte bodinienne : la souveraineté. Or, l'enjeu crucial de ce processus de liquidation de la politique chrétienne — émergence de l'État profane — est précisément la loi naturelle et divine : c'est par l'évacuation de la loi naturelle (et non point par sa conservation !) de l'essence de la puissance (mais non de son exercice) que Bodin fonde la souveraineté. Dans ce mouvement de découverte de la modernité, un sujet politique nouveau, déjà introduit par Machiavel, fait son entrée sur la scène : le « peuple ». L'enjeu de la « modernité » sera de savoir ce qui convient le mieux à la république bien ordonnée : la souveraineté du monarque ou la souveraineté du peuple. Bodin ou Machiavel. Dans tous les cas, il s'agit de la puissance de l'Un.

« De l'unité dépend l'union de tous les nombres qui n'ont être ni puissance que d'elle ; de même un prince souverain est nécessaire, de la puissance duquel dépendent tous les autres » (VI. 6).

II. Bodin a entrepris de penser la structure de la république comme union de ses membres, union qu'il réfléchit comme « harmonie ». Craignant pardessus tout la discorde civile, effrayé par le spectacle des guerres civiles de son temps (les massacres des guerres de religion ne sont évidemment pas sans rapport avec l'élimination par lui d'un fondement religieux de l'harmonie civile et politique), Bodin, donc, entreprend son immense réflexion avec l'idée directrice que l'Un est principe d'ordre. La « République [18] bien ordonnée » suppose l'ordination du Multiple à l'Un, c'est-à-dire la réduction de la diversité et infinité des passions individuelles et particulières à l'unicité d'un principe d'ordre : le souverain en personne. La réduction à l'unité doit s'entendre chez Bodin comme soumission des passions à la raison ; ainsi s'entend bien l'harmonie du corps social, harmonie tout entière à l'image de l'harmonie cosmique ou naturelle. Les Six Livres... commencent et s'achèvent sur l'évocation de « l'harmonie mélodieuse de tout ce monde ». Nous avons vu plus haut combien le recours à la thématique de l'image, image de Dieu et de sa Loi (« Loi divine » communiquée à Moïse), permettait à Bodin de rendre publique la vertu du Prince sans diminuer en quoi que ce soit le principe essentiel de sa puissance. Il en va de même avec la loi de nature au sens strict, c'est-à-dire la loi qui gouverne le monde naturel, la loi cosmique. Or, le cosmos est harmonie. Et Bodin veut illustrer l'harmonie qui règne dans la « République bien ordonnée » par l'harmonie régnant dans un cosmos ordonné par Dieu, « Grand Prince de nature ». De l'ordre commun de la « nature » à l'ordre commun de la « république », il y a homologie formelle, phénoménale, quasiment apparente. Il n'y a pas pour autant identité d'essence. C'est, ici encore, une relation d'image à modèle, de copie à original qui lie le macrocosme au microcosme. En d'autres termes, pas plus qu'il n'y a chez Bodin de république dont le fondement de la puissance est sacré, il n'y a de fondement naturaliste de l'ordre de la cité. En ce qui concerne la structure d'ordre — politique et juridique — de la cité, le naturalisme de Bodin est purement rhétorique, il n'est pas fondateur. L'unité bodinienne de l'État, dont toute union de la cité procède, est une pure construction rationnelle et logique qui se pare néanmoins, pour être comprise, de l'apparat [19] pédagogique, aux fins de communication et d'exemple, du naturalisme de la « loi de nature ». Cela signifie que l'Un de Bodin, dont il établit rigoureusement qu'il doit être « divisé » du Multiple, est une catégorie logique ou plutôt ontologique de la politique. Il y a chez Bodin une élaboration théorique de l'unité politique — l'Un comme principe du Multiple, ce que j'ai appelé l'ordination du Multiple à l'Un [4]consubstantielle à l'essence de la souveraineté. En d'autres termes, l'Un bodinien ne doit rien à une reprise pure et simple d'une tradition théologico-politique immédiatement d'origine thomiste. Il y a au contraire chez Bodin, héritier en cela (consciemment ou non) de Marsile de Padoue, la construction de l'Un politique moderne. Le concept éminemment nouveau de souveraineté se devait de donner lieu à une conception elle-même nouvelle de l'Un politique. Ce n'est pas dire que la théorie de la souveraineté (et de l'unité qui s'y rapporte) ait surgi ex nihilo du cerveau de Jean Bodin ! Ce n'est pas dire, non plus, que l'auteur des Six Livres... ne doit rien à un corpus de philosophie politique et juridique immense, allant de l'histoire sacrée jusqu’aux « Théologiens », canonistes et juristes de son temps [5] via la Grèce et Rome, en passant par l'Afrique. Et [20] pour cause, Bodin est un humaniste, fin connaisseur des antiquités juives, grecques, romaines et chrétiennes : il a tout lu. Il compte parmi les plus puissants intellectuels de son temps. Pourtant, qu'il en ait formé consciemment le projet ou non, son œuvre vise à élaborer un concept de la république qui est en rupture avec tous les modèles connus, anciens et récents, de communauté politique. Ni le modèle grec de la polis athénienne, du temps de Périclès (qu'il disqualifie à l'aide de Xénophon), ni la république à Rome, ni l'empire (« en fait » une tyrannie), ni la république chrétienne ne sont des modèles à suivre ou à imiter. Il reste qu'il s'agit là, aux yeux de Bodin, peut-on dire, des leçons de l'expérience des hommes, leçons de l'histoire qu'il médite ; il s'agit là des matériaux du travail théorique dont use abondamment Bodin pour élaborer ce qu'il pense être la théorie générale du gouvernement dont le monde renaissant de son temps a besoin. Reprenant, donc, le thème de l'Un, il ne s'inscrit pas, ce faisant, dans une filiation a-critique d'origine immédiatement thomiste. L'Un de Thomas, qui gouverne les hommes, est un prince chrétien. Il n'en est rien chez Bodin. Pourtant, que la cité doive être ramenée à l'unité comme à son principe d'ordre, c'est là une chose qui, quant à la forme, met d'accord Thomas et Bodin. Il ne faut pas en conclure qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil ! Il y a à cela au moins une très bonne raison : l'Un de Bodin est de fondement laïque. On trouvera cependant sous sa plume des déclarations répétées sur le principe unique régissant l'harmonie cosmique ou naturelle et la causalité unique de la république bien ordonnée. Par exemple, en VI. 4, la relation macrocosme-microcosme est invoquée, de manière pédagogique, pour apporter la « preuve » que « la Monarchie est naturelle » : « Il n'est besoin d'insister beaucoup, écrit-il, pour montrer que la Monarchie [21] est la plus sûre, vu que la famille, qui est la vraie image d'une République, ne peut avoir qu'un chef comme nous avons montré, et que toutes les lois de nature nous guident à la Monarchie, soit que nous regardons ce petit monde qui n'a qu'un corps, et pour tous les membres un seul chef, duquel dépend la volonté, le mouvement et le sentiment ; soit que nous prenons ce grand monde qui n'a qu'un Dieu souverain ; soit que nous dressons nos yeux au ciel, nous ne verrons qu'un Soleil. »

Il reste que, au regard de la structure conceptuelle de la souveraineté — au regard de son « essence » ou « définition » —, ces déclarations sont descriptives et pédagogiques. Elles relèvent, elles aussi, de l'arsenal de la communication. Elles n'ajoutent rien au concept de la souveraineté et, en tout cas, ne le construisent pas —, mais elles l'illustrent et le représentent dans la forme de l'image, sinon de l'imagerie. Dans sa pure forme, la souveraineté est substantielle et l'Un exprime cette substantialité : l'Un bodinien est à soi-même sa propre cause, causa sui. Il ne dépend ni de Dieu, ni de la nature, ni même pour ainsi dire de l'histoire, entendue comme histoire passée. Dieu, la nature, le « Soleil » et l'histoire passée, tout cela est image et imagerie, exemple et, au mieux, expérience et « preuve ». Ce n'est pas constitutif du concept. L'Un bodinien, quant à lui, n'est ni de fondation hébraïque, ni de fondation romaine, ni de fondation chrétienne. Il est de pure et simple fondation philosophique. C'est-à-dire logique. La construction, par Bodin, de l'Un politique moderne (ou quasi moderne, car c'est Hobbes qui accomplira la figure ainsi découverte) développe ses « chaînes de raison » ou sa « suite de raison » (I. 8) absolument a priori. Elle est de l'ordre de la déduction géométrique. Connaître l'essence de la souveraineté c'est, pour Bodin, déduire et déployer les propriétés de sa [22] figure. Les Six Livres de la République sont une œuvre de raison, non de révélation. Et le principe de souveraineté qui s'y déploie, l'Un qui lui donne corps, ne relève pas d'une tradition que Bodin recueillerait pour son compte, pour la raison suffisante qu'il élabore la souveraineté contre la tradition passée, totalement disqualifiée, à ses yeux, pour fonder un ordre politique nouveau (comme disait son demi-adversaire Machiavel), cette « République bien ordonnée » dont son siècle en révolution a tant besoin.

Ce serait faire un contresens que de voir dans la théorie bodinienne de l'indivisibilité de la souveraineté un effet de la croyance de son initiateur en l'homologie de structure d'ordre existant entre le macrocosme et le microcosme. En d'autres termes, Bodin ne fonde pas sa théorie de l'indivisibilité de la souveraineté, c'est-à-dire de l'unicité du souverain, sur une thématique de l'imitation (copie), le monarque étant à la cité ce qu'un dieu unique est au « monde ». De même, il ne fonde pas l'essence de l'harmonie de la république sur la reproduction (« image »), par celle-ci, de l'harmonie cosmique. De même encore, la réfutation, par lui, de la théorie des régimes mixtes (i. e. tenant à la fois de la monarchie, de l'aristocratie et de la démocratie) n'est pas ce qui fonde l'affirmation de l'indivisibilité de la souveraineté ; c'est au contraire l'indivisibilité qui rend impossible l'existence de « la mélange » (sic) des souverainetés. Pourquoi ? Parce que la souveraineté étant une par essence et par définition (on va voir comment et pourquoi), il ne peut pas exister de mélange, car si l'on pense (par exemple en suivant Polybe) que la république romaine est une sorte de mélange des trois régimes de souveraineté et que l'on peut, au siècle même de Bodin, partager la souveraineté entre les parlements, les états et le monarque, [23] alors, c'est qu'il n'y a pas de souveraineté : c'est-à-dire qu'il n’y a pas de république du tout.

À vrai dire, Bodin ne réfute pas tant l'idée que la souveraineté puisse être partagée, qu'il affirme une double idée, à savoir qu'il ne s'agit pas, alors, de souveraineté, à parler proprement, et, surtout, que « la République bien ordonnée » est structurée par le principe de l'indivisibilité de la souveraineté. Plus simplement : il n'est de république bien ordonnée que de république ordonnée au souverain, c'est-à-dire à l'Un. Bodin construit a priori le principe de l'Un souverain en en faisant le principe de toute république digne de ce nom, le principe ou, comme il dit, la « définition ». C'est pourquoi il réfute l'idée de « la mélange » de la république romaine, en affirmant que, au regard du concept de souveraineté, il n’y a ni « mélange » ni « mixtion », mais bien l'existence, alternativement, d'une république populaire, aristocratique ou royale. Il ne s'agit pas de confondre, dit Bodin, la succession des souverains avec la composition ou mélange de la souveraineté. La souveraineté est simple et une. À Rome, pas plus qu'ailleurs, par exemple à Venise, la souveraineté ne peut être à la fois au peuple et au sénat. Si c'était le cas, il s'agirait de quelque chose, mais pas de souveraineté — et, du coup, il ne s'agirait pas même d'une république. Mais, puisqu'il s'agit bien, à Rome, d'une république (et même d'un excellent exemple de « république bien ordonnée »), Bodin se devait d'en affirmer le caractère simple et de réfuter, en général, ne serait-ce que la possibilité de « la mélange ». Remarquons d'ailleurs au passage que Bodin estime aussi « qu'il n'y eut jamais de République populaire où le peuple est souverain » (II. 7).

En tout cas, l'alternative introduite par Bodin dans la théorie du constitutionnalisme moderne n'est pas ou bien la souveraineté une et indivisible ou bien la [24] souveraineté multiple et partagée. L'alternative dont Les Six Livres de la République construisent les données théoriques est : ou bien la souveraineté, ou bien pas de république du tout. D'où l'affirmation, en forme d'arrêt selon laquelle une république « mixte » serait « plutôt corruption de république que République » (II. 1).

C'est la raison pour laquelle l'ouvrage commence par ces mots, devenus maintenant célèbres, bien que pas toujours compris : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. » Suivent plus de mille pages, dans le texte de 1583, qui sont le commentaire circonstancié de ces premiers mots. Mais les lignes qui suivent doivent d'abord être prises au pied de la lettre : « Nous mettons cette définition en premier lieu, parce qu'il faut chercher en toutes choses la fin principale, et puis après les moyens d'y parvenir. Or, la définition n'est autre chose que la fin du sujet qui se présente : et si elle n'est bien fondée, tout ce qui sera bâti sur [elle] se ruinera bientôt après. Et [bien que] celui qui a trouvé la fin de ce qui est mis en avant, ne trouve pas toujours les moyens d'y parvenir, non plus que le mauvais archer, qui voit le blanc et n'y vise pas, néanmoins, avec l'adresse et la peine qu'il emploiera, il y pourra frapper, ou approcher, et ne sera pas moins estimé, s'il ne touche au but, pourvu qu'il fasse tout ce qu'il doit pour y atteindre. Mais qui ne sait la fin et définition du sujet qui lui est proposé, celui-là est hors d'espérance de trouver jamais les moyens d'y parvenir, non plus que celui qui donne en l'air sans voir la butte. Déduisons donc par le menu les parties de la définition, que nous avons posée. »

Telles sont donc les toutes premières lignes de l'ouvrage. Bodin y affirme deux choses en une : d'abord que la souveraineté est la « définition » de la [25] république ; ensuite, il affirme que la question décisive en matière de « philosophie politique » (voir sa Préface) est l'exactitude des définitions. Il est donc fondamental de bien définir « le sujet » si l'on veut toucher au but. Dans le cas contraire, c'est la république elle-même, puisque tel est « le sujet », qui s'effondrera car elle ne sera pas bien bâtie. La nature du projet théorique des Six Livres... est donc ici clairement annoncée ; il s'agit de définir la république en général (non point telle ou telle, ici ou là) à partir du concept qui lui donne l'être. Or, ce concept est la souveraineté. Dès lors, on comprend, par déduction simple, que la souveraineté n'est pas la forme de l'autorité qu'exerce le souverain (quel qu'il soit), mais la forme de la puissance dans l'État. Par essence, la souveraineté n'est pas liée au souverain, elle est chez Bodin — et c'est bien ce qu'elle est dans l'histoire depuis quatre siècles — la « forme qui donne l'être à l’État », selon la belle et exacte formule de Loyseau, héritier immédiat de Bodin. Dans son essence, la souveraineté est liée à l'État parce qu'elle est l'essence même de l'État. Si donc, la souveraineté, forme de l'État-république, est, bien évidemment, entre les mains du souverain, c'est parce qu'il faut, comme il le dit lui-même, qu'il y ait un « sujet » en lequel la souveraineté réside. Mais, pour autant, la souveraineté n'est pas liée au sujet souverain — qu'il soit prince, peuple, seigneurs —, mais liée à l'État, en sorte que, s'il ne peut y avoir d'État (ou « République ») sans souveraineté, il est nécessaire néanmoins que la souveraineté de l'État existe dans un sujet souverain. On ne voit vraiment pas, en effet, que la souveraineté, comme essence constitutive de l'État, puisse exister sans résider dans quelque « sujet » qui l'incarne et la mette effectivement en œuvre. « Mais le principal point de la République, affirme Bodin, qui est le droit de souveraineté, ne [26] peut être ni subsister, à parler proprement, sinon en la Monarchie : car nul ne peut être souverain en une République qu'un seul ; s'ils sont deux, ou trois, ou plusieurs, pas un n'est souverain, d'autant que pas un seul ne peut donner, ni recevoir loi de son compagnon ; et combien qu'on imagine un corps de plusieurs seigneurs, ou d'un peuple tenir la souveraineté, si est-ce qu'elle n'a point de vrai sujet, ni d'appui, s'il n'y a un chef avec puissance souveraine, pour unir les uns avec les autres. » C'est, on le voit, dans le but d'« unir les uns avec les autres » qu'un « chef » est nécessaire. Le chef étant le « sujet » de la souveraineté, il apparaît clairement que l'union d'une multitude ne peut se faire en dehors de la souveraineté, autrement dit en dehors de l'Un. Il est toutefois essentiel de préciser que cet Un, véritable sujet (souverain) de l'union, n'est pas, de sa nature, le monarque. Car ce peut être aussi bien, un « corps de seigneurs », dit Bodin, c'est-à-dire une aristocratie, ou le « peuple ». Aussi, quand Bodin affirme l'obligation d'un « chef », « sujet » et « appui » de la souveraineté de l'État-république, il procède à une affirmation touchant l'essence de la souveraineté : celle-ci, dans l'État, ne peut pas exister sans « sujet ». En revanche, quand il rattache ce « sujet » de la souveraineté au roi, c'est là une sorte de coup de force théorique, une pétition de principe qui révèle l'option politique personnelle de Bodin. En effet, il est parfaitement cohérent de dire que l'Un est au plus près de son concept quand il s'incarne dans un seul — le monarque. Il reste que, aux yeux de Bodin, et cela est également cohérent, il y a — en principe — trois souverainetés « légitimes » et il ne peut y en avoir que trois. Ce qui signifie que, par définition, elles ne peuvent être mélangées : la souveraineté n'existe que si, et seulement si, elle réside en un sujet un. Or, il y a trois sujets un possibles — et il n'y en a [27] que trois : un seul, quelques-uns, tous en un. D'où les trois états possibles de la république : monarchie, aristocratie, démocratie. Mais nous verrons que la démocratie est, dans ce contexte, hautement problématique : affirmée en droit, elle n'existe pas en fait.

Pour l'heure, disons que la thèse théorique de Bodin est qu'il n'y a de république en général que s'il y a souveraineté, sachant que celle-ci existe légitimement dans le roi, les seigneurs, le peuple. C'est la thèse théorique fondatrice de l'État moderne. Quant à la thèse politique de Bodin, on peut la formuler ainsi : l'État est au plus près de son concept en monarchie, car un seul est l'Un. La difficulté commence (i.e. les troubles de la république) quand quelques-uns sont l'Un, et elle est à son comble quand tous sont l'Un. C'est précisément cette dernière affirmation (qui traverse les chapitres 4, 5, 6 du livre VI) que Rousseau va réfuter en rectifiant la bévue de Bodin. Bévue, on va le voir, qui vient de ce que la thèse politique de Bodin prend le pas sur la thèse théorique quand il s'agit, pour l'auteur des Six Livres ... de penser la nature de « l'état populaire » qui a les faveurs de... Machiavel, lequel « s'est bien fort mécompté de dire que l'état populaire est le meilleur » (VI. 4).

Il faut donc scruter la nature de l'Un. Il est fondamental pour comprendre la nature de l'Un souverain, de le saisir dans le double réseau métaphysique et politique qui le constitue. Métaphysiquement, l'ordination du Multiple à l'Un est l'horizon ontologique de la politique depuis les anciens Grecs, et la souveraineté moderne, chez son initiateur, s'inscrit dans cet horizon, via l'héritage de Rome et de l'augustinisme politique, notamment. En ce sens, la souveraineté est la modalité profane de l'ordination à l'Un rendue possible par la découverte (qui n'est pas le seul fait de Bodin) du fondement humain historique [28] de la république en général. L'originalité de Bodin vient de ce qu'il théorise la nature de l'autorité politique propre à un tel fondement ; et c'est cela même qu'il nomme « souveraineté ». L'expression proprement politique de l'ordination réside donc, quant à elle, dans la théorie bodinienne du commandement souverain, c'est-à-dire dans la théorie générale du gouvernement. Le problème que Bodin résout, et dont la solution apporte la clé de l'énigme de la souveraineté, peut être formulé ainsi : comment, connaissant l'Un, identifier le Multiple ? Autrement dit, sachant que toute union de la république procède de l'unité ou, mieux, de l'unicité d'un principe d'ordre — la souveraineté en personne —, comment se représenter la structure de la république en général ? Ce qui revient à s'interroger sur la forme de la relation existant entre le souverain et les sujets, entre l'Un et le Multiple, entre le chef et la multitude. Il doit être précisé ici que la forme de ce problème ne change pas de nature si le souverain est un seul, quelques-uns ou tous en un. Car, dans tous les cas, il s'agit de l'Un souverain.

« Le naturel des hommes et des choses humaines est lubrique à merveilles, allant en précipice continuel du bien en mal » (IV. 3).

III. On touche ici l'énigme de la politique moderne, l'énigme du « peuple », qui tient à ce que Bodin appelle la « singularité de l'état populaire ». Et une telle énigme surgit dans et par Les Six Livres de la République car Bodin, pour établir sa théorie du commandement souverain légitime en vient à affirmer que si le peuple est un des trois souverains possibles dans la république, néanmoins sa souveraineté [29] est, en réalité, impossible. Il existe bien légitimement un peuple souverain, mais il n'y a pas de souveraineté populaire réellement possible. Il y a ici une énigme, pour nous, héritiers de Rousseau ; mais la chose n'était pas problématique pour Bodin qui jugeait que la souveraineté, quand elle est « en la puissance » du peuple, n'est pas vraiment la souveraineté. D'où cette conséquence nécessaire : une république dont la puissance est au peuple n'est pas vraiment une république. Il s'ensuit que trois questions au moins se posent, qui concernent l'impossibilité de la « démocratie » [6] ; tout d'abord, une telle impossibilité provient-elle de la souveraineté elle-même, de sa structure ? ensuite, provient-elle du peuple lui-même, de sa nature ? enfin qu'est-ce qui peut la rendre réellement possible puisqu'elle est déclarée logiquement légitime ? Répondre à ces questions supposerait un ouvrage entier car, sur le fond, il s'agit là d'une part essentielle de la politique moderne. Mais ce n'est pas tant la philosophie qui a répondu à ces questions (sa tâche étant seulement de les poser) que l'histoire elle-même, et, dans cette histoire, l'État. S'il pouvait parler, le dieu mortel reconnaîtrait sans doute que le problème qu'il a eu à résoudre, sans y réussir vraiment, était précisément de faire parvenir le peuple à la souveraineté. Or tout se passe comme si, depuis Bodin et par lui, un tel événement ne saurait, se produire réellement. En [30] effet, l'essence métaphysico-politique de la souveraineté fait penser à Bodin que le peuple, souverain possible en droit, ne saurait l'être en fait, sans corrompre l'essence même de la souveraineté, et donc, on l'a dit, la république elle-même. Écoutons-le traiter de la singularité de l'état populaire : « Or s'il est utile que le Prince souverain, pour bien gouverner un état, ait la puissance des lois sous la sienne, encore est-il plus expédient au seigneur en l'état Aristocratique, et nécessaire au peuple en l'état populaire ; car le Monarque est divisé du peuple, et en l'état Aristocratique les seigneurs sont aussi divisés du menu peuple, de sorte qu'en l'une et l'autre république il y a deux parties, à savoir celui ou ceux qui tiennent la souveraineté d'une part, et le peuple de l'autre, [ce] qui cause les difficultés qui sont entre eux, pour les droits de la souveraineté, et qui cessent en l'état populaire : car si le Prince ou les seigneurs qui tiennent l'état, sont obligés à garder les lois, comme plusieurs pensent, et qu'ils ne peuvent faire loi qui ne soit accordée du peuple, ou du Sénat, elle ne pourra aussi être cassée sans le consentement de l'un ou de l'autre, en termes de droit, ce qui ne peut avoir lieu en l'état populaire, vu que le peuple ne fait qu'un corps, et ne se peut obliger à soi-même [7] » (I. 8). Ce texte est capital car il répond à la question cruciale de l'impossibilité réelle de « l'état populaire » en élucidant la structure métaphysico-politique de la souveraineté comme ordination du Multiple à l'Un. Bodin affirme en effet, premièrement, que la souveraineté est « division », deuxièmement, que le peuple faisant « corps » ne peut s'obliger soi-même (i.e. le peuple ne peut obéir et/ou commander au peuple). Il est certain, selon ces prémisses, que si le « peuple » est à la fois sujet du commandement souverain et objet de l'obéissance, il n'y a pas obligation. Et pourquoi [31] n'y aurait-il pas d'obligation ? Parce que la « division » constitutive de l'essence de la souveraineté, selon Bodin, disparaît. En quoi, dès lors, consiste cette division ? Bodin le dit explicitement. La république « bien ordonnée » est division gouvernant/gouvernés, elle est « division » prince/sujets. Dans toute république digne de ce nom, dit Bodin, « il y a deux parties » : la partie gouvernante et la partie gouvernée. C'est dire, en d'autres mots, que le commandement souverain — et donc la république elle-même — n'existe que si, et seulement si, il y a d'une part l'Un souverain et, d'autre part, la multitude sujette. L'ordination du Multiple à l'Un est l'essence de la souveraineté parce que la souveraineté (elle-même essence de la république) est division souverain/sujets. Au reste, cette « division » ou cette partition, sans laquelle ne serait pas réalisée « l'union de tous les nombres », est conforme à l'ordre naturel : « La loi de nature qui a fait les uns plus avisés et plus ingénieux que les autres, a aussi ordonné les uns pour gouverner, et les autres pour obéir » (VI. 4). Si, donc, le « peuple », souverain en droit, est négation de la souveraineté en fait, c'est que, étant souverain, il dissout la souveraineté : chaque citoyen est « petit roi ». Dans le cas de l'état populaire, la souveraineté, selon Bodin, n'a plus de « vrai sujet ». La souveraineté étant une, c'est-à-dire indivisible, c'est plutôt une divisibilité à l'infini de la souveraineté qui a lieu en l'état populaire : les citoyens, « petits rois », sont « Rois en nom collectif » (VI. 6). Du coup, le citoyen est à la fois sujet souverain et sujet du souverain : c'est, apparemment, une contradiction dans les termes. Ce qu'affirme Bodin, on le voit, est que l'impossibilité réelle, c'est-à-dire historique, de la souveraineté du peuple, vient de ce que le peuple souverain élimine l'essence de toute souveraineté : la « division » prince-sujets et, par suite, l'ordination du Multiple à l'Un.

[32] Le point remarquable ici est que Bodin, avec sa théorie des « citoyens, c'est-à-dire petits Rois », met le doigt sur le problème que Rousseau laissera en suspens tout en trouvant la solution à l'impossibilité bodinienne de la démocratie. D'une part en effet, Rousseau affirme la possibilité de la souveraineté du peuple (et non pas seulement du « peuple souverain ») — tout en maintenant le principe métaphysico-politique de l'ordination. D'autre part, et ceci est un effet de cela, la « division » constitutive de la souveraineté, Rousseau l'introduit dans sa théorie du citoyen : à la fois « membre du souverain » et sujet, soumis au souverain. En sorte que Rousseau pense, lui, contre Bodin, que « le peuple peut s'obliger soi-même ». Du coup, Rousseau montrait la bévue de Bodin. Celui-ci, en effet, malgré une anticipation intéressante du souverain comme personnage, dans le sens du rôle et du « déguisement [8] » (III. 6), malgré sa notion d'un « peuple en corps », ne fait pas la distinction que fera Rousseau : entre le « peuple » — moi moral collectif — autrement dit le sujet un de la souveraineté en personne, et la multitude. Aussi bien, chez Rousseau, la structure de « division » de la souveraineté est-elle sauvée grâce à sa théorie du « peuple » comme personne morale, disposant de la souveraineté et l'exerçant sur la multitude des citoyens-sujets. Bodin ne fait pas la distinction peuple/multitude, c'est pourquoi il refuse que la souveraineté puisse exister réellement dans le peuple. Il avait très bien vu, toutefois, que « l'état populaire » est le règne idéal de la loi. Puisque, dit-il, le but de la république est que l'obéissance soit parfaite (les magistrats obéissant aux lois et les sujets aux magistrats), il semble que l'idéal soit la démocratie car c'est en démocratie que la « la loi est dame et [33] maîtresse de tous » (VI. 6). Une proposition, soit dit au passage, que ne niera pas Rousseau [9]. Quoi qu'il en soit, au jugement de Bodin, la démocratie est le pire des régimes, non seulement parce que le « désordre est en une multitude », non seulement parce que le peuple, surtout quand il est « ému » est une « bête à plusieurs têtes, sans jugement et sans raison » (VI. 6), non seulement parce que les « appétits des hommes sont le plus souvent insatiables » (I. 1) et que le commandement dans la république est identique au commandement de la raison sur l'appétit bestial, une chose qu'on ne saurait confier au peuple irraisonné ; non, si la souveraineté du peuple est en fait impossible, c'est parce qu'elle n'est pas une souveraineté ou, mieux, c'est parce que sa « singularité » est de détruire la souveraineté. Et cette raison est très puissante chez Bodin car c'est celle-là même qui fait le fond de son argumentation contre la prétendue théorie de la souveraineté mixte : en fait, dit Bodin, la souveraineté partagée est un état populaire et, on l'a déjà observé, c'est donc plutôt, au fond, la négation de toute république, puisque c'est la négation de toute souveraineté. Pour conclure ce point, nous pouvons donc dire que, sur le fond, il n'y a pas de souveraineté populaire chez Bodin. Et cela vient de ce que la thèse politique de Bodin (politiquement favorable à la « monarchie royale ») recouvre ici sa thèse théorique sur la souveraineté comme principe de l'État. C'est là une bévue que ne commet pas [34] Machiavel, favorable, lui, à « l'état populaire », option politique que lui reproche Bodin, lequel cependant, malgré ses dénégations et déclarations ostentatoires, se retrouve en compagnie du Florentin dans la fondation moderne de l'État profane.

Il faut souligner ici que le noyau théorique des Six Livres de la République réside dans cette idée que l'indivisibilité de la souveraineté a pour condition la division souverain-sujets, Un-Multiple. L'« union » de la multitude en « un corps parfait de république » suppose un principe d'ordre — l'Un en personne — « divisé » du corps lui-même. Le Multiple est ramené à l'Un comme à son principe (ce que j'appelle l'ordination) en sorte que la multiplicité originaire, siège de cette « liberté naturelle » (I. 3) dont, avant Hobbes, Bodin dit qu'elle doit « ployer » sous la raison, devient « union » et est le tissu même de la république bien ordonnée. L'indivisibilité de la souveraineté suppose la division prince-sujets. Or il est remarquable que, dans cette géométrie « moderne » de l'autorité légitime, c'est le « peuple » qui est problématique : il y a, dit Bodin, une « singularité » de la démocratie qui est, on vient de le dire, qu'elle existe sur le papier, c'est-à-dire dans Les Six Livres de la République, mais qu'elle ne saurait exister dans les choses, c'est-à-dire dans l'histoire. Pour cette raison, on peut dire ici que le « peuple » est, d'un même mouvement, ce qui est pensé par les Modernes (Machiavel, Bodin puis Rousseau) et ce qui n'est pas pensable en terme de souveraineté. Il eût été impossible de penser la souveraineté sans le peuple, mais il est impossible de penser la démocratie en souveraineté. Tel est le paradoxe auquel semblent conduire Les Six Livres..., un paradoxe que Rousseau masque, mais n'élimine pas. En pensant (ce que n'a pas pu faire Bodin) la souveraineté du peuple, dans le cadre de la « division » bodinienne, Rousseau est amené à [35] opposer peuple et multitude. Or, à s'en tenir à la structure conceptuelle (métaphysico-politique) propre à la souveraineté, il n'existe aucune autre possibilité de penser la démocratie. On veut dire : il n'existe aucune autre possibilité théorique au sein du modèle de souveraineté. Le problème ainsi soulevé est celui de la nature de la démocratie dans l'État moderne : la fiction rousseauiste du « peuple » en corps, « moi moral collectif », n'élimine en rien la structure d'ordination du Multiple à l'Un. On est dès lors fondé à se demander si Bodin n'avait pas raison d'affirmer que, la souveraineté étant au peuple, il n'y a pas vraiment de souveraineté, à moins que, Rousseau ayant montré, au contraire, que la souveraineté existe bel et bien quand le peuple est « souverain », il ne faille admettre que ce que l'on appelle depuis lors « démocratie » est plutôt en fait une sorte de principat populaire, si l'on accepte de dire que le régime de l'Un souverain est, par sa nature même, un principat, tant la souveraineté est au plus près de son concept quand elle est dans le« Prince », ce qui est l'idée même de Bodin.

Quoi qu'il en soit, le modèle « moderne » de la république est inventé dans sa structure formelle générale dans Les Six Livres de la République. Et, sans doute, on peut se demander en quoi consiste cette fondation formelle de l'État ; inventer la souveraineté, c'est inventer quoi ? On peut répondre : c'est inventer le gouvernement du droit. Reprenons la toute première ligne de l'ouvrage : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages... » Ce « droit gouvernement » est le gouvernement du droit. Il est bien certain, une fois encore, que le principe du gouvernement du droit, n'est pas sorti tout construit du cerveau de Jean Bodin ! Le terrain, là aussi, est originairement tracé par Marsile de Padoue qui, deux siècles et demi plus tôt, ébranlait [36] considérablement, et définitivement si l'on en juge par l'avenir, les fondations de la république chrétienne, ouvrant ainsi la porte à la croissance théorique et historique de l'État profane. Or, une des caractéristiques essentielles de ce dernier est de donner lieu à une définition de la loi comme pouvoir (commandement souverain) telle qu'elle élimine toute référence à la « loi naturelle » comme fondement. Le gouvernement du droit, en effet, suppose comme sa condition principielle de possibilité la liaison de la loi et de la volonté. La souveraineté, entendue sous l'angle du commandement, est cette liaison même : la volonté est la loi. Mais il ne s'agit pas de la volonté de quelque dieu car la volonté de Dieu n'est pas claire (quelquefois Dieu fait part de sa volonté aux prophètes) et son conseil est « inscrutable » (IV. 2). Non, il s'agit, en souveraineté, de la volonté des hommes que les « Théologiens » eux-mêmes « confessent être franche, pour le moins aux actions civiles » (IV. 2) [10]. La loi n'est d'ailleurs pas non plus issue de la nature et de son ordre ; tout comme les volontés de Dieu, le « chef d'œuvre de la nature est incompréhensible en essence ». La loi est d'origine humaine, mais celui qui l'énonce — le souverain — reste cependant sujet aux lois de Dieu et de nature. Précision rhétorique utile puisque le souverain seul est juge de sa volonté, à laquelle il n'est pas soumis. Ce que veut la volonté, cette même volonté peut ne plus le vouloir. En tout cas, la loi est de l'ordre du vouloir humain et, en tant que loi, premièrement, elle est « générale » dans son principe, et, deuxièmement, elle emporte l'obéissance. La loi, en un mot, n'est que le commandement du souverain usant de sa puissance. De ce point de vue, le règne de l'État, [37] règne de la souveraineté, est le règne de la loi. Est-ce le règne du droit ? La question est : le gouvernement du droit est-il le gouvernement du juste, est-il le gouvernement de l'équité ? Il ne fait pas de doute que le projet politique de Bodin est de construire le modèle d'une république « bien ordonnée » parce qu'elle est, précisément, ordonnée au bien, c'est à dire au juste et à l'équitable. La « justice harmonique » du dernier chapitre de l'ouvrage est, en ce sens, sans ambiguïté. Quand donc on se demande de quoi l'invention de la souveraineté est l'invention, la réponse est : c'est l'invention de la volonté comme norme du juste. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la distinction bodinienne (d'origine marsilienne) entre loi et droit. « Mais il y a bien différence, écrit-il, entre le droit et la loi. L'un n'emporte rien que l'équité : la loi emporte le commandement, car la loi n'est autre que le commandement du souverain usant de sa puissance » (I 9). La proposition fondamentale contenue dans la thèse de la souveraineté, thèse du « gouvernement du droit » est que le droit — le juste et l'équitable — est énoncé dans et par la loi. Or, la loi est la volonté du souverain. Le gouvernement par le droit est le gouvernement selon la loi, ou, ce qui est la même chose, selon la volonté. La révolution moderne, dont Bodin n'est pas l'unique initiateur, aura consisté à ramener le droit à la volonté, c'est-à-dire à soumettre le droit à la loi, opération qui sera conduite à son terme avec Hobbes. C'est le « sujet » en lequel gît la souveraineté — un seul, quelques-uns, tous en un — qui dit le juste. Une proposition qui serait éminemment suspecte — sacrilège —, tant du point de vue antique que du point de vue chrétien : elle signifie l'évacuation radicale de toute référence à la loi naturelle comme fondement. La question technique du gouvernement est donc désormais clarifiée : le gouvernement est le corps de magistrats [38] chargé par le souverain d'exécuter sa volonté, autre ment dit de faire passer l'équité dans les choses. La célèbre distinction État/gouvernement, ou souverain/magistrat, dont Bodin revendique maintes fois la paternité au cours de son œuvre, avec juste raison, prend tout son sens dans un tel contexte. Le gouvernement est mandaté pour un temps, le temps qu'il plaira au souverain de le faire durer. La formule de l'État de droit, si l'on ne donne pas à cette expression de signification idéologique, est donc le régime même de souveraineté ou gouvernement du droit : les gouvernants commandent aux gouvernés dans le cadre rigoureux de la norme souveraine du droit. Autrement dit, l'État de droit est le gouvernement général du Multiple par la volonté de l'Un. L'État de droit n'est rien que l'État profane d'où toute loi naturelle est évacuée.

Ainsi s'éclaire la signification de notre histoire politique, celle de l'Europe notamment, depuis quatre siècles : c'est la tentative toujours reprise pour substituer à un principe d'équité jugé, à un moment donné, inéquitable, précisément, un autre principe, issu d'une autre volonté. Il s'est agi de passer d'un souverain injuste à un souverain juste. On est passé du prince au peuple et du peuple au parti, passage non linéaire et toujours dramatique. Il se pourrait que, de la sorte, la séquence de la souveraineté se trouve épuisée ayant, pour ainsi dire, épuisé ses secrets au cours de l'histoire moderne. S'il s'avérait que c'est le cas, comme il n'est pas frivole de le penser en cette fin de siècle, il conviendrait de s'interroger sur la validité de nos certitudes morales issues des États historiques — c'est-à-dire issues de la souveraineté. Telle est sans doute la tâche, aujourd'hui, de la pensée : penser la communauté à venir hors du modèle de souveraineté. C'est là redécouvrir Bodin, actuel et dépassé.

Gérard MAIRET.



[1] Le premier chiffre (romain) renvoie au Livre, le second (arabe) au chapitre : (I 6) signifie donc Livre I, chapitre 6.

[2] Mais surtout d'être... républicain, c'est-à-dire favorable à « l'état populaire », comme on va le voir.

[3] Marsile de Padoue. Le Défenseur de la Paix (1324). Sur la place de Marsile, cf. mon étude in Le Maître et la multitude, Paris, le Félin, 1991, pp. 135-171 et Les Grandes Œuvres politiques, Le Livre de Poche, « Références », Paris, 1993, pp. 71-80.

[4] Cf. mon Dieu mortel. Essai de non-philosophie de l'État, Paris, PUF, 1987, également dans Le Maître et la multitude, particulièrement pp. 238-256.

[5] Précisons d'ailleurs que le point de vue strictement philosophique où se situe cette Présentation, trouverait confirmation dans l'étude de la place qu'occupe l'œuvre de Bodin dans le débat juridique en France, à l'époque de la Saint-Barthélemy (1572) : Bodin y fonde, en théoricien du constitutionnalisme français, sa doctrine de la souveraineté absolue du monarque en réfutant la théorie élective des rois, le « droit de résistance » et la théorie de la constitution « mixte », héritée notamment de Polybe interprétant le régime de la Rome républicaine (Histoire romaine, Livre VI) ; cf. Julian H. Franklin, Jean Bodin et la naissance de la théorie absolutiste, (Cambridge, 1973, trad. fr., Paris, PUF., 1993.

[6] Bodin ne parle que rarement de « démocratie ». Il préfère l'expression « état populaire ». Ce n'est que dans le dernier Livre, au chapitre IV, qu'il emploie régulièrement « démocratie » – quand il en vante les mérites. Observons, d'ailleurs, que jamais la majuscule n'est employée par lui dans l'expression « état populaire », mais qu'elle l'est toujours dans les expressions « état Monarchique », « état Aristocratique ». En tout cas, la « démocratie » – dont le principe est « l'égalité » – est, pour Bodin, meilleure « selon les lois de nature » ; elle est le régime qui « réduit les constitutions civiles aux lois de nature » (VI. 4, début).

[7] Souligné par moi (G.M.).

[8] De la sorte, Bodin anticipe ou plutôt annonce les théorisations de Hobbes sur le souverain comme « persona » ou masque.

[9] La théorie rousseauiste du « droit politique », entièrement structurée autour du concept de souveraineté du peuple, est exposée, comme on le sait, dans Du Contrat social. Or, cet ouvrage est, jusque dans son plan, construit à partir de la théorie bodinienne du souverain. Sur la question fondamentale du rapport Bodin/Rousseau, on peut se reporter à mon édition des Écrits politiques de Rousseau, Le Livre de Poche, collection « Classiques de la philosophie », Paris, 1992, spécialement mon commentaire du Contrat social, pp. 492-528.

[10] Remarquons d'ailleurs que Bodin, habituellement peu avare de références, en appelle ici aux « Théologiens » sans en mentionner un seul.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 janvier 2011 8:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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