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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, “Le jansénisme et l’anti-jansénisme de Pascal.” (1923). Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale — Tome XXX (n°2, 1923), pp. 129-163. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Maurice Blondel

LE JANSÉNISME
ET L’ANTI-JANSÉNISME
DE PASCAL
.” [1]

Revue de Métaphysique et de Morale,
Tome XXX (n°2, 1923), pp. 129-163.

Si l’on eût demandé à Pascal « Êtes-vous Janséniste ? » peut-être aurait-il répondu « Non » dans le temps et dans la proportion même où, sans doute, il l’a été. « Je ne suis pas de Port-Royal, » a-t-il déclaré lui-même. Et, au contraire, n’eût-il pas avoué l’avoir été, à mesure qu’il s’est senti autre que ses amis, qu’il s’est dégagé de leurs affaires de parti, qu’il a enrichi ses pensées, élargi sa méthode et ses expériences, ouvert davantage sa vie spirituelle ?

Il y a donc une première difficulté à résoudre : qu’est-ce, en effet, qu’être janséniste, si la plupart de ceux à qui l’on a imposé cette étiquette pour désigner un esprit de secte ou une tendance particulière ont protesté contre cette « note », en soutenant n’avoir d’autre foi, d’autre obédience que celles de l’Église universelle, celles du catholicisme le plus pur et le plus génuine ? — Ce qui rend la réponse encore plus embarrassante, c’est la longue et tenace survivance qui, à travers mille complications théologiques, disciplinaires, morales, politiques, a fait apparemment du Jansénisme une sorte de Protée qui prétend n’exister pas dès qu’on veut le définir, et qui semble toujours vivace dès qu’on le dit mort ou chimérique. — Enfin, pour comble de difficulté, pendant que la doctrine et l’attitude jansénistes évoluaient au point de sembler parfois changer de plan, Pascal, de son côté, se convertissait perpétuellement, tantôt par [130] soubresauts, tantôt insensiblement, mais toujours par des voies toutes personnelles et selon des vues profondément originales. D’où la nécessité de démêler d’abord les pistes qui s’entrecroisent et risquent de se brouiller.

Comment figurer en gros ce double itinéraire que nous allons avoir à suivre ? — Au cours de sa longue et fuyante histoire, le Jansénisme s’est développé ou transformé tout autrement qu’en une ligne droite ou qu’en une courbe régulière. — Au cours de sa brève et ardente expérience d’âme, sous la pression des idées et des passions plus que des événements, Pascal s’est trouvé changé au prix de crises et de brisures en apparence soudaines, résultant de besoins spirituels et de stimulations intérieures. Aussi est-ce par des tracés irréguliers qu’il faudrait représenter cette double marche : zigzags qui se rapprochent, se recoupent, se superposent, mais qui, même alors qu’ils semblent se confondre, procèdent d’élans très différents, comme ils finissent par s’éloigner en réalité et par diverger tout à fait.

Démêler cet écheveau, nulle question sans doute n’est davantage dans le sens de l’auteur des Pensées : ce dont il s’agit, c’est de découvrir le fil conducteur de son drame intime, le secret de quelques-unes de ses plus subtiles souffrances, l’orientation de son effort suprême, l’âme de son âme. Or, pour discerner ce qu’il y a de janséniste ou d’anti-janséniste en lui, le seul moyen, semble-t-il, c’est de décrire d’abord séparément, en traits rapides, la double dialectique dont je viens le donner un aperçu préalable, pour nous permettre ensuite de comparer les tracés dissemblables et les positions successives. D’où ces questions liées : Qu’est-ce au juste que le Jansénisme ? Qu’est-ce que Pascal y a vu, en a pris et retenu, en a éliminé ou repoussé, le sachant et le voulant ? Comment en était-il indépendant ou s’en est-il éloigné plus peut-être qu’il ne l’a cru lui-même, et pourquoi s’en est-il affranchi plus sans doute qu’on ne l’a pensé d’ordinaire ? Il faut, une bonne fois, sortir de la confusion et voir que Pascal a une pensée vraiment originale, que sa doctrine comporte une méthode et une précision techniquement philosophiques, et que cette méthode, cette philosophie personnelles sont en dehors, pour ne pas dire aux antipodes du Jansénisme. [131]

I

Au dire de la plupart de ceux qu’on a nommés plutôt qu’ils ne se sont appelés eux-mêmes « les Jansénistes », et selon le témoignage tout récent encore de leur historien le plus zélé, le Jansénisme ne serait guère qu’un « fantôme », fabriqué tout exprès et longuement exploité pour discréditer la gênante austérité et pour réduire l’intransigeante, l’agressive indépendance des solitaires de Port-Royal. Ainsi présentée en bloc tout simple, cette thèse n’est, à proprement parler, ni fausse ni vraie : la réalité historique et théologique que nous avons à discerner est beaucoup plus complexe et même singulièrement différente. D’une part, en effet, ce qu’on voudrait nous faire regarder comme une entité artificielle et comme une fiction tendancieuse, a bel et bien (nous allons le constater) une réalité doctrinale et morale. Mais, d’autre part, il faut l’ajouter aussitôt, cette réalité théologiquement et philosophiquement consistante n’est pas telle que, non seulement parmi les adversaires, mais souvent même parmi les amis et les partisans, on se l’est trop communément figurée. D’où les innombrables malentendus où se mêlent les raisons et les torts, et ou chacun peut se déclarer incompris ou calomnié, sans que, malgré tant d’explications litigieuses et tant de travaux critiques, l’on ait, en toute impartialité historique, réussi d’ordinaire à caractériser équitablement les hommes et surtout les thèses : nul mouvement d’idées et de vie peut-être ne demeure, plus que celui-là, difficile à faire passer du domaine de la passion dans celui de la claire et exacte justice. Aimons une fois pour toutes à reconnaître la force de caractère, la science, les vertus éminentes et souvent savoureuses qui, au culte de Port-Royal, gardent des fidèles, des dévots, des pèlerins ; mais ici, il ne s’agit pas de sentiment. Primum intelligere. Quelque admiration ou quelque antipathie qu’on éprouve, il faut découvrir ce qu’il y a de spécifique dans les positions spéculatives et dans la physionomie ascétique et religieuse de ce groupement, si malaisé à situer : car, il est pour ainsi dire évanescent à l’égard du catholicisme, alors cependant qu’il a quelque chose presque de dur et de provocant dont l’empreinte est si forte qu’à vrai dire il paraît unique dans l’histoire, parce double caractère contondant et insaisissable à la fois.

1° — On ne saurait comprendre la suite des théorèmes, corollaires et scholies qui font, à certains égards, du Jansénisme une sorte [132] de géométrie idéologique, sans dégager d’abord, par analyse régressive, le lemme initial. Car, faute d’atteindre ce présupposé implicite, on n’entrerait jamais dans l’esprit ni dans la méthode de ce monde exceptionnel ; on ne s’expliquerait pas complètement la ténacité des intelligences, ni l’obstination des volontés ; on n’aurait point l’accès du donjon, et on continuerait à voir le Jansénisme du dehors et pour ainsi dire à l’envers.

Qu’est-ce, en effet, qui est secrètement, mais constamment enveloppé dans l’arrière-fond de la doctrine ? Ce n’est pas, quoi qu’on dise ordinairement, le Dieu sombre et terrible, la nature toute corrompue et mauvaise. Non ; bien au contraire, c’est l’immense libéralité du Créateur ; c’est la force congénitale de la raison et de la volonté antérieurement à la chute ; c’est l’exaltation première de l’humanité considérée en son essence, en son unité, en son intégrité, en sa solidarité ; c’est l’incorporation de l’ordre surnaturel et de la destinée divine au fond normal de cette nature humaine prise eu bloc. La corruption radicale de l’homme actuel et son impuissance foncière à ne pas errer, à ne pas pécher, résultent précisément de la grandeur originelle du don, de la libéralité du donateur, de la liberté décisive du donataire. Plus l’élan primitif a été puissant, plus la chute a été meurtrière. Plus nous avions reçu, plus nous avons perdu. Plus nous étions, moins nous sommes. Et c’est justice : justice, suite de bonté. De quoi donc, en effet, se plaindrait l’humanité ? D’avoir été mise en possession d’une trop grande richesse ?... Elle est devenue massa perditionis : mais à qui la faute ?... Et, quand de cette tourbe logiquement damnée Dieu, par un tour de force, vient au gré de sa paradoxale condescendance retirer de la boue et du feu quelques privilégiés, qu’est-ce qui doit nous étonner et, pour ainsi parler, nous scandaliser ? Est-ce le petit nombre des élus, alors que l’élection n’est à aucun degré due à aucun homme ? N’est-ce pas plutôt cette étonnante, cette monstrueuse dérogation aux lois de l’équité rigoureuse comme aux liens de la solidarité du genre humain ? Ce qui est énorme plus encore que les dons primitifs dont l’homme avait été pourvu, c’est cette intervention illogique et comme injuste qui, par une folie de charité, sauve du déluge de la corruption et des flammes de la géhenne les esclaves-nés du péché, afin de faire à nouveau de quelques-uns les enfants du Père Céleste, les frères et les cohéritiers du Christ, les sanctuaires de l’Esprit-Saint. [133]

Tant qu’on regarde le Jansénisme en cours de route, pour ainsi dire, sans être initié à son point de départ et à ses postulats occultes, on demeure déconcerté et comme meurtri dans la nuit par tant de duretés qui semblent arbitraires et gratuites. Vues de la perspective méconnue que je viens d’indiquer, les thèses en apparence les plus farouches changent de lumière et de portée. Pour peu qu’on fréquente la dense forêt de l’Augustinus, aujourd’hui si peu parcourue et même si rarement entrevue (cet in-folio est difficile à consulter), on voit subrepticement se dérouler, dans une atmosphère très spéciale et par des chocs en retour très systématiques, une suite de propositions liées, selon une méthode de pensée et une conception de vie dont la cohérence, malgré tout, constituerait un problème insoluble, sans l’idée originelle qui, rompant à son insu l’équilibre de la tradition, a déterminé les oscillations que nous avons à décrire : comme, lorsqu’on glisse, d’instinct l’on cherche par de brusques mouvements compensateurs à recouvrer une stabilité désormais impossible. Il vaut la peine d’y regarder de près : car il s’agit d’une plus exacte interprétation de Pascal, — et de plus encore : il s’agit de problèmes qui, sous des formes théologiques, intéressent le fond même de la psychologie religieuse, le sens de la nature et de la destinée humaine, la valeur totale de la conception chrétienne. Soyons donc attentifs aux corollaires principaux des théorèmes essentiels que nous venons d’indiquer.

Première répercussion. Le Jansénisme nous a présenté une humanité gâtée jusqu’aux racines de la nature, à tel point que la raison ne peut que faillir et que la volonté ne peut que pécher : ignorance ou erreur invincible, concupiscence fatale qui livrent tyranniquement l’homme, ses sens, ses jugements, ses actes au mal : par lui-même il est radicalement incapable de connaître, de vouloir, d’atteindre sa fin divine. Dès lors, comment, là où il n’y a plus rien de sain, plus rien d’efficace naturellement, concevoir même la possibilité d’un relèvement ? Point d’autre ressource qu’une mystérieuse intervention, toute gratuite, mais toute déterminante, de Dieu. Si tel ou tel homme doit être sauvé, il faut donc qu’une grâce d’exception, qu’une illumination intime, qu’une force victorieuse opère ce miracle d’élection : à la concupiscence asservissante du mal doit se substituer une « concupiscence toute sainte » et libératrice qui, par son entraînement dominateur, triomphe des attraits pervers, et tire souverainement l’homme déchu et captif hors des geôles du [134] péché, sans initiative, sans coopération efficace de sa part. Ainsi c’est tout gratuitement, tout impérieusement que le joug du Sauveur remplace, pour quelques-uns, l’emprise mauvaise qui pèse sur tous. Nous ne sommes que le champ clos de cette lutte entre deux concupiscences : mus, et non moteurs.

Nouvelles conséquences. Que faut-il, soit pour restituer la nature dans la spontanéité de son dynamisme premier, soit pour nous faire discerner, ou tout au moins soupçonner cette merveille de l’élection, ce miracle du salut, d’ailleurs toujours précaire et révocable ? Il faut le signe intérieur, « joie, joie, pleurs de joie » ; il faut la circoncision et l’illumination et l’inflammation, « renoncement total, lumière, feu » ; il faut l’isolement dans l’arche sainte, la solitude partagée, entre l’étude, l’austérité, la prière, dans le mépris du monde, des vaines sciences, des superbes emplois de l’activité naturelle ; il faut la protestation constante des témoins du Christ contre les décadences et les compromissions, fût-ce de l’Église officielle elle-même, car ces vases d’élection, ces hérauts de la grâce seule efficace, doivent au besoin devenir les martyrs de la vérité, martyrs non plus seulement en face des païens ou des impies déclarés, mais martyrs encore et peut-être surtout en face de ces chrétiens illogiques, indolents, pervertis qui, sous couleur d’humanisme dévot, veulent allier le monde et Dieu, ou qui, dupes de la présomptueuse raison, infectés par le goût de la domination charnelle et des plaisirs empestés, renversent de fond en comble le sens et la discipline du Christianisme.

2° — De quelle méthode procède cette construction ? Car (on le voit assez par cette esquisse) c’est bien d’un système construit et organisé qu’il s’agit ; et si sans doute les dispositions morales ont contribué à déterminer les thèses spéculatives, réciproquement les idées ont servi d’armature rigide aux volontés et aux actes.

Le Jansénisme semble résulter d’une triple inspiration que nous retrouverons chez Pascal, mais animée de quel esprit différent ! Les trois « lieux » où il prend appui et consistance sont ceux-ci : il paraît provenir : (a) — d’un sursaut de la conscience et d’une expérience spirituelle, (b) — d’un recours à la tradition et aux textes, particulièrement a ceux de Saint Augustin, (c) — d’un travail de la raison et d’une synthèse doctrinale. Sans doute, ces cadres semblent ne comporter aucune équivoque. Et pourtant, il y a un abîme entre [135] l’utilisation que font les Jansénistes de ces lieux théologiques, historiques et moraux, et la véritable inspiration de Pascal, même en son temps de Port-Royal, même au moment où il paraît se rencontrer avec ses amis sur la lettre des énoncés dogmatiques, sur les procédés de la méthode, sur les mouvements de la passion. Essayons donc ce discernement des esprits.

a. — C’est justice d’attribuer l’origine du Jansénisme au généreux effort de rénovation religieuse qui travaillait le XVIIe siècle en sa première moitié. Naguère encore, mieux qu’on ne l’avait fait, M. Henri Bremond nous a abondamment montré la diversité luxuriante, la richesse et la force de cette sève spirituelle. Port-Royal, qu’on a cru à part et hors de pair, est un rameau, mais n’est qu’un rameau de cette vigoureuse frondaison, désormais plus précisément connue en ses multiples branches. Et (vérité paradoxale autant que certaine) il se rattache de près au doux Saint François de Sales, qui est bien l’une des communes et principales racines de tant de poussées fécondes ; mais en combien d’orientations divergentes, et par quelles contingences multiformes, et à travers quels tempéraments opposés, et au prix de quels antagonismes même, on ne peut le décrire ici. Ce qui semble le trait commun de cette Renaissance ou plutôt de cette promotion de la vie chrétienne, c’est ce triple caractère : — retour ou progrès vers une conception plus intérieure, plus personnelle, plus intrinsèque de la dévotion à laquelle tous, même dans le monde, sont conviés et « introduits » comme en un seul à seul de l’âme avec Dieu ; — conscience plus vive du sens profondément humain du Christianisme qui correspond à notre foncière aspiration morale et religieuse, à cette inclination congénitale « d’aimer Dieu sur toutes choses », où l’on a vu justement l’âme de l’apologétique et de la piété Salésiennes ; — enfin, sentiment plus réfléchi de la nécessité du dépouillement ascétique pour atteindre la perfection de l’esprit, c’est-à-dire pour réaliser cette vie contemplative, cet « état d’union transformante » auquel la grâce a pour objet d’élever l’homme pleinement fidèle à sa divine vocation, en substituant en lui ce que (pour caractériser la doctrine saillante de « l’École française de spiritualité ») on a nommé le théocentrisme, par opposition à un anthropocentrisme, dont les préoccupations, principalement « morales » et « raisonnables », vont parfois jusqu’à discréditer et à exclure les plus hautes formes de la contemplation mystique. [136]

Toutefois, si Port-Royal, en son premier élan, a généreusement procédé de ce grand mouvement d’intériorisation, de mortification et de sublimation, il ne s’est pas toujours borné à combattre les abus de l’Humanisme dévot, la piété facile et le glissement vers une conception, vers une pratique mondaine de la religion : peu à peu il a abouti à réagir contre l’esprit même de Saint François de Sales, contre son onction et sa « débonnaireté », contre son Christianisme aux grands bras étendus. Comment s’est opéré ce changement ? Il est important de l’indiquer, d’autant plus que cette marche a suivi, semble-t-il, une route inverse de celle qu’a découverte Pascal pour accéder à « l’ordre de la charité ».

b. — Considérons à cet effet le second des lieux où se sont établis les solitaires de Port-Royal pour l’exposé et la défense de leurs doctrines. Quel est l’esprit qui spécifie ici leur position dans la Cité chrétienne ? — La vie intérieure et retirée, le moralisme et l’ascétisme, très souvent chez eux, se trouvent définis moins par un effort de psychologie religieuse, par une piété fraîche et par ces « actes directs » où les maîtres de la vie spirituelle voient le point de rencontre des âmes avec Dieu, que par la méditation érudite des textes et des documents, par le recours aux Pères, à Saint Augustin mis en forme théologique, par l’appel à la tradition, mais à la tradition comprise comme un arsenal de citations et d’autorités plutôt que comme une vie continuée dont rien d’écrit et d’arrêté ne saurait emprisonner l’éternelle jeunesse. Aussi, ce qui, chez eux, était d’abord besoin de vie intérieure et problème de conscience (ce qui l’est d’ailleurs resté chez la plupart, mais peut-être à l’étage moyen du discours), s’est partiellement figé dans le moule des « propositions », des autorités scripturaires ou patristiques, pour devenir questions de formulaire et d’exégèse : trop fréquente altération d’un élan détourné de la source vive vers le sable des controverses ! Sous prétexte de restituer l’authentique enseignement du Maître préféré, de Saint Augustin, ne va-t-on pas ainsi lui appliquer une herméneutique toute contraire à son esprit ? Qu’est-il, en effet, ce grand Docteur de la Grâce ? une vie, une vie pleine de contrastes, et toute plastique, qui, tour à tour, se jette aux thèses les plus provocantes, aux formules les plus outrancières : ne l’imaginons donc pas avec une « robe de pédant », aux plis rigides : il est toujours prêt aux compensations et aux « rétractations ». Qu’est-il ? une âme de fraîcheur et de fièvre, d’ombre et de lumière, de rigueur et de [137] poésie qui, par le philtre de sa parole chantante, suggère d’inexprimables plénitudes : ne faisons pas de lui un « auteur » quand il est un « homme », toute sévérité et toute caresse. Qu’est-il ? un grand fleuve aux rives dépassant la vue et qui charrie les leçons de l’épreuve et de la passion, les trésors de la science philosophique, de la tradition universelle, de l’expérience divine : ne le transformons donc pas en une citerne de citations et d’arguments. Ce n’est pas lui qui formalissime semper loquitur, ainsi qu’on en a loué Saint Thomas. Est-ce à dire que l’auteur des « Confessions » manque de rigueur ? Non pas : car il traduit, il évoque les plus subtiles réalités de l’ordre invisible avec une précision concrète, une « finesse », au prix de laquelle toutes les distinctions abstraites ne sont trop souvent que factice exactitude et dénaturants artifices. Qu’on applique à un tel homme, à une telle pensée, à un tel style une méthode didactique de formules épinglées et de syllogismes en forme à partir de textes momifiés : alors, sous des apparences de fidélité littérale, c’est le faux sens perpétuel et canonisé. Pascal l’a bien dit : pour entendre un auteur, il faut saisir et concerter foutes les assertions qui chez lui semblent le plus opposées. Non pas toujours, assurément, mais trop souvent les exégètes de Saint Augustin ont commis cette consciencieuse méprise, en appliquant à une vie mouvante et à une « matière toute spirituelle » la forme d’interprétation, de critique, d’agencement qui convient seulement aux abstractions statiques et aux thèses d’école. Et ce qui, chez Jansénius, aggrave les inconvénients de ce système, c’est que, le plus souvent, au lieu d’énoncer directement ses thèses positives, il procède de façon indirecte et négative, en critiquant les doctrines qu’il rejette. Or, par une telle argumentation, on peut bien exclure l’une des contradictoires ; mais on ne précise pas, on n’établit pas toujours la proposition contraire, sur laquelle il importerait surtout d’être fixé ; on peut même suggérer à tort l’extension aux « contraires » de conclusions qui ne sont nécessaires que pour les « contradictoires » ; d’où le caractère si souvent ambigu des positions qu’on nous laisse à inférer sans les « formuler » explicitement [2]. [138]

c. — Nous commençons sans doute à découvrir la cause de cette déviation de la vie intérieure, la cause de cette dénaturation de l’esprit historique, voire même de l’esprit tout court : nous voici, en effet, au troisième « lieu », au donjon où se concentre la quintessence que nous cherchons à définir, pour comprendre tout à l’heure comment Pascal a été captivé, a souffert et s’est évadé. Afin de spécifier la méthode et l’allure du Jansénisme (et, encore une fois, sans méconnaître que les hommes souvent ont valu infiniment plus que leurs idées et leurs procédés), on peut dire qu’il consiste en une façon notionnelle d’envisager les réalités spirituelles, en une ratiocination sur les faits de l’âme ou sur les données de l’histoire, ratiocination qui se prend pour la réalité méritoire de la vie, pour la réalité pleine de la tradition, au moment même où elle transpose en déclarations, en gestes, en encre, ce qui est de l’ordre des actes, des expériences directes, ou des révélations positives. — Ainsi, par exemple, que fait-il des observations courantes sur la faiblesse humaine et les misères de notre condition, comme aussi de l’enseignement traditionnel relatif à la chute du premier homme ? Il les « stylise » en une thèse, thèse radicale, paradoxale, invérifiée et invérifiable sous la forme massivement abstraite où il la présente, thèse qui contredit non seulement ou défigure l’expérience même, mais qui abuse des textes ou du dogme : car, d’une part, il affirme a priori l’absolue impuissance de la volonté, l’inévitable et universel péché de l’action naturelle à l’homme ; et, d’autre part (alors qu’il serait déjà illégitime de prétendre établir par l’observation fût-ce une déchéance quelconque, comme si notre état actuel ne pouvait être un état initial), il construit tout son système en fonction de l’idée d’une corruption totale. — Ainsi encore, par exemple, que fait le Jansénisme de cette solidarité humaine qui [139] n’empêche pas les personnes morales d’avoir à résoudre pour elles-mêmes et chacune à ses risques et périls le problème toujours singulier d’une destinée qui n’est pas le résultat d’un déterminisme collectif ? Il érige l’humanité impersonnellement considérée en une sorte d’essence, de nature, de bloc, de chose. — Ainsi, plus foncièrement enfin que fait le Jansénisme, lorsqu’il théorétise sur l’état de nature ou de surnature, sur les antécédents, les conditions, les effets de la déchéance ? il mue des vérités d’ordre moral ou religieux en notions et entités que, n’en pouvant rien connaître par la conscience ou par l’histoire, il vide de leur contenu psychologique ou métaphysique, afin de les durcir en prémisses de déductions.

Entrons plus avant dans ce réduit, car ce n’est pas seulement en ses controverses indéfinies et par la forme même de ses exposés que le Jansénisme recourt à la dialectique comme à l’arme du bon combat ; il ne s’agit pas d’une question de forme et de procédure : il s’agit du « fond même de la religion », de la conception du Dieu vivant, du dessein Créateur et Rédempteur. Si, malgré son inspiration première qui venait de l’âme, le Jansénisme a trop souvent donné une impression finale de sécheresse disputeuse et de sombre dureté, c’est que, peut-être, dès le début ou dans ses dessous se dissimule un principe d’erreur : il faut le mettre en évidence, pour bien juger cette construction idéologique d’où « l’esprit de finesse » comme « l’ordre du cœur » est absent, et où le sens du drame humain et divin se trouve foncièrement altéré [3]. Que Pascal, en son inexpérience [140] première, ait pu être captivé par les aspects spécieux dont on verra tout à l’heure le prestige, ce n’est pas douteux ; mais qu’il ait jamais été ou qu’il soit demeuré complètement captif de ce qui, on le verra bientôt, répugne à ce qu’il y a de plus profond en son génie, c’est ce qui est impossible, c’est ce qui n’est pas. Profitons donc de l’évolution de ses propres pensées ; profitons de trois siècles d’investigations qui non seulement ont éclairé un passé théologique et philosophique dont il n’avait pas pu être suffisamment instruit, mais qui ont fait pénétrer de la lumière en des domaines où la réflexion a poursuivi après lui une œuvre de précision savante. Il y va de toute l’originalité de sa méthode, de toute la valeur de sa pensée : ayant eu, comme il l’a dit lui-même, conscience de « toucher au fond même de la religion », s’il s’était mépris en cela, nous pardonnerait-il de continuer à admirer son œuvre de science et de beauté ?

3° — Nous n’avons pas ici à nous prononcer sur l’orthodoxie en juges du fond ; mais nous devons, en historiens critiques, déterminer exactement la position du Jansénisme et celle de Pascal à l’égard du dogme catholique ; ce n’est pas dire assez : nous devons, en philosophes, apprécier leur attitude au point de vue de la conscience religieuse.

S’il y a une prétention hautement affirmée à Port-Royal, c’est de ne rien innover ; c’est de garder ou de recouvrer la pureté de l’enseignement authentique ; c’est de rester fidèle à l’ascèse chrétienne en sa primitive ferveur. Or qu’en est-il ?

Le Jansénisme prétend mettre l’accent sur la vertu de Religion, en prosternant l’homme devant la Sublimité divine. Religieux essentiellement, semble-t-il donc, son thème fondamental : la Religion est tellement le tout de l’homme qu’avant comme après sa chute il y est absorbé : avant, la fin surnaturelle se trouvait si complètement incorporée à la nature qu’après, en perdant la grâce, la nature s’est totalement pervertie en ses puissances propres : n’est-ce point là le comble du Christianisme, le comble de la Religion ? et ne faut-il point voir en une telle doctrine la plus haute idée de Dieu, de son don, de la destinée humaine ?

Eh bien ! non : ce qui semble ainsi glorifier la Majesté divine et exalter le sens religieux, les diminue en réalité et les dénature. — [141] Comment cela ? — Surnaturaliser la nature ou naturaliser le surnaturel, c’est impliquer que Dieu n’est pas ce qu’il est, puisqu’on le traite comme une chose qui se juxtapose ou se mélange à d’autres choses ; on le prend pour une Nature, pour une essence, physiquement communicable ; on méconnaît donc l’intimité, l’inviolabilité, l’incommensurabilité de son Être, en supposant comme possible de piano l’immanence substantielle du transcendant : on prouve ainsi qu’on se contente de métaphores et de concepts, qu’on ne réalise pas la signification du problème, l’étendue des abîmes à franchir, les conditions intrinsèques et inévitables de cette surnaturalisation ou de cette déification de l’homme, qui est en effet le dernier fond du christianisme : insinuer, si peu que ce soit, que la vocation surnaturelle peut être donnée ou reçue ut natura, passivement, par manière de spontanéité, comme un influx physique, c’est pis qu’affirmer un cercle carré. La surnature essentielle, qui exprime la plénitude de l’aspiration religieuse, est une participation à l’intimité, à la béatitude divine, à la vie du donateur, et non pas seulement à l’aumône de ses dons : en tant que telle, cette surnature n’est donc absolument naturalisable en aucun être. Le Jansénisme n’a pas posé, n’a pas même soupçonné ce problème ultime ; il a spéculé et discouru comme s’il n’y avait pas de question en cela : ce faisant, il a, à son insu et contre son gré, sous-estimé Dieu et, du même coup, déprécié la vocation de l’homme, le mystère et les voies de l’union transformante : il a affaibli, par une sorte de naturisme qui se prend pour son contraire, le sens religieux au moment où il s’imaginait le renforcer et le magnifier [4].

Ce n’est pas tout. Précisément parce que la vie surnaturelle est censée fondue dans l’élan premier de l’humanité, cette vie est aussi censée agir per modum naturae, par attrait, par inclination, en un développement global ; et la volonté apparaît comme une concupiscence par laquelle l’homme est mu plutôt qu’il ne se meut personnellement. En un sens ou dans l’autre « l’homme est esclave de la délectation ». Quand il déchoit (on ne s’explique d’ailleurs guère ou point du tout une telle possibilité), il déchoit tout entier et tout d’une [142] pièce. Et il ne pourra être retiré du « bourbier » que par l’attrait senti, par la domination d’une concupiscence inverse et « toute sainte [5] ». Au contraire, dans l’hypothèse où le surnaturel, conçu de telle façon qu’aucune confusion ne soit possible, reste absolument distinct de la nature dans la nature même, fût-il enfoncé jusqu’aux plus obscures profondeurs de l’agent moral, l’agent demeure en effet un agent, un être moral, c’est-à-dire individuellement animé d’une activité réfléchie et spirituelle, même dans les formes les plus hautes et dans la voie dite passive de l’abandon mystique. Jamais donc il n’a simplement à subir inertement, à être mu, à être « actué », sans être en même temps consentant et agissant. Il doit coopérer, s’ouvrir, s’étendre. Le don conditionnel qui lui est infusé n’est en réalité qu’une avance de fonds, tant que ce prêt n’a pas été accueilli, employé et comme gagné. Dès lors aussi aucune chute ne saurait entièrement supprimer foutes les virtualités bonnes de la nature, ni les possibilités de réparation, ni l’utilité d’un concours préparatoire et concomitant pour l’œuvre rédemptrice et sanctificatrice.

Le Jansénisme, tour à tour, paraît unir et séparer, confondre et opposer grâce et nature [6] : mais il ne réussit pas à trouver un équilibre [143] stable ; il aboutit à un chassé-croisé d’exagérations qui ne se compensent point et s’aggravent plutôt. Combien différent apparaît Pascal ! Lui, il discerne les « ordres » ; il les voit même tellement hétérogènes qu’à ses yeux il sont incommensurables les uns par rapport aux autres ; mais, en même temps, il montre comment le degré inférieur nous conduit à l’ordre supérieur, par des considérations qui, à chaque ascension, valent infiniment plus que l’ordre dépassé, sans le renier. Il serait sans doute utile, pour éclairer tous les aspects d’un tel problème, de décrire en détail les ruptures d’équilibre et les oscillations du Jansénisme lui-même. Mais, pour notre objet présent, il suffira de suivre, chez Pascal, les luttes secrètes et, pour ainsi dire, le malentendu constant qui l’a engagé dans les antinomies jansénistes : nous aurons donc à nous demander, après avoir exposé sa participation à l’esprit de Port-Royal : « En est-il resté là ? Est-il même vraiment passé par là ? »

II

Pascal s’est défendu d’être de Port-Royal. Était-ce subterfuge sans sincérité profonde, comme on donne une réponse équivoque ou fallacieuse à des ennemis en temps de guerre ? Était-ce énoncé littéral d’un simple fait, puisque, en vérité, Pascal n’a été qu’un hôte, qu’un retraitant, qu’un allié, sans devenir un « solitaire », comme Arnauld ou Nicole ? Est-ce chez lui divination, sentiment profond d’être presque à tous égards autre que ses amis ?

1° Et d’abord par quelle voie, dans quelles dispositions Pascal est-il venu au Jansénisme ? — En cette nature prodigieusement riche, en cette vie d’une intensité telle que, selon le mot profond de Racine, M. Pascal est mort de vieillesse à 39 ans, la raison du [144] savant a été mûre avant le cœur de l’homme, et l’esprit de finesse mondaine avant l’esprit de charité chrétienne. Élevé dans un catholicisme modéré et même banal, il est tourné dès l’enfance vers les mathématiques où la précocité est de règle pour le génie. Mais bientôt aussi son sens admirable des réalités concrètes révèle à son observation, avec l’ordre physique, ce qu’on peut appeler la dignité des faits, leur irréductible originalité, leur autorité. Après l’accident de son père à Rouen, le voici, à 23 ans, en contact avec des âmes ardentes, et il se trouve que ces prosélytes sont des Jansénistes de la première heure, de la première ferveur : rencontre fortuite de son incuriosité et de sa quasi-ignorance religieuse avec une doctrine âpre et forte qui se donne comme la doctrine même, avec le prestige de l’austérité, avec l’ascendant du mystère accepté comme un fait, dominant la raison et la satisfaisant d’autant mieux. Pour la première fois Pascal s’éveille personnellement à cette géométrie, à cette lumière, à cette ardeur. Le voilà « converti », converti de tête et converti d’énergie, lui, ce violent qui ne voit et ne fait pas les choses à demi. Toujours il demeurera reconnaissant à ceux qui ont allumé en lui ce feu ; toujours il restera marqué de l’empreinte d’une telle école adaptée à son intelligence rigoureuse, à son caractère impérieux et brûlant.

2° Mais cette première conversion ne tient pas, en dépit du zèle agressif qu’elle suscite en lui. Elle était en effet extérieure encore à l’homme : conversion plutôt des idées et des attitudes que de la vie et du cœur. D’autres besoins surgissent en Pascal : un autre appel l’entraîne à l’exploration d’un monde nouveau. Méré raille sa pesanteur de bourgeois provincial et de savant béotien. L’élève passera bientôt le maître. Il entre dans un ordre de vérités et d’élégances qui ne sont plus géométriques ; il « s’enfonce » dans ce monde de l’ambition, du jeu, peut-être de l’amour ; il devient « l’honnête homme » ; il découvre l’homme, les faits humains, si « infinis » par rapport aux faits physiques ! C’est un enchantement. Mais la maladie, la souffrance, les déceptions d’une âme trop affamée et trop grande pour se repaître du vide et se mouvoir dans les bagatelles, la mort de son père, l’influence de sa jeune sœur, le souvenir de sa première ferveur, les reproches muets ou avoués des « deux cents personnes qui, à Paris, gémissent de sa vanité », le coup de la grâce, la retraite à Port-Royal, la victoire après la lutte, la nuit de feu, c’est, à 31 ans, la seconde conversion, celle du cœur, celle qui met [145] à profit les expériences de la vie et les ressources de l’esprit de finesse, celle qui reçoit le signe sensible de l’élection tel que l’enseigne le Jansénisme, la réforme par le dedans, qui retourne de fond en comble la concupiscence même et qui dompte l’être entier jusque dans ses basses et obscures puissances, pour la renonciation totale et douce. Pris par la tête, par le cœur, par tout son être sensible, vraiment, oui, Pascal semble bien Janséniste à fond.

Pour défendre la cause sainte, ses amis lui mettent une plume et des textes en mains. Dans les Provinciales, quelle fête de l’esprit ! Les découvertes qu’il a faites par l’étude des sciences et par l’étude de l’homme, l’esprit de déduction et l’esprit de finesse, Pascal allie tout, au service de cette théologie de géomètre, au service de son implacable subtilité d’honnête homme, qui use d’une nouvelle casuistique contre la casuistique, au service de son indignation chrétienne qui, profondément, prophétiquement, discerne l’immense péril de la conscience religieuse, menacée de s’effondrer dans l’hypocrisie dévote et dans l’humanisme païen. Avec sa docilité de néophyte, avec sa verve d’autodidacte, avec ses méthodes de rigueur et de souplesse experte, avec son art qui, à force de réflexion sur la nature, atteint en perfection « le naturel », il s’en donne à cœur joie ! — Vraiment oui, à cœur joie, en dépit des passions qui, comme de la lave bouillonnent en sa colère douloureuse ; car il trouve (suprême satisfaction !) à épanouir dans les petites lettres de Louis de Montalte tous ses dons à la fois, à déployer toutes ses forces, à soulager toute son âme. A cœur joie ! Et pourtant, non. Ces lettres changent de ton ; il ne les achève pas. Sans doute, dira-t-il, contre la morale relâchée, contre l’intrigue politique, contre le christianisme inconséquent et adultéré, il les referait « plus fortes ». Mais il les referait autres. Il a des scrupules, comme s’il se scandalisait lui-même : « les malheureux, qui m’ont forcé à toucher au fond de la religion !... » Y a-t-il touché de la manière qui convient ?... Est-ce bien le fond du Christianisme qu’il a saisi ?... Inversement, il souffre jusqu’à l’évanouissement de ses amis trop biaisants, à qui lui-même devient suspect et qui le tiennent « en dehors des secrets » : tant il est d’une autre allure qu’eux. Comme il avait pris en pitié ce monde délicieux et criminel dont il avait percé à jour les manèges, il se retire peu à peu d’un parti qui devient un parti : l’atmosphère qu’il y respire n’est plus celle de son âme. Pourquoi ? [146]

De cette silencieuse et discrète rupture sans éclat, peut-on deviner avec un peu de précision les secrets motifs ? Oui, sans doute. Il y a eu, chez Pascal, une troisième conversion sans secousse, ou plutôt elle est la suite et l’achèvement des autres conversions, celle qui, déjà sous-jacente aux deux premières, a été continue et profonde pour l’amener laborieusement à être pleinement lui-même. Par un insensible travail de dislocation intérieure, il a pris peu à peu une perception plus nette des embarras où il se trouvait engagé par son Jansénisme même, et des directions de plus en plus personnelles de sa propre pensée.

Lui, en effet, qui a un sens si aiguisé et qui sait en combien de façons on peut se crever agréablement les yeux, que d’incohérences, en effet, et d’instabilité décevante il a à découvrir dans les thèses qu’il a soutenues, dans la manière dont il les a soutenues ! — Son Jansénisme discrédite sans cesse la raison ; et il recourt sans cesse à des raisons, ou moins qu’à des raisons : bon pour Descartes de prétendre tirer la philosophie de la cave, d’étaler des principes au soleil du bon sens devant le tribunal des honnêtes gens ; mais lui, il fait pis : il traîne la théologie à la risée des femmelettes, il expose les pudeurs sacrées de l’âme religieuse aux moqueries d’un monde de sottise et de corruption. — Il sait que les mêmes pensées ne croissent pas de même dans les divers esprits ; que, pour comprendre, pour apprécier, il faut « se teindre » de la vérité ; et il reçoit de toutes mains, il isole, il exploite les textes ; il infléchit le sens technique vers ces interprétations obvies qui déforment les plus délicates questions en thèmes faciles d’amusement ou d’indignation pour des incompétents et des indignes. — Il professe, d’après ses maîtres, que, pour ce qui est de notre tout, la raison est aveugle, la volonté est paralysée, en ceux que ne meut pas souverainement une grâce arbitraire, déterminante ; et il agite l’opinion, il prétend agir sur les âmes, il recourt aux moyens très humains, il se tend aux disputes les plus âpres, comme si, à défaut du sang des martyrs, le flot des controverses était la méthode normale de la vivification spirituelle et de la conquête chrétienne. — Il tient que le salut, réservé à une élite, est un mystère naturellement impénétrable, inaccessible, illogique, qui est opéré en l’élu, comme dans la nuit ; et il invoque le signe intérieur, la joie sensible, l’effort ascétique. — Il sait que le Jansénisme professe l’absolue indignité de l’homme, l’absolue gratuité du secours divin ; et il le voit souvent chercher [147] dans les Sacrements, dans la Communion, une récompense de la vertu personnelle plutôt qu’un remède, une aide pour que l’homme devienne moins indigne de Dieu....

En ces « contrariétés », dont on pourrait indéfiniment allonger la liste, comme aussi dans les oppositions plus profondes que nous avons déjà signalées, ou que nous apercevrons bientôt, il faudrait pouvoir suivre pas à pas les mille débats de la conscience de Pascal. Les Pensées en gardent maintes traces. D’une analyse minutieuse faite en cet esprit résulterait sans doute une vue plus claire de certaines nuances de son « inquiétude », de sa « souffrance », de son « angoisse » même ; et on réussirait à faire entendre avec plus de justesse l’accent de ce perpétuel converti. Car enfin, on s’est trompé bien des fois, on se trompe souvent sur lui. — Ses « conversions » n’ont jamais consisté dans un passage de la négation ou de l’incrédulité à la soumission, ni du doute à la foi ; non, la contagieuse émotion dont on ne peut guère se défendre en l’écoutant ne vient pas d’un scepticisme maté et toujours renaissant, ni des combats de la raison et du cœur. — Cette grandeur tragique de Pascal surgit-elle de la sombre doctrine qui, en restreignant le nombre des élus, l’inquiète sur son propre salut, puisqu’elle fait de la grâce quelque chose de capricieux, de précaire, de toujours amissible ? Non encore. Pascal est dans la joie, la sécurité, la confiance. — Sa douleur naît-elle du spectacle des âmes qui se perdent en foule ; est-elle l’expression d’une ardente charité inutilement penchée sur tant de corruption ? Sans doute, mais il faut prévenir ici toute équivoque. La vraie angoisse de Pascal ne procède ni d’une inquiétude personnelle, ni d’une crainte douloureuse et tremblante, ni même de son humanité compatissante et déçue ; il n’a pas souffert d’avoir le cœur plus large que la doctrine. C’est dire que les exagérations du Jansénisme ne sont pas l’explication de son agonie intime ; mais elles ont contribué à la rendre plus pénétrante et plus féconde. Et voici comment.

Bossuet a parlé du « sérieux incompréhensible de la vie chrétienne ». Plus que lui, sans doute, Pascal a senti le drame de la destinée selon toute l’ampleur de la solution catholique, et aussi les besoins de la conscience humaine, tels que le mouvement des sciences, des idées, des mœurs les renouvelait autour de lui et en lui. On peut dire d’abord que son angoisse est la douleur normale d’un enfantement, l’enfantement qui a été toujours nécessaire pour [148] qu’un homme, pleinement homme, naisse à la vie totale de l’esprit chrétien. Mais, en un sens plus précis, il faut ajouter que chez Pascal cette parturition a été exceptionnellement laborieuse : il n’a pas eu à penser seulement d’après des devanciers, pour son temps, pour lui-même : il a eu à se libérer de faux maîtres ; il a eu à penser pour plusieurs siècles à l’avance, et quels siècles difficiles pour la foi ! Il était venu s’assujettir, pour commencer, à la forme la plus extrême en apparence de la croyance et des exigences religieuses. Mais ce fut toujours la loi de son progrès personnel : exclusif d’abord et tout d’un côté, il inclut ensuite et domine les contraires. C’est là ce qui donne souvent le change sur ses élans successifs ; il s’avance par révolution de pensée et d’attitude, alors qu’en réalité il évolue et s’enrichit peu à peu. Il semble d’abord rejeter absolument, violemment ce qu’il vient de dépasser. Mais ce qu’il a renié par une conversion soudaine, il le reprend ; et, à la fin, il retrouve tous les ordres qu’il avait paru repousser du pied dans son ascension. Oui, mais au prix de quels ardents combats ! En autodidacte de génie, il lui a fallu, sur tous les champs de bataille de la pensée, se dégager des doctrines incomplètes ou déficientes, se frayer des voies neuves, inventer des méthodes, un langage, se passer au besoin de terminologie technique pour des idées d’une rigueur toute technique, ordonner et hiérarchiser tant d’éléments épars, déformés, inconnus, dans une synthèse équilibrée et vraiment harmonieuse. Cette synthèse, il l’a tenue dans son esprit, il n’a pas eu le temps de l’exposer, « par ordre » ; et, malgré tant de travaux consacrés à Pascal, on n’en a pas épuisé le sens ni mesuré toute l’étendue. Nous le verrons en concluant cette étude.

En accroissant l’immense difficulté de sa tâche, le Jansénisme, assurément a été utile à Pascal, comme véhicule premier, comme réactif, comme obstacle. Mais quoiqu’il lui ait servi à poser avec plus d’urgence et de risques le problème du Christianisme aux prises avec la conscience et la science modernes, gardons-nous bien de dire, comme on l’a fait, que, si Pascal n’a pas dû aux Jansénistes son génie, il leur a dû « sa vérité » : rien de plus inexact. Ce que nous avons à prouver, c’est précisément l’assertion contraire : les éléments et les suggestions que Pascal doit à Port-Royal ont été transsubstantiés peu à peu par lui, au point qu’il faudra conclure : loin d’avoir puisé dans les thèses et les méthodes spécifiquement jansénistes l’inspiration et les principes directeurs [149] de la synthèse qui lui est propre, Pascal, pour avoir rencontré et surmonté tant de conflits, s’est trouvé armé de victorieuses et pacifiantes solutions qui ont ouvert à la philosophie des sciences et de l’esprit, au problème moral et religieux, à l’apologétique chrétienne des perspectives étrangères ou même contraires au Jansénisme. Ce n’est pas seulement pour l’exactitude historique qu’il est intéressant de libérer Pascal des liens où on l’emprisonne indûment ; mais encore et surtout cette restitution historique importe extrêmement aux problèmes de méthode et de fond que débat la philosophie contemporaine.

III

Il faudrait pouvoir dater, confronter, dénuder, disséquer maintes Pensées, afin de discerner les vêtements jansénistes dont Pascal les enveloppe souvent, même quand il commence à placer dessous un autre corps, une autre âme. La nécessité d’être bref et de rester clair me force à procéder plus synthétiquement, et d’indiquer d’emblée les résultats d’ensemble.

D’abord l’idée même d’une apologie, telle qu’il la conçoit et telle qu’il commence à la préparer en accumulant ses matériaux durant les cinq dernières années et jusqu’aux derniers jours de sa vie, est une idée aussi peu janséniste que possible, tant pour l’inspiration générale que pour les moyens de l’exécution. Cette entreprise suppose en effet l’efficacité de la connaissance méthodique, du travail sur soi et sur les autres esprits. Ce n’est pas sans lutte que Pascal prend délibérément cette attitude : sous l’influence des doctrines auxquelles il a été initié, sa rigueur de géomètre, sa passion pour les solutions tranchées l’inclineraient, il en fait l’aveu, vers une thèse d’opposition brutale entre l’obscurité complète et la lumineuse certitude de l’élection. Mais, si l’ombre et la clarté se mêlent, faudra-t-il, parce que le mélange ne lui plaît pas, méconnaître le fait de ce mélange, se soustraire à la donnée réelle de la conscience ou à l’ordre même de la Providence ? Il ne s’agit plus de ratiociner et de construire sur des présupposés invérifiables ; il s’agit d’observer le concret, de se soumettre aux données réelles.

Au lieu donc de traiter les hommes « comme des propositions », et au lieu de transmuer les données morales en prémisses de déductions pour aboutir à faire de la question religieuse une exégèse [150] de textes, une affaire d’école, un enchaînement de formules, quelque chose de plaqué ou qui n’entre en l’homme que par une sorte d’intrusion, Pascal, de ce profond regard qui voit l’infini et va au fond de toutes choses, apprend à toucher « les étranges orgues » de l’homme intérieur ; il découvre les raisons que la raison ne connaît pas, mais qui n’en sont pas moins des raisons. Il anime les idées. Ses arguments sont en chair et en sang. S’il parle d’une philosophie qui ne vaut pas une heure de peine, c’est celle-là seulement qui, présomptueusement, se borne à l’abstrait pris pour la réalité même ; c’est cette téméraire spéculation qui prétend épuiser l’infini des faits, de la vie, du cœur, pour atteindre « les principes, les éléments, la fin » des choses et des âmes. La tendance du Jansénisme, c’est de transposer en notionnel tout ce qu’il y a de plus réel même dans la vie intérieure, dans la tradition historique et religieuse, dans l’expérience ascétique et mystique ; ce n’est point par hasard qu’Arnauld, dans ses controverses multiples, ne voit jamais dans les idées vraies ou fausses que des représentations mentales, formant l’univers du théologien et du philosophe, et dont la trituration s’opère naturellement et uniquement par la discussion formelle. La tendance de Pascal, tout au contraire, c’est de tirer, même de la géométrie, des vérités qui passent infiniment la géométrie ; c’est de briser les cadres artificiels de toute idéologie ; c’est d’atteindre, au vif, au simple, à l’un. Aussi quelle sévérité pour les demi-habiles qui croient leurs brillantes et flottantes interprétations plus larges et plus vraies que les humbles réalités, toutes concrètes, toutes cordiales, toutes littérales ! « Ceux d’entre-eux ont quelque teinture de cette science suffisante et font les entendus : ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. » Mais, loin d’être un scepticisme prêt à se muer ou en un fidéisme ou en un illuminisme, ce mépris de la philosophie abstraite et de la science d’école naît, chez lui, d’une plus haute estime de la réalité à connaître, d’un sentiment plus complet des ressources de notre clavier intérieur, d’une perception plus juste de l’harmonie totale à composer. Il y a une philosophie qui vaut une vie de peine. L’homme, qui est « toute nature », qui porte en lui l’universel présent tout entier en chaque point, en chaque esprit, ne se connaît et ne se gouverne pas, sans que soient mises en branle toutes les puissances de son être complexe. C’est de son fond le plus intime que surgit l’inquiétude congénitale de sa destinée : et c’est par un effort contraire, [151] mais artificiel, que se coalisent toutes les puissances de divertissement et de déception. Pascal semble retenir du Jansénisme l’effroi des négligences monstrueuses, des sujétions honteuses, des légèretés scandaleuses où tant de malheureux, au lieu de chercher en gémissant tant qu’ils n’ont pas trouvé, se laissent vivre dans l’oubli volontaire de « l’Unique nécessaire ». Mais qu’on y réfléchisse, ses accents ne retentissent si profondément en nous que, parce qu’au lieu de sortir d’une thèse d’école, ils traduisent le drame le plus intérieur, le plus inévitable : Pascal ne part pas d’une hypothèse théorique et extrinsèque ; il met en jeu le ressort caché, mais toujours tendu, quoique si souvent comprimé et annihilé, qu’il s’agit de libérer des contraintes et de laisser, de faire agir en toute sa vigueur.

Elle lui est donc propre, et encore une fois elle est aussi anti-janséniste que possible cette recherche d’une science et d’un art de la conversion, cette réponse du dedans de l’homme aux stimulations concrètes qui doivent le conduire au dedans de la vérité, au dedans même de Dieu : sorte de Novum Organum où vont être mises en œuvre, simultanément et hiérarchiquement, toutes les puissances de l’être humain pour correspondre à toutes les prévenances et à toutes les exigences de la charité divine.

Déjà donc l’idée-mère des Pensées n’est pas issue du Jansénisme. Elle y échappe. Elle y remédie. Et maintenant, quoique nous ne puissions entrer dans le détail de la dialectique infiniment souple, nuancée et cohérente de Pascal, indiquons au moins les principales étapes : nous allons voir comment, à partir de thèses qui peuvent d’abord paraître littéralement jansénistes, il s’élève, à chaque moment et par chaque degré, à une doctrine radicalement différente.

— Avec la thèse selon laquelle, avant comme après la chute, la nature humaine est gouvernée par une concupiscence ou bonne ou mauvaise, Pascal consonne d’abord, en remarquant que « l’homme est né pour le plaisir », qu’il va d’instinct et de volonté à la béatitude. Mais cette proposition, il ne l’a jamais comprise et acceptée comme pure formule d’école ; il y sent une vérité de son expérience intime, il y voit un fait d’observation : dès lors aussi, au lieu de procéder a priori en prenant cette remarque comme la majeure d’un syllogisme, il examine in concreto combien diversement s’interprète et s’applique cette inclination qui, visant indéterminément [152] le bien universel et la félicité parfaite, se trompe si souvent, mais non fatalement, ni incurablement d’objet. D’où cette idée, totalement inconnue à Port-Royal qu’elle contredit à fond, d’une éducation méthodique de la sensibilité : Pascal, avec une acuité d’analyse qui n’a jamais été surpassée, pénètre les replis les plus obscurs et les plus souillés, afin de purifier et de rectifier nos affections ; il démasque les retraites et les intrigues des puissances décevantes, non pas en simple spectateur des rouages et des roueries secrètes, mais pour nous apprendre à « quitter les passions ». Point d’illusions optimistes, ah ! non, sans doute ; mais quelle admirable et efficace science de ce que les maîtres de la vie intérieure ont nommé « la voie purgative » ! Les plus rigoureuses, les plus audacieuses Pensées de Pascal ne font pas écho à Jansénius, ou à Saint-Cyran, ou à Arnauld. Elle traduisent, en son incomparable langue, les expériences et les règles d’un Saint Jean de la Croix, quand il nous fait passer par la nuit obscure de sens, pour préparer et commencer l’illumination de l’esprit.

— Avec Port-Royal et la thèse selon laquelle l’homme déchu est frappé de cécité sur sa propre fin et sur les vérités les plus essentielles, Pascal paraît consonner en s’élevant, et de quel ton, contre la superbe des philosophes. Mais, s’il humilie, ce n’est point pour annihiler la raison : le fond de l’Entretien avec M. de Saci précède son initiation janséniste et lui survit. Pascal n’abaisse que ce qu’on élève trop et trop exclusivement ; il élève ce qu’on déprécie à l’excès ; à son rang, il glorifie cette pensée qui fait la grandeur de l’homme, le principe de la morale, la dignité d’un ordre infiniment supérieur aux puissances charnelles et à toute l’immensité des espaces silencieux. Qu’on ne se scandalise donc plus si, encore ici, il nous fait (comme, les initiateurs de la vie spirituelle) passer par une sorte de « nuit obscure », non plus des sens seulement, mais de l’entendement, afin de nous faire accéder à un plan nouveau, à une intelligence que trahirait « le discours », mais qui, pour être du cœur, n’en est pas moins de l’esprit : elle a ses raisons, ses règles ; elle « voit tout d’une vue », mais non par caprice ; c’est une sagesse véritable qui éclate, non point, par un coup de mystérieuse intuition (comme lorsqu’il s’agit de certaines données initiales qui servent de point de départ au travail discursif de l’entendement lui-même), mais selon des voies méthodiquement et laborieusement suivies. Il y a une illumination acquise de l’esprit. [153]

— Avec Port-Royal et la thèse selon laquelle le vouloir humain est enchaîné à la concupiscence, esclave de la fausse science du monde, Pascal consonne, semble-t-il, en insistant plus que personne sur l’ensorcellement de nos captivantes misères. Mais de ce cachot il cherche, il trouve l’issue. Pour nous apprendre à vouloir vouloir, il invente, il enseigne, il pratique une thérapeutique de l’action et par l’action. Il montre comment et pourquoi il faut plier la machine ; du cadavre remué la vie remonte jusqu’à l’esprit, jusqu’au « cœur nouveau » que la coutume crée en nous. Ainsi la volonté devient véritable organe de créance, véhicule de lumière, par la pratique fidèle. Ainsi la sensibilité est réformée et assainie pour devenir connaturelle au bien. Ainsi la sagesse se coule depuis le bas jusqu’au haut de l’être, pour teindre nos membres mêmes et notre esprit de vérité. Non pas que les résistances et les risques cessent jamais ; mais en entraînant nos membres, nos sens, nos passions, nos volontés rebelles à l’autel permanent du sacrifice, l’homme nouveau « qui a ouvert sa pensée aux preuves, qui s’y confirme par la coutume, et qui s’offre par les humiliations aux inspirations », se développe peu à peu en une nature acquise, synthèse de la réflexion, de la volonté et de la pratique, vrai naturel de l’homme complet qui revient par l’art à une spontanéité meilleure, si imparfaite, et si précaire qu’elle reste.

— Avec le Jansénisme et la thèse selon laquelle l’homme, si congénitalement fait qu’il soit pour Dieu, ne peut cependant rien, absolument rien de lui-même pour le salut, Pascal a horreur de toute entreprise humaine sur l’inviolabilité divine, horreur d’une religion naturelle qui se complairait en elle-même, horreur de l’idole des savants et des philosophes qui croient, par leurs idées, capter le secret et la puissance de « l’Être en soi et qui reste inaccessiblement en soi ». Mais, tandis que le Jansénisme voit en cette inaccessibilité une suite de la chute, une marque de la colère divine, Pascal y mêle, y ajoute, y substitue un autre sentiment, religieux par excellence, celui de l’infinie distance qui, indépendamment même de toute déchéance, laisse Dieu hors des prises normales de quelque créature que ce soit, celui par conséquent du libre amour qui seul peut combler les abîmes, mais qui ne serait plus la bonté et la vérité s’il les supprimait. Pascal ne laisse Dieu, plus haut, c’est-à-dire où Il est, que pour nous faire monter plus haut, parce qu’enfin si le Verbe est descendu jusqu’à nous ce n’est pas pour [154] rester en bas et nous avec Lui, c’est pour nous élever en Lui dans le sein du Père et le vol de l’Esprit. Au lieu de dire que la grâce fait tout en ses élus sans eux et pour ainsi dire contre eux, enfants de colère, Pascal implique de plus en plus que la grâce fait tout, avec eux qui l’accueillent et pour eux, fils de miséricorde et d’amour. Sans doute, il importe absolument au sens religieux de maintenir que l’homme ne peut constituer et se procurer par sa propre industrie ce qui pourtant est « le tout de l’homme ». Mais cette passivité foncière à l’égard de l’ordre surnaturel n’est absolument pas l’inertie d’une matière ni l’indétermination d’une puissance obédientielle et nue, ni l’entraînement d’une force impersonnelle qui serait subie comme une attraction physique. Spontanément Pascal restitue à cette thèse classique de la passivité son sens légitime et technique : une puissance qui, sans doute, n’entre en action que grâce à une stimulation, mais qui agit vraiment, qui répond à un appel par un mouvement intérieur, qui reçoit, mais pour pouvoir donner et pour fournir du sien. Ne nous laissons pas tromper par la résonnance parfois janséniste des formules où Pascal exprime les vues les plus anti-jansénistes qui soient. S’il s’acharne contre les spéculations des sages selon le monde, contre les conclusions soi-disant pleines, pour nous faire avouer le vide, en pareil sujet, de tout ce qui ne serait qu’humain, toutefois ce vide, dans la mesure même où l’on en acquiert le sentiment, n’est pas une absence, un néant ; il résulte d’une présence obscure, mais réelle ; il est déjà l’effet d’une grandeur, l’expression d’une infinie capacité, le besoin d’une plénitude. On ne chercherait pas si on possédait et si on croyait à tort posséder. Mais on ne chercherait pas si on n’avait pas déjà trouvé et si on n’avait pas à trouver davantage.

— Avec Port-Royal et la thèse selon laquelle la nature, avant la chute, était surnaturalisée et reste, après la chute, dénaturée à fond, Pascal consonne d’abord, en paraissant exagérer sans mesure l’immanence et comme l’incorporation à l’homme de « l’Unique Salutaire » devenu « l’exclusif nécessaire », jusqu’à l’obsession ; il outre le rôle du péché d’origine [7], ses effets sur le bloc compact de [155] l’humanité, la possibilité de le constater et d’y voir la seule clef de l’énigme. Mais que de correctifs, et quel changement final d’horizon ! De théories, nées de théories, il revient toujours aux faits, justiciables des faits ; il se défie de toute solution, sans nuance, sans « contrariété », sans « milieu ». Ce qui l’émeut, ce qui vit en son âme, ce n’est pas précisément cette vieille histoire qui s’est passée une fois pour toutes, à l’aube lointaine et mystérieuse de l’humanité, et dont le Jansénisme a fait un principe dominant d’explication spéculative en le proposant à une foi nue et froide ; non, ce qui le touche, ce qui est sa pensée de derrière la tête, c’est le drame perpétuel qui, se renouvelant en chaque homme, est en lui-même, est lui-même. Universelle présence en chaque point, en chaque âme, d’une Bonté singulière : c’est à cet ordre qu’il faut être élevé pour entrevoir, dans la simplicité d’une contemplation infinie, les dessous du jeu divin. Cette charité, ce n’est pas une notion de l’entendement, quelque chose de général et d’impersonnel dont on discourt en un système théologique, un pur symbole revêtant d’images émouvantes et diversifiables le fond commun des aspirations humaines : rien de plus odieux à Pascal que cette prétendue largeur, hauteur, profondeur. Ce qu’il aime (et les vrais habiles se rencontrent avec les simples dans l’ordre de la charité) c’est le cœur-à-cœur de l’amour le plus concret, le plus intime, le plus personnel. « J’ai versé telle goutte de sang pour toi ! » Amour précis, mais également immense ; car ce sang a été versé tout entier pour chacun. Et chacun doit, même dans le seul à seul de l’union, réverbérer tous les foyers divins. C’est donc bien, au fond de son âme, et du fond de son âme, que Pascal entend la question et donne la réponse sans lesquelles il n’y a pas de véritable vie religieuse : « M’aimes-tu ? » Et ainsi, c’est dans l’âme même qu’avec Saint Augustin il trouve plus que l’homme : il trouve le Dieu vivant et caché.

— Avec Port-Royal et la thèse selon laquelle le principe et les moyens du salut sont absolument hors de nos prises, Pascal paraît profondément consonner, tant il insiste sur la nécessité d’une grâce [156] toute gratuite et pour ainsi dire toute extrinsèque. Oui, mais comprenons en quel sens nouveau il le fait, contre le Jansénisme même, et non pas en dépit, mais en raison même du caractère d’intimité ou presque d’intrinsécité qu’il découvre dans la vie chrétienne. Si les vues que nous avons exposées plus haut permettent de donner à la belle doctrine de l’âme de l’Église, accessible à ceux mêmes qui ne peuvent connaître son corps, des développements précieux, Pascal, en son réalisme spirituel, n’insiste pas moins, et même pins énergiquement que personne, sur le caractère historique, substantiel, ontologique des conditions ou des sources mêmes de la destinée surnaturelle de l’homme. Ce n’est ni au Dieu d’Aristote, ni aux rêves de la conscience qu’il fait confiance ; c’est au Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, au Dieu qui s’est révélé, qui s’est incarné, qui s’est donné. La seule source vive est là : il n’est possible de participer à l’âme de l’Église que parce qu’il y a un Corps, parce que la grâce a coulé du Christ, parce qu’elle en coule toujours. Même quand elle parait nous atteindre par les voies anonymes de la spontanéité et de l’effort moral, elle vient non d’en bas, mais d’en haut. Et, si nous ne pouvons légitimement et impunément nous en tenir à l’étage de la nature et de la raison, ce n’est point par une nécessité inhérente à notre humanité, c’est par l’afflux intérieur et extrinsèque tout ensemble du don réellement, historiquement, gratuitement divin. Cette adhérence nous est indispensable pour atteindre notre fin, une fin à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, mais que nous pouvons manquer. De ce point de vue s’expliquent tant de textes de Pascal qui semblent d’abord incompatibles. Et combien aussi se trouve par là même renouvelée et redressée l’idée janséniste de la tradition ! Pas plus qu’il ne faut considérer la conscience comme une sorte de révélation ou de signe mystique, il ne faut voir dans la tradition une lettre mécaniquement conservée, une science intellectuellement transmise, encore moins une évolution vitale. Pascal a le sens profond de « la Suite de la Religion » ; il la voit, cette suite, non pas seulement dans le simple spectacle des événements extérieurs et des révolutions politiques qui font réussir à leur fin les desseins d’une Providence toujours paradoxale, non pas même dans une sorte d’histoire sainte et prophétique juxtaposée et insérée en une histoire profane, mais il la voit dans cette unité substantielle par le dedans, dans cette vie sacramentelle qui assimile les membres au [157] chef, dans cette Assemblée des âmes communiant à Dieu et communiant entre elles par Dieu. « Je ne me séparerai jamais ! » Il ne s’agit pas d’un dépôt à se passer de mains en mains, d’un commentaire confié aux scribes : Pascal a besoin d’une intervention précise, singulière et pour ainsi dire constamment anormale du Dieu de bonté qui manifeste ses intentions anthropomorphiques par les miracles publics ou secrets, qui déconcerte les demi-habiles et les faux sages par ses silences comme par ses manifestations, et dont les exigences amoureuses sont comprises des simples, du bon peuple, des petits, des vrais sages. Pour lui la tradition, c’est Dieu s’étant attesté et s’attestant par une Incarnation prolongée ; c’est la présence réelle de l’action divine à la fois sensible au cœur, cachée à la pure curiosité, mystérieuse et claire tout ensemble, aveuglante et illuminante.

— Avec Port-Royal et la thèse selon laquelle, au milieu du déluge de corruption, il y a une arche d’élus qui maintient, au regard même du monde et devant la justice divine, le témoignage et comme le martyre permanent de l’esprit chrétien, Pascal consonne en participant d’intention, de zèle et même d’abord de fait au petit troupeau. Mais ces fidèles ne sont pas ici ou là dans une enceinte, dans un groupe, dans une solitude. Ils composent ce mystère à la fois caché et cependant visible et patent de l’Église universelle qui porte en elle, à chaque moment de la durée et qui tend à porter en chaque point de l’espace, sa clarté décisive pour les yeux préparés à voir, pour les oreilles qui savent et veulent entendre. Les preuves ne viennent pas uniquement du passé ; dans l’état présent de l’Église, en tout point de la durée, par ce qu’elle a d’éternel, il y a, malgré ses misères et malgré ses chutes dans les choses temporelles, une démonstration permanente et adaptée à tous, une démonstration, qui peut et doit être suffisante, de sa vérité et de sa divinité. Ah ! sans doute, avec cette intransigeante impétuosité qui cherche le parfait en toutes choses, Pascal a discerné les grimaces, les hypocrisies, les domestications, les perversions qui renouvellent la passion du Christ, et menacent d’écraser sous le scandale la force des preuves : pour donner à son apologie plus d’efficacité contre les libertins, il lui eût fallu pouvoir ôter du visage de l’Église les souillures qui à tant de regards la rendent méconnaissable : d’où son long et passionné combat contre les abus (et il y aurait ici un départ à faire entre ce que lui inspire un Gallicanisme, très distinct du Jansénisme, comme [158] aussi un sens conservateur, très hostile à l’absolutisme naissant et à des conceptions politiques, morales et religieuses qui choquaient les mœurs traditionnelles de son milieu social autant que les exigences de sa piété). Mais il n’est pas de ceux qui ne sont que du parti des mécontents et qui protestent en perpétuels « appelants ». S’il est sans merci pour ces ambitieux et ces voluptueux, pour ces « infâmes » qui abusent de la foi, qui pervertissent la piété afin de se pousser dans le monde ; s’il frémit d’une indignation prophétique en prévoyant le règne, déjà commencé, toujours commencé, des sycophantes et des pharisiens, des roués et des tartufes, il n’est pas moins clairvoyant et implacable, en face des « partisans » bornés, des « scribes » et des disputeurs, des rêveurs égarés dans leur optimisme illuminé qui n’est que nuées. Contre ceux qui se contenteraient d’un Christianisme raisonnable et mondain dans les limites de la conscience morale et de l’honnêteté banale, comme contre ceux qui voudraient imposer aux simples les rigueurs de la discipline chrétienne afin de se réserver les profits de l’ordre catholique et de la domination charnelle sans en accepter pour eux-mêmes la vérité et les exigences, il demeure plus douloureusement indigné qu’aucun Janséniste. Et plus ego, peut-il dire, sed aliter et melius ! Car son impitoyable réalisme l’amène à réintégrer dans sa conception de l’ordre jusqu’aux puissances décevantes et perverses elles-mêmes, la grimace, les faux-semblants, les prestiges de la grandeur des forts et le faste même, si peu évangélique qu’il soit, des autorités spirituelles. Il y a, dit-il, « un bel ordre fondé sur la concupiscence même ». Mais cela, qui est si peu janséniste, il le dit et il le fait non en esprit de découragement, de mépris, de dépit ou d’abdication : c’est dans son humanité même et sa piété accrue, dans son humilité et sa charité, plus compréhensive et plus sereine, qu’il trouve l’inspiration de subir la cruelle mortification du monde ; il sait qu’en ce monde il faut accepter d’être « soumis à la vanité », sans cesser pour cela de lutter contre elle ; ne point attendre le triomphe terrestre d’une parousie ; se réformer soi-même avant de songer à réformer les autres ; ne se retrouver qu’en Jésus humble, silencieux, couronné d’épines, et agoniser avec lui jusqu’à la fin des temps.

D’où son attitude finale qui est si parfaitement différente de celle de ses anciens amis et surtout de celle des générations suivantes de Jansénistes : chez eux et chez lui, le principe secret des [159] pensées, des actes, des sentiments est tout autre. Lui qui était « comme toujours en colère », il entre dans une douceur, une paix, une docilité d’enfant : autant que la maladie le permet, il recueille ses pensées pour l’apologie qu’il prépare, afin d’introduire les libertins, pour lesquels il prie à genoux avec amour, dans l’ordre de la charité ; il a repris ses travaux mathématiques, comme il arrive aux mystiques parvenus aux plus hauts sommets de l’union divine, là où l’entier détachement rattache très purement à tout ; il multiplie les témoignages de sa tendresse pour les membres souffrants du Christ ; il secourt une pauvresse, qui était une protégée des Jésuites ; il accueille chez lui, pour qu’il reçoive les mêmes soins que lui, un mendiant malade... Mais nous n’avons pas ici à suivre le détail des faits où pourrait apparaître la marque de sa libération profonde. Sans doute il serait instructif de confirmer par l’histoire de sa vie, de sa mort l’analyse des idées et la critique des doctrines [8] ; mais c’est cet examen interne des tendances et de l’esprit même de Pascal qui importe surtout et qui seul peut éclairer à fond le débat, permettre d’expliquer les attitudes extérieures, justifier une conclusion aussi tranchée que celle à laquelle nous sommes amenés : Janséniste, Pascal l’a été plus qu’aucun autre, si l’on tient compte des raisons morales et des prétextes historiques du Jansénisme ; nul n’a plus senti le tragique du drame chrétien, les dangers de l’adultération morale et religieuse. Mais anti-Janséniste, Pascal l’a été à l’extrême, si l’on considère le fond secret de la doctrine, les méthodes de pensée, de style même, les dispositions et les orientations ultimes de l’âme. Dès lors le problème, naguère discuté, d’une rétractation finale perd l’importance et même la signification qu’il semblait naturel d’y attacher. Pascal n’avait pas à opérer in extremis un brusque retournement, à contresigner un désaveu ; il n’avait qu’à attester ce qui était la vérité profonde, durable, non seulement acquise progressivement, mais, à vrai dire, première et permanente : sous les formules accidentelles et occasionnelles, imitées ou fausses même parfois dont il s’était servi (et ce qu’il avait peut-être à regretter des Provinciales relevait d’une confession [160] de fautes morales, mais non d’un désaveu, d’erreurs systématiques), avait constamment circulé non seulement une vie de foi soumise, mais de plus en plus une philosophie religieuse, une doctrine personnelle dont toutes les inspirations et aspirations sont anti-jansénistes, au maximum :

Et plus on les explicite techniquement, en philosophe ou en théologien, ces tendances expresses, plus elles apparaissent telles. Si l’on doit détacher Pascal de son entourage, de son mobilier ou de son orchestration jansénistes, ce n’est pas seulement parce qu’il a écrit : « Je n’ai d’attache sur la terre qu’à la seule Église catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape, son souverain chef... » (ceci exprime son intention, sa volonté élicite, mais sur laquelle il pourrait se faire quelque illusion, et qui traduirait peut-être une contention plutôt qu’une spontanéité, libere, sed non libenter) : c’est parce qu’il s’agit de sa pensée intrinsèque et constitutionnelle, du fond même de ses tendances ; et c’est parce que ce dégagement du Jansénisme, en le rendant à lui-même et à la vérité même, permet enfin d’apercevoir à nu la signification authentique et la valeur inépuisée de son œuvre. On nous pardonnera donc ce qu’il y a eu de laborieux dans cette confrontation, trop sommaire encore et qu’il faudrait pousser beaucoup plus loin, du dynamisme de la dogmatique janséniste et, de la méthodologie, de l’épistémologie, de l’apologétique Pascaliennes.

Nous devons conclure que, très ordinairement, on a exagéré ou même dénaturé le Jansénisme de Pascal. Son Jansénisme est superficiel, emprunté, occasionnel, équivoque ; il y a été entraîné par les circonstances de ses premières conversions, par l’aspect moral de la doctrine, par le caractère dramatique et logique des conceptions religieuses qui lui étaient apparues à Rouen ou à Port-Royal, par un attachement de cœur à des hommes dignes de sa reconnaissance de néophyte, par son admiration pour leurs austères vertus, leur courage dans la lutte contre le relâchement et la politique, Leurs épreuves. Son anti-jansénisme, inconscient d’abord et longtemps, est profond, personnel : plus que ses maîtres et ses amis, ou pour ainsi dire contre eux à son insu, il a — le sens des réalités concrètes et psychologiques, non le génie de l’abstraction et la superstition de l’idéologie ; — le sens de l’Augustinisme vivant (fecisti nos ad te, Domine) et de « l’âme naturellement chrétienne », [161] non le goût de l’érudition et des controverses d’école ; — le sens des conditions essentielles et intrinsèques de la destinée divine de l’homme, non l’idée d’une sujétion aveugle et d’une abdication devant le décret obscur d’un Dieu sans entrailles (on sait assez combien « la dévotion au Sacré Cœur » est restée odieuse aux Jansénistes) ; — le sens de la tradition vivante conçue comme une condition et comme une expression de la vie intérieure des âmes, non la défiance instinctive de la donnée sociale et de l’autorité, la passion inavouée de l’individualisme, corrélative et symétriquement inverse d’une conception excessive et trop purement théorique de la solidarité et de la tradition ; — le sens et l’estime des données historiques et de la continuité intime des faits religieux considérées à la double lumière de leur développement dans le temps et de leur totale simultanéité dans l’éternelle cohésion du dessein divin, mais non l’idée d’une série d’accidents qui, comme la Chute, ou l’Incarnation, ou la Grâce, seraient plaqués pour ainsi dire après coup, sans entrer dans un plan supérieur où les interventions de la liberté même rebelle rencontrent une plasticité et une miséricorde inépuisables. Par ses principes et ses présupposés, le Jansénisme tend à une idéologie oscillant d’un surnaturalisme exclusif et extrinséciste à un intrinsécisme naturiste et individualiste. Pascal est exactement le contraire d’un idéologue, d’un historiciste, d’un extrinséciste, d’un intrinséciste : observateur des réalités, des faits, des âmes, il allie (non pas comme choses compensatrices, mais comme vérités inséparablement unes) les exigences intimes et les données historiques : ce qu’il y a de plus spirituel et de plus profond en lui rejoint naturellement ce qu’il y a de plus social, de plus visible, de plus littéral, de plus corporel dans l’Église, de plus caché et de plus haut dans l’essentielle cohérence du gouvernement divin : il représente le maximum d’extension et d’intensité de la conscience chrétienne ; il représente la vie intérieure en tant qu’elle est universellement liée par la loi de la charité dans l’organisme catholique, selon le sens étymologiquement précis et théologiquement défini du mot « catholique ».

Écarter les voiles, les formules jansénistes qui ont masqué et étouffé si longtemps la pensée vraie de Pascal, c’est nous permettre de le comprendre ; c’est aussi expliquer et accroître sa fécondité. Usons même d’une image plus forte et plus juste que celle d’un vêtement garrottant et déformant sa croissance : le Jansénisme [162] a été, à beaucoup d’égards, pour le développement de son être et de son action spirituelle, comme un fibrome adhérent : puisse-t-on réussir à l’opérer ! Soulagé de ce poids meurtrier, il doit nous apparaître infiniment plus vivant encore et plus émouvant, émouvant par sa souffrance qui a été même pour lui si indéfinissable à tant d’égards, émouvant pour nous-mêmes qui reconnaîtrons plus librement en lui, une fois écartées les archaïques formes d’un théologisme mort, les vérités, les préoccupations les plus actuelles. Ce fardeau du lourd et opaque Jansénisme dont il faut le décharger, c’est ce qui empêche encore trop de nos contemporains de goûter la « modernité » de Pascal. Mais, pour peu qu’on y réfléchisse d’un esprit non prévenu, l’on verra qu’il nous offre en lingot tout ce qui a été monnayé depuis lui, et mieux encore, puisqu’il unit dans une vue simple, puisqu’il intègre en un organisme équilibré toutes les découvertes et les initiatives de l’épistémologie critique, de la psychologie religieuse, de la philosophie nouvelle, de l’exégèse et de l’apologétique, les études les plus récentes sur la tradition, sur la vie ascétique et mystique, chacune en sa place, en son rang, en son ordre, pour former, sans apparence technique, un ensemble d’une pondération et d’une précision techniques. Pour pouvoir ici marquer l’opulence de cette ample pensée, il est bon d’énumérer, en évoquant d’autres noms et d’autres doctrines, les ingrédients de l’ample synthèse où il retrouverait partout son bien. Elle est sienne, en son vrai sens, la doctrine Augustinienne de l’illumination intérieure et de la divine vie de l’esprit ; elle est sienne, la méthode de Saint Ignace qui plie la machine et, par le dynamisme de l’action, va du dehors au dedans ; elle est sienne, la méthode de Saint François de Sales qui, trouvant et mettant toujours davantage Dieu au cœur, va du dedans au dehors ; elle est sienne, cette philosophie foncièrement « raisonnable » de Saint Jean de la Croix qui conduit l’âme, par le détachement et la nudité jusqu’à la paisible aisance et lumière d’une vie nouvelle de charité ; plus que Bossuet, et en un sens plus intérieur que lui, il embrasse « la suite de la Religion » ; plus que Newman, il a le sens des mouvantes réalités de l’histoire, le sens des inférences, le sens des certitudes réelles qui ne résultent pas d’une somme de données notionnelles ; comme nos modernes savants et nos critiques, il sait la beauté, le rôle, les limites, la relativité des sciences métaphysiques, mathématiques, physiques, psychologiques, politiques, sociales ; autrement [163] et mieux que les traditionnalistes, il a le sens des contingences et des fixités salutaires ; avec Dechamps, et en accord d’avance avec le concile du Vatican, il voit que le fait chrétien est moins un fait comme un autre qu’un acte perpétué qui contient sa vérité et sa preuve, par la rencontre de la donnée intérieure et de la donnée extérieure prêtes à se reconnaître et à s’embrasser dans la conscience religieuse ; autrement, et mieux que nos pragmatistes et nos intuitionnistes, il critique la connaissance qui ne se tourne pas à agir, celle qui n’est qu’un moyen, mais qui risque de devenir un obstacle, une tyrannie, une idole sur le chemin de la vérité et de la charité quand elle s’estime suffisante ; par une singulière rencontre avec la sociologie positiviste, il a compris la genèse des contraintes et la raison des routines politiques ou sociales ; avec les pionniers de la métaphysique et de l’apologétique récente, il a vu « l’intenable intime » que l’homme porte en soi, les problèmes nés de l’hétérogénéité essentielle et de la continuité réelle qu’il y a entre la vie de l’esprit et les requêtes chrétiennes, le genre de certitude et d’exigences de cet « ordre » auquel, selon lui, comme selon eux, nous ne saurions accéder de nous-mêmes, mais dont, cependant, nous ne pouvons nous évader et nous exclure : par ses méthodes il procure le moyen de préciser l’énoncé légitime et les conditions nécessaires du problème spécifiquement religieux, d’approfondir les données psychologiques d’une enquête, de fournir ainsi les éléments humains qu’implique la solution des plus hautes difficultés de la vie spirituelle.

Par l’ampleur de ces initiatives intellectuelles que leur caractère ébauché, diversifié, fragmentaire, n’empêche pas d’être coordonnées et hiérarchisées en dehors de tout Jansénisme, Pascal est admirable au delà même de la gloire dont il rayonne déjà. Mais ce n’est pas de cette grandeur de l’esprit qu’il se fût soucié ; il n’y aurait, d’ailleurs, pas atteint si, au lieu de se borner à dire que « tout ce qui ne va pas à la charité est figure », il n’avait, par sa souffrance, par sa douceur, par sa docilité d’enfant, et jusque par la victoire remportée sur l’âpreté de son zèle, sur son impatience du mal, sur son impétuosité pour le bien, réalisé en sa personne les états mêmes de Jésus et le mystère de la charité catholique.

Maurice Blondel.


[1] La nécessité d’être bref et clair me force à supprimer les citations, références et analyses détaillées : j’espère cependant ainsi mettre d’autant mieux en une lumière d’ensemble les articulations et connexions organiques d’une histoire très complexe et d’une logique qui, pour être souple et multiforme, n’en est pas moins très rigoureuse.

[2] Si cette étude rapide et schématique avait pu entrer dans l’analyse critique des faits, on aurait vu, par exemple, comment les cinq propositions célèbres sont et ne sont pas dans l’Augustinus. Ce ne sont pas les propositions qui ont déterminé le Jansénisme ; c’est l’état d’esprit, c’est la méthode des Jansénistes qui leur a fait tenir les propositions litigieuses. Et la vraie bataille s’est engagée beaucoup moins sur des textes que sur des dispositions d’âme, sur des habitudes intellectuelles, sur une conception de la vie spirituelle. Car, enfin, on a sauvé, chez Saint Paul, chez Saint Augustin, chez mille autres, maintes formules trop abruptes pour n’avoir pas besoin d’être interprétées, compensées, complétées ; mais c’est qu’aussi leur façon de penser et de parler s’y prêtait ; pour eux le discours, le texte n’était qu’une traduction de l’âme, non l’original même et la réalité véritable à sauvegarder. C’est pour cela aussi que, chez Pascal, nous devrons employer, non la critique textuelle et littérale, mais l’art de concilier les contraires : « contradiction est mauvaise marque de vérité », non pas en ce sens que se contredire témoigne qu’on se trompe, mais en ce sens qu’on ne peut tirer prétexte des contrariétés, pour exclure ce qui est finalement composable en des plans distincts. Naguère encore l’auteur même de « l’Histoire littéraire du Sentiment religieux » a paru parfois injuste pour Pascal en épluchant, en opposant ses formules, comme s’il s’agissait de celles d’un Arnauld ou d’un Nicole.

[3] Qu’on ne s’y méprenne pas : nous ne jugeons pas ici les « gens de bien », les « amis de la vérité », les grands solitaires de Port-Royal. Leur dévouement à la conscience, leur constance dans les épreuves, l’indigence spirituelle de beaucoup de leurs adversaires les a rendus chers et sacrés à tant de nobles esprits qu’on ne peut s’empêcher d’être touché de cette douloureuse et haute histoire. Mais qu’on veuille bien réfléchir à ces deux points : 1° La plupart de ceux qui, du dehors, ont glorifié Port-Royal n’ont pas considéré en elles-mêmes les doctrines sur lesquelles ils se disaient eux-mêmes indifférents et incompétents. Le dessein de la présente étude est de maintenir qu’il y a un problème dogmatique et une méthode de pensée en jeu dans ces querelles où les aspects superficiels ont masqué la question de fond qui a plus qu’on ne le croit d’ordinaire réagi sur les caractères. 2° Si, malgré des doctrines qu’on connaît mal, mais que d’ordinaire on a trouvées « sombres, désolantes, inhumaines », l’on a exalté l’austère grandeur des Jansénistes, ce n’est peut-être pas uniquement en raison de l’intransigeance religieuse qu’on croit voir en eux, c’est sans doute davantage parce que, dans leurs vertus mêmes, il y a certains éléments plus humains que divins, en corrélation profonde avec l’altération foncière des sens religieux telle que je l’exposerai tout à l’heure. Chez les adversaires des Jansénistes, le monde a trop souvent aimé à retrouver son esprit de mondanité. Mais, inversement, le monde (qui est double ou multiple) a goûté à Port-Royal des saints selon le monde, des saints au gré des hommes de science, de talent, de caractère, d’après un idéal d’austérité et de ténacité qu’admirent les esprits raisonneurs et les âmes hautaines. Pascal n’eût pas voulu de ce genre d’admiration, et il n’en a pas besoin.

[4] Si c’en était le lieu, on aurait à montrer que, dans l’état concret de l’homme actuel, ce problème chrétien est, de fait, lié au problème religieux, au problème de la destinée ; d’où l’importance extrême qu’il y a à ne pas trop confondre et à ne pas trop séparer ce qui, restant essentiellement distinct, doit cependant aboutir finalement à une union, non de nature, mais de vie et de charité.

[5] Singuliers chocs en retour d’une logique paradoxale, mais parfaitement cohérente ! Dans la doctrine catholique la grâce, en tant que telle, échappe à la conscience, à la sensibilité. Et les maîtres de la vie spirituelle recommandent la défiance complète envers tout ce qui est « sensible » ou « senti » ; mais en même temps la grâce, en raison de sa distinction d’avec la nature, s’y mêle impunément au point que c’est en agissant humainement, raisonnablement, moralement que s’opère en nous, par nous et par Dieu, le travail du salut. Dans la thèse janséniste, la grâce reste extrinsèque ; elle ne tombe pas dans la promiscuité d’une nature toute corrompue ; et c’est pour cela qu’il faut, pour que l’œuvre du salut s’opère, un attrait subi et senti : ce qui ouvre l’accès aux illusions et aux exaltations décevantes de la conscience individuelle.

[6] On pourrait pousser beaucoup plus à fond l’examen intrinsèque de l’étrange logique qui à la fois lie et oppose les cinq propositions célèbres, condamnées le 31 mai 1653 par Innocent X, et il y aurait profit à les confronter avec l’ouvrage, qui ne les contient pas ; mais dont elles matérialisent l’armature invisible. Des présupposés tacites qui commandent la suite paradoxale des thèses litigieuses que dire en bref, sinon qu’ils consistent en un couplé de deux exagérations de sens contraire (dont Pascal est tout à fait indemne) et qu’on pourrait, pour les spécialistes de ces problèmes, résumer ainsi : le Jansénisme suppose que chez l’homme, soit avant, soit après la chute, il y a juxtaposition et substitution alternative d’un pur extrinsécisme et d’un pur intrinsécisme. Je m’explique en peu de mots. Dans l’état originel, le don surnaturel n’a aucune attache dans ce qui est nature, raison, personnalité chez l’homme ; cette grâce du Créateur n’implique pas une Incarnation divine, une coopération humaine : elle est extrinsèque, et prend tellement la place de la nature pure qu’elle apparaît comme une spontanéité intrinsèque à laquelle suffit la concupiscence sainte. La chute intervertit les termes de ce dynamisme : l’état nouveau, natura lapsa, reste, en face de la surnature perdue qui constitue cependant toujours la fin obligatoire de l’homme, une pure impuissance. Si Dieu décide de sauver quelques hommes, c’est en rétablissant spécialement pour ces élus de son bon plaisir les attraits vainqueurs de la surnature, par la grâce efficace et déterminante : interiori gratiae in statu naturae lapsae nunquam resistitur. Paraître supposer que tous sont appelés, que les uns peuvent résister et les autres obéir, que l’œuvre du Christ a un point d’appui dans l’attitude libre de la volonté personnelle, que l’élévation surnaturelle est en prolongement des aspirations profondes de l’esprit, que le Dieu à atteindre est à la fois en nous et hors de nous, que la grâce ne supprime pas la nature et qu’une coopération de l’action divine et de l’action humaine est normale, cela, pour les Jansénistes, est de semi-pélagianisme, alors que c’est le pur catholicisme. (Semipelagianum est dicere Christum pro omnibus omnino hominibus mortuum esse aut sanguinem fudisse.)

[7] S’il subsiste, en effet, chez Pascal une tare qui est comme le stigmate de sa formation janséniste, c’est l’exagération du sens qu’il convient de donner au péché originel, et du rôle qu’il convient d’attribuer à cette déchéance dans la science de l’homme et dans l’apologie de la foi. — De plus en plus prévaut l’interprétation clémente d’un dogme naturellement inaccessible à la connaissance expérimentale et dont les suites n’ont point le caractère inhumain dont trop souvent on l’a chargé, sans qu’il faille pour cela s’en tenir, comme l’auteur du plus récent ouvrage sur ce sujet, à la thèse d’une pure absence, ne laissant aucun dénivellement dans l’être privé de l’état surnaturel. Peut-être, au lieu d’un retour à un état de nature pure, faut-il parler d’un état qui est plus et moins que cela, un « état transnaturel ». (Cf. J.-B. Kors, O.P., La justice primitive et le péché originel, d’après S. Thomas, dans la Bibliothèque Thomiste, Kain, Belgique, in-8°, XII-176 p., 1922.)

[8] Il resterait peut-être aussi, non seulement à retrouver dans les faits la traduction et l’illustration des idées, mais aussi à récrire cet article uniquement avec des formules et des citations de Pascal. Pourtant il se peut que l’indigence d’une forme plate et moderne laisse mieux apercevoir le sens de la thèse soutenue, le caractère plus technique des conclusions, la place de la pensée pascalienne dans l’histoire générale des idées et dans les controverses actuelles de la philosophie religieuse.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 janvier 2010 12:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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