RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice Blondel, “L'illusion idéaliste”. Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale, Tome VI, no 6, 1898, pp. 726-745. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Maurice Blondel

L’ILLUSION IDÉALISTE.”

In Revue de Métaphysique et de Morale
– Tome VI (n° 6, 1898), pp. 726-745.

[726] S’il y a une illusion métaphysique dont la pensée spontanée semble être la victime naturelle, il s’y mêle, au principe de toute réflexion, une illusion contraire qui ne paraît pas s’imposer avec moins de force et de nécessité à tout esprit se cherchant et cherchant l’être dans la vérité d’une connaissance certaine. Car, au moment où l’on attribue expressément au donné une valeur réelle en affirmant ce qui est dans ce qui apparaît, déjà par cet acte même on pose devant la pensée la dualité du réel et du connu, d’où la coïncidence ou l’inégalité concevables, d’où encore l’affirmation ou la négation d’une adéquation possible de l’un avec l’autre. Autant donc, par un premier mouvement, nous sommes portés à prendre nos représentations immédiates pour la vérité vraie, autant, par une seconde démarche inséparable de la première, nous sommes forcés de chercher toujours, au delà de ce qui semble directement présenté à la conscience, et dessous, derrière ou dans le réel, un réel plus réel encore. Si l’appétit réaliste, pour ne point manquer d’aliment, redoute de prendre de l’être pour du phénomène, le besoin idéaliste, pour ne point se repaître grossièrement, redoute de prendre du phénomène pour de l’être.

Rien, dirait-on au premier abord, de plus aisé que de définir l’une ou l’autre de ces tendances ; rien aussi de plus naturel que de s’essayer à justifier l’une, pour démêler en l’autre ce qu’elle a, ce semble, d’illusoire, — de nécessairement illusoire, — puisque si l’une quelconque des deux est absolument fondée, l’autre, à ce qu’il paraît, doit finalement être décevante : il ne semble pas admissible en effet que l’une ou l’autre n’ait pas le dernier mot. Et pourtant on va précisément montrer qu’il est impossible aussi bien de définir que de choisir effectivement l’une quelconque de ces deux attitudes à l’exclusion de l’autre ; on va constater qu’elles sont solidaires, toutes [727] deux également fondées et également décevantes, — décevantes dans la mesure où la réflexion réduit artificiellement, sans les restreindre à ses formules, les démarches de la dialectique en acte, — fondées, en ce sens qu’elles s’imposent à la conscience, qu’elles constituent un moment du déterminisme interne et un ressort du dynamisme de la vie spirituelle. Prétendre traiter soit le réalisme, soit l’idéalisme comme une illusion qu’il faille guérir en cherchant le secret de la cure soit dans l’idéalisme, soit dans le réalisme, c’est là l’illusion même : le seul moyen d’y remédier, ce sera de réintégrer, dans la pensée abstraite, ces deux termes avec le caractère de spontanéité, de nécessité et de solidarité qu’ils ont dans la pensée vécue ; ce sera de les subordonner systématiquement ensemble à une doctrine hétérogène à l’un et à l’autre, à une doctrine qui les empêchera d’apparaître incompatibles, à une doctrine qui les montrera intelligiblement et nécessairement liés en droit comme ils le sont en fait.

Il ne s’agit donc pas ici d’édifier à plaisir un palais d’idées : il s’agit de décrire sub specie necessitatis une connexion réelle d’états. Tout l’effort de cette analyse doit tendre à présenter ; sous une forme apodictique, cette liaison de thèses en apparence contradictoires, en réalité complémentaires. Sans doute, pour songer à éprouver la solidité ou même pour concevoir la possibilité d’un tel enchaînement, une simple initiative logique ne suffit pas : quelle que soit la voie par laquelle on parvient à discerner le fort et le faible de l’attitude réaliste et de l’attitude idéaliste, il faut d’abord avoir pris nettement conscience d’une attitude autre et plus complexe, afin de reconnaître le sens authentique, le rôle inévitable et le caractère provisoire de cette double et une illusion normale. Mais, une fois ce prestige dévoilé par une dialectique implicite, ce qui reste à faire c’est à ériger cette vue des faits en vérités systématiquement ordonnées, et à insérer, dans la trame qui seule compose la science par la nécessité même des rapports qu’elle définit, la suite intégrée de ces vérités. Vérifier ainsi, pour soi-même, le point d’où l’on est parti, en faisant de ce point de départ un point d’arrivée, c’est aussi le seul moyen d’y amener d’autres esprits, en se plaçant d’abord où ils pensent, pour les entraîner, avec la chaîne du déterminisme intellectuel, où ils sont.

Donc manifester l’impossibilité de « penser » isolément et absolument l’idéalisme ou toute doctrine qui pose le même problème au même point de vue ; déterminer les conditions auxquelles est assujetti, les conséquences qu’implique le discernement d’une telle [728] impuissance ; provoquer par suite comme un nouvel équilibre de pensées, voilà l’objet de cette étude. Le but qu’on s’y propose, c’est de montrer, par l’exemple d’une filière particulière d’idées entre une infinité d’autres avenues qui conduiraient aux mêmes conclusions, que si, du point de vue de l’action, tous les problèmes traditionnels semblent transposés, ce changement n’est ni arbitraire, ni facultatif, ni détaché de l’évolution historique de la pensée humaine ; qu’il n’y a pas ici une doctrine simplement juxtaposée ou substituée à d’autres, mais une extension et un emploi de la tradition philosophique ; que de ce point de vue, les oppositions de la plupart des systèmes antérieurs se fondent dans une note commune « d’intellectualisme ». Et comme, dans la succession des espèces chimiques ou animales, tout équilibre, fût-il provisoire, est défini à la fois par la série antécédente des conditions qui l’ont rendu possible ou même nécessaire, et par la finalité interne qui en fait un système spécifiquement distinct, on peut espérer que l’évolution des idées sous une pensée directrice aboutira à une « espèce philosophique » stable et viable, dont on souhaiterait d’indiquer ici quelques-uns des ascendants et quelques-uns des caractères dominateurs.

I

Quand on signale un rapport de solidarité entre l’idéalisme et son contraire, on risque d’abord de voir cette affirmation prise à rebours ; il importe donc de prévenir cette confusion qui gâterait tout. En parlant ainsi, on ne veut point en effet dire que la notion de l’idéalisme suppose celle du réalisme, selon cette loi que toute conception distincte implique une discrimination psychologique ou une opposition logique, comme par exemple l’on ne peut penser à la nuit sans l’accompagnement en sourdine d’une image du jour, ou comme l’on ne peut explicitement affirmer une proposition sans exclure implicitement la contradictoire. Rien, ici, d’une telle antithèse verbale ou idéale ; car, loin de prétendre que, en droit, si l’on pense l’un des termes c’est à la condition d’y sous-entendre l’autre pour former avec les deux ensemble un tout suffisant et un système logique clos, ou loin d’admettre que, si l’on affirme la vérité de l’une des thèses, on exclut par là même l’autre, il s’agit, très différemment, de constater qu’en fait on ne peut affirmer l’une sans y inclure aussi l’autre ; que dès lors on ne peut les réaliser mentalement ni [729] l’une à part ni toutes deux ensemble comme des conceptions indépendantes, fixes et se suffisant à elles-mêmes ; qu’en un mot elles ont une vérité simultanée et subalterne, et qu’elles requièrent une doctrine ultérieure au point où elles semblent s’éliminer mutuellement.

Sans doute ces assertions doivent paraître obscures, paradoxales, gratuites. Eh bien, qu’on essaie de s’y soustraire, et de définir l’attitude idéaliste et l’attitude réaliste en face l’une de l’autre, comme s’il s’agissait d’une vérité en face d’une erreur : l’on verra, peut-être avec surprise, qu’on n’y réussira d’aucune façon possible, qu’on ne parviendra à les concevoir ni comme vérité ni comme illusion, et qu’on ne pourra en fournir ni une définition réelle ni même une définition nominale.

Pas de définition nominale. — Du moment où l’on prétend connaître et affirmer l’existence de l’être, et répondre à la question « qu’est-ce qui est ? » on ne peut manquer de scruter la nature de ce réel et de répondre à la question : « Qu’est-ce que l’être ? » Or, si ces deux questions inévitables sont indissolubles, les réponses sont invinciblement divergentes : l’essence et l’existence semblent incurablement hétérogènes et irréductibles. « Cela est », affirme-t-on ; oui, mais que signifie « être » ? et, pour peu qu’au lieu de viser à l’existence nue on regarde à la nature intrinsèque de cette réalité, tout fuit entre les doigts à mesure qu’on les serre. Il semble que ce soit tout un de déterminer « ce que c’est qu’être pour ce qui est » ; et voilà que, selon celui de ces termes dont on fait le centre de sa préoccupation, les mots eux-mêmes changent de signification ; et l’être, pour l’un, est tout juste ce qui, pour l’autre, n’est pas : en sorte que chacun reproche à son adversaire de ruiner ce qu’il a la prétention de sauver. Pour, le philosophe qui cherche avant tout le sens d’exister, toute pensée qui accepte, sous la contrainte des sens ou de l’entendement, une existence brute, compromet l’être et sa pure vérité ; et c’est ainsi qu’à ses yeux sont idéalistes, c’est-à-dire dupes de leurs perceptions et de leurs idées, ces réalistes qui croient à la réalité objective et au contenu matériel de leur connaissance. Et pour le philosophe qui s’élance dans l’océan de l’être avec la persuasion d’y puiser à pleine pensée, sont idéalistes, c’est-à-dire dupes de leur scepticisme critique et de leur subjectivisme incurable, ces réalistes qui prétendent épurer et sublimer l’idée de l’être en cherchant dans l’intimité de la vie spirituelle d’un sujet le type de toute véritable existence. L’impossibilité [730] d’obtenir un accord de fait dans l’usage de ces termes essentiels[1] et d’en achever la définition verbale prouve déjà que la science philosophique n’est pas faite sur ce point, et que si le problème est insoluble, c’est que l’énoncé en est imparfait. Et nulle définition réelle non plus.

D’une part le plus épais réalisme n’échappe pas à la nécessité d’insinuer en toutes ses affirmations un sens idéaliste. Vainement on substantifie, sans trop savoir parfois et même sans chercher ce que c’est, la matière, les corps et leurs qualités, l’espace, les notions de l’entendement, les principes de la raison, tout ce qu’on peut de plus palpable et de plus épuré, de plus concret et de plus abstrait ; vainement même, afin d’éviter plus complètement le danger de sonder la nature de l’être, on le place agnostiquement, cet être, dans l’ombre sacrée où il est interdit de pénétrer ; peine perdue, la lueur de l’idéalisme glisse son rayon partout. Dès lors en effet qu’on fait un triage entre les représentations données, qu’on admet des degrés d’être, physique ou métaphysique, qu’on distingue apparence et réalité, qu’on pense et qu’on le sait, c’en est assez pour que la transformation de l’empirisme brut soit regardée comme une condition de la science du réel. Bien plus, à supposer même qu’on affirme la coextension totale et absolue du pensé en nous et du subsistant en soi, encore cette hypothèse, réfléchie et expressément formulée, implique-t-elle que la pensée est à la fois juge d’elle-même et des choses, et qu’elle pénètre où elle n’est pas, afin de poser simultanément l’unité et la dualité de ce qu’elle est et de ce qui est. En d’autres termes, on profite, comme d’une vérité qui va sans dire, de ce que « la chose » et « l’idée de la chose » ne sont pas identiques numero pour admettre que nos idées sont réelles, c’est-à-dire qu’elles sont à la fois en nous et en soi ; et on profite de ce qu’elles sont distinctes mente pour impliquer qu’il y a une réalité ultérieure à celle qui est présentement dans l’esprit. Le réalisme, qui préfère à la définition l’affirmation nue de l’être, allât-il jusqu’à sa limite qui est l’agnosticisme absolu, ne vit que d’emprunts consentis à son ennemi.

D’autre part, l’idéalisme réussira-t-il à définir ce qu’est l’être sans avoir jamais à dire ce qui est, et sans pouvoir déposer en [731] aucune des données de la conscience sa pure idée de l’existence ? Non. Vainement essaiera-t-il d’aiguiser sa critique et de refouler la crédulité ontologique, de ramener les qualités secondes aux qualités premières, « d’idéaliser » ou de « subjectiver » mouvement, espace, force, notions et catégories de l’entendement, principes et lois de la raison ; rien n’est fait. Non seulement il faut bien tôt ou tard que la pensée en défiance contre elle-même s’arrête et que, de guerre lasse, elle se donne un démenti en se suspendant à une conclusion ferme ; mais encore, du moment où dans la série du déterminisme mental l’on critique et l’on infirme l’un quelconque des termes, ce ne peut être qu’au profit d’un autre privilégié : en sorte qu’au début même de l’effort qu’on tente pour échapper au prestige ontologique, le réalisme est déjà posé qui enveloppe de son ombre toute la clarté de l’analyse intellectuelle. Il n’y a ni plus ni moins de raisons pour arrêter l’esprit critique dans ses idéalisations fuyantes et progressives que pour limiter l’esprit métaphysique dans ses réalisations immédiates et régressives. Car on peut, par des arguments analogues à ceux qu’on emploie contre l’objectivité de la couleur ou de l’espace, et aussi décisifs, ruiner la valeur de tous les autres termes de la connaissance ; et on peut, par des arguments analogues à ceux qu’on emploie pour démontrer la réalité de la matière ou de l’esprit, et aussi décisifs, établir l’objectivité des qualités sensibles qui n’imposent pas moins impérieusement à la conscience leur irréductible spécificité. Le tort commun et sans cesse renaissant de la pensée, c’est d’imaginer qu’en trouvant toujours au delà de l’atteint quelque chose de toujours nouveau à connaître, elle épuise ce qui précède et le vide de sa substance au profit de l’x qui reste. En réalité, il n’y a, dans l’unité de la conscience, qu’une chaîne de termes solidaires, dont la multiplicité liée et systématique constitue précisément l’une vérité : il est donc impossible aussi bien d’en affirmer que d’en infirmer un quelconque isolément ; et on ne peut pas ne pas les affirmer et les infirmer simultanément.

Mais, dira-t-on, le mérite de l’idéalisme transcendantal n’est-il pas de nous délivrer de cette cage tournante, en nous empêchant de nous engager dans la série, en nous ouvrant le droit de ne rien affirmer et de ne rien nier de l’idée-objet ? — Sans doute c’est un progrès d’avoir discerné l’universelle antinomie de l’essence et de l’existence et du nécessaire avec le réel, mis en lumière l’unité du déterminisme de la connaissance, montré la solidarité des solutions, suscité l’espoir [732] d’échapper à la perpétuelle oscillation du dogmatisme au scepticisme. Mais d’une façon nouvelle et plus subtile n’est-on pas repris dans un engrenage infrangible ? Ne remarque-t-on pas qu’une telle doctrine ne subsiste tout entière qu’en fonction du problème de la connaissance, avec l’x du donné et l’inconnaissable réel du noumène comme fond de tableau, avec la préoccupation rationaliste de déduire jusqu’au contenu de la vie pratique et de tout ramener à la formalité de l’intention, à la primauté de la pensée, à la solution intellectuelle ? Par cela seul qu’elle n’admet rien de commun entre ce qui est objet de pensée et réalité en soi, elle maintient le dualisme de l’être et du connaître ; et tout dualisme est un accouplement hybride de réalisme et d’idéalisme. Avec un recul suffisant Kant ne nous paraît pas plus éloigné de Spinoza qu’Aristote ne l’est de Platon. Pas plus que Spinoza n’a conçu l’être comme Objet sans y insinuer secrètement les attributs essentiels d’un Sujet, afin de le rendre intelligible, pas plus Kant, en s’efforçant de ne jamais laisser reconnaître l’être sous les traits d’une matière ou d’un objet de pensée, n’a pu échapper au vertige de la « chose en soi ». Le système ne peut se clore, et il tourne sur lui-même sans équilibre ni adaptation possible. Tout cet idéalisme part donc encore d’un préjugé réaliste et y aboutit, en vit et en meurt, parce que, s’il désespère d’atteindre l’être, c’est qu’il ne le considère comme accessible que sous la forme où il ne peut pas l’être.

Du moins, en supprimant l’un des adversaires en présence, en éliminant celle des inconnues qui nous demeure impénétrable, le subjectivisme radical, l’idéalisme absolu ne s’évadera-t-il pas de ce cercle enchanté, puisqu’il pose ainsi le problème : « Étant donné qu’il y a deux termes apparents, faire qu’il n’y en ait qu’un » ? Ou bien n’y réussira-t-il pas mieux encore, ce phénoménisme qui feint d’ignorer jusqu’à l’existence d’un problème ontologique, et qui, s’attachant au seul jeu de nos représentations, soit qu’elles nous donnent la notion d’un monde objectif, soit qu’elles nous apparaissent comme subjectives, semble poser ainsi la question : « Étant donné qu’il n’y a qu’un terme, comment expliquer qu’il y en ait apparemment deux » ? — Mais ici, encore et toujours également, la difficulté dont on fait le fond de la recherche philosophique n’a de sens que parce qu’on admet, au principe même, quelque chose d’extérieur et d’hostile à l’intention déclarée. Et non seulement on part de l’hypothèse contraire à celle qu’on prétend établir, et le [733] système ne subsiste que par un emprunt initial et permanent à un problème extérieur à son propre problème ; mais encore, après cette restriction artificielle qui laisse toute la recherche, au dedans, subordonnée à quelque chose qui reste au dehors, reparaît dans l’enceinte même qu’on s’est prescrite une difficulté analogue a celle qu’on se flattait d’éviter. Soit en effet que l’on considère la pensée comme le seul réel, soit que l’on n’y voie qu’un simple épiphénomène, bref qu’on donne ou qu’on ôte au réfléchi, qu’on ôte ou qu’on donne au spontané la réalité privilégiée, le duel entre l’objet et le sujet se trouve transporté, au cœur du sujet même, entre l’actuel et le virtuel, entre l’apparent et le fondamental. A moins de supposer abolie toute science, toute investigation et même toute conscience distincte (et on ne le peut pas), il est impossible de ne pas admettre une hétérogénéité entre ce qui est actuellement pensé sous forme définie et ce qui est en nous comme vérité enveloppée, expérience praticable, tendance ou science virtuelle. Et si ce n’est plus entre l’idée et l’être qu’il y a conformité à réaliser, c’est donc, dans la conscience même, entre ce qui lui est présent et ce qui est représenté en elle. Tout monisme, dans l’ensemble comme dans le détail, épouse un dualisme dont il ne divorce jamais.

Quoi donc, cette guerre extérieure du sujet et de l’objet, cette interminable épopée de l’idée et de l’être, sera-t-on plus heureux enfin en la transportant en nous ? N’est-ce point un progrès décisif que cet effort récemment tenté pour se placer au seul point de vue des relations intestines du sujet avec lui-même et pour pacifier les discordes immanentes à la conscience ? — Mais quelles ressources employer ? En viendra-t-on à opposer les ineffables immédiations de la vie spirituelle aux falsifications de l’entendement et du langage ? à faire la théorie de cette déception inintelligible ? à prétendre que la vraie science précède les divisions et abstractions intellectuelles ? à admettre que la seule illusion consiste à vouloir se désillusionner et se juger soi-même, en se prenant pour ainsi dire sous les bras et en se soulevant de terre ? — Tout cet effort est instructif, et tout cet effort reste impuissant. — Au moment où l’on remarque que plus l’on pense plus on s’éloigne de la plénitude intuitive, on prétend s’en rapprocher en pensant. Au moment où l’on fait de la pensée le bouc émissaire, chargé de toutes les absurdités du monde et chassé du camp, on la ramène en triomphe comme le pur instrument de la désillusion et du salut. Au moment où l’on montre qu’il [734] y a non seulement disproportion de fait entre le pensant et le pensé, mais encore impossibilité formelle à ce que le réfléchi et le spontané se ramènent l’un à l’autre, on cherche la science dans les initiatives créatrices de la réflexion et on dit qu’elle réside immédiatement dans le déploiement de la vie. Au moment où l’on reproche aux philosophes d’apprécier leur pensée intégrale avec une pensée autre que la leur et qui pourtant reste encore la leur, et où l’on pose que le seul critérium c’est la force intellectuelle et l’énergie souveraine de l’activité qui se manifeste avec une originalité anarchique, on se réfère tacitement à ce qui définit la force et requiert l’emploi de l’énergie, comme à une donnée et à un obstacle.

Quoi qu’on fasse donc, qu’on s’attache à la réalité ou à la nature de l’être, à la conformité du sujet et de l’objet ou à l’incompatibilité de la pensée et de la chose, au problème de la transcendance ou au problème de l’immanence même, il n’est possible de rien affirmer qu’on ne le nie, de rien nier qu’on ne l’affirme, et il n’est pas possible de ne pas affirmer et nier en même temps. C’est pour cela qu’il a suffi dans le titre de cette étude, de nommer « l’illusion idéaliste », puisqu’elle évoque toutes les autres, comme le ferait le titre opposé  ; car ce mot d’idéalisme demeure forcément ambigu, et désigne aussi bien le prestige métaphysique de l’idée-objet que la fascination du subjectivisme le plus subtil. Et volontiers, pour marquer l’unité étrange de cette double déception, recourrait-on au terme plus insolite d’illusion intellectualiste. N’est-il pas troublant de constater en soi des tendances tellement hostiles, tellement unies qu’on ne satisfait l’une qu’en se contredisant immédiatement, et qu’on ne se soustrait pas non plus, ce semble, à la nécessité de s’enfoncer en cette impasse ?

II

Ce n’est pourtant là qu’un embarras artificiel, qu’un cauchemar né d’une mauvaise position, qui provoque l’éveil et dont une fois éveillé l’on s’explique l’effroi et l’inanité. L’on ne saurait même se rendre compte de cet indéfinissable tourment de pensée, l’on n’en chercherait pas le remède si l’on n’en avait déjà la guérison. Les essais antérieurs, dont on pourrait plus longuement montrer qu’ils restent impuissants dans la mesure où ils demeurent obstinés à faire ou à défaire de la philosophie et même de la vie avec le rêve de la spéculation seule, apparaissent, comme par l’enchantement d’un [735] éveil, tous à la fois pleins de sens et de vérité dès qu’on les subordonne, ainsi qu’on va l’indiquer, à la thèse qu’ils préparent sans avoir encore cessé de la méconnaître.

Pour tracer la seule voie qui reste ouverte à une solution, il suffit en effet d’énoncer nûment les difficultés accumulées devant nous ; et ce qui semblait obstacle deviendra principe de mouvement. Qu’a-t-on constaté ? qu’il est impossible et de réaliser légitimement quelque donnée que ce soit de la connaissance, et de nier effectivement un terme quelconque de la série, et d’échapper à la contrainte de considérer soit le détail, soit l’ensemble de ce déterminisme qui forme l’unité de la conscience par la solidarité de tous ses états, à la fois comme indéniable et comme irréalisable. Eh bien, qu’on prenne cette constatation comme donnée pure et simple d’un problème primordial et autonome, qu’on en cherche le sens, qu’on se demande à quelles conditions il est concevable, en effet, que tout le donné soit également du réel sans être le réel.

Cet énoncé paraît un logogriphe. Et cependant ce sont deux truismes qui donnent le mot de l’énigme. — 1° Avant de chercher ce que vaut notre pensée, il faut savoir ce que nous pensons en effet. — 2° L’action et l’idée de l’action ne sont pas choses identiques et convertibles. — Intégrer ces deux truismes dans la chaîne des vérités philosophiques, en montrer très brièvement le lien mutuel, les tenants et aboutissants, tel est le dessein de ce qui suit.

I. — Puisqu’il a été impossible d’isoler dans la série de nos représentations mentales aucun terme privilégié, aucun terme exclu, la première tâche qui s’impose à toute recherche philosophique, c’est de dérouler aussi intégralement que possible la chaîne continue de la pensée, sans préjugé réaliste ou idéaliste d’aucune sorte. Par cette méthode, il ne s’agit nullement de prétendre, en un sens subjectiviste, que la conscience ne nous fait pas sortir de la conscience, ni d’affirmer, dans une sorte d’ontologisme phénoméniste, que nos état internes ne sont que nos états internes ; il s’agit simplement de savoir ce qui est en effet dans la conscience. Or cette question, qui semble ne point même faire question et que volontiers on avouera préjudicielle à toute autre, cette question qui pourtant est grosse d’un infini, est demeurée d’ordinaire lettre morte. Pourquoi ? parce que, pour s’y attacher sans la compliquer témérairement, il faut comprendre d’abord, par une réflexion systématique, et que le complexus mental forme un tout lié en toutes ses parties, et que les formes les plus hétérogènes [736] de la connaissance sont solidaires, et qu’il y a par conséquent de nous à nous, de notre conscience superficielle à notre conscience profonde, de notre science actuelle à notre science virtuelle un abîme à franchir. De quel droit donc isolerions-nous artificiellement un anneau, un problème particulier pour trancher absolument de son sort, avant de savoir par quoi il est tenu et ce qu’il tient ? Voir chaque chose telle qu’elle nous est donnée, sans plus ni moins ; faire que ce qu’elle parait soit ce qu’elle est pour nous ; noter précisément l’hétérogénéité spécifique de chaque degré, matière, symbolisme scientifique, conceptions rationnelles ou morales, c’est s’affranchir de tout prestige, mais ce n’est possible qu’à la condition d’embrasser l’homogénéité du problème intégral.

Qu’il y ait ainsi à accomplir, pour savoir ce qu’on pense authentiquement et pour s’expliciter soi-même, une première tâche nécessaire autant qu’oubliée ; qu’il faille substituer à la question de l’accord de la pensée avec la réalité ou à celle de la valeur objective du subjectif le problème équivalent et tout différent de l’adéquation immanente de nous-même avec nous-mêmes, et que, pour résoudre la difficulté ainsi précisée et replacée en nous, une méthode nouvelle, aussi étrangère au subjectivisme qu’à l’objectivisme, s’impose naturellement, c’est peut-être ce qui paraîtrait tout simple sans l’obstacle d’habitudes d’esprit hostiles. — D’une part, en effet, on objectera (toujours par la précipitation d’une curiosité ontologique mal placée) « que la pensée se connaît telle qu’elle est et qu’elle est telle qu’elle se connaît ; que le fait de conscience n’est ni plus ni moins que ce qu’il a conscience d’être ; que la démonstration rationnelle ne laisse rien à ajouter et rien à désirer ; qu’il est légitime et possible de prouver d’un être qu’il est, sans rien pénétrer de ce qu’il est ; que le subjectif, étant l’indéterminé et l’arbitraire, doit être éliminé de la science ; que le prétendu problème de l’adéquation immanente n’en est pas un. » Mais qu’on réfléchisse seulement par exemple à l’indéfinie synthèse des constructions mathématiques, lesquelles ne naissent que d’une application de l’esprit à soi-même et à ses idées les plus claires ; et l’on conviendra qu’il n’est pas tout à fait aisé d’épuiser la pensée, non plus que d’embrasser par une argumentation métaphysique la richesse d’une affirmation comme celle de Dieu, même en la considérant dans la seule idée subjective que nous avons de sa plénitude. — D’autre part, on objectera que, « s’il faut attendre, pour prendre parti sur les questions de fond, [737] d’avoir achevé l’inventaire, toute conclusion est à jamais impossible ; que la vie subjective est perpétuelle nouveauté et croissance infinie ; que notre connaissance n’est jamais pour soi tout ce qu’elle est en soi, et que, n’égalant pas la moindre de nos idées, nous n’atteindrons jamais par analyse notre définition individuelle. » Mais, en effet, l’analyse spéculative ne suffit pas : il ne faut donc pas raisonner dans l’hypothèse où elle seule devrait constituer la véritable méthode de solution ; où tout se trancherait dans l’enceinte de l’idée, abstraite de ses sources, et où il faudrait se prononcer par oui et par non sur la relation d’un concept immobile avec un être immobile. En un mot, c’est oublier justement que la pensée est à elle-même sa propre inconnue et son propre instrument, et que, ce qu’elle est comme acte concret, vivant, plein, fournit à la réflexion le but à découvrir et le moyen progressif d’y atteindre. Et ainsi du problème même, dès qu’il est compris, résulte la méthode.

Aussi longtemps en effet qu’on voit l’x à découvrir dans le rapport de l’idée avec un objet, ou tant que l’on prétend pénétrer dans le sujet par un effort d’analyse dialectique qui le traite effectivement comme un objet encore, point de solution, nul progrès réel n’est concevable. Il en est tout autrement dès lors que l’inconnue est en nous, est nous-mêmes ; dès lors, en un mot, que la vérité à conquérir n’est pas un abstrait externe, mais un concret interne. Car si l’x de la pensée objective est inaccessible et indéterminable, l’x de notre propre équation avec nous-mêmes peut être atteint et peu à peu déterminé. Et comment ? par le travail même de la vie, qui extrait progressivement de nos tendances et de nos pensées confuses, une connaissance plus lumineuse et plus pleine. La solution est toujours en nous, déjà provisoirement fixée à chacun de nos moments qui pourrait être le dernier : elle se produit et s’enrichit par l’effort même que nous faisons pour la dégager. Car en cherchant à la connaître telle qu’elle est, nous parvenons à mieux discerner ce qu’elle doit être, comme en faisant en sorte qu’elle soit ce qu’elle doit, nous contribuons à posséder ce qu’elle est. Voilà comment nous nous enrichissons, en visant à nous égaler, puisque ce qui est don infus en nous devient, par l’œuvre de la spontanéité, idéal devant la conscience ; par le travail de l’esprit, exigence en face de la volonté ; par la réalisation de l’acte, possession personnelle de la réalité. Et ainsi de la méthode, dès qu’on la pratique, résulte la doctrine. [738]

Nous ne pouvons donc rester, nous ne pouvons devenir nous-mêmes qu’en nous dépassant perpétuellement ; mais, en cette sujétion, il n’y a rien que de conforme à notre vœu. Car nous ne cherchons rien en nous qui n’y soit déjà en germe, et nous n’y trouvons rien qui ne soit mis en évidence et en valeur par le travail de la réflexion. Nous n’apportons rien à la connaissance qui ne surgisse des intimités de la vie, et nous ne rendons rien à la vie qui ne soit conquête de l’activité spirituelle. Rentrer vraiment en soi, c’est forcément, se transformer. Il semble que la plupart des doctrines, pour ne pas dire toutes, aient prétendu fournir un critérium extérieur, provoquer un déplacement de perspective ou un changement d’état, réformer l’entendement ou la volonté, bref nous faire autres que nous ne nous connaissons, et nous expliquer non tels que nous sommes, mais tels que nous ne sommes pas : il faut au contraire chercher en notre état réel et actuel l’explication et la règle, trouvant dans cette attitude intégrale le secret du jugement à porter sur nous-mêmes et sur nos relations avec tout. Et ainsi de la doctrine, dès qu’elle se définit, résultent le critérium qui juge la pensée et la règle qui oriente l’action.

Bref l’étude attentive du complexus de la conscience non seulement nous apprend ce que nous pensons en effet, sans nous permettre de nous arrêter à la surface de préjugés qui ne changent rien au fond de nos pensées réelles ; mais aussi elle nous propose peu à peu, comme exigences, pratiques et principes de jugement, ce qui n’était d’abord que l’expression du déterminisme interne. — Et ce n’est pas tout encore : non seulement cette analyse des conditions mêmes de notre vie mentale nous révèle la disproportion de fait, l’inadéquation toujours renaissante de ce que nous connaissons de nous et de ce que nous sommes, mais elle nous introduit dans la voie à suivre pour tendre, par l’action conforme à la pensée, à une adéquation progressive de la pensée avec l’action : pour connaître davantage il faut se servir d’autre chose que de la connaissance. — Elle nous montre enfin, comme on va le mieux voir, que cette inadéquation n’est pas un fait accessoire ou provisoire, mais la loi essentielle de la vie et la vérité première de la philosophie. Car non seulement la pensée ne s’atteint pas d’abord pleinement en elle-même ; mais, outre cette insuffisance connue et guérissable, elle reconnaît une hétéronomie nécessaire, elle admet la subordination de son problème à d’autres éléments que ceux qu’elle fournit : pour [739] avoir tout l’esprit de la vérité, il faut avouer qu’on n’a pas toute la vérité dans l’esprit.

Nous voici amenés au second truisme : « Dire et faire, penser et vivre sont deux. » N’est-ce pas d’ailleurs ce que signifiait déjà la bizarre formule à laquelle la critique de l’idéalisme et du réalisme nous avait conduits : « Tout ce qui est donné à la conscience doit être également érigé en vérité réelle, comme formant une série homogène, sans d’une part qu’il y ait aucun terme privilégié ou exclu, sans d’autre part qu’aucun des termes puisse être regardé comme un absolu, subsistant tel qu’il est connu ». Il s’agissait donc de trouver en nous, par notre pensée même, quelque chose qui est autre que nous ne savons et plus que nous ne pensons. Le sens de l’énigme s’éclaire : on peut l’interpréter ainsi : « En cherchant simplement à discerner ce que nous pensons vraiment et invinciblement, nous mettons en évidence la vérité qui domine toutes les autres et qui provoque toutes les recherches de la science comme tout le mouvement de la vie, et cette vérité la voici : même supposée adéquate, la pensée est hétérogène à l’action et n’y supplée pas ; nous pensons forcément que notre pensée porte, immanente en elle, un élément de transcendance, une hétéronomie réelle postulée par son autonomie idéale ».

II. — La vie et la connaissance de la vie sont choses distinctes. — Qui donc, demandera-t-on, a nié cela ? je réponds : théoriquement, personne sans doute ; pratiquement, tous à peu près également, tous et particulièrement les philosophes qui, en fait dans l’organisation de leurs systèmes, ont impliqué, sans même la mettre en question, cette équivalence dont Descartes s’est presque seul avisé de faire l’aveu en passant : « L’action et l’idée de l’action, c’est tout un. » Au point que ceux mêmes qui ont opposé ou préposé la pratique à la spéculation n’ont encore parlé que de la théorie de la pratique. Non : l’action et l’idée de l’action sont hétérogènes et irréductibles.

Cette vérité, dont ordinairement on n’a pas remarqué qu’on la niait, sans doute parce qu’on n’avait pas pris la peine de l’affirmer expressément, cette banalité qu’on a laissée hors de la philosophie, eh bien, c’est elle, on vient de voir comment, qui apparaît comme le centre de perspective vers lequel les avenues de la pensée ont convergé, elle qui doit devenir le principe très réfléchi de l’organisation systématique d’une philosophie intégrale. Il ne saurait sans doute être question ici d’indiquer, fût-ce en traits sommaires, comment [740] de ce point de vue toutes les thèses traditionnelles doivent être reprises ; qu’il suffise d’envisager rapidement comment le problème réaliste ou idéaliste des relations de la pensée et du pensé se trouve converti et résolu.

Quelle est, d’un mot qui en fixe les limites, la terra incognita, à pénétrer ? le voici : c’est la distance qui sépare toute connaissance, de l’état qu’elle exprime, et toute idée, de l’action où elle tend.

En s’efforçant d’égaler ce qui est pensé distinctement par nous, à ce qui pense, à ce qui vit, à ce qui est en nous, nous sommes en effet conduits, de conditions en conditions, de découvertes en découvertes, à dérouler la série entière de nos représentations et à constituer la science aussi bien de l’extérieur apparent que de l’intérieur conscient ; pour savoir simplement ce qui est dans notre pensée actuelle, nous voici donc entraînés à mettre le monde des sens aussi bien que le monde de la raison, les sciences de la nature et les sciences de l’homme, dans cette balance où nous ne cherchions, ce semble, qu’à nous trouver en équilibre avec nous-mêmes. Et l’équilibre ne s’établit pas encore. Car l’acte de pensée qui, par un effort heureux, dégage un peu de l’inconnue de notre vie, révèle de nouvelles exigences avec de nouvelles richesses, produit à son tour un problème ultérieur au problème résolu, et reste transcendant à la connaissance qu’il nous a acquise, transcendant à ce qu’il s’exprime de lui-même. Il ne faut jamais oublier en effet que toute pensée est à la fois acte et connaissance ; et si la connaissance est l’extrait ou le résidu de toute une vie qui s’y projette en s’y concentrant, l’acte même qui opère cette synthèse déborde la représentation abstraite qui en reste. Voilà pourquoi le réfléchi est toujours à la fois plus et moins que le spontané, moins et plus que l’objet dont on croirait volontiers qu’il est la reproduction littérale.

Si la connaissance exprime d’abord ce qui est en nous sans nous, c’est pour arriver à exprimer ce qui sera en nous par nous. Car, la représentation mentale étant toujours hétérogène à l’acte dont elle est issue, la connaissance, acquise peu importe comment, n’est jamais qu’un moyen de passer outre, et d’agir au delà. Toute statique de la pensée est fausse ; toute philosophie, murée dans son autonomie intellectuelle et fermée aux exigences de la pratique, est illégitime. Il semblait qu’il fallût ou bien que la pensée fût tout, c’est-à-dire qu’elle atteignît par elle seule l’être et l’absolu, ou bien qu’elle ne fût rien, c’est-à-dire qu’elle demeurât impuissante à sortir [741] d’elle-même. Non, elle n’est ni tout, ni rien, c’est-à-dire qu’elle est à la fois conditionnée et conditionnante, et que, née de l’activité déjà réalisée en nous, elle ne conserve sa vitalité et son prix qu’en devenant lumière et force au service de l’activité qui la réalisera. Nous ne pouvons regarder en arrière vers notre source sans être appelés en avant vers notre fin ; mais, s’il est loisible de ne point scruter en homme de science le déterminisme que résume la conscience psychologique, l’homme d’action, qui est en tous, ne peut se soustraire au déterminisme que pose la conscience morale. Sortie du réel, étant du réel, allant au réel, la pensée n’est pas faite pour nous donner en spectacle le réel, mais pour nous le faire acquérir.

Pour insister uniquement ici sur la réponse qu’il convient d’opposer ou d’accorder à l’idéalisme comme au réalisme, ne voit-on pas maintenant quelle est la seule manière effective de nier ou d’affirmer l’être ? (Et on ne comprend bien ce qu’on peut nier de l’être qu’en déterminant ce qu’on ne peut en nier : car il y a toujours contiguïté entre ces deux domaines dont les limites sont mouvantes.) Ce qu’on ne peut en nier, c’est ce qui s’exprime spontanément à la conscience comme résumé de l’expérience, comme écho de notre nature, comme exigences de la vie : — en cela, il est vrai de dire qu’il y un dogmatisme invincible à toutes les négations, une sincérité incorruptible à toutes les perversions, un principe inaltérable de jugement qui survit à toutes les oblitérations. Mais ne considérer que ce qui est représenté passivement, subir les données de la connaissance spontanée ou acquise, regarder la pensée, dans sa lettre figée, comme définition et non comme acte, c’est n’en garder que ce qu’on ne peut repousser ; c’est, par la prétention de le connaître suffisamment du dehors, comme extérieur à lui-même et à nous, nier l’être aussi radicalement que possible : en cela, il est vrai de dire que tout système obstiné à placer l’être au bout d’une recherche spéculative échouera finalement dans ses affirmations. Car la plénitude de l’être réside justement dans ce qui sépare l’idée abstraite, de l’acte d’où elle est issue, et de l’acte où elle a pour unique mission de nous orienter : s’attacher, comme si c’était le réel, au résidu, au pensé, c’est donc prendre le cadavre du père pour la vie du fils. — Et ce n’est pas dire encore assez : car la stagnation dans l’immobilité fermée de l’égoïsme et de l’orgueil intellectuel n’est pas possible ; il faut agir. Et agir autrement qu’il ne nous l’est demandé par la clarté intérieure, c’est s’éloigner de l’être sans cesser d’en avoir eu ce qu’on en [742] a vu, sans cesser d’être responsable pour ce qu’on en perd et ce qu’on en oublie. Perdre est plus que nier : et voilà qu’ainsi il y a une connaissance privative qui a un caractère positif, qui est une survivance dans la mort.

Au contraire affirmer l’être, le comprendre vraiment, que sera-ce ? Ce sera non seulement extraire, de la vie qui en nous, selon le mot de Pascal, est « toute nature », la somme intégrée des connaissances que l’expérience et l’initiative intellectuelle produisent à la lumière de la pensée ; ce sera surtout (mais la première tâche elle-même ne serait pas complètement possible sans cette seconde) employer ce que la pensée nous apporte de clarté et de ressources pour correspondre pratiquement à ce qu’elle réclame de nous, chercher toujours dans l’acte le commentaire nécessaire de la spéculation, sortir des habitudes paresseuses et de l’égoïsme paralysant, nous ouvrir aux leçons de choses et aux leçons d’être, nous quitter nous-mêmes pour nous retrouver enrichis par l’effort et par le sacrifice. Car ce n’est point par la vue seule, mais par la vie que nous avançons dans l’être, en faisant comme un saut de générosité au delà de la portée des justifications intellectuelles. Posséder est plus qu’affirmer, mais on n’affirme mieux qu’en possédant plus : nous ne pouvons avoir l’être davantage dans l’esprit sans l’avoir davantage aussi dans nos actes. S’il n’y a point de fenêtres ouvertes sur le dehors, il y a des portes par où nous nous laissons pénétrer en nous donnant. Il ne serait pas bon, il n’est pas possible que le progrès effectif de notre connaissance de l’être dépende d’un travail de tête, sans qu’il y ait une modification préalable, concomitante, et consécutive de notre être entier. C’est pourquoi il y en a une plénitude intimement perçue qui ne saurait provenir d’aucune communication verbale, d’aucune donnée externe, d’aucune démonstration si apodictique qu’on la suppose : selon qu’on a vécu, agi, voulu, aimé, on est autre, on connaît autrement, on possède autrement, on a des choses, un tact, une pénétration, une jouissance différentes. Sans doute on ne peut donner, à qui n’en a pas le sens acquis, une idée explicite de ce surcroît qui est notre seule fortune réelle ; mais c’est que justement il faut, tout en comprenant de plus en plus que la pensée est un ingrédient de la vie, se garder de tout retour offensif de l’idéalisme et fuir la science menteuse qui prétendrait nous dispenser de vivre.

Mais, dira-t-on, renoncer au ferme appui d’une définition immobile, n’est-ce pas, faute d’ancre et de boussole, laisser pensée et [743] action à la dérive, sans autre guide que l’arbitraire du sens propre et les inspirations mystiques du cœur ? Nullement. Pour être extraite du mouvement total de la vie, pour être mobile elle-même, cette règle immanente à l’être n’en a que plus de rigueur et d’autorité :

— de rigueur  ; car elle est coextensive à ce que nous savons et à ce que nous faisons ; elle ne dépend d’aucun caprice de la volonté ou d’aucun hasard de la connaissance, puisqu’il ne s’agit pas de faire que ce qu’on veut soit, mais de vouloir et d’agir pour dégager ce qui est en vivant ; elle s’applique d’elle-même avec une parfaite précision à l’infinie complexité des difficultés pratiques dont la casuistique, comme un palliatif toujours insuffisant au défaut de souplesse de toute règle objective, ne peut offrir que des solutions approximatives ;

— d’autorité aussi ; car, au lieu d’être une consigne subie, logée en l’étamine de l’esprit, justifiée par la dialectique abstraite, elle est une loi acceptée, vivante, dont toutes les exigences ont leurs racines, leur commentaire, et déjà leur sanction en germe au plus profond de l’être qui la connaît, et dans la mesure même où il là connaît. Elle comporte donc une détermination croissante des devoirs : non que les devoirs soient à inventer, mais ils sont à découvrir ; et il y a science de ces conditions intellectuelles de la phylogénie comme de l’ontogénie morale. Il est vrai qu’une telle règle ne saurait se formuler à la manière d’une recette donnée une fois pour toutes, et applicable à tous les cas mécaniquement ; mais c’est Aristote qui l’a dit : du mouvant, mouvante aussi la loi.

Est-ce à dire, dès lors, que nous soyons réduits à poursuivre, sans jamais l’atteindre, ce terme qui recule à mesure que nous avançons pour en saisir le mirage ? Non. Et voilà pourquoi, s’il importe de développer la science progressive de notre itinéraire vers l’être, il importe bien davantage de définir et de réaliser la disposition sans laquelle toute connaissance, même la plus riche, demeure sevrée et débitrice, par laquelle toute pensée, même la plus pauvre et la plus ignorante, possède en son intégrité l’esprit de la vérité et comme les arrhes de l’être. Tout dépend en effet de l’attitude générale que nous prenons en face du problème, toujours renaissant et partout équivalent, du problème que nous avons toujours à résoudre incontinent en face de l’antinomie de notre essence et de notre existence : car si aucune de nos conquêtes partielles ne vaut que par la solution totale, toutes nos richesses de détail sont de nul prix sans la disposition finale. Dès qu’elle s’enclôt en prétendant se suffire à elle-même [744] et suffire à la vie, la philosophie est contre-nature. Et puisque jamais la science, même faite, ne supplée aux actes à faire, il faut bien que le renoncement à l’orgueil de l’esprit reste le dernier point, comme il est le premier, de la voie commune qui mène à la science et à l’être.

Si maintenant, oubliant que du point de départ à ce point d’arrivée la liaison des idées a été continue comme une filiation, nous cherchons dans les doctrines d’abord étudiées, non plus les vérités prisonnières qui les travaillent, mais les illusions et les barrières qui en elles font obstacle à la lumière, voici sous quels traits aussi contrastants que possible nous apparaissent les deux conceptions antagonistes.

D’un côté, une conception générique, dont l’idéalisme et le réalisme sous toutes leurs formes variées ne sont que des espèces hybrides, et qu’on peut nommer « l’intellectualisme » : elle se résume en cette erreur fondamentale. Le fait de pensée y est pris en lui-même, séparé de l’acte même de penser, considéré non comme résidu ou comme retentissement de la vie à la fois physiologique et morale, générique et individuelle, mais comme réalité en l’air, déraciné de ses origines vitales, mutilé dans ses ramifications naturelles, étudié telle qu’une momie immobilement semblable à elle-même. Ainsi envisagée, l’idée, en laquelle ne reste rien de la vie subjective d’où elle procède, mais qui n’en est que davantage l’expression étroite d’une idiosyncrasie, est traitée comme un être à part ; et c’est à cet être, lequel n’a d’autre âme que son contour logique, qu’il est donné de décider souverainement de ses relations intérieures et de ses relations étrangères universelles. Soit qu’on en fasse le Sosie des objets de toute condition avec lesquels il entre en rapport par décalque, soit qu’on lui interdise de frayer avec des êtres, ce monstre idéalement réel ou réellement idéal soumet tout à son pouvoir de construction métaphysique ou de destruction critique : même la vie pratique se trouve assujettie aux démonstrations qu’il déroule ; et les prescriptions morales ou religieuses se trouvent justifiées ou dissoutes par ses seules déductions objectives. L’abstrait et le général sont la règle du concret ; le particulier, l’individuel, le subjectif sont éliminés de la science : rien n’est vu que sous forme d’un rationalisme impersonnel, par une pensée fixe, rigide, sans entrailles, sans ouverture, sans mouvement, sans soupçon du dedans des choses, infatuante, intolérante et despotique. Et si la critique brise ce [745] garrot de fer en montrant qu’il faut désespérer de réconcilier l’idée à l’être, parce qu’elle ne conçoit l’être que sous la forme où il ne peut être, alors l’idée, n’étant point préparée à retrouver dans la vie d’où elle est issue le point d’attache dont elle a besoin, se perd dans les constructions dialectiques et dans l’anarchie de l’individualisme intellectuel. En sorte qu’il ne reste à cette philosophie que le choix entre Procuste et Protée. Les deux formules extrêmes auxquelles aboutit l’intellectualisme et qui sont grosses l’une de l’autre, ce sont celles-ci : « La connaissance de la vérité absolue, étant l’unité de la science et de la vie, est éminemment la science de la vie : la pensée est la plus haute et, vue de plus près, la seule forme sous laquelle l’absolu puisse être saisi. » Ou au contraire : « Être et pensée, essence et existence, morale et métaphysique sont à jamais irréductibles et hétérogènes. »

A cette conception dont la formule systématique fait éclater l’insuffisance, se rattache, on vient d’indiquer par quels liens, une doctrine d’inspiration tout autre : mais l’opposition radicale de ses conclusions et de ses principes avec ceux de l’intellectualisme, ne les empêche pas de procéder d’une seule et même tradition. Quoi en effet de plus conforme à l’effort séculaire de la philosophie que d’amener la pensée à serrer de plus près le réel, le concret, le vivant ; à tenir plus de compte du fait particulier, de l’individuel, de la personne ; à estimer plus haut la dignité de la vie intérieure ; à reconnaître la supériorité de l’amour et de l’action sur la théorie ; à avérer l’irréductible originalité de la pratique ? Mais en même temps quoi de plus conforme à la tradition authentique que d’assurer la liberté souveraine de la pensée et de lui garder l’empire, parce qu’il n’y a nulle part sécurité sans lumière et que son règne seul procure qu’il soit bon d’être ? La difficulté fondamentale reste donc d’expliquer comment la pensée et l’être, se pénétrant sans se confondre, partagent la souveraineté et ne la divisent pas. Tout progrès réel de la philosophie consistera à mieux formuler l’énoncé, à rendre plus intelligible et plus accessible le sens, à rapprocher de nous la solution du problème que le spinozisme laissait ouvert sous cette forme imparfaite : comment la pensée peut-elle à la fois être un attribut dans l’infinité des attributs hétérogènes de l’être, et, comme si elle était homogène à tous, devenir adéquate à l’être ?

Maurice Blondel.



[1] Qu’on remarque même chez Kant, et surtout chez ceux qui prétendent user de sa terminologie, le double sens du mot subjectif qui désigne tantôt la nécessité impersonnelle des formes de la sensibilité et des lois de la pensée, tantôt les singularités indéterminables de la vie du sujet.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 4 janvier 2010 18:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref