RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice Blondel, Exigences philosophiques du christianisme (1950)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, Exigences philosophiques du christianisme (1950). Paris: Les Presses Universitaires de France, 1950, 307 pp. Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Introduction


1) Établir l’authenticité des faits chrétiens

2)
Examiner la trame de l’enseignement dogmatique

3)
Les preuves de crédibilité

4)
Ce qui reste mystérieux et ce qui devient, par la même, preuve d’une nouvelle sorte

5)
Preuve tirée de l’union réelle de ces éléments apparemment hétérogène


Est-il possible, est-il légitime, est-il bon d’étudier, d’un point de vue philosophique, l’esprit chrétien ?

Voyons d’abord les objections qui surgissent contre une telle tentative. N’est-ce point dénaturer forcément cet esprit que de sembler le ramener à des perspectives théoriques et critiques de l’ordre purement humain, en paraissant l’assimiler à d’autres doctrines proprement rationnelles, comme serait une histoire de l’esprit stoïcien ? Ensuite, ce terme d’esprit chrétien ne crée-t-il pas une équivoque entre deux significations, l’une relative à l’interprétation spéculative et dogmatique (tel un exposé de l’esprit spinoziste), l’autre ramenée aux applications qui procèdent, pour reprendre le titre de Chateaubriand, du « génie du christianisme » ? En outre, ne risque-t-on pas, soit que l’on suive l’une ou l’autre de ces orientations, de rompre la mystérieuse unité d’une vie dont le caractère surnaturel semble tenir à l’indissoluble unité et solidarité des vérités doctrinales et des préceptes pratiques ?

Ce qui aggrave nos scrupules, c’est que la plupart des essais tentés par les historiens, les exégètes, les philosophes, d’un point de vue scientifique et rationnel, ont paru dénaturer cet esprit chrétien, tantôt empiétant sur lui pour rendre compte faussement du surnaturel, tantôt laissant évaporer cette odeur dont saint Paul dit qu’elle surpasse toute perception humaine. Ne faut-il donc pas laisser à ceux qui sont « plus qu’homme », selon le mot de Descartes, une étude qui ne semble justifiable et salutaire que d’un point de vue proprement religieux ou même théologique, voire mystique ? Bien plus, l’Évangile ne nous avertit-il [4] pas que ces choses restent cachées aux curieux pour n’être révélées qu’aux simples et aux petits ?

Enfin, nous rencontrons une objection plus actuelle, plus radicale encore, celle qui a retenti dans un Congrès récent de professeurs catholiques : « Il n’y a pas d’esprit chrétien ; il y a l’esprit humain qui est universel, et il y a le fait historique de la Révélation ; il y a la personne du Christ qui commande avec autorité et dont nous n’avons pas à scruter les raisons profondes, parce que ses enseignements surpassent notre connaissance humaine comme son action échappe à notre science et à notre conscience. »

Ayant maintes fois questionné moi-même sur l’esprit chrétien, et surtout ayant été questionné très souvent sur ce que Harnack appelle, dans son livre fameux, « l’essence du christianisme », j’ai pu constater l’extrême diversité, je ne dis pas seulement des ignorances et des méprises, mais des conceptions et des interprétations même bienveillantes et savantes : chacun de ceux qui réfléchissent un peu personnellement à ce problème émet un jugement qui ne ressemble guère à la plupart des idées vagues ou banales dont se contente la multitude. Est-ce là une raison nouvelle d’éviter l’examen que j’avais entrepris il y a plus de quarante ans, puisqu’il semble presque impossible de ramener à un centre les infinies perspectives de la pensée et de la vie chrétiennes ? Ou bien, au contraire, est-ce une stimulation de plus pour la recherche d’une clarté, d’une ordonnance, d’une harmonieuse unité, parmi tant de conceptions dissonnantes ?

Aucune des objections que nous venons de passer en revue ne semble décisive, et il serait possible, à l’aide des textes sacrés, des autorités les plus hautes et des exemples les plus traditionnels, d’établir que, sans empiéter sur l’ordre surnaturel, il est légitime, profitable, désirable d’examiner à trois points de vue les raisons, les significations et les applications de l’esprit chrétien. Car le christianisme se donne lui-même non comme une création [5] superposée à la nature, mais comme une élévation, une assomption, une transfiguration, une grâce qui use des facultés normales, les fortifie sans les détruire, s’appuie sur des fondements raisonnables et perfectionne sans supprimer. De plus, s’il est vrai que les mystères de la foi demeurent impénétrables à nos regards intellectuels, de même que la vie de la grâce reste inconsciente en tant que telle, toutefois mystères et grâce s’accompagnent d’une lumière qui rayonne à la fois dans nos connaissances et dans notre conscience. Saint Thomas, si jaloux de maintenir l’inaccessibilité des vérités révélées, indique cependant qu’elles ne sont pas impensables et que la méditation en est « fructuosissima » ; de même il y a des états psychologiques qui, d’une manière anonyme mais réelle et constatable, expriment (comme le remarque le cardinal Dechamps) la présence de l’ordre divin dans la vie des hommes et des peuples. Et c’est là une étude très précieuse qui révèle, sous les espèces humaines, l’esprit divin du christianisme. Enfin, il n’y a pas en nous dualité, il y a unité de destinée. Dans l’état historique et concret qui est le nôtre, le concile du Vatican enseigne qu’il n’y a pas de philosophie séparée, que le problème religieux s’impose aux personnes et aux peuples avec une force indéclinable ; et, en raison même de cette vocation universelle de l’humanité, le concile déclare la Révélation nécessaire pour la raison : sont nécessaires aussi l’attention qu’elle réclame de nous, l’examen et l’adhésion qui doivent en résulter. Dès lors, c’est une tâche non seulement permise, mais en un sens requise, que celle qui consiste à appliquer le plus complètement possible à l’étude de l’esprit chrétien ce verset de l’Écriture : qui elucidant me vitam aeternam habebunt. Au lieu donc de discuter des diverses objections, nous les verrons disparaître peu à peu, au cours d’une recherche toute positive et directe.

Les difficultés que nous rencontrons dès qu’il s’agit de définir l’esprit chrétien ne tiendraient-elles pas à ce qu’il [6] est plus large que toute définition purement notionnelle, toute compréhension simplement humaine ? Pascal a dit : « Contradiction est mauvaise marque de vérité. » Le contresens commis sur ce texte, pour être très général, n’en est pas moins certain : Pascal signifie par là que, dans l’ordre concret et mieux encore dans les choses de Dieu, il ne suffit pas que deux assertions se heurtent pour qu’on soit en droit d’exclure l’une ou l’autre : antithétiques au regard de l’entendement, elles peuvent être complémentaires pour une sagesse plus haute, comme elles sont solidaires dans la vie profonde des âmes. N’a-t-on pas souvent remarqué que l’Évangile semble donner des préceptes opposés les uns aux autres, apportant la paix et la guerre, la douceur et la sévérité, la mortification et la joie ? Aussi pour répondre à la question : comment comprendre l’esprit chrétien, la méthode qui s’offre à nous consiste à examiner les traits antagonistes, à chercher s’ils peuvent s’accorder, à découvrir le point de vue qui non seulement fait disparaître les oppositions superficielles, mais manifeste la dépendance réciproque des vérités et des pratiques qui, loin de s’exclure, s’appellent, se vivifient et se fécondent mutuellement. C’est encore Pascal qui disait : on ne comprend un auteur, que si l’on a réuni tous les textes les plus gênants afin de les ramener à une vue cohérente et même unique.

Reprenons donc les thèses que dès l’abord nous avions cru voir se contredire. D’abord, il nous semblait y avoir dans la tradition même deux interprétations qui nous amenaient à un dilemme entre deux conceptions dont trop souvent on a prétendu montrer l’incompatibilité. D’un côté, on nous dit que le christianisme parfait la nature, qu’il est profondément enraciné jusqu’aux fibres les plus intimes, qu’il y a, selon le mot de Tertullien, en tout homme « une âme naturellement chrétienne ». Et dans le livre La Clairvoyance de Rome, l’un des auteurs qui avaient le plus dénoncé l’erreur naturaliste et immanentiste écrit que la nature ne saurait avoir par elle-même sa finalité [7] complète sans le couronnement surnaturel qui lui donne son sens suprême et sa signification providentielle. — D’un autre côté, on a sans cesse rappelé que l’ordre surnaturel est entièrement gratuit, que Dieu aurait pu créer l’homme dans l’état présent où il est, sans l’appeler à une vocation plus haute, et que toute formule paraissant impliquer un postulat, une exigence de notre nature à l’égard du surnaturel est ruineuse pour la foi qui reste essentiellement un libre don de Dieu.

Au premier abord, on n’aperçoit pas le moyen d’unir ces deux tendances ; et, de fait, sous la forme abstraite où nous venons de les présenter isolément, elles sont incompatibles. Mais voici de nouveaux efforts qui sont tentés de plus en plus utilement pour rapprocher dans une lumière plus large ces deux fragments que semblait séparer un abîme d’obscurité. Il semblait qu’on ne pouvait abandonner complètement l’un ou l’autre de ces aspects et on ne voyait pas cependant la manière de les sauvegarder tous les deux. Pour y réussir, il a fallu le concours de plusieurs initiatives, historiques, philosophiques, théologiques. On a exploré des textes délaissés, on a montré, chez saint Thomas notamment, le sens qu’il convient d’attribuer aux divers passages où il est traité du désir naturel de voir Dieu et de l’échec normal d’une telle aspiration. Peu à peu l’effort de l’analyse a discerné la portée du desiderium naturale et la signification qu’il faut donner au mot frustra désignant l’impossibilité de la vision convoitée mais métaphysiquement inaccessible, sinon par grâce et par adoption. La critique des textes rejoignait ainsi les investigations métaphysiques et morales, de telle sorte que par un progrès théologique l’on comprenait enfin que le surnaturel n’est ni une création ex nihilo, sans préparation dans les aspirations de l’être spirituel, ni une superposition arbitraire, ni non plus une exigence dont la nature pourrait faire l’objet d’une sorte de droit congénital. Rien de tout cela n’est vrai, quoique chacun de ces aspects exprime une apparence spécieuse. Ce qui fait la solidité [8] et la beauté de la thèse catholique sur ce point fondamental, c’est cette alliance des deux dons : celui de la nature raisonnable, préparée à recevoir et à goûter, — et le don de la grâce surnaturelle venant combler d’une façon imprévisible l’attente de la nature spirituelle, sans que jamais par elle-même la raison puisse découvrir et atteindre le terme d’une destinée qui rend l’homme « consors divinae naturae ». C’est jusque-là qu’il faut aller pour unir dans l’infinie charité les oppositions qui restent insurmontables tant que l’on demeure dans les régions inférieures de l’abstraction. Par là aussi peut se résoudre le conflit, si douloureux à beaucoup de consciences humaines, de la libéralité et de la sévérité dans l’œuvre divine du christianisme. D’un côté, tout nous est présenté comme effusion de bonté plus que maternelle, de condescendance infinie, de sacrifice allant jusqu’à la croix du Christ. Et puis, d’autre part, l’on nous montre les terribles représailles, non seulement d’une justice qui punit les fautes, mais d’une exigence inflexible à l’égard de ceux qui se bornent à refuser les libéralités toutes gratuites. En sorte que l’homme paraît en droit de s’étonner, de s’irriter, comme on le voit si souvent, en face d’une religion qui ne lui permet pas de rester lui-même et qui l’oblige à accepter, à utiliser un don qui est censé généreusement gratuit et qui paraît terriblement pesant puisque l’on n’a pas le droit d’y renoncer sans déchoir.

Dans une étude de l’esprit chrétien, la difficulté la plus grande peut-être à surmonter est celle qui résulte du caractère pour ainsi dire irréel que les dogmes catholiques ont revêtu même chez beaucoup de croyants. Par l’effet de l’habitude qui engourdit la pensée, par le développement d’une science ou trop notionnelle ou trop tournée vers les applications purement utilitaires, les esprits contemporains sont détournés des vérités à la fois invisibles et concrètes dont vivaient les âges de foi solide et pratique. Bien peu réalisent (au sens que Newman donne à ce mot) le sens à la fois historique et permanent des mystères chrétiens ; d’où [9] une sorte d’atmosphère nébuleuse qui les enveloppe, sans qu’on les nie, mais sans qu’on les regarde avec cette attention qui leur donne leur relief, qui comprenne leur exigence comme celle d’une présence s’imposant à notre adhésion et à notre action. Bien souvent, parmi les intellectuels, ceux qui se disent fidèles et qui le sont d’intention estompent leurs croyances dans les entretiens qu’ils ont avec des hommes étrangers à leur foi : une demi-concession tacite fait éviter les formules littérales, les adhésions formelles, l’attitude qui devrait résulter d’une profession de foi vraiment complète et effective en face des dogmes les plus essentiels qui sont en même temps les plus gênants parfois devant les incrédules, comme ils l’étaient déjà avec les contemporains de saint Paul.

Or c’est là une disposition ou, si l’on aime mieux, une tentation contre laquelle il faut avant tout se mettre en garde. Deux dangers nous menacent constamment. L’un consiste à chercher des significations idéalisées, des interprétations moins brutales, des formes symboliques où les incroyants eux-mêmes pourraient trouver de belles allégories et comme des mythes enchanteurs. Mais si l’on se laissait aller à cette pente, le glissement serait inévitable vers une sublimation qui ferait évanouir la réalité authentique du seul véritable christianisme. Toutefois l’autre danger, symétrique, n’est guère moins funeste et menaçant. Pour réagir contre une idéalisation délétère, beaucoup se contentent d’un littéralisme pur et simple ou ne s’attachent qu’à l’enveloppe des faits, des formules, des rites, des préceptes traditionnels, comme s’il s’agissait d’une coutume ancestrale ou d’une pratique magique à conserver sans y mettre son âme et sa vie tout entière.

Entre ces deux déformations de l’esprit chrétien, quelle est l’attitude qu’il conviendra de définir et de justifier ? Ce qui est la marque propre et vraiment unique du christianisme, c’est la coïncidence de la réalité historique et de la vérité dogmatique. Les faits restent posés dans [10] l’ordre positif en ce qu’ils ont de plus singulier, de plus personnel, de plus contingent en apparence ; tout est incarné en des récits qui portent sur des êtres en chair et en os, sur des événements humblement mêlés à la trame générale de ce monde qui passe. Mais en même temps ces données authentiques servent de support ou même de substance à des interventions divines, à des causes surnaturellement et éternellement agissantes : la conception virginale, la valeur rédemptrice de la croix, le fait de la résurrection ne sont pas des paraboles, et leur réalité historique qui est de foi ne demande pas seulement qu’ils soient acceptés comme des faits pris littéralement ainsi que d’autres faits de l’ordre phénoménal, ou comme des symboles analogues aux enseignements mythologiques et moraux ; ils sont constitutifs d’une vérité intrinsèque dont la valeur dogmatique est absolue. En ce sens, on peut dire que la lettre des faits est en même temps l’esprit vivant, la réalité incarnée sans laquelle ni la lettre ni l’esprit ne resteraient ce qu’ils doivent être. Bref en face des dogmes fondamentaux, nous devons toujours garder dans l’union la plus indissoluble la double croyance à la lettre des faits et à l’esprit divin dont ils sont l’enveloppe, le véhicule et la manifestation authentique. On peut donc conclure que c’est à la lettre qu’il faut prendre la lettre, parce que la lettre véritable n’est telle que par l’esprit et l’esprit lui-même ne reste l’esprit que pris, lui aussi, à la lettre absolument.

Que nous voilà loin de l’attitude fuyante où si souvent la pensée contemporaine se complaît ou se réfugie en face des enseignements catégoriques ! Nous ne pourrons nous dire chrétiens qu’à cette double condition : accepter comme certitudes historiques certains faits qu’on peut appeler dogmatiques, là même où les preuves ne relèvent pas de la critique des textes ou des témoignages ; et, d’autre part, tendre à comprendre le sens intime, les exigences vitales, le caractère transfigurateur de ces vérités doctrinales qui ne [11] restent jamais à l’état de mystères spéculatifs, mais qui doivent passer en nous comme principe de vivification spirituelle et d’union transformante.

Nous n’étudierons pas les questions relatives aux preuves et à l’intégration des faits sur lesquels repose le christianisme et ce qu’on appelle sa théologie positive. Notre rôle n’est pas non plus d’organiser l’ensemble des vérités à croire, ni d’aborder si peu que ce soit le terrain de la théologie dogmatique. Toute différente est notre tâche, qui doit consister à justifier la formule d’après laquelle la méditation humaine et l’étude philosophique des mystères naturellement inaccessibles est cependant très fructueuse, très éclairante, très propre à faire voir les convenances et les cohérences spéculatives et pratiques de la foi. Tâche rationnelle qui fait appel à l’intelligence, recourant aussi bien à l’expérience acquise par l’exercice de la vie morale et religieuse qu’à l’enchaînement de vérités qui s’appuient ou s’appellent les unes les autres. C’est bien cet ensemble, fait de nuances et de clarté, de tact spirituel et d’ordonnance intellectuelle qu’on peut appeler l’esprit chrétien. Son caractère est unique, en effet, comme l’équilibre et les coïncidences que nous indiquions tout à l’heure, unique surtout par l’origine plus qu’humaine de son développement auquel par conséquent nul effort purement extérieur de la pensée naturelle ne saurait suppléer.

En face de l’incrédulité si répandue et jusque parmi les fidèles qui dès l’enfance respirent une atmosphère qui anémie ou détruit la vigueur de la foi, sera-t-il jamais possible de restaurer la vitalité chrétienne et de faire renaître une de ces époques comme celle que Comte appelait « organique », un de ces siècles où l’équilibre spirituel se trouve établi entre la science et la vie de l’âme, entre l’orientation générale des mœurs et la profession franche et intégrale de la religion ? Nous devons l’espérer, mais surtout nous devons tendre à procurer ce bienfait, aussi désirable pour le bonheur des individus et des peuples que [12] favorable aux destinées éternelles des personnes humaines : mais sous quelle forme et à quel prix une telle rénovation est-elle concevable, alors que les esprits ont pris davantage conscience des exigences critiques, des initiatives individuelles, de la diversité ethnique, de la légitime originalité des traditions et des civilisations variées ? Ce qu’on peut dire, c’est que l’unanimité spirituelle, si elle redevient possible, ne sera pas aussi impersonnelle, aussi passive, aussi homogène qu’elle a pu l’être au moyen âge où tant de problèmes qui nous ont divisés depuis n’étaient pas posés ni même soupçonnés. A des conditions nouvelles qu’on ne peut supprimer doivent donc correspondre des méthodes nouvelles, une manière plus profonde et plus réfléchie d’aborder ce qu’il y a de nécessaire dans l’unité doctrinale, de libre dans les formes accidentelles et d’unifiant grâce à une compréhension mutuelle des diversités qui, loin de nuire, servent à mieux faire ressortir et aimer l’union dans la charité.

En ce qui touche le fond même de la doctrine qui est le principe indispensable de l’unité catholique, comment concevoir la possibilité d’amener tant d’esprits étrangers ou hostiles à notre foi à reprendre contact avec des questions qui présentement leur semblent périmées, chimériques ou même contraires à l’idéal de civilisation qu’ils poursuivent ? C’est ici surtout que notre tâche, toute difficile qu’elle est, apparaît possible et salutaire. Sans cet effort pour réintégrer la solution chrétienne dans les préoccupations dominantes et pour montrer qu’elle seule répond à toutes les exigences de ce que l’on a nommé la conscience moderne et de la spéculation rationnelle et morale, on ne saurait véritablement revivifier tous ces esprits qui se croient en possession d’une réponse au sens de la vie et aux exigences de la pensée. Ce que nous cherchons donc principalement ici, du point de vue philosophique, c’est la raison d’être de la solution catholique, on découvrant par quelles attaches elle se relie à tous les problèmes que laissent en suspens les initiatives [13] les plus hardies de la civilisation actuelle. A l’objection courante d’après laquelle il ne reste plus ou presque plus de catholiques vraiment conscients de leur foi, des difficultés qu’elle soulève, des conséquences qu’elle entraîne, il faut répondre en montrant qu’au contraire plus on prend conscience de ses difficultés, de ses exigences, plus on aperçoit les racines qu’elle a dans la réalité universelle, dans l’homme tel qu’il est, dans la société telle que la font les découvertes les plus modernes, qui procèdent secrètement du sursum chrétien lui-même.

On a dit que dans l’histoire déjà longue de l’humanité il s’est présenté, par intermittences, quatre ou cinq périodes comparables à une fièvre de croissance, tant les inventions transformatrices des idées et des mœurs semblent se grouper autour de quelque moment privilégié de cette histoire. Dès l’ère préhistorique, l’usage du feu, des armes, des métaux a marqué de prodigieuses initiatives où éclate déjà sur plusieurs points décisifs le génie de l’invention. Plus nombreuses, les découvertes se multiplient à des stades qu’on peut fixer ou aux âges reculés des civilisations orientales, ou à l’époque de la splendeur hellénique et latine, ou au temps de la Renaissance, ou durant l’intense poussée des transformations scientifiques et industrielles du dernier siècle. Mais on a remarqué aussi que de telles périodes sont d’ordinaire suivies d’une sorte de tassement, d’un effort de rénovation des valeurs spirituelles plus ou moins bouleversés par les changements d’ordre matériel, politique ou social qui résultent des inventions en apparence le plus étrangères aux problèmes des consciences. Peut-être convient-il d’espérer que l’heure peut venir, pour nous qui avons traversé tant de crises perturbatrices et sommes toujours en pleines et rapides transformations et bouleversements, de voir se produire, en un autre ordre, non pas seulement des restaurations spirituelles, mais des instaurations nouvelles : instaurare, ce n’est pas simplement refaire le passé, c’est entretenir le progrès constant de la [14] vie, féconder la tradition et réaliser le vœu que le Concile du Vatican a repris de Vincent de Lérins en parlant d’une croissance de la vérité de mieux en mieux connue et comprise, toujours la même in eodem sensu, mais toujours susceptible d’être plus largement expliquée et pratiquée.

En une telle entreprise, il n’y a place pour aucun modernisme : tout au contraire, nous voulons justifier au pied de la lettre les assertions les plus positives de la dogmatique chrétienne. Mais pour les insérer dans les consciences telles que nos sciences critiques les ont préparées, il y a sans doute à approfondir non seulement les arguments extrinsèques, mais, si l’on peut dire, la signification intrinsèque de ces vérités présentées à notre adhésion, rationabile obsequium, en prenant garde de commettre sur ce texte le contresens trop souvent renouvelé. Ce que signifie saint Paul, ce qu’il demande, ce n’est pas une soumission sans lumière, obtenue seulement par une déduction qui imposerait le fait ou la formule à croire ; c’est au contraire, ainsi que le comporte le texte primitif, un assentiment intelligent, une justification qui sans doute ne supprime aucunement le caractère mystérieux et surnaturel, mais qui lui donne une valeur assimilable, nutritive pour l’esprit comme pour la volonté. En un sens, tout le christianisme est supérieur à la raison, mais nulle part il ne lui est contraire ; et la raison, sans empiéter sur le mystère de grâce, y trouve cependant une clarté en face de certains problèmes qu’elle peut et doit poser, alors qu’elle ne peut ni ne doit les résoudre elle-même. Pour que l’humanité vive davantage du Christ, il est donc bon de lui montrer toujours mieux jusqu’à quel point elle a besoin de Lui. Non pas que nous ayons à spéculer pour cela sur un état de pure nature qui, de fait, n’a jamais existé historiquement et qui n’est qu’une entité fictive, possible assurément, mais en dehors des conditions authentiques où se déploie l’activité des hommes et des peuples : il importe de nous prendre tels que nous sommes et de faire reposer [15] notre croyance sur tous les fondements qui la rendent à la fois obligatoire et salutaire.

Veut-on un exemple de ces approfondissements grâce auxquels les objections superficielles disparaissent, tandis que la vérité ancienne reçoit un nouveau lustre ? On pourrait choisir tel ou tel dogme, en apparence très éloigné de notre expérience humaine et sans racines dans notre pensée, sans influence sur notre volonté, comme s’il s’agissait d’un x à admettre sans que nous en comprenions la raison d’être, ni l’utilité pour nous. Dans son pragmatisme, William James cite comme dogme ainsi dépourvu de tout intérêt philosophique, et dès lors absolument indifférent à ses yeux, la Trinité ou encore la Résurrection. Mais quelle illusion profonde est-ce là ! Par une analyse vraiment pénétrante de la pensée en nous et de la vie de notre esprit, nous sommes conduits à découvrir que le mystère même de notre intelligence s’origine à ce mystère suprême de l’unité dans la Trinité et que l’histoire du monde, depuis le fiat lux jusqu’à la consommation de la Cité céleste, se trouve suscitée, orientée par ce que la théologie et la philosophie chrétiennes ont dit du dessein créateur : omnia intendunt assimilari Deo. Montrer cela à fond, c’est donc enraciner la nature et l’homme et leur faire porter leur fruit véritable qui est l’union finale à Dieu ; mais, d’autre part, c’est permettre aussi de comprendre mieux comment le don surnaturel et tout gratuit de la grâce s’est préparé en nous les points d’insertion qui font que, chez nous-même, elle n’est pas une étrangère et une intruse. A cet égard, les efforts multipliés par les doctrines immanentistes ont provoqué une conscience plus explicite du caractère absolument transcendant de l’ordre surnaturel, mais aussi de la condescendance avec laquelle, sans se confondre avec la nature, il descend en elle, la stimule, la perfectionne : vue qui éclaire le point si ulcéré chez beaucoup de philosophes craignant toujours le refoulement par la religion des énergies et des ascensions de l’humaine nature sous un joug qui [16] ne serait qu’imposé du dehors et humiliant pour la raison et la liberté.

Prenons encore le fait de la Résurrection qui va nous permettre d’indiquer le triage à opérer dans les affirmations ou négations si nombreuses autour de ce dogme dont saint Paul a dit qu’il est la clef de voûte de la foi. D’abord considérons le fait en lui-même et en ses modalités, afin de voir ensuite en quoi il intéresse foncièrement notre propre histoire, tout notre être présent et futur. — Dans les débats récents, certains ont cru bon d’interpréter la Résurrection dans un sens spirituel, en admettant que le soir de Pâques le corps du Supplicié restait encore aux mains des disciples, pour qui le vrai sens du mystère accompli, c’était de faire comprendre que le Christ victorieux a désormais pour seul et véritable organisme l’univers matériel tout entier et, mieux encore, tous ses fidèles en chair vivante qui recevraient en Lui l’incarnation eucharistique. C’est là une de ces interprétations contre lesquelles nous avons absolument protesté : c’est à la lettre que, pour ne pas perdre tout l’esprit, notre foi doit tenir le fait de la sortie glorieuse du tombeau : le Christ a reparu vivant et triomphant in carne propria. — Mais est-ce à dire qu’il convient de nous borner à ce fait brut, de ne le voir qu’avec nos yeux de chair, qu’il suffit d’adhérer à ce qu’on pourrait appeler en style moderne un « fait divers » exceptionnel, et que l’on manque de foi en examinant les modalités nouvelles de la vie du Ressuscité ou les caractères des preuves qu’il fournit Lui-même d’un fait physique dont la portée a essentiellement un caractère supra-sensible ? On a souvent remarqué que le Christ ressuscité, tout en faisant constater sa présence matérielle, ne la révèle qu’à ses disciples, par intermittences, sans laisser toucher à rien d’autre qu’à ses plaies, comme le note Pascal. C’est donc que le fait matériel, tout réel et consistant qu’il est comme fondement du sens spirituel, demande à être complété, vivifié et reconnu dans un ordre supérieur à celui de l’histoire banale. Saint Matthieu [17] déclare expressément que, parmi les témoins du Ressuscité, quelques-uns crurent et les autres non, malgré l’égale évidence pour tous de la présence corporelle du Christ. Thomas d’Aquin note vigoureusement l’enseignement à tirer de la vérification faite par l’apôtre Thomas Didyme des plaies du Sauveur : hominem vidit, Deum credens confessus est. On peut, en effet, constater l’humanité en chair et en os ; mais reconnaître la divinité, c’est affaire non aux sens, non à la perception animale, non à la science positive, non pas même au seul raisonnement, mais à l’intelligence concrète, à la droiture de l’âme, au sens religieux qui est la plus complète et la plus haute forme de la raison.

Ce n’est pas tout encore. Il ne suffit pas, pour épuiser le contenu de l’esprit chrétien, d’unir la vérité historique à l’interprétation spirituelle, à la valeur idéale des faits divinement interprétés ; il faut en outre que les réalités invisibles soient comprises et admises comme ayant bien plus encore que la force d’un exemple, que la réalité d’un enseignement, que le prix d’un idéal auquel nous aurions à adhérer spéculativement et à nous conformer pratiquement : s’en tenir là, ce serait laisser la porte ouverte à tout un symbolisme subjectif, à un simple moralisme qui mériterait au plus le nom de religiosité chrétienne, mais ne serait nullement encore le réalisme catholique. Quel est donc cet élément essentiel qu’il importe souverainement d’intégrer dans la vivante unité de l’esprit chrétien ? — Tout simplement l’efficacité proprement surnaturelle de l’action divine, de la grâce, sans laquelle nous croirions pouvoir, si l’on peut dire, penser le Christ sans vivre de la vie même et de la lumière du Christ. Ce n’est pas une interprétation idéaliste ou une effusion sentimentale, — quelque générosité d’ailleurs qu’on y mette, comme on le voit chez tant de protestants, — qui constitue essentiellement cet esprit, qui n’est plus nôtre que pour servir de réceptacle docile et comme perméable à l’opération vraiment surnaturelle, à la réalité [18] vraiment efficace et substantielle du Christ et de l’Esprit-Saint, sous le voile de l’inconscience, mais avec la réalité d’une présence effective.

Par cet exemple — qui nous permet de comprendre que le Christ ne peut être dit ressuscité qu’en étant autre chose qu’un homme en dehors des autres hommes, qu’en étant autre chose qu’un Dieu extérieur à notre humanité présente, comme serait un pur idéal transcendant, — nous sommes amenés à dépasser les objections aussi bien que les interprétations superficielles et timorées : comme on nous le disait tout à l’heure, le Ressuscité a, en un sens, l’univers entier, l’humanité totale comme corps glorifié ; mais il faut l’entendre, non comme s’il s’agissait d’une extension purement idéale qui dépendrait de l’activité imitative de ses fidèles : il s’agit à la lettre de la personne vivante du Verbe incarné, qui agit authentiquement en chacun des êtres qui ont à former le corps mystique qui s’alimente de sa vie, de son esprit, de sa charité.

On voit en quel sens les difficultés soulevées contre le christianisme peuvent et doivent servir à préciser, à élargir, à accroître notre intelligence des richesses de l’esprit chrétien. Les difficultés qui arrêtent tant de nos contemporains tiennent souvent à la façon incomplète, superficielle, faussement littérale ou faussement spirituelle dont on présente l’organisme vivant et harmonieux de la foi. Comment, d’après ces échantillons qui nous servent à suggérer la complexité de cette foi, accessible pourtant aux plus simples, devons-nous ordonner le plan général de notre étude ?


1) Établir l’authenticité des faits chrétiens

Une première tâche consiste à établir l’authenticité des faits chrétiens en ce qu’ils ont de positivement historique. Il s’agit de définir le rôle légitime de la critique, car les uns l’éliminent trop en acceptant les faits parasitaires, sans [19] remarquer qu’au lieu de fortifier ils compromettent les certitudes les plus indispensables et les plus salutaires ; les autres, à l’opposé, prétendent restreindre la certitude historique des faits chrétiens à ceux-là seulement de ces faits qui satisfont à toutes les exigences communes de ce qu’ils nomment « l’historicité », sans se préoccuper des caractères exceptionnels, des confirmations expérimentales et morales que la vie et la tradition chrétiennes peuvent apporter à des événements échappant aux conditions habituelles du contrôle critique. Nous avons donc dès l’abord à passer entre deux écueils : celui d’une pieuse crédulité, celui d’une exigence injustifiée qui prétendrait ramener le fait chrétien au côté purement extérieur de son apparition dans un point de la durée et de l’espace, en l’assimilant aux phénomènes de l’ordre le plus banal, alors même que par hypothèse ce fait, comme le remarquait Cournot, « n’est pas un fait comme les autres ». Fustel de Coulanges me disait un jour que c’est là surtout que l’historien doit se défier d’être « philosophe » ; et comme je m’étonnais de cette distinction préventive, le grand historien incriminait les philosophes auxquels il reprochait leur mauvaise habitude de tout ramener à des généralités (sans paraître soupçonner qu’il pouvait y avoir une philosophie du concret et du singulier) ; tandis qu’à ses yeux l’historien doit garder toujours vif ce qu’il nommait le sens de l’unique, de ce qui est toujours différent, de ce qui n’arrive jamais identiquement deux fois. Appliquons donc excellemment à l’histoire chrétienne cette règle d’or à laquelle si peu ont eu l’héroïsme de se conformer en toute impartialité et liberté d’esprit.


2) Examiner la trame de l’enseignement dogmatique

Sur le fondement de faits, les uns établis solidement, les autres affirmés d’un point de vue encore historique, mais incontrôlés ou incontrôlables par les méthodes habituelles [20] des sciences historiques, il s’agira ensuite d’examiner la trame qui compose l’enseignement dogmatique. Il s’y présente en effet un singulier mélange de réalités sensibles, de conceptions intellectuelles, d’interprétations morales, de préceptes rituels, d’actes sacramentels dont l’harmonie progressivement développée demande à être comprise dans la perspective même où ces lignes multiples, parfois divergentes en apparence, forment un enchevêtrement où certains prétendent découvrir un style composite, des déviations et même des contradictions, allant jusqu’à opposer l’esprit primitif et ce qu’ils nomment les déformations ultérieures de l’esprit chrétien.

Tâche très délicate, très essentielle, toujours actuelle et particulièrement opportune à une époque où non seulement le schisme et l’hérésie ont brisé l’unité de l’Église, mais où, dans l’Église même, l’on a prétendu voir dans les camps opposés ceux que l’on a appelés les meilleurs catholiques, alors qu’il ne saurait y avoir qu’un seul catholicisme, sans qu’il soit besoin (saint Augustin l’avait dit et Benoit XV l’a rappelé) d’aucune épithète, laudative, restrictive ou intégriste, pour désigner un esprit dont le nom signifie déjà qu’il est un et universel. La difficulté à résoudre ici sera donc d’abord de discerner les tendances antagonistes qui plus ou moins se sont heurtées de tout temps au cours de l’histoire chrétienne, d’en découvrir l’origine, les raisons d’être et les risques : c’est alors que nous pourrons utilement chercher à opérer mieux qu’une simple conciliation, un compromis ou une synthèse, car ce qui convient, c’est moins un esprit de concession qu’un sens de l’unité dans la diversité même. En effet, si les différentes patries au sein de l’humanité doivent justement accepter des oppositions d’intérêt et d’idéal à réaliser, tout en pratiquant l’entr’aide et l’affection réciproques, combien plus, dans la famille du Christ, il doit y avoir place pour une belle variété qui, loin d’empêcher, enrichit et rend plus méritoire l’unanimité la plus profonde. [21]


3) Les preuves de crédibilité

Il s’agira en outre de scruter les raisons de croire, les preuves de crédibilité dans leur extension la plus large. Car il ne s’agit plus seulement pour nos contemporains des arguments tirés du monde physique et des réalités matérielles en combinant les données sensibles et les principes rationnels : ces deux bases, qui restent solides, ont besoin d’être raffermies contre les efforts critiques et complétées par d’autres arguments auxquels nos contemporains sont plus attachés, parce qu’ils ont plus d’attention et de confiance à l’égard des faits humains, des données psychologiques et sociales, des vérités expérimentales et des méthodes inductives, toutes choses que ne soupçonnaient pas les anciens ou qui n’avaient pas valeur scientifique et portée objective à leurs yeux, mais qui ont aujourd’hui une autorité plus prenante et une influence plus décisive sur les esprits. Ainsi donc le domaine de la crédibilité s’est trouvé élargi et fait état de la vie intérieure et des données proprement humaines, sans qu’il faille pour cela les accuser d’être variables, arbitraires, subjectives, comme si notre nature n’était pas quelque chose de réglé, de foncier, avec des lois et une solidité qu’on peut appeler objective, puisque le sujet lui-même est bien quelque chose d’universellement valable et de substantiellement vrai. L’esprit chrétien pénètre tout cela ; il est donc normal que de tout cela l’on ait à tirer une lumière et des conclusions nourrissantes : c’est là le champ de ce que l’on a appelé l’apologétique intégrale de la crédibilité, celle qui met en lumière tous les appuis rationnels, toutes les justifications et vérifications de la foi, en tant que cette foi peut être étudiée dans ses préambules, dans ses accompagnements, dans ses manifestations et conséquences visibles du dehors dans l’ordre intellectuel. [22]


4) Ce qui reste mystérieux et ce qui devient,
par la même, preuve d’une nouvelle sorte


L’étude philosophique du sens chrétien peut-elle aller plus loin sans empiéter sur le mystère où demeure inviolablement l’ordre surnaturel, toujours inaccessible à la vue directe de la conscience ? — Il ne le semble d’abord pas. Et cependant il y a traditionnellement une sorte d’étude négative qui consiste à tirer parti du mystère même pour répondre aux exigences les plus hautes du sens religieux. Que de fois on a dit que fausse serait une religion qui n’aurait aucun mystère et qui mettrait Dieu à la portée de nos yeux et de nos mains. Mais peut-être est-il possible d’aller plus loin et de préciser, si l’on peut dire, les contours de l’abîme mystérieux que nul regard ne saurait sonder en lui-même, mais dont les bords ont des linéaments discernables ou sont comme des lèvres servant à proclamer les besoins de l’âme et les exigences de la vérité suprême.

On a donc pu examiner les états et la vie mystique sous un aspect encore philosophique et, grâce à l’observation comme à la raison, déterminer les phases de la vie spirituelle, les aspirations qui servent de support aux grâces d’illumination et d’union. Car le surnaturel n’est pas une création ex nihilo ; il est une élévation, une transfiguration des facultés naturelles sous la motion des dons du Saint-Esprit ; il est donc légitime d’analyser ce qui dans nos facultés humaines est ainsi élevé, transformable, comme une préparation à laquelle nous pouvons et devons coopérer. De Rémuzat disait que l’exercice habituel de notre intelligence n’est possible que parce qu’il y a en nous « des facultés inconnues ou à peine écloses ». Eh bien, c’est là le champ d’investigation qui s’offre à une étude balbutiante sans doute, mais instructive et féconde, pour le philosophe qui profite des témoignages fournis par les mystiques véritables. Au reste, toute l’étude de la pensée nous conduit à cette conclusion que, par toutes les avenues de l’intelligence [23] comme de la volonté, nous sommes conduits à ce bord d’un abîme réel qui n’est pas extérieur à nous, mais qui réside au plus intime de nous-même, en ce que les uns nomment, avec Tauler, le fond de l’âme, en ce qu’on a maintes fois appelé, avec François de Sales, la fine pointe de l’esprit. Toujours nous sommes pour ainsi dire séparés en nous-même et de nous-même par ce mystère de nos origines et de notre destinée : saint Augustin remarquait justement que pour aller de nous à nous-même, de notre moi apparent jusqu’à notre réalité pleine et possédée, nous avons à passer par Dieu. Il n’y a pas de philosophie complète si l’on masque ce problème ; et Dechamps insistait sur ce qu’il nommait la vérité philosophique par excellence, l’affirmation d’une question qui se pose invinciblement à toute conscience et l’impuissance de la raison à définir et à résoudre ce problème des problèmes.

On voit par là comment nous avons à creuser en nous la place où la solution surnaturelle viendra combler le vide. Qu’on ne dise donc pas qu’il est ridicule et inutile de prendre tant de peine pour signaler un tel vide, pour prouver un tel trou : la constatation de cette impossibilité où se trouve la philosophie de s’achever, de boucler la pensée et la vie, est au contraire le plus haut service que puisse rendre la raison ; et l’esprit chrétien qui n’a pas de plus grand ennemi que la fausse suffisance de l’autonomie égoïste n’a pas de meilleur auxiliaire que ce sens du mystère et de l’humilité. Dieu, dit l’Écriture, aime les vases vides pour s’y répandre. Et c’est déjà un beau rôle que d’avoir à façonner et à purifier ces vases de la nature et de l’homme qui doivent contenir la divine présence.


5) Preuve tirée de l’union réelle
de ces éléments apparemment hétérogènes


Cette fois, tout n’est-il pas obtenu de ce que nous pouvons raisonnablement dire du mystère chrétien et de cet accord en lui des preuves les plus positives avec les purifications [24] les plus refoulantes et les plus négatives ? Non, il reste une dernière tâche, la plus rarement tentée et cependant la plus récompensante peut-être : la tâche de montrer que tant d’éléments disparates, tant d’aspects, historique, intellectuel, mystique, peuvent cohérer, s’unir en une vie vraiment simple qui dépasse toute justification et reste accessible aux plus humbles, aux plus ignorants même. Il n’y a pas en l’homme plusieurs étages, et le chrétien n’habite pas, en lui, sur une terrasse qui laisserait les affaires et les facultés naturelles dans leur libre condition aux étages inférieurs. Les scolastiques disaient avec raison qu’il n’y a pas, dans un être composé, si diverses que soient ses facultés, plusieurs formes substantielles : il n’y a que la forme supérieure qui digère en quelque sorte toutes les autres en les pénétrant de sa vitalité unique.

C’est là le trait dominant, la beauté incomparable de l’esprit chrétien que, sans écarter, sans mutiler les puissances les plus diverses du « composé humain », il anime tout l’homme, corps et âme, d’une inspiration partout surnaturalisante et qui n’en est que plus humanisante par cela même. C’est un des points sur lesquels il importe de redresser maints jugements erronés. Trop volontiers on accepte les caricatures que de « saintes gens » offrent de l’esprit chrétien, comme si, ayant plus, on pouvait se dispenser du moins. Assurément la sainteté se passe du génie, et les souplesses de l’esprit divin passent souvent au travers des convenances protocolaires ; mais, comme disait Newman, les chrétiens, qui sont souvent traités comme le rebut, de l’humanité et sont parmi les petites gens, n’en sont pas moins, selon sa forte expression anglaise, des gentlemen chacun en leur condition sociale ; ce qui signifie que les délicatesses de la conscience se reflètent dans les actes et dans les paroles, même chez les plus rudes et les moins éduqués. L’étude complète de l’esprit chrétien, du point de vue philosophique qui doit jusqu’au bout rester le notre, s’attachera donc à tracer ce qu’il y a de commun [25] entre toutes les âmes qui vivent réellement de cet esprit et sont prêtes à communier dans une charité qui n’est pas feinte et qui trouve à aimer chez les plus grossiers en apparence la suprême culture de l’âme humaine.

Dans le langage chrétien, ce centre où la connaissance humaine ne pénètre jamais directement est souvent nommé « le cœur », comme dans l’hymne de la Pentecôte où l’Esprit-Saint est appelé lumen cordium ; et dans l’office du Sacré-Cœur, les premiers mots qui désignent la Messe nouvellement instituée sont ceux-ci : cogitationes cordis. Il importe de noter qu’il ne s’agit pas d’une vie affective, d’une simple sensibilité, d’une intuition de l’âme échauffée par l’amour : il s’agit d’une présence secrète des dons divins qui, invisibles en eux-mêmes, sont éclairants sans être jamais éclairés ; et par le terme de cœur, il faut ici entendre ce qui demeure caché entre les replis de l’âme, là où notre regard personnel et nos affections égoïstes n’ont nul accès. Dans la Pensée nous avons vu qu’en effet, nous ne saurions, par aucune des avenues de la connaissance et de la volonté, aboutir à l’unité intérieure : il reste en nous une place qui n’est accessible et destinée qu’à Dieu. Si Dieu n’est pas admis par nous à occuper ce centre et à faire en nous l’unité, c’est alors le dam, avec cette désunion des parties, cette discorde intestine qui divise l’être comme le feu désagrège les corps. [26] [27]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 janvier 2010 9:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref