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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice Blondel, L’Être et les êtres (1935).
Préambule


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, L’Être et les êtres (1935). Félix Alcan, Éditeur, 1935, 540 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Préambule

- DOUBLE ASPECT DU PROBLÈME À POSER - IMPASSES ET FAUX ACCÈS À ÉVITER

I. Certitude spontanée et indélébile mais pourtant constante énigme de l’être.

II. Quels problèmes pose ce mélange d’ombre et de clarté : accès superficiels et voies pénétrantes de l’ontologie.

III. Idée directrice et conciliatrice d’une ontologie concrète.

IV. Comment cette ontologie intégrale eut-elle concevable et réalisable.

V. Quelle méthode, spécifiquement adaptée à l’ontologie intégrale, peut mettre en œuvre et concilier toutes les ressources d’une genèse et d’une science des êtres dans leurs relations avec l’Etre absolu.


Ce n’est pas sans crainte, mais aussi ce n’est pas sans confiance, ni même sans assurance, qu’on aborde le problème de l’Etre et des êtres. Tour à tour l’évidence certaine et le mystère — apparemment impénétrable — s’imposent à nous. Ces deux aspects, également obvies, ne sont pas seulement alternatifs ; ils se mêlent dans notre conviction spontanée ; ils provoquent simultanément notre réflexion ; ils ne parviennent pas à se fondre ensemble ; ils suscitent indéfiniment l’inquiétude métaphysique ; ils ne réussissent pas plus à s’unir ou à se disjoindre dans notre vie et notre spéculation que ne peuvent s’exclure ou s’unifier dans la science physique la notion du continu et celle du discontinu. Première constatation, premier paradoxe, premier problème qu’on tenterait en vain d’esquiver, même alors que maintes doctrines semblent opter tacitement ou délibérément pour l’un ou l’autre de ces aspects dans un chassé-croisé de réalisme équivoque ou d’idéalisme instable. [8]

Mettons-nous donc d’abord, pour ne point risquer de les sacrifier légèrement et indûment l’une à l’autre, en face de ces deux tendances. Nous verrons mieux ensuite ce qui ressort de cette dualité même.


I. Certitude spontanée et indélébile
mais pourtant constante énigme de l’être.

L’élan naïf et même invincible qui s’exprime par ce que Spinoza nommait la tendance fondamentale de tout être à persévérer dans l’être se traduit et s’éclaire en nous non seulement par l’instinct même de conservation, mais par une croyance native que le suicide même n’abolit pas : irrésistiblement, au moment où un homme cherche à se détruire, il avoue par ce désir de destruction la conviction qu’il a de son existence, et non de la sienne seulement, mais de la réalité en conflit avec lui. Toujours donc nous affirmons tacitement qu’un drame réel est engagé et que chacun de nous compose avec la réalité qui lui est propre un ensemble auquel contribue tout ce que nous avons à subir ou à produire, tout ce qui sert d’obstacle ou d’instrument dans une solidarité réciproque. Il y a là une certitude primordiale dont jamais en fait aucun sceptique ne se libère complètement.

En ce sens, antérieur à toute doctrine et à toute volonté, il n’est point de nihilisme possible. L’être ne fait point question pour qui est ; et ce qu’on appelait naguère la présence totale de l’être à lui-même élimine la possibilité de sortir du réel, fût-ce pour la pensée la plus experte en critique, en négation, en destruction. Car tout ce qui est perçu, connu, imaginé, nié, même le fictif et l’absurde, c’est encore de l’existant ; et dire que le faux, c’est ce qui n’est pas, c’est toujours impliquer la double affirmation [9] du réel et d’un irréel qui est encore du pensé. Aussi serait-ce formuler un problème factice, dénaturé et par là même insoluble, que de poser ainsi la question : comment aller à l’être ? Nous n’avons pas à partir de ce qui n’est pas pour accéder à ce qui serait conçu comme en dehors de celui qui cherche ou de ce qui est cherché. L’être n’est pas s’il n’est déjà partout où se pose l’énigme de son existence. Nous n’avons donc pas à sortir de nous pour l’attraper en quelque sorte en son vol lointain ou dans sa mystérieuse retraite, car nous sommes dans l’être, in eo sumus ; nous y sommes et nous en sommes ; et c’est pourquoi le vice foncier d’où dérivent tant d’antinomies sans issue, c’est précisément cette conception, disons, plus justement, cette image faussement spatiale d’après laquelle le sujet aurait à sauter par dessus un abîme pour traverser le vide qui le sépare d’une réalité qu’il n’atteindrait jamais puisque déjà il fait comme s’il n’en était pas une lui-même. Et même, pour échapper à l’illusion qui naît parfois chez les esprits les plus critiques d’une inconsciente obsession des représentations matérielles, cessons nous-mêmes de morceler prématurément cette réalité de l’être, comme si on pouvait dire d’emblée ou bien qu’elle est en nous, ou bien que nous sommes en elle.

C’est là non une donnée, mais un problème à poser plus loin, puisque notre première réflexion nous amène à saisir la complexité plutôt qu’à isoler la diversité des êtres. Peut-être le bénéfice de notre recherche consistera-t-il en ceci : dénoncer une mauvaise habitude, rétablir dans la pensée la solidarité qui est dans le réel, empêcher qu’on n’isole de prime abord les objets ou les sujets auxquels, pour des raisons utilitaires ou par une précipitation métaphysique, on est tenté d’attribuer une suffisance indépendante et une autonomie ontologique.

Et pourtant, s’il reste vrai que l’on n’a point à se proposer [10] l’être comme un objet étranger et comme un terme lointain, il est plus vrai encore de dire que, dans le champ immense du devenir, rien n’est qu’en se quittant sans cesse pour quêter son être, pour tendre à ce qui n’est pas encore, pour entreprendre un exode toujours renouvelé et viser un but encore voilé qui semble reculer à l’infini. C’est donc par une anticipation, spontanée sans doute mais imparfaitement justifiée, que nous appliquons notre mot, notre idée d’être à ce qui change et fuit, à ce devenir qui, selon la doctrine de Platon (corrigeant Parménide aux yeux de qui ce n’était qu’illusion et inexistence), renferme une part immense de non-être. Au rebours de ce qui nous avait paru tout à l’heure, c’est donc bien un problème, le premier, le plus important, le plus difficile de tous, que celui de l’être. Il réside au cœur même de toute réalité. Il est le ressort de tout le dynamisme que nous portons en nous et qui semble pro­longer et transfigurer tout l’élan de l’univers. Il n’intéresse pas seulement les existences contingentes et mouvantes ; il nous impose le mystère de celui qu’Aristote nommait le moteur immobile, la pensée de la pensée, l’acte pur, de cet Etre en soi où l’essence et l’existence sont incompréhensiblement conçues comme ne faisant qu’un, et qui, incommensurable avec tout autre être, prête son nom — incommunicable cependant — aux réali­tés imparfaites que notre langage humain, ne sachant comment faire autrement, pare analogiquement du titre d’êtres.

Mieux que tout à l’heure on voit apparaître les problèmes tout concrets, qui s’offrent à une ontologie digne de cette appellation. Comment les êtres peuvent-ils s’appeler ainsi, sinon dans la mesure où ils tendent à se mettre en équation avec toutes leurs virtualités et avec leur fin totale ? Et l’on aperçoit aussi comment la donnée initiale est comme une provision de forces, un viatique destiné à [11] permettre la genèse des êtres vers la fin où ils pourront se rattacher à leur principe et accomplir leur destinée, selon la fonction qu’à leur rang ils ont à remplir dans l’ordre universel. Mais en attendant ne s’écoulent-ils pas, comme l’eau ou le sable d’une clepsydre, sans doute avec l’es­poir pour nous d’une sorte de réintégration totale, avec le sentiment toutefois que cette fuite du présent, impossible à retenir ou même à tenir, nous entraîne vers un « ailleurs » ; en sorte que notre être n’est pas tout encore où nous sommes, et cet être auquel nous tendons reste un « inconnu ».

Or, si chacun de ces aspects crée une énigme et si, de plus, ils sont inséparablement accouplés, l’évidence d’un problème à résoudre ne s’impose-t-elle pas avec une précision accrue et une force impérieuse ? Il faut tenir compte en effet de ces deux certitudes simultanées : — dès le premier rudiment de l’être qui s’agite en nous, est enveloppé ce qu’on peut nommer une « auto-affirmation » qui restera toujours fondée, indestructible et exigeante, au point que cet être, réduit à la plus extrême indigence, endetté et perdu, ne cessera pourtant point de se vouloir et de persister contre lui-même ; — en même temps cette indélébile et indéniable subsistance ne se solidifiera jamais par elle seule et ne cessera point d’avoir à recevoir, à souhaiter une croissance, une communion avec l’Etre plus pleinement connu et possédé.

Approfondir toute la signification, toute la portée de ces deux requêtes, c’est bien là le thème d’une vivante ontologie où s’appellent, se heurtent, s’embrassent finalement deux vérités, deux exigences, — celle qui affirme et réclame de façon indestructible le réel, la solidité de l’être, un fond substantiel qu’il s’agit seulement de voir et d’atteindre où il est vraiment et où il peut, où il doit être réalisé ; — celle qui, éliminant les fausses solutions, détermine les conditions dont dépend la consistance des [12] êtres dans leur rapport avec celui qui seul mérite absolu­ment le titre d’Etre en soi et par soi.

C’est d’ailleurs la tradition par excellence de la philosophie de chercher son fondement dans l’être, d’user de la pensée et de la vie pour approcher cette source vive de la connaissance comme de l’action, πηγἡ γνώσεως, d’entretenir le sentiment de la certitude première et du mystère suprême de l’Etre. C’est pour cela qu’au lieu de s’enfermer en des systèmes clos, en des succédanés conceptuels et toujours inadéquats, l’effort spéculatif et l’élan spiri­tuel, constamment unis, ont pratiqué la méthode que déjà Platon nommait le voyage dialectique et la purification de l’âme, la méthode humble et confiante : « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Non, nous ne chercherions pas l’être, nous n’en aurions pas l’idée, nous n’aurions même aucune idée, si nous ne l’avions ou ne l’étions en quelque façon.

Mais, pour qu’une affirmation aussi complexe et encore aussi obscure puisse être posée, comprise et justifiée, une autre vérité symétrique est implicitement contenue dans notre vif et confus sentiment de l’être : nous ne possé­derions rien de l’être, nous ne serions pas nous-même, nous cesserions d’avoir rien trouvé si nous ne continuions à chercher encore et toujours. A la célèbre parole de Pascal qui, de manière unilatérale, vaut seulement pour notre relation avec Dieu, il est donc juste de joindre une vérité plus large et réellement universelle, une vérité vitale qui comprend notre rapport avec nous-même et avec les autres êtres comme avec l’Etre en soi. S. Augustin nous en suggère la formule : cherchons comme ayant trouvé et devant trouver encore ; mais trouvons comme ayant à chercher toujours et à nous réaliser à l’infini.

La double erreur qu’il faut éviter d’abord parce qu’elle stériliserait ou vicierait toute la philosophie, c’est d’imaginer (et c’est bien d’une image et d’une falsification qu’il [13] s’agit) soit que nous sommes primitivement mis par la réflexion en dehors de l’être pour avoir ensuite à y entrer par un coup de force ou d’adresse de la pensée, soit qu’il nous est possible de faire évanouir, comme une illusion naïve, notre certitude spontanée de l’être, d’en sortir, bref de nous soustraire, par une démarche de la spéculation ou de la volonté, à la réalité profonde qui nous investit de toute part et à celle que nous portons en notre intimité la plus secrète. Voilà, sous un aspect qui la rend aussi impérieuse que le dilemme d’Hamlet « être ou n’être pas », la question qu’il nous faut élucider, sans nous contenter de vraisemblances partielles ou de solutions obvies.

Si réellement nous sommes des êtres, en quel sens, à quel prix, sous quelles conditions est-ce possible ? Quelle est notre maîtrise, quelle est notre dépendance, quelles peuvent être nos obligations et nos responsabilités à l’égard des autres êtres, de nous-même, de l’idée inévitable d’un Etre en soi ? Et si de fait nous sommes dans l’être et de l’être avant même de le savoir distinctement, comment se fait-il qu’aucune ignorance, qu’aucune science, qu’aucune industrie ne nous soustrait complète­ment à la puissance, aux risques, aux sanctions de cet être mystérieux que nous sommes, d’un être qui peut, semble-t-il, se trahir, se ruiner et se perdre, sans devenir jamais capable de s’abolir et de s’annihiler ?

Dès le début donc, et pour toute notre exploration, tenons fermement les deux bouts de la chaîne, avant même d’apercevoir distinctement les anneaux intermédiaires ; et que nul ne soit tenté de nous prêter chemin faisant un excès d’idéalisme ou un excès de réalisme. Ces mots ne garderaient un sens que pour qui exclurait indûment un des aspects dont nous devons non seulement affirmer, mais expliquer et rendre intelligible la solidarité. — Donc, quelques réserves ultérieures que nous ayons à faire, une assertion irrévocable, une conviction [14] inévitable nous sont justement imposées. Une telle certitude est posée en nous et non sans nous : dans ce que nous percevons ou ce que nous sommes il y a de l’être ; on n’échappe, on n’échappera jamais ni en droit ni en fait, à ce réalisme indélébile. — En même temps une exigence inverse travaille sans cesse, de façon au moins implicite, la certitude primitive que nous possédons inaliénablement. Car ce que nous avons et savons déjà de l’être ne nous suffit pas. Nulle affirmation, nulle conquête ne nous apaise et ne borne notre horizon ni nos vœux. Nous parlions il y a quelques instants de la « présence totale » de nous-même à nous-même ou aux choses et aussi des choses à nous. C’était vrai, mais combien indéterminé et perfectible ! Non moins profondément qu’une présence et une possession, nous ressentons toujours une immense attente, une permanente absence : — nous ne nous saisis­sons tout entier et à fond en aucun état, en aucun acte, en aucun rêve ; — nous ne saisissons en son intégrité aucune des réalités qui nous accompagnent, nous résistent, nous nourrissent ; — nous ne saisissons pas l’Hôte voilé qu’il nous semble porter en nous comme le foyer de la lumière qui nous éclaire, comme le principe de la force qui nous anime, comme le terme intime et lointain où nous aspirons. Et tout l’effort de la science, toutes les démarches de la récollection spirituelle, tous les gains de la plus haute contemplation ne font qu’avérer le témoignage augustinien : Absum a me, absum a rebus, absum ab ipso Deo, etsi interiore intimo meo.

Ainsi nous sommes simultanément tirés et comme élargis en deux sens opposés. Traiter de l’être sans tenir simultanément compte de ce double fait, ne point montrer ce qu’il y a de vrai, de complémentaire, de stimulant, de salutaire en ces deux mouvements incoercibles, ce serait mentir à nos certitudes, ce serait stériliser l’enquête en substituant à une fécondation réelle des arrangements [15] verbaux, des élans alternatifs d’acceptation crédule et de critique décourageante.


II. Quels problèmes pose ce mélange
d’ombre et de clarté : accès superficiels
et voies pénétrantes de l’ontologie.

Pour ne point échouer dans cette investigation qui n’est pas seulement curiosité, mais qui est enrichissement et progrès, il importe d’éviter les impasses où nous entraî­nerait l’ambition de définir l’être en fonction d’idées som­maires ou de concepts abstraitement élaborés et systématisés. On s’est si souvent contenté de disséquer des notions avec la persuasion de manifester ainsi l’armature des êtres qu’il ne sera pas inutile de nous retirer d’abord d’une telle prétention et d’une si incomplète méthode. Ce n’est pas toujours du temps perdu que d’explorer une impasse. On est plus sûr du vrai chemin après avoir fait fausse route, tenté les accès clos, fait effort pour ouvrir des portes simulées. Défions-nous surtout des habitudes d’esprit et des symboles décourageants qui résultent des insuccès dus à d’inopérantes démarches. Parce qu’on cherche l’être où il n’est pas, où il ne peut être et de la manière qu’il ne faut pas le chercher, on s’accoutume à parler de lui — ou bien en l’affirmant d’emblée comme une donnée immédiate et définitive, — ou bien en l’entourant d’ombres impénétrables dans un recul sans limites, — à moins qu’on n’allie ces deux thèses extrêmes sans éclairer l’entre-deux qui sépare l’intuition et le mystère.

C’est pourtant cet intervalle qu’il importe d’explorer, car c’est là que nous avons à vivre et à découvrir, à réaliser le sens de notre vie, l’instauration de notre être. Des formes variées d’un ontologisme, qui souvent s’ignore en se prenant pour son contraire, on passe parfois trop aisément [16] à un secret agnosticisme, masqué sous les laborieux efforts d’une gnoséologie abstraite. En accouplant ces thèses opposées, comme si elles se compensaient et se complétaient, on est porté à méconnaître tout effort tenté pour atteindre dans les êtres ce qu’ils ont de concret, de progressif, de besogneux et d’indélébile à la fois. Sous le prétexte que l’esprit est en effet actué par l’être et capable de le capter, on maintient l’être dans ce que nous pouvons saisir des natures intelligibles, en accusant tour à tour ceux qui tendent vers les réalités effectivement subsistantes d’être trop exigeants et trop défaillants : — trop exigeants, lorsqu’ils ne se contentent pas d’une science des essences et lorsqu’ils s’attachent, sinon à l’étude des existences individuelles, du moins à celle des conditions conférant aux êtres concrets la consistance de leur plein développement par le rattachement du singulier à l’universel en eux ; — trop défaillants, lorsque, tout en exaltant la valeur des concepts et l’armature noétique de l’univers réel comme du monde intelligible, ils ne se résignent pas à s’en tenir à une pure théorie, à une doctrine spectaculaire des essences et des existences, et lorsqu’ils proposent une philosophie, à la fois, et des natures intelligibles, et des existences génériques, et aussi des êtres travaillant à une sorte de parturition, des êtres qui, ne se cantonnant pas dans leur définition idéale, cherchent dans leur sujétion mutuelle et dans leur dépendance réelle le moyen de s’enrichir, de se perfectionner et d’accueillir la destinée singulière et commune, telle qu’elle peut être assignée à chacun et à tous par un dessein providentiel, respectueux d’ailleurs des libres options là où elles sont possibles et obligatoires dans le plan des intelligences.

C’est donc vers une ontologie dynamique plutôt que statique que nous devons orienter une enquête simultanément fidèle aux deux aspects partout impliqués dès notre [17] première expérience, dès notre première notion de l’être. Loin de contredire, de sacrifier l’une ou l’autre de ces implications spontanées, la réflexion ne fera que les confirmer en montrant comment et pourquoi elles sont soli­daires et mutuellement stimulantes. Tout à l’heure nous parlions des fausses images qui obstruent l’accès de l’on­tologie ou ne laissent apparaître que de fausses portes. Comme on ne remédie à d’obsédantes métaphores que par d’autres images libératrices, essayons d’offrir au lecteur quelques symboles encourageants ; et, au lieu de nous intimider par l’évocation des ténébreux labyrinthes où s’enfonce souterrainement l’ontologie, comme dans ces caves où Descartes disait des batailleurs d’idées qu’ils descendent afin de pourfendre sans fin des ombres, préfé­rons l’allégorie d’un vol montant au-dessus des nues pour apercevoir les horizons lointains ou s’élevant au-dessus des eaux pour scruter les profondeurs marines. On a dit qu’en cette ère des avions, il n’y a plus de dédale. Sans prendre à la lettre cette prétention, peut-être physiquement vraie, il n’est sans doute pas faux d’espérer que les méthodes philosophiques comportent des progrès analogues à ceux que permet l’aviation, dans la marche rapide qui soutient le déplacement de l’appareil ou multiplie les différences de niveau de manière à permettre les levées de plans les plus prompts, les plus variés, les plus instructifs. Ce que, en restant sur le sol pour étudier chaque réalité à part, nous ne connaîtrions que lentement et fragmentairement, ne pouvons-nous l’explorer dans son ensemble mouvant et dans les relations immenses du paysage, dans sa constitution géologique, dans son relief, dans sa géographie biologique et humaine ? Et, en survolant ainsi la durée et l’étendue des êtres qui se succèdent ou se composent les uns avec les autres, ne réussirons-nous pas à mieux embrasser la vue de l’univers et à découvrir un peu plus de sa signification ou de son but [18] d’après l’aspect même d’une genèse constamment poursuivie ?

Méconnaîtra-t-on la légitimité, la vérité, l’utilité d’une semblable exploration ? On a déjà objecté, une fois au moins, à notre étude de la Pensée qu’elle prétend résoudre les problèmes par de simples métaphores : ce n’est pourtant jamais des images que nous allons aux idées et aux solutions ; c’est toujours des exigences rationnelles que nous tirons les symboles propres à soutenir l’attention, comme les figures du géomètre aident ses démonstrations, mais ne les précèdent, ne s’y substituent, ne l’en dispensent jamais. Bien plus, les images, qui servent à stimuler la réflexion, ont surtout l’utilité de la décevoir ; elles valent donc par leur insuffisance reconnue, par la criti­que qu’elles appellent, par les redressements et les progrès ultérieurs de la pensée qu’elles suscitent. Ici même il va en être ainsi ; et nous voudrions maintenant, dans ce préambule destiné à nous dégager des fausses entrées, mettre en garde le lecteur contre des analogies superficielles et contre le danger d’assujettir la recherche de l’être aux aspects trop purement empiriques ou imaginatifs de la pensée vulgaire comme aussi des idéologies criticistes.


III. Idée directrice et conciliatrice
d’une ontologie concrète.

Tout en reconnaissant que l’apparent est déjà du réel, on croit volontiers faire beaucoup et prendre le vrai chemin de l’être en cherchant derrière ce réel du fait subjectif ou objectif, une existence plus réelle encore, comme si d’un côté se trouvait tout le phénomène, de l’autre tout le subsistant. Sans doute il y a une grande vérité, dont nous aurons à faire notre profit, dans cette conviction de [19] l’ordre métaphysique que l’unité substantielle de l’être ne se réduit pas à ce qui s’étale dans la connaissance dis­cursive, encore moins dans les données spatiales et empiriques. Mais cette dichotomie, qu’on pose d’emblée de façon abstraite et une fois pour toutes, n’égare-t-elle pas, ne ferme-t-elle pas l’exploration méthodique et prudente qui doit nous empêcher de prendre des généralités et des constructions conceptuelles pour des réalités superposées et séparables ? Une vieille formule canonisait audacieusement cette abusive prétention : « tout ce qui peut être discerné isolément par la pensée peut être réalisé isolément dans l’existence ». En partant, fût-ce inconsciemment, d’un présupposé si arbitraire, on risque toujours d’être conduit à mettre l’être comme la pensée en morceaux, de creuser un abîme factice entre l’apparence et la chose en soi, d’engendrer de faux problèmes et, conséquemment, d’insolubles antinomies. Quand on prétend par une critique fictivement idéale décomposer l’être en éléments abstraits et atteindre ce qu’on est ainsi conduit à nommer un noumène, on ne peut manquer de se heurter aux parois opposées d’une impasse, à droite, à gauche, au fond, sans trouver devant soi autre chose qu’un mur de nuit. C’est ce que nos analyses auront à mettre bientôt en pleine évidence.

N’en sera-t-il pas tout autrement si, loin de compter et de ratiociner sur des oppositions préalables et globales, nous étudions, degré par degré, ces réalités qui présentent à la fois une résistance invincible à toute négation, mais qui par leur devenir même déçoivent cette idée, cette exigence de l’être, suscitées en même temps que frustrées par ces réalités mêmes ? Il nous faut donc suivre patiem­ment non point seulement une description des caractères que devrait offrir l’être véritable, — sauf à montrer que les conditions imposées à notre connaissance nous interdisent d’y accéder ou même de l’affirmer, — mais la progression [20] réelle, la parturition des êtres, à travers les ébauches les plus insuffisantes encore ou les efforts défaillants par où ils tendent à leur fin. Que les philosophes qui consentent encore à spéculer sur l’être ne fassent pas comme le vieux paysan qui amusa mon enfance. Devant la cage grillagée où j’élevais maintes chenilles pour obtenir de beaux papillons, cet homme défiant s’étonna et, sceptique quand je lui révélai mon espoir, il voulut vérifier ce qui lui paraissait une moquerie de ma part. Il enferma donc dans une boîte la première chenille qu’il put découvrir, mit auprès d’elle des grains de blé et quelques feuilles de salade avec une soucoupe d’eau, puis attendit. Ce qui survint, c’est la mort de la pauvre bestiole, privée de la seule nourriture appropriée à ses besoins et trop peu développée encore pour se chrysalider ; pis encore, ce qui résulta de cette aventure, c’est la pluie de reproches que vint m’adresser celui qui se jugeait victime d’une mauvaise plaisanterie. Font-ils autre chose que cet observateur un peu sommaire les idéalistes spéculatifs qui, prenant des formes transitoires de la réa­lité en devenir, les considèrent déjà comme des êtres achevés ou près de l’être, les enferment en leur fournissant des concepts plus durs que du froment pour leur ser­vir de viatique immédiat et concluent de leur échec que le papillon promis n’est qu’un rêve d’enfant ? A leur dire, les êtres ne sont même pas des larves en croissance, ils sont prêts à la décomposition prochaine, sans espoir de métamorphose et de transfiguration.

Toutefois ne restons point dupes d’images compensatrices qui, prises à la lettre, nous ramèneraient sur le plan purement empirique, et relieraient trop étroitement ce qui reste mystérieux et transcendant à ce qui est connaissable et discursif dans les êtres en devenir, sinon plus encore dans celui que nous appellerons l’Etre en soi, un Etre que nous ne devrons pas confondre avec l’abstraction [21] des abstractions, mais dont la subsistance concrète consti­tuera le suprême enjeu de notre enquête. Pour que l’ontologie ne s’effondre ni dans une gnoséologie ou un ontologisme, ni dans un agnosticisme incurable, il importe essentiellement que, tout en bénéficiant des apports d’une étude de la pensée et d’une théorie de la connaissance, elle ait son appartenance propre et il faut même pour cela qu’elle profite à la pensée elle-même en lui ouvrant de nouvelles perspectives et en fortifiant le dynamisme de l’esprit. A cette condition seulement la science active de l’être ne manquera pas son objet. C’est ce que, pour encourager et orienter notre recherche, nous voudrions indiquer. Cet éclaircissement, cette orientation exige encore que nous fermions quelques fausses portes, masquant l’entrée véritable de l’ascension vers l’être.


IV. Comment cette ontologie intégrale
eut-elle concevable et réalisable.

Peut-être déjà l’apologue qui précède fait-il comprendre l’insuffisance d’une méthode qui, pour la genèse des êtres, est aussi et plus déficiente que celle du paysan qui croit observer une larve, sans tenir compte de ses aliments spécifiques, de la lenteur des métamorphoses, des condi­tions de tout le milieu ambiant, des longs délais de la chrysalidation, de toutes les causes d’échec d’un élevage artificiel. Mais ce n’est là encore qu’une comparaison très imparfaite, car il ne s’agit que des aspects empiriques d’une croissance se développant dans un même plan. Il nous faut maintenant aborder la critique d’illusions plus profondes, d’erreurs tenant à une confusion plus radicale encore, de méprises portant sur la relation du connaître et de l’être. [22]

L’annonce d’un ouvrage portant comme titre « l’Etre et les êtres », succédant à deux tomes consacrés à la Pensée, a suscité chez quelques-uns, sinon surprise et critiques, tout au moins curiosité et doutes exprimés de divers côtés et en des sens contraires : « Si l’on a épuisé l’étude du penser, que reste-t-il à dire proprement de l’être, puisque en dehors de ce que la connaissance atteint ou de ce que l’initiative de l’esprit produit, il ne reste que la nuit noire, voire même l’absurdité et la chimère ? » — Symétriquement on a protesté contre cet idéalisme, au nom d’une sorte de réalisme, assez éclairé à la surface pour devenir foncièrement agnostique : « Otez de l’être tout ce qui, en son secret, peut devenir objet de connaissance et comme de contact extérieur, il n’y a plus que le mystère, telle une sphère opaque et impénétrable derrière les lignes tangentes qui peuvent seulement l’effleurer, la délimiter avec une précision tout extrinsèque. C’est bien la rive d’un océan pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile, ni scaphandre. Et il est même contradictoire de prétendre, par la pensée, seul instrument du philosophe, scruter ce qui, par hypothèse, est demeuré et demeurera insaisissable à la vue, au toucher, à la prise de l’esprit ; sinon ne faudrait-il pas dire qu’en se lançant dans un monde où ne pénètre pas la raison, le philosophe est dupe de la folle illusion d’un enfant qui cherche à bondir au delà de son ombre ? »

— Ces questions contrastantes, ces objections réitérées nous amènent à regarder plus en face le problème qu’il est le plus difficile d’affronter, mais qu’il n’est pas permis d’esquiver. Parce que, disions-nous, le pensé est du réel et prétend porter sur tout le réel, n’est-il pas suffisant, n’est-il pas nécessaire de réduire finalement l’être à ce qui, sans que nous le pensions explicitement, est cependant absolument réductible en soi à du pensable ? Pour sauver l’être d’un pur idéalisme — que nous ne pouvons [23] d’ailleurs concevoir absolument réalisé sans faire évanouir notre propre pensée toujours assujettie à la loi d’une discrimination et d’une dualité, — ne faudrait-il pas découvrir le moyen d’affirmer intelligiblement une distinction subsistant au sein même de l’union la plus parfaite entre l’être et le penser ? Mais qu’y a-t-il donc, hors de la pensée ou même en elle, d’irréductible à la simple pensée dans un Etre qui serait adéquat à son connaître ? Dès le seuil et avant de nous engager dans aucune avenue, nous apercevons la terrible difficulté, le suprême enjeu d’une telle recherche dont le succès et la légitimité même se suspendent à ce problème dont la solution commande à la fois le sort de l’être, la valeur de la connaissance, le sens de toute vie et de toute réalité. C’est donc ici surtout qu’il est nécessaire de ne pas nous tromper de porte et de nous assurer de nos démarches.

S’il est vrai que la solidité des êtres, comme celle de la connaissance que nous pouvons en acquérir, ne peut trouver sa vraie et définitive consistance que par le rattache­ment de tout ce qui existe à l’unité métaphysique de l’intelligible et du substantiel, ce n’est donc point d’emblée que nous pouvons consolider une par une les diverses formes de réalité qui s’imposent à nous, mais sans satisfaire pleinement notre exigence profonde de l’être. Autant nous résisterons à toute décourageante tentation d’infirmer les ébauches d’être que nous expérimentons en nous et hors de nous, autant nous nous garderons de les cano­niser comme si elles étaient déjà achevées et définitives ou comme si la connaissance que nous en avons était exhaustive et stabilisée. Nous resterons donc fidèles au double élan spontané, réaliste et critique, qui, tout d’abord, nous était apparu comme la double vérité impliquée par toute notre attitude spéculative et pratique à l’égard des êtres. Loin d’opter a priori, sur la foi d’un examen restreint au domaine des abstractions et des généralités, [24] entre un réalisme et un idéalisme — qui d’ailleurs ne s’excluent qu’à l’état d’entités, mais que la pensée vivante associe dans une compénétration constante, — nous aurons à suspendre toute conclusion doctrinale de cette nature jusqu’au terme d’une enquête répondant à la question symétrique à celle que posait l’étude de l’esprit : qu’est-ce que penser, en aboutissant à cette solution : qu’est-ce qu’être ? l’Etre en soi est-il ? comment peut-il y avoir d’autres êtres ? qui sont-ils ? comment et à quel prix sont-ils ? en quel sens sont-ils solidai­res les uns des autres ? pour quelle fin existent-ils ? et dans quelle mesure, unis entre eux, peuvent-ils participer à l’Etre en soi ?

Qu’on ne s’étonne donc pas, qu’on ne s’inquiète point des voies, un peu imprévues peut-être, où cette intégrale investigation nous entraîne. Si nous voulons éviter les impasses qui viennent d’être dénoncées, si nous redoutons ces obscurités souterraines où faute de mieux l’on cherche un être sans espoir de l’éclairer et de le saisir, si nous craignons de substituer des entités semi-empiriques, semi-notionnelles à des subsistances concrètes, comment donc nous y prendre pour échapper en même temps à tous ces inconvénients, sans cesser de tenir simultanément compte du devenir que nous expérimentons et des exigences de l’être que notre sens métaphysique le plus spontané nous impose ? Une comparaison va encore nous permettre de préciser cette difficulté qui, pour beaucoup, reste inconsciente, toute réelle et inévitable qu’elle est. En effet, même quand on ne se borne pas à placer l’être dans chacune des apparences successives ou dans des individualités isolées, on s’imagine que, par la réunion de toutes les vues instantanées prises sur les choses qui meurent et se propagent, on obtiendrait une science des êtres. Erreur doublement funeste, car à un premier point de vue cette vision de toutes les phases de l’univers, outre [25] qu’elle nous est impossible ; resterait toujours décevante et extérieure : on aurait beau la fixer, la reproduire au cinématographe, la faire passer sur l’écran à des vitesses indéfiniment accélérées ou ralenties au point de modifier totalement l’aspect des choses, nous serions de moins en moins avancés sur la vérité secrète, sur la consistance, sur les relations et la destinée des êtres. Mais il est encore plus important de noter à un second point de vue, vraiment métaphysique celui-ci, que la raison ne peut jamais constituer avec le devenir laissé à lui seul une substance qui ne trouverait d’appui qu’en elle-même et dans ses propres changements.

Ainsi apparaît, en sa foncière difficulté, le problème d’accorder la réalité des êtres visibles et mouvants avec les exigences qu’implique impérieusement l’affirmation nécessaire de l’être. Bossuet a dit : « les choses sont parce que Dieu les voit. » Et sans doute déjà cette éternelle vision du devenir confère, de façon extrinsèque et spectaculaire, une vérité certaine à cela même qui n’est pas l’unique Etre en soi. Sans doute encore on a dû ajouter : les êtres sont parce que Dieu les veut et les aime ; mais cette heureuse addition ne peut cependant suffire à nous satisfaire ; ou plutôt il convient qu’une telle assertion se justifie en révélant son contenu véritable. Les êtres malgré tout ne seraient pas des êtres s’ils restaient tout passifs, s’ils étaient laissés à eux-mêmes, s’ils n’avaient rien à donner d’eux, s’ils n’étaient pas bons ni aimables. Seulement nous ne saurions nous contenter de ces lueurs, de ces aspirations verbales. Oublions même provisoirement les perspectives prématurément ouvertes, afin de nous résigner d’abord à la tâche paradoxale de critiquer les attributions trop complaisantes qui décorent du nom d’être ce qui ne peut encore porter tout le poids de ce mot, le plus petit et le plus grand de tous. Afin que le lecteur ne s’effraie ou ne s’irrite trop aisément, soutenons sa [26] patience et sa confiance en le prévenant que nous ne paraîtrons abaisser d’abord ceux qu’il appelle trop absolument des êtres que pour lui faire voir ultérieurement en eux une consistance, une dignité, des responsabilités sans doute supérieures à celles qu’il leur concède d’ordinaire.


V. Quelle méthode, spécifiquement adaptée
 l’ontologie intégrale, peut mettre en œuvre
et concilier toutes les ressources d’une genèse et d’une science des êtres dans leurs relations
avec l’Etre absolu.

Toutefois, avant même de préparer notre exploration, il importe de réfléchir sur l’esprit qui doit l’inspirer et sur la méthode générale dont il nous faut user. Il est nécessaire en effet, si nous voulons tenir compte des premières constatations déjà faites en ce préambule, de surmonter le conflit habituel entre les deux tendances, réaliste et idéaliste qu’on juge exclusives [1], alors qu’elles sont les ressorts coordonnés non seulement de la recherche que nous avons à poursuivre jusqu’au bout, mais de la genèse réelle des êtres parvenus à une conscience plus ou moins obscure de leur devenir, de leurs aspirations, de leur devoir. Isoler, [27] opposer, sacrifier l’une à l’autre ces tendances, c’est mutiler la réalité et tomber dans l’erreur. Mais la difficulté est justement de les faire coopérer sans qu’une fausse conciliation masque le vrai problème et arrête indûment la croissance des êtres.

Si la science de l’être a un objet propre et si, en soi, l’être a une originalité spécifique, il faut aussi que la méthode exactement appropriée à cette étude, à cette spécificité ne se confonde point avec celle des autres disciplines. Tâchons donc d’abord d’obtenir par comparaison et exclusion une idée préalable, mais déjà nette, de ce que, par rapport aux méthodes des sciences de la nature ou de l’esprit, la méthode de l’ontologie n’est pas et de ce qu’elle doit être.

Une premier danger serait d’appliquer à l’être les procédés d’investigation que comportent les recherches expérimentales et les lois positives de la nature. Agir ainsi, ce serait forcément poursuivre l’être où il ne peut être atteint ; et, qui plus est, on risquerait de croire qu’on le trouve sous une forme qui nous condamnerait aux plus décevantes illusions. La critique — devant la tentation constante du trompeur, de l’insuffisant réalisme des sens, de l’imagination, de l’entendement discursif — ne se lasse pas de dénoncer cette trop courte métaphysique qui prétend enfermer la substantielle réalité dans des cadres rigides, dans des formules d’une précision abstraite, dans des constructions exactes et idéales comme des épures. L’être n’est point là tout entier. Et cette prétendue rigidité n’est que celle d’un cadavre ou plutôt celle d’une préparation anatomique.

Un péril symétrique n’est pas moins à redouter. Pour échapper à l’excès qui vient d’être signalé ou par besoin spontané d’une vision plus directe et d’une palpation plus plastique des réalités de toute sorte, maints esprits s’empressent de recourir à une expertise pour ainsi dire divinatoire, [28] à une éducation du tact, de la finesse intuitive, de l’ouïe attentive aux bruits souterrains, comme si, pour atteindre l’être, il était suffisant autant que nécessaire d’écarter les aspects obvies, les banalités notionnelles, les connaissances trop claires et les spéculations trop artificieuses, de manière à communier pour ainsi parler avec l’intimité des choses ou des âmes. Mais quel risque d’interprétation toute subjective, quelle absence de vérité contrôlable dans cette mystique au rabais ! Même la poésie pure ne se passe jamais de l’appui des signes, des symboles, des suggestions intellectuelles ; et l’on voudrait qu’il y eût une ontologie pure, une science de l’être indépendante de tout contrôle méthodique et de toute coopération promouvante de la raison la plus lucide et la plus ferme !

Nous aurons à déterminer, après l’avoir peu à peu mise en pratique, une méthode normative, vraiment conforme aux exigences de l’être, de sa genèse et de son perfection­nement. Donc, ni scientisme emprisonnant l’être comme en des cages de fil de fer, ni mobilisme toujours exposé à d’arbitraires littératures et à l’évanescence finale d’une relativité indéfinie. Dans un cas comme dans l’autre (mais les excès ne se compensent pas, ils s’appellent, s’ajoutent et s’aggravent souvent l’un l’autre) on passe indûment à la limite par ce que nous avons appelé maintes fois une extrapolation illégitime, et on se trompe de plan, comme si tour à tour le réel était constitué par ce qui est abstraitement définissable, stabilisé, ou au contraire comme s’il n’y avait d’existence concrète que dans une plasticité informe et un changement incessant.

Si de telles exagérations se produisent et aboutissent à des conflits — entre lesquels l’être se trouve comme oublié, exclu ou perdu, — c’est sans doute parce qu’on veut appliquer en effet les principes transcendants et absolus, qui conviendraient pour l’être lui-même, à des aspects partiels, à des phénomènes, à des concepts ne [29] comportant pas d’être érigés en contradictoires. Déjà, en étudiant la pensée, nous avions montré que, là où la catégorie de la substance et la réalité même de l’être n’entrent pas en jeu et ne sont pas mis en cause, il faut tenir compte des implications multiples grâce auxquelles des thèses — qui seraient incompatibles dans l’absolu ontologique — sont conciliables, ou même solidaires, dans nos représentations scientifiques et dans les relations phénoménales (tel le cas du continu et du discontinu). Aussi avions-nous insisté sur cette méthode d’implication qui, tant qu’elle n’est pas appliquée à l’être, assouplit infiniment les démarches de la connaissance et l’activité philosophique. Mais nous voici maintenant attelés à l’étude de l’être ; et cette même méthode d’implication va désormais (sans perdre son extension et sa souplesse) nous munir d’une vigueur d’affirmation et d’exclusion dont nous aurons à déployer les efforts jusqu’aux extrêmes conséquences du drame des êtres capables de s’enrichir ou de se ruiner (1) [2].

Car si dans toutes les catégories autres que celle de la substance, il n’y a pas à proprement parler d’absolue contradiction puisqu’il s’agit de qualités, de modalités, de quantités, de relations plus ou moins variables et opposées, il en est tout autrement lorsqu’il s’agit de l’être : il est ou il n’est pas. Dès lors il ne saurait suffire, pour répondre au dilemme « être ou n’être pas », de recourir à l’ordre des phénomènes et de se tenir en une science ou en une doctrine de la relativité généralisée. C’est pourquoi [30] l’ontologie qui ne veut pas rester dans le seul domaine des abstractions, des principes spéculatifs et des transcendentaux requiert une expérimentation et une norme d’un autre caractère que celui dont se contentent les recherches positives dans l’ordre physique, biologique, psychologique ou social. Comment en effet vérifier l’être sinon par cette méthode d’absence qui permet d’obtenir la certitude de ce qui ne cesse d’être présent ? Si d’un coup nous pouvions nous affranchir de toutes les apparences éphémères, ne saurions-nous pas s’il subsiste ce résidu ontologique que nous nommons l’être ? Et n’est-ce pas la mort qui résoudra le problème d’Hamlet qu’en son fond le plus secret se pose tout homme ? Mais la curiosité métaphysique, même la plus légitime, n’autorise pas cette brusque et totale intervention du suicide contre lequel protestent les saines énergies de la vie et de la conscience. Elles ouvrent en effet une autre voie qui, pour sembler moins directe et moins prompte, n’en est pas moins éclairante et décisive. Ce que, dans l’incertitude de notre être, nous ne devons pas contrôler par un coup de force, — qui supprimerait la possibilité même d’enrichir l’être auquel nous aspirons, — il s’offre, il s’impose à nous un moyen bon et sûr de l’expérimenter, une croissance, une ascèse, une « mortification », qui, faisant taire les clameurs du monde et des passions, révèle la vérité cachée sous les apparences. Et grâce à cette méthode, qui écarte le prestige de ce que Parménide appelait déjà « le non-être, le devenir, le règne de l’illusion et du mensonge », nous sommes à même de constater ce qui subsiste de permanent, de substantiel, d’ontologique à travers toute la phénomé­nologie du temps et de l’espace.

Non pas que l’univers des apparences ne soit pas lui-même du réel, du solide, du bon : nous aurons au contraire à montrer comment, s’il peut être une occasion de perte, il constitue une réalité et contribue à soutenir la [31] solidité propre des êtres véritables en face ou au sein de l’Etre absolu lui-même. C’est une grave question, et trop peu étudiée, que celle où nous serons amenés par notre méthode même. Nous disions tout à l’heure que, dans la catégorie de la substance seule, joue pleinement et légitimement le rigoureux principe de contradiction. Comment expliquer alors qu’il y ait des êtres particuliers dans l’Etre totalement et exclusivement digne de ce nom ? Comment échapper à la subtile et impérieuse tentation du panthéisme ? Comment comprendre que des êtres contingents puissent comporter des initiatives, des qualifications, des responsabilités absolues elles-mêmes ? C’est donc tout le réalisme de l’universelle destinée, toute l’architecture de l’être qui est mise en question par ce problème qui domine justement tous les autres ; et c’est avec raison que l’antique sagesse philosophique avait pris son fondement dans une science de l’être, non sans voir en même temps qu’elle est aussi la clef du problème de la vie humaine et de notre destination suprême.

Ces indications liminaires ne prendront toute leur signification qu’au cours même de notre enquête. Elles valent déjà pour faire entrevoir et pour justifier la suite des trois démarches qui marqueront les étapes d’un itinéraire continu. Exploration qui n’est pas et ne peut rester simplement descriptive et toute théorique. Car la théorie est elle-même ici une expérience de vie et d’ascèse qui exige de nous, en même temps qu’une rigueur intellectuelle, un effort constant de redressement, d’exigence et, si l’on peut dire, de réalisation spirituelle. On ne connaît mieux l’être qu’en s’appliquant, qu’en aboutissant à être davantage. Sans doute il n’est pas inutile de désirer d’abord une sorte de vue préalable, hypothétique et intégrale de la route à parcourir ; et nous ne voudrions nullement requérir une abdication initiale ni même conditionnelle. Mais il ne [32] reste pas moins vrai que certaines résistances peuvent devenir illégitimes, certaines obscurités peuvent subsister ou s’épaissir dans la mesure où la lumière ne serait pas suivie autant qu’elle se fait entrevoir à la conscience. De même que nous devons nous affranchir de l’idée matérialisante d’après laquelle l’être serait un bloc tout fait sur lequel pousseraient on ne sait comment des phénomènes, de même nous avons à nous défier d’une illusion plus spécieuse, celle qui nous persuaderait que le succès de notre recherche de l’être peut être assuré indépendam­ment de notre attitude itinérante durant tout le cours d’une exploration : il n’est pas légitime d’en attendre la fin pour réserver notre choix, comme si nous n’avions pas chemin faisant le devoir d’engager à fond notre responsabilité dans toute la mesure où nous pouvons suivre la lumière et répondre à l’appel de l’être.

La vérité spéculative est ici, nous venons de l’indiquer déjà, plus impérieuse qu’ailleurs ; et l’intransigeance de la norme qui nous commande et nous juge exclut les échappatoires, puisque la sanction résultera de la vue totale que l’être aura de lui-même selon qu’il aura été fidèle ou rebelle à la lumière. Mais dans la recherche itinérante qui est celle de notre vie présente et de notre philosophie toujours perfectible, il ne serait pas vrai, il ne serait pas prudent de ne point unir les efforts pratiques à la spécula­tion la plus exacte qui doit éclairer notre marche mais qui doit aussi nous rapprocher du foyer même de la clarté. [33] [34] [35]



[1] Cf. dans la Revue de Métaphysique et de Morale de septembre 1898, un article sur l’illusion idéaliste, destiné à répondre à deux censeurs qui m’avaient reproché, l’un de m’attacher à un grossier réalisme en terminant le livre de l’Action par cette énergique affirmation : « c’est » ; l’autre, un idéalisme allant jusqu’au solipsisme le plus absolument subjectif, sous prétexte que c’est par la critique de la notion d’immanence que s’imposait l’affirmation de l’absolue transcendance. On voit par cet exemple combien il importe de ne pas confondre la question de méthode, via negationis, avec la solution doctrinale justement affirmative ; et on voit aussi comment, pour tenir équitablement compte des données compensatrices, il est nécessaire d’examiner solidairement les exigences apparemment opposées du problème à résoudre.

[2] Pour ne point rompre la continuité de l’exposé, nous renvoyons le lecteur à des explications complémentaires, à des discussions historiques ou critiques, à des excursus placés à la fin du volume. Nous les indiquons dans notre texte par des chiffres en caractères gras là où ces commentaires justificatifs se ratta­chent le plus utilement. D’ailleurs, à l’occasion, nous pourrons renvoyer plusieurs fois au même excursus qui peut répondre à plusieurs difficultés connexes. Pour saisir toute la signification de l’exposé direct, il est indispensable de connaître ces excursus.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 janvier 2010 17:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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