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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, “Le christianisme de Descartes.” (1896). Revue de Métaphysique et de Morale — Tome IV (n°4, 1896), pp. 551-567. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Maurice Blondel
Maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille.

“ LE CHRISTIANISME
DE DESCARTES
.”

Revue de Métaphysique et de Morale,
Tome IV (n°4, 1896), pp. 551-567.


C’est un problème que le christianisme de Descartes, et un problème qui n’est ni simple, ni peut-être susceptible d’une solution unique et catégorique. D’abord s’offre à nous une question de fait : s’il a vécu et s’il est mort en catholique romain qui tient à ce qu’on le sache « très zélé à sa religion et croyant très fermement à l’infaillibilité de l’Église » (VIII, 407) [1] a-t-il été désireux de l’être autant que de le paraître, et pourquoi justement son christianisme même fait-il question ? De là ressort donc une seconde difficulté : un réformateur qui prétend « découvrir la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont l’esprit est capable » (I, 140 ; III, II) et qui renouvelle toute activité spéculative et pratique, ne peut manquer d’avoir, en face des croyances traditionnelles, une  attitude originale ; car, à supposer qu’il ait voulu garder et qu’il ait authentiquement gardé la foi de tout le monde, il reste à comprendre comment cette foi banale et commune, tout enveloppée qu’elle est chez les autres de routines humaines, trouve place chez lui dans un logis neuf dont les recoins inexplorés recèlent peut-être quelques dangers d’hétérodoxie. Et voici qu’apparaît une troisième question : comment Descartes s’est-il comporté vis-à-vis des formes consacrées de la théologie, de cette théologie scolastique « laquelle on a tellement assujettie à Aristote, qu’il est impossible d’expliquer une autre philosophie qu’il ne semble d’abord qu’elle soit contre la foi »  (VI, 73) ; de quelle manière, à ses propres yeux et en réponse aux objections de ses adversaires, peut-il légitimement ou se dérober (B. II, 517) ou « se proposer, après avoir expliqué sa nouvelle [552] philosophie, de faire voir clairement qu’elle s’accorde mieux avec toutes les vérités de la foi que ne fait celle d’Aristote » (IX, 359)  ?

Pourquoi, dans cette étude, il convient de s’attacher et de se restreindre à l’examen de la seconde de ces difficultés comme de celle qu’il est nécessaire de résoudre si l’on veut fournir aux deux autres questions une réponse qui ne reste pas provisoire, contestable, ou confuse, c’est ce que j’indiquerai d’abord. Il s’agira ensuite de déterminer si Descartes emprunte vraiment ou s’il rapporte en effet quelque chose de sa pensée au christianisme, et cela dans la mesure où il le sait et le veut lui-même. De ces rapports ou de ces emprunts il restera à chercher si, à l’insu ou contre le gré de Descartes, mais sans quitter le point de vue cartésien, ils sont légitimes et conformes à ses intentions d’orthodoxie.

Deux erreurs de méthode pourraient, en sens inverse, gâter cet examen et l’ont en effet gâté d’ordinaire. Faute de comprendre toute la portée d’une doctrine dont ils ne réussissaient, pas à dominer l’ensemble et à embrasser les principes sans retenir les leurs, les contemporains de Descartes se sont attachés surtout à des points de détail pour mettre sa religion en suspicion. Faute de nous détacher de l’ensemble des doctrines issues du cartésianisme, nous risquons de dénaturer ou d’étendre les problèmes tels que Descartes se les est expressément posés, et de ne point savoir reconstituer l’équilibre pourtant stable de sa pensée sous prétexte qu’il a été rompu depuis. Du mouvement ultérieur des idées et du renouvellement plus récent des perspectives, il faut donc profiter ici, mais profiter seulement pour interpréter, en contemporain de Descartes, comme aucun de ses contemporains ne le pouvait faire, la pensée et l’attitude de Descartes.

1. — Que, dans le for extérieur, il ait été croyant, pratiquant, et finalement dévot (B. II, 414, 527), c’est ce qui est hors de doute. Des preuves de fait en faveur de ce fait, on n’a que l’embarras de les choisir : professions répétées (VIII, 610) et déclarations énergiques (III, 119) même en face de ses adversaires luthériens (IX, 271) ; empreinte reçue de sa première éducation dont il s’honore toujours ; enthousiasme pieux et même mystique (B. 1, 12, 81, 85) ; vœux accomplis « avec toute la dévotion qu’on a coutume d’y apporter » (P. I, 13) ; sens de sa vocation philosophique sous la direction du cardinal de Bérulle (B. I, 165) ; part qu’il a en d’illustres conversions (B. II, 278, 237, 432) ; déférence extrême à l’autorité de l’Église ; zèle qui le porte, alors qu’il ne veut plus rien imprimer, à « publier [553] cinq ou six feuillets touchant l’existence de Dieu, à quoi il pense être obligé pour la décharge de sa conscience » (VIII, 539, 208, 296) ; franchise avec laquelle il approuve contre la princesse Elisabeth la conversion de son frère ; soin qu’il met à montrer « qu’on ne peut inférer de son discours que les infidèles doivent demeurer en la religion de leurs parents » (VI, 311), que la religion catholique est la meilleure, et que ses vérités sont les premières en sa créance ; désir de faire disparaître les occasions d’hérésies (A. 48) ; amitiés avec des hommes qui sont les garants intimes de ses sentiments ; souci de ne s’établir en pays réformé qu’où il rencontre des prêtres catholiques comme Bannius et Bloemaert, et où « l’on peut entendre la messe en sûreté » (VI, 123) ; scrupule qui l’empêche d’assister à l’office luthérien et qui le fait « demeurer contre la porte » s’il entre juste une fois pour entendre « un ministre français dont on fait état » (VIII, 173) ; patriotisme pieux (X, 330) ; projet de faire élever sa Francine en pays catholique ; pensée qu’il a eue de se retirer en Italie, ce qui semble prouver que « les seules raisons » de son séjour en Frise sont celles qu’il donne (VIII, 610 ; VII, 155 ; IX, 184 ; X, 134, etc.) ; témoignages sur sa fin édifiante (B. II, 548), tous ces arguments que de récentes recherches dont il faut attendre les résultats pour épuiser ce sujet confirment et multiplient, tendent à prouver que, selon l’expression de M. Liard, la foi et la bonne foi de Descartes ne sont pas douteuses (L. 183).

Toutefois, sans même qu’aucun fait de sens contraire puisse être opposé [2] il faut noter que tout examen simplement extérieur de la question demeure insuffisant, et pour deux raisons. — La première, c’est qu’amoureux de sa tranquillité comme du plus grand des biens, (VI, 12, 199, 178), capable de s’exiler et d’affronter l’animadversion des siens afin d’avoir autant de loisir et de liberté que possible, attentif en habile tacticien à « chercher des biais pour ne pas étonner les gens » (VI, 181 ; III, 330) et à pousser insensiblement sa doctrine en louvoyant tant qu’il le faut, au point de se ménager le moyen de désavouer ce qu’il a risqué (VI, 100), pourvu qu’il y [554] a trouve son compte et ses sûretés » (VI, 306), n’osant « jamais rien contre la volonté des puissants » (IX, 61), craignant surtout les censures de l’Église (VI, 50, etc.) jusqu’à « prendre sur cela des précautions dont quelques unes allaient à l’excès [3] », comme de se préparer « à brûler ses papiers » (VI, 239), « jetant de la poussière aux yeux des inquisiteurs » (B. II, 223), bref « ne faisant, plus profession que de poltronnerie » (VIII, 70), Descartes semble parfois prêt à faire et conseille à d’autres (VIII, 606), tel que Régius (assez, ironiquement d’ailleurs), de faire ce que nous estimerions aujourd’hui dissimulation et pusillanimité ; et Leibniz est allé jusqu’à l’accuser de duplicité (Théodicée, II, 186). — La seconde raison pour laquelle tous les faits, toutes les déclarations possibles ne suffisent pas à établir que le catholicisme de Descartes n’a point été affaire de prudence, de convenance, ou d’indifférence pratique chez un spéculatif qui consentirait à laisser prendre toute autorité sur ses actions pourvu qu’il garde toute maîtrise sur ses pensées, c’est qu’en effet, même en prétendant être catholique comme tout le monde, il ne peut point, par cela seul qu’il entend constituer à nouveaux frais « un corps, entier de doctrine » et qu’il a fait d’une telle entreprise ou vocation le tout de sa vie (I, 151), ne point poser à propos du christianisme d’autres problèmes que tout le monde. Et seule une critique interne de cette philosophie nous peut donner le sens complet de la véritable attitude du philosophe et du chrétien.  D’autre part, pour rendre compte de sa conduite et le suivre dans ses démêlés avec les théologiens, pour comprendre les secrètes raisons qui le déterminent tantôt à refuser la discussion, tantôt à se considérer comme obligé d’affronter des explications litigieuses, pour juger de la valeur qu’il attache aux solutions comme aux problèmes mêmes de cet ordre, il est essentiel, avant tout historique minutieux de ses querelles, de connaître sa pensée de derrière la tête, d’autant que la clarté de ses paroles est souvent trompeuse, ainsi qu’il le reconnaît (VII, 407). Sous peine de s’exposer aux mêmes malentendus que ses contemporains ou à d’autres plus graves erreurs dues à des préoccupations trop récentes, il devient nécessaire de déterminer « entre les choses qui ne sont crues que par la foi, celles qui, bien qu’elles appartiennent à la foi, peuvent néanmoins être recherchées par la raison naturelle, et celles enfin qui n’appartenant [555] en aucune façon à la foi, sont seulement soumises à la recherche du raisonnement humain » (X, 86), l’équilibre de sa philosophie.

II. — Descartes ne considère la philosophie ni comme contiguë et composable avec les vérités proprement chrétiennes, ni comme exclusive ou indépendante de l’ordre surnaturel, ni comme subordonnée (ou préparatoire à la foi, ni comme capable d’y suppléer ou d’y  accéder naturellement, ni comme restreinte à l’étude de problèmes spéciaux, comme chez d’autres qui, faute de constituer un système intégral et cohérent, peuvent être épicuriens et chrétiens, sensualistes et spiritualistes. Lui prétend bien épuiser le connaissable ; et pourtant, dans cette philosophie totale qui enveloppe la question totale, il fait place au christianisme, de manière que le christianisme ne soit pas en dehors d’elle et qu’elle ne soit pas en dehors du christianisme. Sa doctrine n’est ni unitaire, ni séparatiste, ni fragmentaire. Et c’est là pour nous, au moins autant que pour ses contemporains, quoique d’autre  sorte, l’énigme à déchiffrer. On ne pouvait guère,  au XVIIe siècle, comprendre que l’on n’inféodât pas les unes aux autres, que l’on ne mit pas bout à bout vérités physiques, métaphysiques, surnaturelles, et que le rationalisme théologique fût hétérogène par rapport au rationalisme scientifique et philosophique ; nous n’avons guère moins de peine à concevoir que la philosophie et la science peuvent être intégrales, sans éliminer, absorber, ou séculariser l’ordre chrétien.

Avec une netteté qui pourtant n’a réussi à prévenir ni les méprises ni les accusations passionnées, Descartes commence par rompre toute solidarité entre la foi et la théologie scolastique ; et pourquoi  ? parce que cette théologie avait établi une solidarité et comme une continuité entre les données de la révélation et les connaissances naturelles, entre le christianisme et le péripatétisme, jusqu’à « déduire abusivement des paroles de la Sainte Écriture des opinions de physique » (X, 87 ; VIII, 51-52). Et d’autant que, liant indûment les dogmes de la religion aux explications de la philosophie, elle transforme perfidement des erreurs humaines en vérités divines et des réformes salutaires en damnables hérésies, la scolastique, voilà l’ennemie qu’il faut exterminer, comme le mauvais démon des théologiens et le principe de leurs calomnies chroniques (A. 48). Il nous faut à présent un effort de restitution historique pour sentir ce qu’il y avait de neuf, de paradoxal et presque de scandaleux à « mettre à part les vérités de la foi », à « protester ne vouloir se mêler d’aucunes [556] controverses de théologie » (IX, 29, 53), à opposer, comme une fin de non-recevoir, ce seul mot : « c’est de la théologie ; ce n’est pas mon métier » (VI, 73, 108, 133, 309 ; VIII, 328, etc.), à protester contre une confusion qui serait « entièrement contre son sens » (VIII, 139), et à insister sur une réserve qui n’est point simple question de prudence, mais fond de doctrine. Il écrit même pour les Turcs (A. 25).

Est-ce à dire que, reconduisant la théologie aux frontières de la philosophie, Descartes inaugure ce qu’on a nommé « la philosophie séparée », ou qu’il prétende retrouver par la raison l’équivalent de la foi, ou qu’il pense résoudre par la pensée seule tout le problème de la vie  ? Loin de là. Il s’en défend expressément (III, 79) : « on ne peut m’en accuser ; et le bien faire dont je parle ne se peut entendre en termes de théologie, non plus que si je disois qu’il ne faut qu’avoir un bon sens pour être honnête homme : on ne m’objectera pas qu’il faut aussi avoir la barbe et le sexe qui nous distingue des femmes, parce que cela ne vient point alors à propos » (VI, 310 ; B. II, 514). Mais a-t-il le droit de s’en défendre ; et dans les rapports de la raison et de la foi, reste-t-il entre l’union hybride, entre le divorce et l’exclusion, une position tenable  ? Oui. Et parce que, avec un scrupule toujours présent en face de la théologie, il la sait et la veut absente de son corps entier de doctrine — absente, mais non supprimée ou niée, — il lui ménage sur le développement de ses pensées une influence indirecte dont l’importance manifestera justement la sincérité de son respect pour elle. La seule preuve décisive et la vraie mesure de son christianisme, c’en est l’action latente, mais avouée et voulue, dans l’organisation du cartésianisme même.

Par là, et par là seulement, on comprendra que l’attitude de Descartes à l’égard du dogme chrétien est vraiment unique, parce qu’elle tient à l’originalité de sa pensée et sert à la constituer ; que cette attitude est déterminée par toute sa doctrine, comme elle contribue réciproquement à la déterminer ; qu’en un mot, et sans vain nominalisme, on peut très précisément parler, au sens fort et singulier de cette locution, du « christianisme de Descartes ».

III. — Rien de plus faux que de faire de Descartes un métaphysicien préoccupé, par une imitation réfléchie et intentionnelle, de transposer dans l’ordre philosophique certaines idées chrétiennes, ou soucieux d’ériger la spéculation rationnelle en principe suprême de la science positive. Rien de plus faux, en revanche, que de faire [557] de Descartes un savant, tout entier tourné vers les disciplines mathématiques et pratiques, mais n’étant philosophe et chrétien que par surcroît, une heure en sa vie (IX, 131, 134), et indépendamment du reste de sa pensée. Ces deux aspects opposés ne s’excluent pas ; ils ne se fondent pas l’un dans l’autre ; ils ne restent pas non plus, quoique irréductibles, simplement juxtaposés : de toutes ces interprétations qu’on a heurtées comme incompatibles, il faut, pour retrouver la vérité historique, ne faire qu’un seul et même tout indivisible. Le centre de gravité du cartésianisme ne se rencontre en effet ni d’un côté ni de l’autre, il se trouve sur l’axe de symétrie qui permet au christianisme de Descartes de compenser et même de provoquer, comme pour en être le contrepoids, le développement illimité de son positivisme scientifique. Et quelle est la conception médiane en laquelle tout converge, de laquelle tout rayonne, par laquelle tout s’équilibre, en sorte que l’ajustement des parties devient si parfait qu’on ne saurait plus dire si l’une commande l’autre plutôt qu’elle n’est commandée par elle ? C’est une sorte d’agnosticisme immanent à la méthode de l’évidence et à la  justification absolue de l’entendement. Il s’agit d’abord de saisir cette doctrine, de voir comment elle est requise par toute l’attitude de Descartes, et comment à son tour elle requiert et oriente les deux versants de sa pensée qu’elle départage.

Précisément parce que les vérités de foi surpassent la lumière naturelle de la raison, et parce que pourtant la raison est l’instrument universel, il se confirme par là que l’entendement humain est hétérogène par rapport à l’entendement divin, que toutes les contradictions de fait qui limitent notre pensée finie ne s’imposent pas à celui qui a réglé la nature, que nous concevons nécessairement Dieu comme incompréhensible, qu’il peut faire infiniment plus que nous ne saurions déterminer, qu’en un mot la notion de l’infini est la plus certaine, la plus positive et la plus mystérieuse de nos conceptions (I, 282). L’empire du principe de contradiction est donc refoulé de tout l’ordre concret, expérimental, et même rationnel et philosophique, pour ne commencer qu’au delà « des bornes de philosopher que Descartes s’est prescrites », dans l’infini seul. Et s’il proscrit les causes finales, ce n’est point par une raison scientifique, mais religieuse (III, 81, 182). Aussi ne faut-il point « traiter de l’infini comme si l’esprit était au-dessus, et qu’il pût en comprendre les propriétés, qui est une faute commune quasi à tous, laquelle j’ai tâché [558] d’éviter avec soin ; car je n’ai jamais traité de l’infini que pour me soumettre à lui, et non point pour déterminer ce qu’il n’est pas » (VIII, 492). Or le rôle de cette critique négative qui soustrait à notre entendement ce domaine de l’infini réservé à Dieu seul (X, 46), accessible par révélation seule, et pour la volonté seulement, c’est de projeter également dans le champ de la connaissance vraiment positive tout le reste, et de déterminer la nature de la méthode convenant à tout le reste. En effet, puisque dans le fond des choses tout est soumis (et notre entendement fini lui-même) au décret non pas sans doute arbitraire en soi, mais insondable pour nous du vouloir divin, il appert que, dans nos intuitions les plus immédiates, entre nos idées les plus claires, le moyen terme qui les rendrait analytiques et intelligibles fait inévitablement défaut, que nous ne pouvons pas plus par lumière naturelle comprendre le mystère de la Trinité que nous ne saurions égaler notre idée du triangle (VIII, 437 ; À. 16), que toutes nos conceptions, intuitions, déductions, toujours à deux termes [4], sont toutes également synthétiques, et que l’idée du Dieu véridique et immuable, mais ineffablement libre et voulant, demeure immanente à toute certitude rationnelle, non pas seulement pour garantir la mémoire, mais pour servir de lien entre les termes de l’intuition, dont la clarté, justifiante pour nous, n’est pas justifiée en soi sans lui ; « de sorte que ce que nous avons ou acquérons de connaissance par le chemin que tient notre raison, a premièrement les ténèbres des principes dont il est tiré » (X. 130). Ainsi donc, s’il est vrai que les croyances religieuses de Descartes lui aient suggéré de parler et de penser de Dieu « plus dignement » (VI, 110) en le lui faisant concevoir comme ineffable, ὑπεραληθής, réciproquement cette conception autorise ses croyances, en empêchant qu’il ne voie fût-ce une possibilité de contradiction entre son rationalisme même intégral et sa foi positive. Conscient des antinomies qui entravent la pensée finie, s’il élève sa certitude au-dessus, c’est qu’il met sa science au-dessous : « Nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l’infini » (III, 79). [559]

  Et qu’on regarde maintenant l’autre aspect de la même doctrine. Précisément parce que Descartes cherche le type de l’évidence et de  la certitude dans les mathématiques, et parce que les mathématiques (ainsi que Kant devait le mettre plus tard en pleine lumière) procèdent par construction a priori, l’influence de ce caractère encore mal discerné se fait, par réaction, très rigoureusement sentir dans la constitution de sa méthode et de sa doctrine. A vrai dire, cette « mathématique universelle » qu’il fonde (XI, 222) n’est nullement, à juger de ce qu’il a voulu par ce qui l’a satisfait, une extension littérale du calcul à tout ordre de connaissances (VII, 146 ; A. 48) ; elle ne consiste en rien autre chose qu’à lier par la progression continue d’une synthèse déductive des données dont le rapport, si parfait qu’on le suppose, n’est jamais pour nous logique ou analytique (d’où la stérilité foncière du syllogisme), ni simplement empirique ou expérimental ; c’est un rapport constaté ou, mieux encore, construit par la raison qui voit plutôt qu’elle ne pénètre, qui touche pour connaître, sans envelopper pour comprendre, « comme nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais non l’embrasser comme nous ferions un arbre » (VI, 307 ; VII, 231, 382) ; en sorte que tout le secret de la méthode consiste à voir bien ce qu’il y a à voir, tout et rien que ce qu’il y a à voir, avec une agilité de plus en plus synthétique (XI, 257). Or cette claire et inintelligible vision qui embrasse dans une forme homogène (A. 49) des objets hétérogènes (XI, 240 ; I, 143), et qui les réunit sans qu’il puisse y avoir entre eux ni nécessité intrinsèque ni oppositions internes, puisque l’idée de contradiction absolue est refoulée en dehors du monde créé jusqu’en Dieu seul, nous ramène à la notion du Maître et Souverain Seigneur de toutes choses, comme elle nous permet de juxtaposer, sans heurt possible, l’ordre naturel et rationnel même intégralement connu avec l’ordre chrétien. Si bien que, mutuellement déterminantes et déterminées, tour à tour principe et terme, la conception agnostique de l’infini vivant et la conception rationaliste de la méthode scientifique s’appellent, se répondent et, enveloppant tout le reste dans leur étreinte, s’embrassent de si merveilleuse façon que, par l’enchantement de ces convenances inépuisables dont on ne veut pas croire qu’elles soient une réussite fortuite d’autant qu’elles se justifient par des « échantillons » et même par des « preuves » de fécondité (VI, 299, 307 ; IX, 27), l’esprit, comme rassasié et subjugué, retrouve le sens de la belle présomption et de l’indomptable assurance de Descartes. [560]

Tel est, ce semble, le point précis sur lequel oscillent et s’équilibrent les tendances divergentes du cartésianisme. Il reste à voir comment, d’une part, ce qu’on peut appeler le positivisme de Descartes, comment, d’autre part, ses véritables embarras théologiques dépendent de ce christianisme ainsi entendu.

IV. — Avec une pleine clairvoyance, Descartes trouve dans son agnosticisme chrétien les moyens de définir les conditions d’un positivisme intégral, conséquent, et conscient de ses postulats. Non seulement, comme on va le voir tantôt, ce christianisme lui permet de faire entrer matériellement la métaphysique dans le système des vérités positives, comme la morale aussi, mais encore il lui sert d’abord à justifier formellement l’entreprise de son positivisme même, sans le laisser indûment s’ériger en une ontologie hypocrite,  puis à supprimer le problème idéaliste du sens de l’existence, pour n’en point donner la solution à l’entendement indépendamment de la volonté (IX, 136 ; VIII, 272, 276 ; XI, 372), surtout enfin à exclure la prétention de trouver en la pensée, et par la pensée seule, toute la vérité nécessaire à la vie.

Grâce à ces réserves essentielles, il faut donc dire que, positiviste, il l’est plus que personne ; — il l’est par le but d’abord : car l’intérêt suprême de la philosophie réside dans la sagesse pratique, dans la conduite heureuse de la vie, dans le progrès de notre condition terrestre, abstraction faite de l’immortalité qui est une vérité de foi (IX, 369), dans ce « projet d’une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection » (VI, 276 : c’était le premier titre du Discours) ; — il l’est par l’abstention systématique des problèmes insolubles : car « il faut une fois en sa vie s’être demandé quelles sont les connaissances que peut atteindre la raison humaine » (XI, 244), savoir se limiter, et ne point oublier qu’il y a un élément transcendant qui reste impliqué dans toute vérité de science ; — il l’est par la méthode : car il s’occupe de l’ordre des raisons, non de celui des objets (VIII, 431), et borne l’unité de cette méthode à relier déductivement, par des synthèses intuitives, des données hétérogènes qu’il faut traiter comme séparables puisque, si unies qu’elles soient en effet, il suffit que nous puissions les concevoir séparément pour que leur isolement soit possible à Dieu (VIII, 631 ; I, 331), en sorte qu’au fond tout, dans cette philosophie, est méthode scientifique plutôt que doctrine réaliste, et que les idea factae du savant ne sont que des conceptions [561] symboliques utiles (VIII, 511 ; I, 169, 196 ; III, 209 ; IX, 353 ; XI, 263-64) et des hypothèses jugées par leurs applications (B. II, 226-28) ; — il l’est par l’idée qu’il se fait des vérités obtenues et des résultats acquis : car ce que personne n’avait conçu avant lui, ce qui s’ébauche pour jamais sous sa main sans qu’il ait désormais à y rien changer (VI, 102), c’est un corps de connaissances démontrées au point que toute erreur sauterait aux yeux (VI, 336), ne donnant plus lieu aux disputes (III, 28 ; IX, 20), car où l’on dispute on est de part et d’autre dans le faux (XI, 206), irréformables, totales (VI, 225), accrue par un progrès impersonnel (III, 29-31), telles qu’elles procurent à l’esprit, même en face de ce qu’il ignore, une sécurité et une quiétude absolues (XI, 244), et si étroitement liées que, trois lignes fausses, tout est faux (VIII, 91) ; — il l’est, parce qu’il conçoit à la fois 1° la nécessité indirecte et contraignante qui est le caractère de la science au point qu’il « croirait n’y rien savoir s’il ne savait que dire comment les choses peuvent être sans démontrer qu’elles ne peuvent être autrement » (VIII, 208), 2° la contingence foncière de ces lois nécessaires, « moralement certaines par rapport à l’usage de la vie, toujours incertaines par rapport à la puissance absolue de Dieu » (B. II, 228), 3° l’immanence transcendante de l’infini qui en elles et hors d’elles nous échappe. Voir en effet, c’est simplement et « cela nous apprend tout ce que nous en pouvons savoir » (XI, 371),  sans que jamais l’on puisse inférer de ce que nous ne concevons pas une chose qu’elle soit fausse pour cela.

Ce n’est point dire assez. Par l’effet de cette méthode qui relie toutes choses sans s’inquiéter de l’hétérogénéité du contenu, par l’influence de la sublime notion qu’il a du Dieu insondable, Descartes fait entrer, dans le corps de la science positive, des vérités qu’on n’avait point encore songé à organiser démonstrativement (III 20). A partir du plus simple et du plus connu, il déroule une chaîne qui, sans abolir la différence des objets, supprime toute distinction formelle entre métaphysique, physique, éthique, et à travers des cloisons étanches communique à toutes nos connaissances une certitude homogène. Ne faisons donc pas de sa métaphysique une part transcendante par rapport au reste de sa doctrine : c’est un anneau plus important que tous, le premier de tous, la « pièce capitale » (VII, 378), mais c’est un anneau comme les autres, les tenant et tenu par eux. « S’il n’est pas possible de bien connaître la certitude et l’évidence des raisons qui prouvent l’existence de Dieu, selon ma [562] façon, qu’en se souvenant distinctement de celles qui nous font remarquer de l’incertitude en toutes les connoissances que nous avons des choses matérielles » (VII, 378), réciproquement la vérité de Dieu, plus géométriquement démontrée qu’aucun théorème (VI, 140, 290, 397 ; IX, 18), solidaire de toutes les autres, indispensable à toutes, dispensante d’autre fondement, peut seule distinguer la simple persuasion de la science (VIII, 221) ; et aucune clarté suffisante ne saurait venir que de là (I, 318-321 ; VII, 382). C’est la primordiale d’entre les vérités positives (A. 49) ; et dans ce Comtisme plus intégral et vraiment adéquat à ses exigences implicites qui sont rangées par ordre, « le principal but de la métaphysique n’est que d’expliquer les choses qu’on peut concevoir distinctement » (VIII, 354). Pour tout dire, il n’est positivement traité de Dieu qu’à un point de vue positiviste (I, 309 ; A. 32) comme auteur de la nature (B. I, 178) et garant de la géométrie (I, 321), de la physique (I, 334) et de l’éthique physiologique (I, 340), sans que la philosophie ait à l’étudier pour lui-même et en lui-même ; car l’infini vivant reste dans son mystère comme la limite certaine et inaccessible de la pensée. En protestant que « le Dieu des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments », Pascal ne fera donc que rejoindre celui qu’il croit combattre.

Et telle est encore la clef de l’énigmatique « morale » de Descartes. D’un côté il maintient la nécessité, pour le salut, de la foi et de la grâce, ne sécularise rien, ne songe point à la possibilité du problème qu’a affronté Spinoza. De l’autre, il prétend « en dehors de la foi » à « une parfaite, connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts » (III, 10). Et il n’y a point la trace de conflit ou de gêne. S’il a formulé une morale par provision, et si plus tard il lui déplaît d’écrire de la morale scientifique (A, 50) sur les principes de laquelle pourtant il se déclare satisfait (IX 379), c’est pour des raisons opposées, mais également extrinsèques (IX, 416 ; X, 65 ; A. 50), sans qu’aucun scrupule de conscience, sans qu’aucune difficulté interne lui apparaisse. Il y a hétérogénéité, partant il y a compatibilité entre les vertus chrétiennes qui surpassent l’homme purement homme quoique d’ailleurs on puisse en remarquer le sens et l’utilité jusque dans le mécanisme de la vie naturelle (VI, 94), et les formes superposées de la morale humaine. [563] Il s’agit simplement de notions scientifiques à ne point mêler (IX, 126), d’applications différentes d’une même méthode de synthèse déductive à des objets irréductibles. De même que la physique ne comporte point de démonstrations géométriques (VII, 146), et que la médecine ne saurait être mathématique [5]  il faut, tout ramenant ici encore a une question de méthode et « n’attribuant chaque notion qu’aux choses auxquelles elle appartient » (IX, 126), traiter de la science naturelle des mœurs au triple point de vue de l’âme pensante, du corps étendu, de l’union inintelligible, mais claire, qui les assujettit l’un à l’autre au point qu’on peut y étudier l’âme comme corporelle (IX, 130-133), et le corps comme spirituel : « et il faut bien prendre garde en effet que cette union est l’une des choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous voulons les expliquer par d’autres » (X, 161). Cette triple étude, qu’il n’a sans doute point poussée dans le détail, mais qui du moins ne lui a laissé entrevoir aucune déception, pas même une difficulté, pouvait donc se développer indéfiniment sans heurter aucune de ses croyances. D’une façon générale, par le progrès linéaire de sa pensée qu’il identifiait avec l’avenir illimité de la science, il ne devait, ce semble, jamais plus rencontrer devant lui la contradiction d’aucune des vérités chrétiennes ; car elles restaient à l’arrière-plan comme pour contrebalancer à elles seules ou dominer (III, 119, 525 ; VIII, 272 ; XI, 214) l’immense accroissement des connaissances naturelles, sans qu’il y ait ni substitution désirable ou même concevable des unes aux autres, ni (c’est là le paradoxe) retentissement des doctrines du christianisme, telles que l’affaiblissement de la volonté par la déchéance originelle, dans son optimisme moral et physiologique. Et, de même que le caractère positif de sa métaphysique est le corollaire et comme la preuve de son catholicisme, plus aussi d’un côté son éthique est scientifique et naturaliste sans intéresser ce naturalisme même aux conséquences du péché dans la nature, plus d’autre part elle reste, à en juger d’après les intentions de son auteur, inattaquable à tout grief d’hétérodoxie. Il n’oppose, il ne sépare, il ne combine pas, il distingue (IX, 169).

V. — C’est donc très sincèrement et non sans de profondes raisons [564] que Descartes pouvait prétendre de sa philosophie qu’elle s’accorde mieux avec la foi que toute autre (IX, 29). Toutefois, même en laissant ici de côté les objections de détail que, faute d’entrer dans tous ses principes, les théologiens lui ont opposées, deux questions s’offrent à nous : 1° en fait Descartes ne rencontrait-il aucun point sur lequel très particulièrement il fût, de par ses principes mêmes,  « obligé » d’expliquer certaines difficultés théologiques ? 2° à prendre l’ensemble de sa pensée, l’équilibre en est-il stable, ou l’orthodoxie en reste-t-elle assez douteuse pour justifier le donec corrigantur de la congrégation de l’Index ?

1° Autant Descartes est hardi contre les prétendues déductions de la scolastique et prêt à opposer aux controverses théologiques une fin de non-recevoir, autant il est scrupuleux et timoré des qu’il redoute de heurter les points vraiment définis par l’Église. Lui qui déclare si fermement que sa philosophie « ne saurait, contredire la théologie de personne » (IX, 53), Se voici qui se préoccupe de savoir quels sont les lieux de rencontre possible, ceux où il faut céder le pas ou le prendre, lisant les conciles, s’enquérant auprès des théologiens, passionnément curieux des suites de la condamnation de Galilée et attentif à discerner si elle oblige la conscience ou si elle n’est pas une erreur de compétence comme lorsqu’il s’est agi des antipodes, forcé « malgré lui » (VI, 74) d’aborder des problèmes mixtes. Bref, après avoir étudié le christianisme original ou spontané de Descartes il resterait toute une étude à faire du christianisme suggéré et contraint, du christianisme des autres chez Descartes. Par là seulement on remettrait toutes choses au juste point. On verrait comment le réalisme de la foi le ramène, par des habitudes de pensée dont on ne pouvait se déprendre tout d’un coup, au réalisme de la philosophie, après même que son christianisme à lui l’avait orienté, vers une sorte de phénoménisme positiviste. On comprendrait pourquoi tour à tour il se dérobe et se prête à la conciliation formelle de la raison et de la foi. On s’expliquerait cette anomalie : d’une part sa doctrine de l’insondable puissance de Dieu le prépare à accepter toutes les rencontres possibles des deux ordres hétérogènes, et à reconnaître le miracle sans que sa sécurité de philosophe ou de savant en soit troublée ; d’autre part l’hétérogénéité de ces deux ordres l’empêche de susciter du fond de sa pensée aucune rencontre de ce genre : en sorte qu’au nom de ses principes intimes il est forcé d’accepter du dehors et par foi certains conflits [565] particuliers qu’au nom de ces mêmes principes il semblait tout à l’heure supprimer, sans remarquer qu’une  telle  inconsistance prouve que l’équilibre de sa pensée est artificiel.

Or il y a deux points au moins, un surtout, où la rencontre est inévitable : genèse créatrice et transsubstantiation (VIII, 495, 414). Pourquoi le mystère eucharistique est-il « particulièrement » (VII, 383 ; IX, 172) le point délicat qu’il est « obligé » d’expliquer en sa physique ? C’est que là le surnaturel de la foi prend positivement corps dans la nature et intéresse directement le problème de l’étendue, de la couleur (VI, 287), des accidents sensibles. Quelle était l’explication traditionnelle ; comment Descartes prétend en fournir une autre « extrêmement claire et aisée » (II, 78-88) ; pourquoi toutefois, dans des lettres confidentielles au P. Mesland [6], il croit devoir [7] proposer une théorie plus ésotérique [8] qui exige une plus grande habitude de sa méthode et qu’il ne veut pas divulguer ; pour quelles justes raisons à l’une et à l’autre de ces explications les théologiens ont opposé une condamnation formelle [9], c’est ce qui mériterait une recherche dont ce n’est pas ici le lieu. Qu’il suffise d’avoir marqué pourquoi Descartes n’a pas mis au même rang et n’a pu écarter indistinctement toutes questions théologiques, sans qu’il ait pourtant jamais voulu perdre le bénéfice de son agnosticisme relatif. Car, même après l’explication « commode et très utile » qu’il expose au P. Mesland, il « s’en tient très volontiers aux paroles du Concile  de Trente », déclarant que le corps du Christ est au saint sacrement ea existendi ratione quam verbis exprimere vix possumus (IX, 172).

Toutefois ce n’est pas sur des points de détail (dont Bossuet dit qu’il voudrait « les voir retranchés pour que Descartes fut entièrement irrépréhensible par rapport à la foi ») qu’on peut fonder un avis décisif ; c’est de l’ensemble de sa pensée et de ce « pur philosophique » (dont Bossuet ajoute qu’il « fait bon marché »), bref c’est [566] de l’accord plus ou moins stable de son christianisme avec le christianisme qu’il reste à juger.

2° Le vice profond de son christianisme, c’est de mettre d’un côté le mystère absolu que la volonté seule atteint par grâce, et de l’autre la clarté absolue de la pensée qui se repose, pleinement souveraine chez elle ; c’est de supprimer toute préparation spirituelle à la foi, tout travail de la raison dans la foi, toute intelligence de la foi : « quanto servamus simpliciorem, eo meliorem habemus » (A. 47, 48), puisque « les plus idiots y peuvent aussi bien réussir que les plus subtils » (VI, 308 ; VIII, 52) ; c’est d’établir une radicale hétérogénéité entre l’entendement divin et l’entendement humain, entre notre entendement et notre vouloir ; c’est d’admettre la suffisance de l’homme purement homme (A. 50), et l’imperturbabilité du chrétien dans sa croyance, comme s’il n’y avait ni problèmes mixtes, ni questions d’âme ; c’est de juxtaposer un double équilibre également fixe, sans inquiétude de cœur ni élan de pensée, là où il n’y a de possible qu’un équilibre toujours en mouvement.

Du moins dans la mesure où les croyances de Descartes retirent à ses doctrines scientifiques et à sa métaphysique même leur portée ontologique, on peut dire qu’elles servent à rendre un tel positivisme compatible avec l’orthodoxie. Mais ce qui aggrave les tares de son christianisme, c’est l’action extérieure et le souci du christianisme historique, dont il subit diversement l’influence troublante. Malgré tout il en vient à composer sa philosophie avec la foi, à faire de sa métaphysique une sorte de transition, à déterminer une zone mitoyenne (X, 130), à profiter d’un accord de fait et tout extrinsèque (VI, 334), à recouvrer naturellement les données de la morale surnaturelle (X, 13), à identifier partiellement sa théologie positive avec la Théologie révélée, à reporter de l’autre côté de l’axe de symétrie toute cette métaphysique dont la force et l’originalité avaient été d’être annexée à la science, à se contredire même en oscillant de son idéalisme borné à l’étude d’une liaison de concepts (X, 79) vers un réalisme brut (A. 22), bref à restituer insensiblement à ses doctrines que limitait une sorte de criticisme ou d’agnosticisme chrétien le sens plein et la suffisance absolue qu’y insinuera un rationalisme exclusif.  Ainsi la préoccupation du christianisme extérieur pervertit son christianisme intime et en révèle davantage les insuffisances, du moment où il subit la nécessité d’accommoder l’un à l’autre et de ne pas laisser la foi sans raisons. Car la prétendue suffisance de [567] la philosophie et de la science, « l’entière liberté de juger », l’indépendance de l’éthique, toutes assertions qui, à son point de vue, étaient inoffensives, prennent dès lors un sens directement hostile à l’orthodoxie. Et peut-être, en assimilant la raison au Verbe divin d’une façon tout à fait antipathique à l’arrière pensée de Descartes, Malebranche, ainsi que Bossuet a eu la clairvoyance de le deviner, marquait-il le passage logique qui au sortir du cartésianisme chrétien fait apparaître le cartésianisme libre penseur, sans même qu’il soit nécessaire, pour expliquer cette « perversion, qui y rassemble les inconvénients de toutes les sectes, d’entendre mal ses principes [10] ». Ainsi Descartes, ce semble, n’est spontanément et foncièrement, mais imparfaitement catholique que là où il accepte et propose la foi sans raisons à la raison ; il risque de ne plus l’être dès qu’il essaie de faire servir la raison à la foi ; d’autant moins orthodoxe, de fait et de droit, que d’intention ou de prétention il le devient davantage.

Le christianisme de Descartes, sincère, original, complexe et inconsistant, a donc joué dans l’organisation de sa pensée un rôle tel qu’on ne saurait en définir l’équilibre, en saisir la méthode et l’esprit, en démêler les complications, en comprendre l’évolution ultérieure, sans y avoir rapporté toute cette philosophie, et sans l’avoir considérée de ce point de vue privilégié comme d’un centre de groupement et de dispersion.

Maurice Blondel,

Maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille.


[1] Quand l’indication du tome et de la page n’est précédée d’aucune lettre, la citation est empruntée à l’édition Cousin. — G. renverra à l’édition Garnier ; F. aux deux volumes publiés par M. Foucher de Careil ; A. au texte précieux du manuscrit de Göttingen publié par M. Adam dans la Revue bourguignonne de l’Enseignement supérieur, 1896, n°1 ; B. à la Vie de M. Descartes par Baillet, 1691.

[2] Peut-être le baptême de Francine, dont M. Adam a trouvé qu’il a eu lieu au temple luthérien, sans doute à cause de la religion de la mère, ou même pour ne point différer le sacrement en l’absence d’un prêtre catholique, peut-être plutôt parce que, l’union de Descartes étant très probablement irrégulière (B. II, 91) ou n’ayant été consacrée que par un ministre, il s’abstint aussi, à la naissance, de recourir à un prêtre : il savait d’ailleurs qu’un tel baptême est cru valide.

[3] Bossuet. Lettres du 24 et du 30 mars 1701.

[4] Sur ce rythme de la pensée, qui est toujours double même dans l’intuition (A. 12), et qui n’est jamais que double même dans la déduction, la passion des adversaires de Descartes a rendu leur inintelligence clairvoyante : « On m’adressait (fait-on dire à Descartes caché chez les Lappons) quelques objections importunes contre ce fameux raisonnement... Je ne balançai point à répondre que ce raisonnement qui renferme trois termes comme tous les raisonnements du monde, n’en doit renfermer que deux. » Nouveaux Mémoires pour servir à l’Histoire du Cartésianisme [par Huet]. 1711, p. 9.

[5] Sa politique également eût été hétérogène par rapport au reste, même par rapport à la morale (IX, 390 ; B. II, 367).

[6] F. Bouillier, Histoire de la Philosophie cartésienne, I, p. 454. Cf. G., IV, 335 sq.

[7] Descartes n’avait point voulu d’abord parler « de l’extension de Jésus-Christ au saint sacrement pour ce qu’il n’y a pas été obligé » (IX, 172) ; il paraît qu’il n’était pas aussi satisfait qu’il le disait de cette première et incomplète explication puisqu’il a tenu à en proposer une seconde.

[8] Elle consiste à marquer une analogie entre la transsubstantiation et l’assimilation nutritive. Descartes rapporterait donc ce miracle à l’ordre de l’union, non plus à l’ordre physique et mécanique. Cf. G., IV, 334.

[9] « Vous pouvez bien assurer notre ami qu’elles ne passeront jamais, et qu’elles se trouveront directement opposées à la doctrine catholique. » (Bossuet, Lettre du 30 mars 1701.)

[10] Bossuet, Lettre du 21 mai 1681.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 janvier 2010 11:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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