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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, “Une association inséparable. L’agrandissement des astres à l’horizon”. (1888). Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale — Tome XXVI (1888), pp. 490-497. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Maurice Blondel

“ UNE ASSOCIATION INSÉPARABLE.

L’AGRANDISSEMENT DES ASTRES À L’HORIZON. ”

Revue de Métaphysique et de Morale
— Tome XXVI (1888), pp. 490-497.

On a indiqué [1] plusieurs des causes qui exagèrent le diamètre apparent du soleil et de la lune à l’horizon, mais non sans doute de manière à rendre un compte suffisant de cette illusion invincible ; car chacune de ces causes n’a de valeur qu’en entrant dans un système d’expériences généralisées : c’est cette intégration même qu’il importe surtout d’étudier.

Quoi qu’on pense d’ordinaire, l’erreur ne dépend nullement de conditions astronomiques, physiques ou physiologiques ; elle est toute psychologique.

D’abord, l’erreur ne dépend pas de causes extérieures à nous :

Au zénith, la lune est, en moyenne, plus rapprochée de nous qu’à l’horizon ; la distance qui nous en sépare est diminuée d’un rayon terrestre, un soixantième environ de la distance totale ; l’astre devrait paraître plus gros. — A la faveur des mots qui permettent souvent d’épargner les idées, sept ou huit personnes sur dix se contentent encore, pour sortir d’embarras, de nommer la réfraction ; mais la réfraction, en relevant davantage le bord inférieur, aplatit le disque lumineux sans l’élargir, elle le diminue. — Ce n’est pas tout ; la lune à l’horizon est rougie [2], son intensité lumineuse est moindre. Or en chauffant deux sphères métalliques égales, l’une au rouge sombre, l’autre jusqu’au blanc, en les plaçant au même niveau, et à une distance égale de l’observateur, la première semble moins volumineuse que la seconde : l’irradiation agrandit les objets. Ainsi tout devrait contribuer à amoindrir la lune à l’horizon.

L’erreur ne dépend pas non plus de nos organes :

On a prétendu [3] que, si la tête est levée, la pesanteur rapproche le [490] cristallin de la rétine : l’image serait rétrécie. Mais le cristallin, solidement fixé par le muscle ciliaire, et baignant entre des liquides incompressibles, ne saurait subir un déplacement appréciable, dès le moindre mouvement. Est-on du reste obligé de rejeter la tête en arrière, pour diriger le regard à 50 ou à 60° au-dessus de l’horizon ? De plus, la mesure des images accidentelles [4] (qu’elles aient été formées par l’astre au zénith, ou par l’astre à son coucher) montre que, dans tous les cas, l’image rétinienne reste égale à elle-même : c’est la preuve que la différence des perceptions résulte de l’imagination seule.

En un mot, pour un appareil enregistreur, sur la plaque photographique, sur la rétine, la lune est un peu moindre à l’horizon qu’au zénith : pourquoi la percevons-nous beaucoup plus grosse ?

Sans revenir sur l’histoire de ce petit problème, voici, semble-t-il, comment on peut le résoudre. On va voir par quelles causes étroitement combinées, par quelles associations d’inférences s’explique notre illusion, toute simple en apparence, en réalité fort complexe,

I. — Nous n’imaginons pas la « voûte du ciel » comme une demi-sphère complète, mais seulement comme une calotte. Pourquoi ? les raisons sont nombreuses. — Nous nous mouvons en long et en large, non de bas en haut ; et nous mesurons le monde à nos habitudes. — Les nuages ou les oiseaux qui passent sont en effet plus rapprochés de nous, s’ils sont au-dessus de nos têtes, et leur éloignement augmente à mesure que le regard qui les suit descend vers l’horizon. — Faute de points de repère, les distances horizontales paraissent toujours plus longues que les distances verticales, ou tout ou moins, en les appréciant, nous sommes exposés à de plus graves erreurs. — La position normale de la tête dirige le regard plutôt en bas qu’en haut ; et le champ de la vision s’étend, sans gagner en hauteur. — Le son, refoulé par le sol, court à terre ou monte, mieux qu’il ne descend ; et, parce qu’il se produit d’ordinaire dans les régions inférieures, le monde sonore, comme le monde visuel, comme le monde du toucher, se développe surtout en long et en large, mais nullement sous nos pieds, et peu sur nos têtes.

Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore qui s’enchaînent et [491] se fortifient l’une l’autre, c’est une habitude très générale et très invétérée d’étendre et d’abaisser la voûte céleste. Pour l’observateur placé en O, la surface courbe qui paraît limiter la vue n’est pas ACDB ; elle est MGHN. Il en résulte que si la lune est à l’horizon en AF, nous lui attribuons un diamètre RS. Si elle est au zénith, en CD, l’angle visuel, α restant à peu près le même, nous arrêtons plutôt le regard, le diamètre n’est plus que GH [5]. En d’autres termes, nos yeux voient la lune presque égale à elle-même dans toutes ses positions ; à l’horizon, notre imagination la voit plus éloignée ; notre esprit la voit plus grosse.



Il semble paradoxal qu’un objet que l’on croit plus lointain, soit estimé plus vaste. Mais il ne faut pas oublier les prémisses du raisonnement ; il faut suivre toutes les subtilités inconscientes de l’esprit : le diamètre apparent reste le même dans tous les cas ; et c’est cette impression identique, cette donnée constante, qu’il est nécessaire d’interpréter, alors que nous pensons être placés en face de circonstances différentes : tant il est vrai que l’erreur est tout intellectuelle. Et ce qui la rend invincible, c’est que, d’abord, tout ce travail de l’esprit est irréfléchi ; c’est aussi parce que l’illusion est recouverte et comme protégée par une inférence irréprochable : la conclusion, seule partie consciente du raisonnement, s’appuie immédiatement sur un jugement juste : « De deux objets qui ont même dimension apparente, le plus éloigné a la plus grande dimension réelle. » Pour découvrir et corriger l’erreur, il faudrait descendre plus bas dans la couche des raisonnements implicites ; il faudrait percevoir ceci : « La lune est aussi éloignée de nous dans toutes ses positions : on ne doit pas confondre le monde sidéral avec le monde atmosphérique et terrestre. » Or, comment, pour un cas unique, nous mettre, sans preuves, en contradiction avec le système entier de nos expériences ?

Tel est donc le mécanisme de l’illusion : rectification très logique d’une hypothèse fausse, formée à l’aide de données généralement vraies ; et cela, en dehors de toute réflexion.

On voit qu’il ne suffit pas d’invoquer isolément, comme on l’a fait, quelqu’une des causes de l’erreur, ni surtout de les considérer seulement [492] en tant qu’elles s’appliquent aux astres, puisque précisément elles sont valables en tant qu’elles ne s’y appliquent pas. Sinon, l’on ne réussit plus à expliquer par exemple pourquoi, en l’absence de tout point de repère, derrière un mur, la lune apparaît toujours énorme. Il faut donc recourir à tout un ensemble d’habitudes intellectuelles pour rendre compte de l’illusion, car elle résulte d’un polysyllogisme inconscient, dont les prémisses sous-entendues ne sont concluantes qu’à la condition d’être universelles.

II. — D’autres singularités méritent examen, et concourant avec les précédentes causes d’erreur, au lieu de les corriger parfois, ne font jamais que les aggraver.

Pourquoi la lune reprend-elle, peu après son lever, ses dimensions normales et comment son diamètre apparent reste-t-il à peu près constant pendant plus des deux tiers de sa course ? C’est que seuls les quelques degrés qui s’élèvent au-dessus de l’horizon ont pour nous une extrême importance ; tandis que, dans le haut du ciel, qu’importent dix degrés de plus ou de moins ? Ce qui nous intéresse directement se passe dans cette mince zone : au fond de la chambre noire, on est toujours surpris de la voir si étroite [6] ; notre regard ne la dépasse que par exception et en faisant presque violence à l’attitude naturelle de la tête ; et, puisque notre vie y est contenue, nous l’élargissons sans mesure. Nous l’avons explorée, le toucher s’y est associé avec la vue ; en nous approchant des objets, nous avons apprécié leur taille ; et alors même que nous les apercevons de loin, l’imagination leur restitue leur vraie grandeur : il suffit qu’ils semblent accessibles pour que nous les grossissions ; car alors l’image tactile supplante l’image visuelle. Au plafond d’une chambre obscure, deux étincelles séparées par 20 centimètres ne paraîtront pas plus éloignées que deux étincelles séparées par 16 centimètres, si elles sont produites non plus 3 mètres au-dessus, mais 3 mètres à côté de l’observateur, au niveau de ses yeux, et comme à la portée de sa main [7].

Ce qui contribue encore à nous faire ranger la lune au nombre des [493] objets accessibles, pendant qu’elle est peu élevée, c’est que, dépouillée de l’éclat particulier aux astres, elle semble appartenir à notre atmosphère ; et sa clarté nous arrive, semblable à celle de nos lumières artificielles, à travers l’air et les vapeurs.

Aussi tant qu’elle parait presque à terre, comme un falot rougeâtre, est-elle singulièrement large. Du moment où, plus haute et plus brillante, nous voyons bien qu’elle est au-dessus de notre domaine, et où nous la reléguons dans le ciel, elle est vite amoindrie.

Au point de transition, l’esprit demeure en un curieux embarras. Nous ne savons plus que dire ; nous avons comme deux perceptions qui se recouvrent (AB et CD), et nous passons de l’une à l’autre sans que nous saisissions les dimensions intermédiaires entre un agrandissement notable et un amoindrissement immédiat et définitif de l’astre. Nous sommes partagés, comme devant ces images ambiguës auxquelles un caprice d’imagination ouvre et ferme les yeux.

Ainsi s’explique qu’en isolant et en dépaysant le regard à l’aide d’un cylindre creux, ou derrière un verre noirci (pourvu qu’il dissimule tout ce qui n’est pas l’astre), on réduise brusquement à ses justes proportions le disque le plus démesuré [8]. Ainsi comprend-on que derrière un mur ou une haie l’illusion se produise, sans qu’il soit besoin, comme le pensait Malebranche, de nombreux points de repère : même l’explication de Malebranche n’est pas seulement insuffisante ici, elle est erronée. Supposons la lune à 35° au-dessus de l’horizon : en rase campagne plus d’agrandissement ; mais qu’elle surgisse parmi des branches élevées ou sur un toit, ou mieux encore derrière des montagnes auxquelles l’œil est habitué, la voilà grossie moins sans doute que si elle était plus basse, mais encore d’une façon notable. Supprimez l’écran qui relève l’horizon, ou l’appui qui semble relier l’astre au sol, le charme est rompu, et l’illusion disparue. C’est de cette manière seulement, qu’on réussit, suivant l’élévation de l’écran, à voir avec précision et fixité toutes les dimensions intermédiaires du disque. Il y a donc, dans le sens vertical, comme dans le sens horizontal, des points de repére, qui soutiennent le regard et font pour ainsi dire refluer l’écoulement des rayons visuels.

De la décroissance très prompte de l’astre, il y a encore d’autres raisons. La lune reprend vite sa clarté, ou le soleil ne perd son éclat que quelques minutes avant son coucher. Ces changements si brusques sont bien propres à nous déconcerter et nous imaginons volontiers de grandes différences de dimension et d’éloignement : de quoi dépendent-ils ? Supposons que l’enveloppe atmosphérique ait une épaisseur de 100 kilomètres. Les rayons horizontaux qui, au lever de l’astre, pénètrent obliquement dans ce milieu réfringent, ont à y parcourir environ 1100 kilomètres, [494] et ce trajet, ils le font surtout à travers les couches les plus basses et les plus denses. Mais déjà, avant que le disque ait atteint 7° au-dessus de l’horizon, cette traversée est réduite de moitié ; à 30°, elle n’est plus que de 200 ; à 45°, de 150 kilomètres. On le voit, à mesure que le regard descend, les limites de l’atmosphère reculent avec une vitesse singulièrement accélérée, et les effets de la réfraction sont rapidement multipliés [9].

Par là même, nous sommes plus enclins à croire que la lune décrit, non pas une demi-circonférence, mais, comme l’indique la première figure, un arc de cercle, une courbe analogue à celle qui borne l’atmosphère au-dessus de notre horizon visible, comme si l’astre était lui-même là où ses rayons commencent à subir la réfraction : très éloigné quand il se lève, il semble, ainsi que le calcul l’exige, de se rapprocher de moitié dès les premières minutes ; et comme il ne change pas de diamètre réel, il doit changer de diamètre apparent, et se réduire également de moitié.

Cet accord paradoxal du calcul avec les apparences sensibles confirme bien et précise toutes les précédentes explications. Or ces données de la perception sont imaginaires et toutes fictives : ce ne sont pas les sens qui les imposent à l’imagination, c’est l’imagination qui y condamne les sens. Il y a donc non seulement une logique inconsciente, mais encore une géométrie spontanée et qui, tout en paraissant purement expérimentale, est déjà une construction de l’esprit.

III. — Voici de nouvelles complications, plus difficiles à démêler.

Rougie à l’horizon par la couche d’air et de vapeur que sa lumière traverse, la lune nous paraît d’autant plus grosse. Rougie ou cuivrée, au zénith, par une éclipse, décolorée par un nuage ou un brouillard, la lune nous semble plus petite qu’elle ne le serait sans cet obscurcissement. Un peu avant l’occultation complète, ou un peu après, le croissant lumineux déborde notablement la partie assombrie. De même la lumière cendrée n’emplit pas le cercle compris entre les pointes brillantes. Ici, l’obscurcissement est une cause de diminution ; là, d’augmentation.

Pourquoi cette jurisprudence contradictoire ? Y a-t-il inconsciente partialité et sophisme ignoré ? Sophisme, non, mais interprétation subtile et logique des données sensibles, sous l’empire de préjugés.

Quand la lune est à l’horizon, l’affaiblissement de sa lumière rentre dans le système des raisons qui nous inclinent à la juger plus éloignée. Dès qu’elle s’élève et reprend son éclat, nous sommes frappés surtout de l’irradiation et de l’intensité lumineuse : on sait que les couleurs claires et les vêtements voyants n’amincissent pas les formes. Ainsi plus éloignée, nous la supposons plus grande ; plus éclairée, nous la voyons plus grande : points de vue différents.

Mais sans cesser de considérer les distances seules, on peut rendre [495] compte de cette anomalie. On a vu déjà que l’éloignement horizontal ne produit pas sur notre esprit la même impression que l’éloignement vertical : celui-là, par des associations très nombreuses et des expériences répétées, nous permet de restituer aux objets leurs véritables dimensions ; celui-ci, toujours exceptionnel, ne donne lieu qu’à des inférences plus rares et plus incomplètes. Aussi, le polysyllogisme inconscient d’où résulte l’image consciente, est tantôt plus développé, tantôt simplifié ; et dans la série des inférences qui s’ajoutent ou se corrigent alternativement, c’est assez qu’un des intermédiaires manque, pour changer le sens du résultat, comme change de signe chacun des termes d’un polynôme qu’on voudrait tour à tour isoler et mettre en évidence, en les faisant passer d’un membre de l’équation dans l’autre.

Il semblerait qu’une nuée légère, éclipsant à demi au-dessus de nos têtes le soleil ou la lune, fût comme un point de repère permettant d’éloigner et d’agrandir l’astre. Il n’en est rien. A terre, les points de repère, loin de nous séparer des objets, nous y relient ; ils paraissent tracer la route que nous pourrions suivre jusqu’à eux ; nous pensons être déjà auprès de telle ou telle masse, que nous jugeons énorme, puisque de bien loin elle s’offre encore à nous majestueuse. En l’air, au contraire, tout est obstacle et séparation ; nous ne nous approchons jamais des objets [10] ; l’image tactile ne supplante plus l’image visuelle. Si le nuage déjà lointain semble inaccessible, à plus forte raison, l’astre qui est encore derrière lui, paraît-il hors de nos prises. Une certaine expérience nous fait défaut : la conclusion est tout autre que si nous l’avions acquise. Chaque progrès de la pensée spontanée, ou chaque régression de la pensée réfléchie, « par un tour d’imagination de plus », renverse la perspective ; et il y a pour ainsi dire le côté des solutions paires, le côté des solutions impaires. Tout à l’heure, nous raisonnions ainsi : « L’astre est plus éloigné, donc il est plus gros. » Nous disons maintenant : « Il est plus éloigné, donc nous le voyons plus petit. »

De là encore ce singulier désaccord entre la conclusion consciente et les prémisses inconscientes : placez deux ballons égaux, l’un à 100 mètres devant nous, l’autre à 100 mètres au-dessus de nous. A la réflexion celui-ci paraîtra plus petit et plus lointain ; tandis que, s’il paraît plus petit, c’est au fond parce qu’on le croit plus proche, car en réalité les dimensions apparentes sont les mêmes, de part et d’autre.

Bien plus, comme si la loi de contradiction était étrangère à la connaissance sensible, nous additionnons des affirmations opposées qui se fortifient au lieu de se détruire : 1° La lune est rougie à l’horizon, donc elle est dans notre atmosphère, donc elle est plus proche, donc nous la voyons plus grosse ; 2° la lune est rougie à l’horizon, elle a perdu sa lumière, donc elle est plus éloignée ; donc elle doit être plus grande. [496]

Ainsi, une fois engagé dans une voie, l’esprit ne s’embarrasse de rien ; les mêmes faits reçoivent, selon les cas, des interprétations toutes contraires ; et nous avons en réserve plusieurs systèmes d’explication. Il serait curieux d’étudier cette logique de la sensation ; on verrait que pour les sens, il n’y a point de vérité, ni d’erreur, parce que leurs acquisitions et leurs inférences, toujours partielles et incomplètes, se prolongeraient sans fin, avant de rencontrer le point fixe d’où part la science. La science, jamais l’expérience ne réussirait à l’ébaucher, parce qu’elle ne nous donne que des relations fuyantes à l’infini. Pour que la science commence, il faut que l’esprit trouve, dans la réflexion, un terme fixe de comparaison, et qu’il connaisse les choses « sub specie univeri » ; car « c’est sur le tout que porte le jugement ». On vient de voir par quelles associations constructives nous sommes contraints à une perception inévitablement erronée : on a beau nous démontrer notre faute, nous n’y pouvons pas remédier. L’évolution de la connaissance sensible et spontanée est donc indépendante de l’évolution de la connaissance intellectuelle ; et en s’accumulant, en s’intégrant, l’expérience n’amène pas toujours une adaptation progressive de l’interne à l’externe.

De cette analyse, il ressort quelques vérités générales :

La perception, en apparence la plus immédiate, peut résulter d’inférences très complexes : il y a une logique inconsciente de la sensation.

Ces inférences ne sont pas indépendantes les unes des autres, elles s’intègrent, forment des polysyllogismes, et composent un ou plusieurs systèmes alternatifs où chaque partie tire sa valeur de l’idée même du tout. En sorte que, dans la perception même, le raisonnement, quoique implicite, ne va pas du particulier au particulier, mais repose sur un principe : isolément, chaque détail n’explique rien ; il faut qu’il y ait groupement et généralisation, pour que la perception en résulte, comme la conclusion résulte de prémisses, dont l’une au moins est universelle. Ainsi une sensation n’est précise, uniforme, commune à tous, qu’à la suite d’une élaboration logique, et le fait particulier n’est vraiment connu dans sa particularité même que d’après une notion générale : l’attention est une déduction implicite. Le syllogisme n’est donc pas un procédé artificiel ; en mettant en lumière les principes généraux auxquels se rattachent nos pensées particulières, il ne fait que présenter à la connaissance distincte le travail de la pensée confuse.

La réflexion peut se représenter, bien que parfois avec peine, le progrès de cette logique aveugle. Elle ne peut pas, même après avoir reconnu et expliqué les erreurs commises, s’en défendre. Ainsi l’illusion, dont on vient de rendre compte, est invincible. Nécessaire, elle est encore universelle, puisqu’elle s’impose à tous les hommes ; elle semble même innée, puisque l’enfant en est dupe, dès qu’il apprécie les grandeurs.

On a donc ici un exemple, l’un des plus précis et des plus solides peut-être qu’on puisse proposer, d’une association inséparable primitive et universelle. [497]

Mais cette association n’a de tels caractères qu’à cette condition : c’est que les termes dont elle est issue soient noués, au point de se confondre en une sorte de synthèse chimique. Une association inséparable de perceptions, d’images, ou d’idées, n’est plus qu’une idée, qu’une image, qu’une perception ; elle n’est pas un jugement. C’est un fait, non une vérité. C’est un fait, et un fait particulier, même après que l’esprit, pour y arriver, a traversé le général.

Une telle association diffère donc essentiellement des principes qui président au travail de la pensée, puisqu’au lieu de les expliquer elle ne s’explique que par eux. S’il s’agit de ces lois de l’esprit, la nécessité réside non seulement dans l’application infaillible que nous en faisons même à notre insu, mais aussi dans le rapport intelligible des termes du jugement qui restent distincts. Une association inséparable est un fait, et ne sera jamais qu’un fait, tant qu’un jugement réfléchi ne l’érigera pas en vérité, ou n’y démêlera pas une illusion : ici, la nécessité ne réside plus dans la liaison logique des termes unis, puisque l’analyse de leurs relations nous prouve notre erreur, mais dans la constatation inévitable d’une apparence trompeuse que nous imposent des expériences accumulées. Le fait peut donc à notre escient demeurer en désaccord avec la vérité. La science est d’un tout autre ordre que la sensation.

Maurice Blondel.



[1] Voyez, dans le numéro de juillet de la Revue philosophique, l’article de M. G. Léchalas.

[2] On sait que la couche d’air plus épaisse et les vapeurs atmosphériques ne laissent point parvenir jusqu’à nous les rayons les plus réfrangibles.

[3] M. Léchalas hasarde cette supposition, pour expliquer quelques-unes des expériences que M. Stroobant a communiquées à l’Académie de Belgique. D’ailleurs il reconnaît lui-même, avec M. Dunan, que, dans le cas qui nous occupe, «  la perception d’une distance est fondée sur autre chose que l’état de l’œil » (p. 55, note 2).

[4] On connaît les expériences de Plateau et de M. Stroobant. Après avoir fixé quelque temps l’astre, on se tourne rapidement vers un mur éclairé, pour y projeter l’image accidentelle sombre du disque ; cette image négative varie avec la distance de l’objet où on la projette ; pour qu’elle soit égale à l’image directe, il faut se placer à une distance constante du mur qui la reçoit. Or, quand l’astre est au zénith, le premier regard est vertical, le second horizontal ; quand il est à l’horizon, l’un comme l’autre reste horizontal. Cette différence de position n’a aucune conséquence. — M. Stroobant prétend que ces expériences condamnent les explications fondées sur l’éloignement apparent et variable des astres, puisque, dans tous les cas, l’œil les voit à une même distance. Il y a là un vice de raisonnement : l’apparence n’est pas pour les yeux, elle est pour l’esprit. Encore une fois, l’erreur ne dépend pas des données physiques, elle ne résulte pas de l’impression ; elle est toute dans l’interprétation que nous faisons de ces données.

[5] Comme l’illusion est tout imaginaire et qu’elle dépend de causes nombreuses, il est impossible d’indiquer avec une précision mathématique l’agrandissement relatif du disque lunaire : c’est affaire d’appréciation, non de mesure.

[6] De même au retour des montagnes, l’habitant des plaines s’étonne du peu de place qu’occupent ses coteaux.

[7] M. Stroobant, qui a imaginé cette expérience, sans en expliquer les résultats, montre ainsi (non mutatis mutandis) que la direction du regard contribue environ pour moitié (20 ou 23%) à l’accroissement de l’astre. Cet agrandissement est à peu près d’un demi : 50%. L’expérimentateur a donc simplifié l’illusion, dans un cas particulier, il n’en a nullement rendu compte. Comment se fait-il que les étincelles, pour paraître également espacées, doivent être plus distantes au-dessus qu’à coté de nous ? Ou ne pourrait partir de ce fait, s’il demeurait inexpliqué, pour expliquer un autre fait analogue. Quant à prétendre avec M. Léchalas que M. Stroobant établit, par ses expériences, que l’illusion est due à une cause physiologique, cette affirmation est toute gratuite et inexacte. — Pense-t-il que, dans une opération aussi complexe que l’appréciation de plusieurs grandeurs, l’on ne doive considérer que l’acte tout extérieur de lever ou de baisser la tête ?

[8] Il est remarquable que si l’on considère d’abord librement puis à travers un cylindre creux, un arbre éloigné ou tout autre objet saillant à l’horizon, les dimensions ne varient point.

[9] Si la couche d’air avait moins d’épaisseur, si la différence entre les rayons des deux sphères concentriques (terre et atmosphère) était moindre, l’accélération serait plus rapide encore.

[10] Les locataires du cinquième étage ont, sur la dimension des cheminées ou sur l’importance relative du tronc et du branchage, des idées tout autres que les habitants du rez-de-chaussée.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 janvier 2010 11:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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