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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, “L’anti-cartésianisme de Malebranche.” (1916). Un article publié dans Revue de Métaphysique et de Morale — Tome XXIII (n° 1, 1916), pp. 1-26. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

“ L’ANTI-CARTÉSIANISME
de
MALEBRANCHE
.”

par Maurice Blondel

Revue de Métaphysique et de Morale
 — Tome XXIII (n° 1, 1916), pp. 1-26.


[1] C’est un lieu commun de présenter Malebranche comme un disciple de Descartes : disciple original sans doute, ajoute-t-on, et qui en s’inspirant de la méthode et de la doctrine cartésiennes ne reconnaît pourtant point d’autre maître que celui qui, Verbe et Raison, parle intérieurement à l’âme attentive dans le silence des sens et des passions ; disciple éclectique et libre qui, dans sa solitude de « méditatif » et dans son milieu oratorien, pénètre son système très poussé et très personnel d’influences venues de Platon, de Plotin et plus profondément encore de saint Augustin ; mais enfin disciple du philosophe dont les écrits lui avaient révélé sa vocation de philosophe et lui avaient fourni, semble-t-il, le cadre général, les grandes lignes, les termes expressifs et comme l’atmosphère de sa spéculation, son « principe des idées claires », son dualisme radical de l’étendue et de la pensée, sa physique mécaniste, sa preuve de Dieu par l’idée même de Dieu, et sa façon de rattacher aux attributs divins les idées directrices de sa doctrine.

Au reste les déclarations expresses abondent où Malebranche reconnaît sa dette intellectuelle à l’égard d’un homme qui a découvert à lui seul « plus de vérités qu’on n’en avait trouvé avant lui » et qui, parce qu’il a su vivre dans la retraite, a mérité d’être uni assez étroitement à Dieu pour recevoir de lui toutes les lumières [1]. Et il [2] serait facile, en effet, de marquer, dans l’attitude générale de leur pensée comme dans le détail littéral de leurs théories, de très apparentes et même de très profondes relations de ressemblance et de dépendance.

Et cependant mon dessein est d’indiquer ici je ne dis pas les différences, je ne dis pas les contrastes et les divergences ou même les oppositions multiples, mais l’opposition foncière et totale qui, plus peut-être qu’on ne l’a noté d’ordinaire, plus assurément que Malebranche ne l’a compris et senti, les oriente réellement au rebours l’un de l’autre. Au point que, laissant presque de côté les innovations et les théories propres de Malebranche, et me bornant souvent à celles mêmes où, au prix de quelques infidélités, semble-t-il, il se rencontre et coïncide partiellement avec Descartes, je montrerai que, loin de nous faire illusion, ces emprunts apparents doivent, bien interprétés, servir à manifester l’Anti-Cartésianisme latent, mais radical et universel de l’auteur des Entretiens sur la Métaphysique. Comment est-il possible qu’il en soit ainsi ?

C’est qu’il y a, en tout système véritablement organisé, deux éléments vitalement unis qui se déterminent mutuellement et dont l’un informe l’autre comme un principe original de synthèse et d’animation : d’une part un ensemble de conceptions susceptibles d’expressions analytiques et qui semblent communicables d’un esprit à un autre esprit par des procédés discursifs comme une matière qu’on se passerait de main en main ; d’un autre côté une attitude de tout l’être spirituel, une disposition à la fois congénitale et acquise [2] qui constitue la personne profonde du philosophe, sa nature d’esprit, sa vision et sa volonté de la vie, son inspiration principale et son aspiration finale, ce qui n’a pas besoin d’être l’objet d’une réflexion pour être le ressort même de sa méthode, l’aliment transsubstantiateur de sa doctrine, l’enjeu suprême de sa recherche. Trop souvent peut-être l’historien n’a attaché son examen critique, comme le philosophe même, qu’au premier de ces éléments, plus visible et maniable ; et c’est à ce point de vue que Malebranche apparaît comme redevable à Descartes d’une grande part du mobilier de sa pensée. Mais le décisif élément d’une doctrine c’est celui qui [3] traduit le secret ignoré du cœur, la vie intime de l’esprit, et comme l’âme d’une âme ; et parce que la philosophie n’est pas pure intellectualité, mais « affaire d’âme » en effet, c’est cette tendance spirituelle qui détermine le sens des éléments intellectuels plus qu’elle n’est modifiée par eux, si actifs qu’ils soient d’ailleurs par leur propre force logique. Or, à ce dernier point de vue, Malebranche contredit Descartes : contradiction formelle qui domine tous les emprunts, toutes les ressemblances de détail : ce serait donc rester dupe des apparences que de méconnaître, sous des coïncidences presque littérales, les antagonismes fonciers. Il est important d’y regarder un instant de près, d’abord parce qu’il s’agit de tels philosophes, mais aussi parce que cet exemple illustre la méthode généralement applicable à l’interprétation des doctrines philosophiques.

I

Quel est le point d’où procède l’opposition latente, mais partout répandue, et le malentendu constant ?

Tandis que Descartes, sous de prudentes apparences et aussi à travers les sincères désirs de sa foi, cherche dans la connaissance de Dieu, de nous-mêmes et du monde un moyen d’obtenir, de justifier, d’assurer, d’étendre l’emprise de l’homme sur la nature, un moyen donc d’améliorer ou même de prolonger notre existence terrestre et de conquérir l’avenir, Malebranche, lui, ne considère la vie présente, la science humaine, la philosophie que comme les échelons de notre réintégration en Dieu, comme la préparation et l’anticipation ébauchée de l’autre vie, comme le moyen de conquérir, ou si ce mot évoque une idée d’activité qui répugne à sa doctrine, d’accueillir l’éternité.

Par toute sa métaphysique de savant, par toute son attitude d’homme, Descartes a perpétuellement tendu à dégager sa physique de la mainmise des théologiens et à l’affranchir de cette scolastique finissante qui avait fait d’Aristote interprété et domestiqué l’interprète et le geôlier de la science et de la philosophie. Mais ce n’est pas seulement par accident et pour écarter l’oppression de telle ou telle École historiquement constituée qu’il prétend développer sa doctrine rationnelle à l’abri d’ingérences d’un autre ordre ; ce n’est pas seulement d’Aristote et de saint Thomas qu’il sépare sa philosophie [4] : il sépare la philosophie (et c’est ce que Malebranche a omis de voir) de la théologie, bien plus, de la Religion positive, bien plus, de toute recherche de nos fins dernières, de tous problèmes relatifs à la vie éternelle ; à part les survivances et les accommodations, il ignore, en philosophe et en physicien, non seulement tout élément surnaturel et mystique, mais encore toute science spirituelle, étudiée pour elle-même et méthodiquement cultivée comme une force de transformation intérieure pour l’âme [3]. Il vise le but même que visera le Positivisme ; mais, avec une pénétration supérieure, il détermine les conditions complètes d’un Positivisme intégral ; il marque les attaches souterraines et scelle les anneaux premiers de la science en une métaphysique conçue et limitée pour tarir en le satisfaisant le besoin spéculatif de l’esprit, pour fixer les assises et assurer la légitimité de notre action dominatrice dans un monde dont il veut se rendre maître comme nous le sommes « des métiers de nos artisans ». Il ne fait donc, au fond et de son plein gré, de la métaphysique qu’en physicien, dans un intérêt qu’on peut appeler pratique et positif, afin de donner de la solidité à sa connaissance de la nature et afin, par là, d’accroître indéfiniment nos ingérences victorieuses et nos commodités humaines en cette machine de l’univers.

Malebranche, au contraire, non seulement ne sépare pas la philosophie ou la science de la préoccupation religieuse, mais même il ne s’en tient pas au régime traditionnel de l’accord de la raison avec la foi et avec le christianisme ; il va d’emblée à la réunion, à la fusion même de la métaphysique et de la théologie spéculative, ascétique et mystique, par l’identification constante du Verbe et de la Raison, de la Révélation positive et de l’enseignement du Maître intérieur, de la vie surnaturelle avec le retour essentiel de l’esprit fini au principe infini de toute vérité et de toute activité. Descartes s’adossait à Dieu, sans jamais l’envisager comme fin, pour aller au monde : Malebranche [5] tourne le dos au monde pour trouver Dieu, et en Lui la lumière, la nourriture, le lieu des âmes : il est un contemplatif, pour qui la philosophie n’a pas d’autre fin, pas d’autre principe, pas d’autre ressort que de conduire l’inclination fondamentale à son terme divin : elle est un moyen d’entrer dans la vision qui sera le salut : la méditation est une oraison et comme une communion, un viatique, les arrhes du ciel.

Cet élan de tout son esprit, Malebranche le trouve chose si normale qu’il ne semble pas soupçonner que chez d’autres, chez Descartes, il puisse en être autrement. Cela va sans dire. De là la libre façon dont il reprend, à la lettre, des théories qu’il désoriente et transvalue du tout du tout. Soyons attentifs, sur quelques points qu’on pourrait multiplier, à cette inconsciente dénaturation. Comment l’opposition foncière d’orientation que nous venons de noter et qui demeure souvent invisible comme le secret des âmes, va-t-elle prendre corps dans les thèses à la fois cartésiennes et anti-cartésiennes de Malebranche ? Comment ce principe générateur des contradictions doctrinales, qui vont apparaître aussi profondes que possible, s’est-il accommodé en apparence d’une philosophie si contraire aux tendances originales de Malebranche ? Est-ce que les emprunts de Malebranche à Descartes ont contribué à le rapprocher de lui, ou ont-ils servi à faire évoluer sa doctrine aux antipodes de celle de son « moniteur » ? Les problèmes, on le voit, ne manquent pas. Il suffira de quelques échantillons pour que le lecteur juge aisément des réponses qu’il convient de faire à de semblables questions.

II

Où d’abord Malebranche semble surtout Cartésien, c’est par ce qu’il nomme « le principe des idées claires ». Il parait donc agréer « la manière de philosopher de M. Descartes », et, à travers le doute méthodique, le critérium de l’évidence rationnelle et les thèses les plus classiques du cartésianisme.

Pourtant, dès ce point initial, le désaccord entre eux est entier. Ils n’ont pas la même idée de la vérité, la même idée de l’idée et de la lumière intellectuelle ; et, s’ils parlent tous deux de clarté et d’évidence, c’est en des sens opposés, soit que l’on considère la source, l’essence, la fin de la vérité, soit qu’on l’étudie en tous ses [6] domaines et dans tous les objets que nous pouvons connaître. Le nœud où leurs doctrines semblent liées et d’où pourtant elles divergent, le principe de tous les malentendus intellectuels qui vont se dérouler avec une sorte d’autonomie dialectique, mais qui correspondent réellement à l’opposition de leur attitude morale, c’est ici qu’il réside et en ceci qu’il consiste : à la clarté agnostique dont se contente Descartes pour agir sur les choses, Malebranche substitue une intelligibilité essentielle, pour tout « voir en Dieu », pour s’unir à Dieu, pour « être agi par Dieu » : expliquons brièvement cette proposition, que confirme le témoignage du P. André : « Malebranche ne pouvait goûter certains endroits de la métaphysique de Descartes, principalement sur les essences des choses, sur la nature des idées et les vérités éternelles [4] ».

Chez Descartes, à part l’infinie et insondable vérité subsistante de Dieu, les idées, les vérités qui nous sont accessibles dépendent souverainement de la Volonté toute-puissante et mystérieuse en ses desseins ; ce sont creaturœ, même celles qui sont nécessaires pour nous, nés que nous sommes dans un monde déjà réglé. Clarté n’est donc pas intelligibilité intrinsèque, mais constatation synthétique d’un fait posé par Dieu dans l’ordre des esprits, « d’un fait du prince » qu’il y a à subir intellectuellement et à bien discerner, non à comprendre : ce sont nos idées (même celle que nous avons de Dieu et qui est le simple cachet et comme l’empreinte de l’ouvrier sur son œuvre), ce ne sont pas les idées mêmes de Dieu, ce n’est pas Dieu. Et, puisque la vérité connaissable à l’homme est voulue et faite par Dieu, nous avons à la reconstituer de façon analogue, et, en la subissant, en la voyant telle qu’elle est, à la vouloir, à la poser, à la reconnaître, par un acte synthétique ; le jugement est cet acte de vouloir qui reproduit ou contrefait par hypothèse génétique les démarches de Dieu. Rien donc de ce que nous pouvons comprendre n’est d’essence divine ; cela, c’est au-dessous de Dieu dont le vouloir et les fins sont incommensurables avec notre entendement fini [5] ; donc, en nous mouvant dans cet ordre des idées, des vérités, des faits, en un mot des créatures, nous pouvons sans présomption sacrilège user de notre volonté, infinie elle aussi, et, sans empiétement, chercher à [7] réaliser nos fins anthropomorphiques par une science qui n’aura nullement le rôle de nous rattacher à Dieu, quoiqu’elle procède de Lui.

Chez Malebranche, tout à l’opposé, « l’objet immédiat de nos connaissances, celui pour lequel Dieu a fait les intelligences, c’est la substance intelligible, immuable, éternelle, nécessaire de la raison, sagesse commune à tous les esprits, et consubstantielle à Dieu même. La fin de l’esprit, c’est la vérité. Il faut donc que cette vérité intelligible se trouve dans Celui hors duquel l’esprit ne peut vivre, parce que hors de Lui rien n’est intelligible [6] ». Les idées, dignes de ce nom, « les divines idées », que « nous touchons comme une réalité sensible à la raison » sans aucun intermédiaire (car tout le reste n’est que « modalités et ténèbres »), sont constitutives de l’essence éternelle et de l’intelligence incréée ; ce sont les idées mêmes de Dieu qui se donne en pâture aux esprits. Par elles, notre Raison est unie immédiatement au Verbe. Il suffit de faire attention, d’écarter les images, de faire taire les sens et les passions pour que nous soyons éclairés et instruits directement par le Maître intérieur, soleil et substance des intelligences : vision docile, passivité bienheureuse, union contemplative et déifiante. Sans doute Malebranche insiste sur l’inadéquation présente de ces idées qui, divines en soi, restent, affirme-t-il, humaines en nous ; mais, quelque soin qu’il prenne de maintenir les distances présentes, il n’en tend pas moins à nous introduire par les idées mêmes dans une participation intime à Dieu même. « Je suis certain que Dieu voit précisément la même chose que je vois... l’esprit voit en un sens la vérité comme Dieu la voit [7]. »

De là résultent, au cours de tout le développement des doctrines de nos deux philosophes sur Dieu, sur les choses, sur la matière et l’âme, des oppositions telles qu’une fois qu’on les a aperçues sous les formules parfois semblables on a peine a comprendre comment les consonances littérales ont souvent frappé les historiens plus que les désaccords fondamentaux.

— Sur Dieu, d’abord, on vient déjà de l’entrevoir, l’opposition est [8] profonde, de natura Dei, de modo probandi Deum et utendi Deo. Descartes, quand il parle en philosophe, nous propose un Dieu de puissance, une volonté transcendante, dont nous n’avons pas à sonder les desseins ; il n’en extrait pas moins de ses perfections cela précisément et cela seulement qui s’adapte à son dessein : véracité, comme garantie de nos facultés normalement exercées ; immutabilité, comme garantie de la fixité des lois souverainement établies dans la nature ; en sorte que, se désintéressant philosophiquement du mystère divin, Descartes ne retient de Dieu que ce qui lui permet de se passer de lui, de fonder sur lui sa science de physicien et d’ingénieur, d’opérer avec une sécurité parfaite, et, rendant Dieu captif de ses propres perfections, d’agir à sa place dans le monde par les lois qu’il y a établies. L’idée que nous avons de Dieu n’est donc pas Dieu, ne comprend pas Dieu, mais nous le fait toucher comme du dehors ainsi qu’un arbre ou qu’un mont qu’on heurte et qu’on n’embrasse pas, en vertu d’une démonstration qui n’est ni une preuve analytique (ainsi qu’on l’a parfois interprété bien à tort), ni non plus une synthèse a priori, mais la constatation d’une cause réelle par le moyen d’un effet formel ou réel lui aussi, quoique inadéquat ou même incommensurable à sa cause. L’argument ontologique n’est pas une liaison analytique pour nous ou un sujet d’oraison mystique et unifiante, mais l’affirmation extrinsèque d’une synthèse en soi. Partout donc, dans la preuve comme dans la nature de Dieu, Descartes exclut la notion d’une continuité logique et d’une nécessité purement intelligible. Dieu est ce qu’il veut être. S’il est intelligible et même superintelligible, c’est parce qu’en lui l’existence souveraine, l’Être, emporte l’Essence ; quant à son œuvre, dans l’ordre de la nature comme dans celui de la surnature elle exprime ou la liberté originale de l’omnipotence ou la merveille paradoxale de l’amour et de la grâce, mais sans se laisser réduire à aucune dialectique de l’intelligence.

Pour Malebranche, inversement, Dieu n’est pas originellement conçu comme une indépendance souveraine, à la manière d’une personne libre de ses décrets, capable des miracles de la puissance et de la bonté ; il est une essence, foyer infini de toutes les essences. Malebranche ne se lasse pas de revenir à sa pensée maîtresse : par la raison, comme par la révélation, nous communiquons à l’intime de Dieu ; et nous ne communiquons réellement à rien que par Dieu. Il n’y a pas pour lui deux sortes d’intelligibilité, l’une absolue dont l’infini garde le secret et le privilège, l’autre de fait, relative aux [9] créatures et à l’usage de notre entendement fini. Nous voyons en Dieu ce que Dieu lui-même voit, sinon ce qu’il est, quoique d’une certaine manière nous devions affirmer l’unité de la Lumière et l’univocité de l’Être[8]. C’est parce qu’il est l’Intelligibilité même qu’il est en soi et qu’il est pour nous. La lumière où je vois est celle même par où il voit et se voit. « Je pense à l’infini ; j’aperçois immédiatement et directement l’infini. Donc il est [9]. » Car, puisque « rien de fini ne peut représenter l’infini, si on pense à Dieu, il faut qu’il soit [10] ». La vraie preuve de Dieu est moins un argument qu’une preuve « de simple vue [11] ».

Dieu est le lieu des essences, des idées, « de ce qui représente en lui les êtres créés [12] ». Pour que les existences ne soient pas « divines » comme les idées le sont, il faut donc d’autant plus dissocier les existences et les essences, marquer l’infériorité et la passivité des créatures, renvoyer dans la région des modalités, des ténèbres, du néant, tout ce qui est accidentel, individuel, rabaisser à sa place subalterne « l’ouvrage pour lequel Dieu, qui se suffit pleinement à lui-même, a bien voulu prendre la qualité basse, pour ainsi dire, et humiliante de Créateur [13] ». (Que nous sommes loin de Descartes!) Et comment sortir de la difficulté d’expliquer l’initiative créatrice d’un Dieu qui « ne pouvant évidemment agir que selon ce qu’il est » semble cependant produire un « univers qui, quelque grand, quelque parfait qu’il puisse être, tant qu’il sera fini, sera indigne de lui [14] » ? A cet embarras, double réponse : « Tâchons de tirer l’univers de son état profane et de le rendre, par quelque chose de divin, digne de la [10] complaisance divine. — Comment cela ? — par l’union d’une personne divine. Marque assurée que le principal des desseins de Dieu c’est l’Incarnation de son Fils. » Mais encore comment expliquer tant d’imperfections dans cet univers, et l’échec partiel de l’œuvre médiatrice et rédemptrice du Verbe incarné ? « Sa sagesse rend Dieu pour ainsi dire impuissant. Car comme elle l’oblige d’agir par les voies les plus simples, il n’est pas possible que tous les hommes soient sauvés à cause de la simplicité des voies. Dieu aime plus sa sagesse que son ouvrage [15] »

Qu’eût pensé Descartes de cette idole de la Sagesse et de la Simplicité, de ce monstre de l’Égoïsme divin, de cette liberté serve d’une sorte d’esthétique emprisonnante ? Mais aussi ne nous étonnons pas d’entendre Malebranche s’élever fortement contre la thèse où il n’a sans doute pas vu que réside l’une des inspirations profondes du cartésianisme, la thèse selon laquelle les vérités nécessaires et éternelles dépendent du décret divin. Non, « le décret de ces vérités est une fiction de l’esprit. Elles sont absolument immuables et nécessaires. Cela est clair, sans que Dieu comme souverain législateur ait établi ces vérités, ainsi que le dit M. Descartes.... Dieu ne peut agir que selon cette Raison ; il dépend d’elle en un sens [16]... C’est tout renverser que de prétendre que Dieu soit au-dessus de la raison et [11] qu’il n’a point d’autre règle dans ses desseins que sa pure volonté. »

— Si de ces cimes nous portons nos regards vers l’ordre des existences créées, nous voyons sans doute que, comme pour Descartes, il se divise pour Malebranche en deux compartiments tranchés, res extensa, res cogitans ; mais ici encore, malgré les déclarations presque superposables, quelle répugnance entre les doctrines !

Pour Descartes la matière est essentiellement et substantiellement étendue, et il n’y a pas d’étendue de deux sortes. Il la prend telle qu’elle lui apparaît dans une clarté où il ne songe pas à chercher une intelligibilité pure, une signification métaphysique ou une idée divine. Elle est chose créée, dominable, sans arrière-fond ni sens secret : ou, du moins, pas plus qu’il ne la cherche en Dieu sous quelque forme que ce soit autrement que comme en sa cause éminente, il ne songe dans la matière à voir le corps, la chair, la concupiscence et l’ignorance. Il élimine sans doute les qualités masquant cette réalité géométrique qui sert de fondement nécessaire et suffisant [17] à son mécanisme de physicien et de constructeur ; mais il ne pourchasse pas ces qualités, ces modalités comme pures ténèbres, il ne les exclut pas du savoir, et même il ébauchera une science positive des « phénomènes de l’union » comme aussi une morale mécaniste et une thérapeutique des passions. L’obstacle à vaincre est pour lui de l’ordre scientifique.

Pour Malebranche l’étendue se dédouble, « l’une intelligible, l’autre matérielle. L’étendue intelligible est éternelle, immense, nécessaire ; c’est l’immensité de l’Être divin en tant que participable par la créature corporelle [18]. » Chez Descartes, l’étendue est un indéfini qui par son essence comme par son existence est séparé de Dieu. Chez Malebranche, elle est infinie, parce qu’elle est une idée même de Dieu ; et, par elle, au lieu de connaître seulement une chose créée, nous participons à Dieu même. Bien plus, en un sens c’est par elle [12] surtout (puisque, nous le verrons, nous n’avons pas une connaissance par idée des substances spirituelles) que nous recevons la lumière d’intelligibilité, que nous voyons clairement et distinctement en Dieu, quelque chose de Dieu. Géométrie et algèbre, c’est la vraie logique [19] les vraies éducatrices de l’esprit, science des mathématiques pures qui, sans que les sens et la conscience aient à y contribuer par leurs obscures modalités, nous manifeste la pensée du Verbe. « J’oserais presque dire que l’application à ces sciences est l’application de l’esprit à Dieu la plus pure et la plus parfaite dont on soit naturellement capable [20]. » « Ainsi c’est en Dieu et par leurs idées que nous voyons les corps,... l’idée que nous avons de l’étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l’étendue est capable [21]. »

En revanche « l’autre espèce d’étendue, est la matière dont le monde est composé », existence qui, en tant que telle, n’a point d’essence propre et, partant, n’est point connue, ce qui s’appelle connue : notre perception des choses extérieures n’exprime pas une réalité, elle n’est que notre manière d’être ; « les sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps, et non pour apprendre la vérité [22] ». Donc s’il y a une physique mathématique qui est l’absolu même, la physique empirique est toute relative, ne touche pas au fond des choses, reste étrangère à la métaphysique comme à la théologie et ne permet « jamais de juger ce que les choses sont en elles-mêmes, mais seulement du rapport qu’elles ont avec notre corps [23] ». Les existences ne sont pas connaissables par idée, parce qu’elles ne sont pas en Dieu, mais de Dieu [24], et « certainement il n’y a que la foi qui puisse nous convaincre qu’il y a des [13] corps [25] ». Ce monde des créatures, « tu penses le voir et il est invisible ; prends donc garde à ne pas juger témérairement de ce que tu ne vois en aucune manière ; n’attribue pas à la créature ce qui n’appartient qu’au Créateur [26] ». Le problème que soulève la matière, l’obstacle à vaincre est ici d’ordre ascétique et mystique.

Et, s’éloignant de plus en plus de Descartes, Malebranche (nous y insisterons un peu plus loin), après avoir exclu la possibilité d’une connaissance de la matière et méme des existences individuelles par idée et, conséquemment, de toute efficience réelle dans l’ordre des créatures, est amené à restaurer ce qu’excluait expressément Descartes, un finalisme outrancier du point de vue du sentiment, et à inaugurer, comme contrepoids à son intellectualisme intransigeant, une philosophie de la qualité, de l’excellence, de l’ordre, une hiérarchie des perfections, où tout conspire finalement à dévoiler les plus intimes desseins de Dieu pour tirer la créature et l’étendue matérielle elle-même de son « état profane ».

Mais voici une opposition plus forte encore quoique peut-être moins remarquée.

— Pour Descartes, la pensée en toutes ses formes, ou, comme nous dirions aujourd’hui, les états subjectifs, les faits de conscience et même « les phénomènes de l’union » de l’âme et du corps, oui, la pensée (cogitans et cogitata) n’est pas moins claire, substantielle, connaissable, objet de science que l’étendue ; plus claire et plus connaissable même [27] ; car, sans plus ample examen, sans prétention a une intelligibilité intrinsèque, la réalité du sujet est le premier objet évident, l’anneau initial et absolument solide de la longue chaîne des vérités. Selon Malebranche, « je sais que je ne renferme en moi aucune réalité intelligible et que bien loin de trouver en ma substance les idées de toutes choses, je n’y trouve pas même l’idée [14] de mon être propre ; car je suis entièrement inintelligible à moi-même [28] ». Nous ne nous saisissons que par « obscur sentiment » ; or, « pour connaître les ouvrages de Dieu il ne faut pas s’arrêter aux sentiments qu’on en a ; car, je ne puis trop vous le répéter, il ne faut pas consulter ses sens, ses propres modalités qui ne sont que ténèbres [29] », hors de toute science possible du subjectif, du qualitatif ; « il est fort inutile de méditer sur ce qui se passe en nous [30] ». « Quand un homme méditerait toute sa vie pour tâcher de connaître clairement comment son âme est modifiée, il n’en saura jamais rien [31]. » Ainsi des corps nous connaissons l’essence, mais non l’existence ; de l’âme nous sentons l’existence, mais sans en connaître l’essence.

Toutes les qualités que nous attribuons aux corps, bien à tort, ne sont que des modalités de l’âme ; « ces mêmes modalités étant jointes à l’étendue intelligible qui est l’archétype des corps et rendant sensible cette étendue [32], elles peuvent nous en montrer les rapports, en quoi consistent les vérités de la géométrie et de la physique [33] ». Cette liaison (d’ailleurs inintelligible), c’est pour Malebranche la notion du mouvement qui en est l’instrument équivoque. Tout pour lui comme pour Descartes s’explique et se produit par le mouvement. Mais, entre eux, dans cet aboutissement en apparence convergent de leurs doctrines, quelle opposition ! Oui, Descartes ramène tout au mouvement, hors la pensée pure, mais c’est dans la mesure où cela réussit en fait et permet d’obtenir des résultats positifs, des explications détaillées, des applications pratiques ; c’est pour traiter la physique mécaniquement et pour exclure de sa science anthropomorphique tout finalisme, tout mysticisme. Pour Malebranche la réduction de toutes les modalités au mouvement est affaire d’intelligibilité ; [15] il y cherche une satisfaction spéculative et générale, d’ailleurs obtenue au rabais et de la façon la plus sommaire, se faisant fort, — en principe — de tout obtenir avec du mouvement, car c’est seulement « en idée » qu’il le fait [34] ; mais, en réalité il n’a pas la présomption d’opérer, pas même de connaître le détail. « Ce qui passe infiniment la capacité de notre esprit, c’est de savoir quelles sont les parties qu’il faut remuer. Il n’est pas nécessaire d’entrer davantage dans le détail de ces lois naturelles que Dieu suit. Qu’elles soient telles qu’il vous plaira cela importe peu... Cela étant ainsi je comprends bien que c’est perdre son temps que de vouloir expliquer par les principes cartésiens, ou par d’autres semblables, l’histoire que l’Écriture nous fait de la création [35]. »

En revanche il ne recule devant aucune explication des secrets, des suprêmes desseins de Dieu, non plus seulement « sur l’arrangement de la matière », mais sur l’ignorance où nous sommes de notre âme et l’état réservé à l’éternelle vie. On pourrait s’étonner que Malebranche, alors que nul peut-être n’a eu un sens plus délicat, plus vif, plus pénétrant des choses de l’âme, ait renié cette science de la pensée où Descartes ne voyait point de difficulté de principe, sauf à laisser ambiguë la direction de sa doctrine ou vers une psychologie rationnelle et subjective ou vers une phénoménologie psycho-physique. C’est précisément parce que Malebranche avait une expérience trop concrète de la vie intérieure, une estime trop [16] grande de l’âme, qu’il a résolument tourné le dos à une science abstraite de l’esprit [36] ou à une psychologie objective. Ni le mécanisme, ni la métaphysique (car elle n’a en somme pour matériaux originels que l’idée de l’étendue intelligible) n’entament la vraie connaissance de notre âme : « Je ne dois point, mon fils (c’est le Verbe incarné qui parle) te donner maintenant une idée claire de ta substance parce que l’idée d’une âme est un objet si grand et si capable de ravir les esprits de sa beauté que si tu avais l’idée de ton âme, tu ne pourrais plus penser à autre chose... Mais Dieu ne t’a point fait pour ne penser qu’à toi, il t’a fait pour lui. Aussi je ne découvrirai point l’idée de ton être que dans le temps heureux auquel la vue même de l’essence de Dieu te fera mépriser ce que tu es pour ne songer qu’à la contempler [37]. » C’est impliquer que l’âme n’a la science de l’âme qu’en cessant de se réfléchir pour ne réfléchir que Dieu, dans une contemplation toute passive, où elle s’absorbe intellectuellement, en l’ordre de beauté et de perfection. Je me connais comme pensée, simplici mentis intuitu, disait Descartes. Comme pensée, conclut Malebranche, je ne me connais pas, et je ne me connaîtrai jamais qu’en Dieu, « par la connaissance de ses volontés qui me donnent l’être et toutes les modifications de mon être. » La vraie science de l’âme est mystique.

III

Ainsi donc, parce que chez Descartes et chez Malebranche l’entreprise philosophique procède d’inspirations et d’aspirations opposées, leurs conceptions sur les objets qu’ils affirment en commun et dont ils traitent en termes parfois superposables sont réellement impénétrables et antipathiques les unes aux autres. Et ces contrariétés matérielles, ces thèses de fond antagonistes réagissent par de réciproques combinaisons sur toute l’organisation formelle de leur [17] système et s’en trouvent confirmées, renforcées et approfondies : ayant donc entrevu quelques-unes de ces oppositions relativement aux idées et à la nature même de la vérité, à Dieu en lui-même et dans son rapport aux choses, à la matière et à l’esprit, considérons un instant, d’après quelques échantillons qu’on pourrait aisément multiplier, à quel point leur méthodologie, leur épistémologie, leur théologie traduisent et canonisent l’incompatibilité de leurs doctrines.

1. — Souvent on a prétendu qu’au moins en ce qui touche la méthode Malebranche suit Descartes, et lui-même nous a déclaré qu’il doit « à la manière de philosopher de M. Descartes la hardiesse de le contredire ». Mais il pourra parler cent et cent fois du principe des idées claires, louer et « adopter les règles de pensée de ce grand homme » : ce ne sera jamais qu’en un autre sens, avec un autre accent, en vue d’un autre but, en opposition avec lui. Il y a chez Descartes un optimisme d’homme d’action, et une confiance d’homme de pensée qui croit à sa pensée et cherche dans sa pensée, par sa pensée, le point d’appui grâce auquel il soulèvera le monde : la science est acte de l’esprit, conquête, triomphe du vouloir. Il a l’accent d’un capitaine qui gagne des batailles, il refait le monde, peut-être autrement que Dieu ne l’a fait, mais enfin tel qu’il aurait pu être fait, tel que, à l’aide des ideae factae du savant, il est possible de le manier et de le remanier. Pour Malebranche, le doute méthodique n’est pas un simple instrument provisoire et passager, employé une fois pour toutes par un esprit confiant en sa force, à la recherche d’une vérité dont nous ne sommes séparés que par des difficultés logiques : la clarté qu’il s’agit d’obtenir, ce n’est pas celle d’un fait rationnel à constater, à « toucher, sans le comprendre », c’est celle d’une intelligibilité, d’une divine essence ; les préjugés à écarter, ce ne sont pas uniquement des jugements précipités, des actes de volonté téméraire, quelle qu’en soit d’ailleurs l’occasion et l’origine ; c’est l’effet de notre constitution et c’est la suite du péché, la trace de l’ignorance et de la concupiscence originelles ; il n’est donc pas question de justifier ultérieurement l’usage de nos sens et de nos facultés légitimement consultées ; il faut tendre, sans y prétendre d’ailleurs, à mettre à la raison la folle qui se plaît à faire la folle, à dissiper les prestiges de l’imagination et des passions : défiance définitive à l’égard de la part active de nos organes spirituels, lutte contre le mal congénital de la nature déchue, [18] méthode ascétique d’un mystique qui, au lieu de se consulter et de se recueillir en sa raison, consulte Dieu en homme qui fait oraison dans la passivité contemplative.

Il ne suffit donc plus de faire de la métaphysique une heure ou un an en sa vie, ni d’attacher pour n’avoir plus à y revenir les premiers anneaux d’une chaîne de vérités qui s’allongera sans fin pour le profit terrestre de l’humanité, ni de voir une bonne fois pour toutes ce qu’il y a à voir en chaque point. Il s’agit d’une purification incessante, d’une application renouvelée, d’une habitude de tout l’être : « Les préjugés reviennent toujours à la charge et nous chassent de nos conquêtes, si par notre vigilance et de bons retranchements nous ne savons nous y maintenir... Ne vous imaginez pas qu’il suffise d’entrevoir ces principes et même de les avoir compris ; il faut par l’usage s’en rendre comme le maître.... Les préjugés ne se quittent pas comme un vieil habit ; nous ne naissons pas philosophe, nous le devenons. Il faut rebattre à l’esprit les grands principes, afin que dans le besoin ils se présentent à lui tout naturellement. [38] » A ce prix, l’être entier sera comme teint de la vérité, et l’on pourra s’écrier avec Ariste : « Ah! Théodore, que vos principes sont clairs, qu’ils sont solides, qu’ils sont chrétiens. Mais qu’ils sont aimables et touchants! J’en suis tout pénétré [39]. » Et contre le solipsisme de Descartes, Malebranche, si solitaire, si méditatif qu’il soit, ajoute en platonisant que ce n’est pas seulement avec tout son être, mais avec tous les êtres [40] qu’il faut aller au vrai, et avec Dieu, « principe de notre société, lien de notre amitié, âme du commerce et des entretiens que nous avons ensemble. Qu’il en soit la fin, puisqu’il en est le principe. »

2. — Méthode scientifique et rationaliste d’une part, méthode ascétique et spéculative, d’autre part, à cette opposition correspond un antagonisme plus net encore s’il est possible en ce qui concerne la nature et l’usage de la science et de la philosophie. Sous ces termes Descartes et Malebranche placent des sens aussi intellectuellement que moralement étrangers ou même hostiles l’un à l’autre.

Le domaine où s’installe Descartes, c’est le champ des vérités qui, souverainement établies par Dieu et n’étant par conséquent point de [19] l’ordre des essences éternelles et de l’infini, peuvent être connues et maniées par l’homme. Le règne de la science et de la philosophie est de ce monde. Librement créées par un acte synthétique du vouloir divin, ces vérités et lois de la nature sont connaissables et peuvent être reconstruites et utilisées librement par un acte synthétique de notre esprit, de notre volonté, infinie elle aussi en un sens. La déduction n’est jamais analyse, mais synthèse ; la science n’est point définissante et contemplante, elle est génétique et opérante. Elle n’a pas sa fin en soi : sans doute Descartes s’est arrêté parfois pour jouir de connaître, mais il reprend vite sa marche, parce que le savoir n’est pas pour le savoir, il est pour le pouvoir. Et s’il exclut absolument la recherche des insondables desseins divins et des causes finales, c’est pour mieux laisser le champ libre aux fins de l’homme, à l’anthropomorphisme d’une science positive.

A l’opposé, Malebranche par tout l’effort de sa méditation se dégage du monde, émigre en haut pour retrouver le pays de la vérité, et par la contemplation des archétypes éternels et nécessaires participe à Dieu et se repaît de la lumière et de la substance même du Verbe. Loin de songer à faire des merveilles, à devenir le maître des phénomènes ou à prolonger sa vie présente, il veut mourir [41] à ce monde et retrouver la patrie des essences dans la beauté de la lumière incréée. L’esprit n’a qu’à s’offrir passivement à l’enseignement du seul Maître. L’attention n’est activité que négativement pour écarter les importunités et les fantômes des sens, de l’imagination et des passions. La vérité n’est pas à conquérir, à construire, à maîtriser, elle est à accepter docilement, en laissant les assertions du Verbe se produire dans le silence intérieur de l’homme. Il serait pour ainsi dire sacrilège de prétendre remanier la nature, au gré de notre concupiscence et de nos intérêts charnels [42]. Ne cherchant donc pas à subordonner sa science aux fins humaines il scrute d’autant plus intrépidement les fins divines. Il n’y a même pour lui d’explication des faits et des réalités finies que dans la mesure où il est possible de les rapporter aux causes finales, seules capables, selon lui, de déterminer la liberté [20] divine d’après la sagesse esthétique qui préside aux desseins du Créateur et du Médiateur. « Il ne suffit pas de découvrir sans cesse de nouvelles vérités, il faut savoir où se trouvent les vérités fécondes qui doivent régler les jugements qu’il faut porter de Dieu et de ses ouvrages, ... tout notre examen ne doit tendre qu’à ce qui peut nous rendre heureux et parfaits... Sciences abstraites, quelque éclatantes et sublimes que vous soyez, vous n’êtes que vanité, je vous abandonne [43] ». A la philosophie Cartésienne de la quantité et du mécanisme se substitue donc une philosophie de la valeur, de l’excellence, toute suspendue à l’étude des « conduites » de Dieu et « du bien de l’esprit. » Un scrupule surgit : « Quand je pense qu’un savant philosophe [44] a dit que c’est être téméraire que de vouloir découvrir les fins que Dieu a eues dans la construction du monde, j’hésite.... Faites-moi savoir (Ô Sagesse éternelle), si c’est une curiosité qui vous choque, que de souhaiter de savoir quelque chose des desseins de votre Père. — Tu ne peux, mon fils, me faire de prière qui me soit plus agréable et qui te soit plus utile [45].... » Et il s’agit de tout le contenu le plus spécifique du dogme catholique.

3. — Où se résument donc et s’achèvent toutes ces antithèses c’est dans la conception que se font Descartes et Malebranche des rapports de la philosophie avec la théologie ou même la religion. Le premier, comme philosophe, est étranger non seulement à l’ordre chrétien, mais même à la question proprement religieuse. Il n’y a point pour lui de religion naturelle, rien qui rattache rationnellement sa métaphysique à sa foi positive. Si sincèrement catholique qu’il a pu vivre et mourir, il a donc sans cesse visé à séparer les compétences, à éviter les heurts, à développer science et métaphysique dans un plan où elles n’auraient pas à rencontrer la théologie. Il n’a pu y réussir. Mais, quelque habileté qu’il ait mise tantôt [21] à utiliser ses affirmations métaphysique pour calmer les susceptibilités ou se concilier la faveur des « docteurs », tantôt à discerner résolument la cause de la raison d’avec celle de la foi, ce séparatisme n’est pas chez lui seulement attitude occasionnelle, convenance ou prudence, c’est là toute l’orientation de sa pensée. Scribo etiam Turcis. La philosophie est et doit rester sécularisée, séparée ; la raison et la foi se juxtaposent en fait sans se compénétrer parce que, fondé sur un libre et miraculeux décret de la liberté divine, l’ordre chrétien est accueilli comme une grâce mystérieuse par un bon vouloir dont « les plus idiots » sont aussi capables que les plus savants : la pensée de Descartes n’agit pas dans la foi sur les données de la foi ; en cet ordre il est comme un enfant ; toute son activité d’esprit est extérieure à cette théologie qu’il révère sans curiosité, à cette religion qu’il accepte sans y chercher aucune satisfaction intellectuelle, aucun aliment pour sa spéculation.

Que contraire est l’attitude de Malebranche! Il tend de toutes ses forces, de tout son esprit, de tout son amour à relier, à fondre ce que Descartes sépare absolument ; et c’est à procurer vivante et effective en l’âme cette unité essentielle du Verbe et de la Raison, cette solidarité de la double révélation du seul et même Maître, qu’il s’attache constamment. Reprenons, en sens inverse du chemin que Descartes a parcouru pour rompre, celui qu’il parcourt pour unir et peut-être finalement pour identifier religion et philosophie.

D’abord la question religieuse est le tout : « la religion, c’est la vraie philosophie [46] ». Mais il ne s’agit pas d’une religion quelconque, d’une religion naturelle. « La Religion Chrétienne est parfaitement conforme à la raison [47]. »

Bien plus, ce n’est pas d’un simple « accord » qu’il s’agit, d’un concordat entre le savant et le croyant ; et, contre Descartes, il condamne toute comptabilité de conscience en partie double, « car enfin nous sommes tous raisonnables et essentiellement raisonnables. Et de prétendre se dépouiller de sa raison comme on se décharge d’un habit de cérémonie, c’est se rendre ridicule et tenter inutilement l’impossible... Je comprends maintenant que, (en décidant qu’il ne fallait jamais raisonner en théologie), je donnais dans un excès bien dangereux... Il faut faire servir la métaphysique à la [22] religion [48]. » Mieux encore c’est la Religion qui sert à la métaphysique : « Que les philosophes sont obligés à la religion!... Pour moi je l’avoue, je me trouve à court à tous moments, lorsque je prétends philosopher sans le secours de la foi [49]. « Avançons encore dans cette intussusception réciproque : « Il faut être bon philosophe pour entrer dans l’intelligence des vérités de la foi. La foi ne dispensant pas ceux qui le peuvent de s’en remplir l’esprit, elle nous est donnée pour nous conduire à l’intelligence des vérités mêmes qu’elle nous enseigne [50] ».

Mais il importe de distinguer ici les deux champs de l’investigation religieuse : le champ « des vérités que possède le Verbe divin, en qualité de Sagesse éternelle » ; d’autre part le champ où la puissance divine réalise ses fins « dans la construction du monde » et l’ordre de la nature et de la grâce. En ce domaine-ci des existences créées et des volontés de Dieu, la connaissance naturelle n’a aucune essence, aucune vérité intrinsèque à atteindre ; elle est toute relative aux intérêts de la conservation du corps [51] ; seule la foi, qui nous assure de l’existence réelle des substances matérielles fournit, sur les vérités contingentes de cet ordre des créatures, le sens secret, l’explication dernière, celle où, « combinant le physique avec le moral et le naturel avec le surnaturel, on rapporte tout à J.-C. et à son Église » ; et, comme pour les phénomènes « ceux qui étudient la physique ne raisonnent jamais contre l’expérience, de même les faits de la religion ou les dogmes décidés sont mes expériences en matière de théologie. Jamais je ne les révoque en doute ; c’est ce qui me règle et me conduit à l’intelligence » ; et là donc se fait sentir « le besoin extrême que nous avons d’une autorité qui nous conduise [52] » et aussi d’une « grâce médicinale » d’une « grâce du Rédempteur » qui compense et au delà la concupiscence mauvaise du péché par une concupiscence toute sainte.

Mais il y a le champ supérieur et divin, « le monde archétype et intelligible que renferme la raison... rien de créé ne peut être l’objet immédiat de nos connaissances. Comme nos corps vivent sur la terre [23] et se repaissent des fruits divers qu’elle produit, nos esprits se nourrissent des vérités que renferme la substance immuable du Verbe divin, la substance non seulement efficace, mais intelligible de la raison... Étant faits pour connaître et aimer Dieu, il est clair qu’il n’y a point d’occupation qui soit préférable à la méditation des perfections divines [53] » Cette union essentielle, antérieure et supérieure à l’économie historique de la Rédemption, est ce que Malebranche nomme « la grâce du Créateur ». Il y a donc pour lui comme un double sens de la religion et du christianisme : à un premier point de vue, la religion est relative à « l’ordre », aux rapports de perfection à observer ou à rétablir entre les créatures raisonnables et Dieu, pour notre libération de la chair et pour « la règle de notre estime et de notre amour » : à un autre point de vue, la religion nous place au-dessus de toutes les contingences et des existences, dans le pur domaine des essences, seules réalités absolues et éternelles [54].

Si l’on presse les propositions les plus certaines de Malebranche, il faudrait donc ajouter que, en un sens, la philosophie c’est la vraie religion, « le culte spirituel » ; non pas qu’il naturalise le surnaturel, mais il surnaturalise le rationnel, parce que, pour lui, les dogmes les plus spéculatifs du Christianisme expriment la nécessaire relation du fini avec l’infini, parce que le Verbe incarné est la seule explication intelligible, parce qu’absolument parlant il n’y a de vérité qu’en Lui, de Vérité que Lui, et parce que nous ne pouvons être qu’en étant en Lui, ni être en Lui que s’il est en nous : « C’est par l’amour qu’il se porte à lui-même qu’il nous communique cette [24] ardeur invincible que nous avons. » De ce point de vue, l’existence présente n’est qu’une apparence, un moment dont le terme est la réintégration de la créature au Créateur ou même le retour de Dieu à Dieu [55]. Intrinsécisme radical qui s’oppose absolument au pur extrinsécisme religieux de Descartes.

Mais si, en raison même des cloisons d’ailleurs mobiles ou fissurées qu’il prétend établir entre la raison et la foi, le Christianisme de Descartes [56] soulève, du point de vue de l’orthodoxie comme de la philosophie de multiples difficultés, le Christianisme de Malebranche, tout autre, et en raison même de la continuité qu’il marque entre les deux ordres, en fait surgir de plus graves encore [57] : il y aurait un intérêt extrême à démasquer les artifices de cohésion qu’il emploie pour relier des matériaux disparates et pour ramener à l’unité de son système des influences antipathiques les unes aux autres. Nous devons ici nous borner, pour conclure, à noter quelles répercussions a eues, sur l’évolution générale de la philosophie, le double fait du cartésianisme apparent et de l’anti-cartésianisme latent et profond de Malebranche ; car, si Malebranche n’avait point paru cartésien, il n’aurait peut-être pas autant contribué à modifier le courant de la pensée cartésienne.

C’est d’ailleurs une loi générale, dans l’histoire des doctrines. A l’effort original d’un initiateur, succède un effort de reprise et de synthèse pour incorporer les nouveautés à la tradition ou parfois, comme c’est plutôt le cas ici, la tradition aux nouveautés. Malebranche reste beaucoup plus thomiste qu’il ne le croit ; surtout il est et il veut être disciple de saint Augustin, et à l’instar de Gibieuf, de Bérulle, d’Arnauld, il interprète les Méditations métaphysiques comme une reprise de l’Augustinisme, alors que chez Descartes il n’y avait, [25] avec l’auteur des Confessions, que rencontre tout accidentelle et pour ainsi dire tangentielle. Il a replacé, dans le plan ontologique, tout ce qui dans le cartésianisme était surtout méthode de solution scientifique ; et dès lors ont apparu ou reparu des difficultés que cette méthodologie, plus positiviste encore que métaphysique, ne suscitait pas forcément ou même dont elle se détournait systématiquement : tel le problème de la communication des substances et de l’activité des créatures.

Par ce qu’il a emprunté au cartésianisme comme par ce qu’il en a méconnu et dénaturé, il a donc contribué à transformer doublement la façon de poser les problèmes [58]. D’une part, en ramenant au sens métaphysique et spéculatif, dans le plan où elles touchent au fond des choses, au drame de la destinée et aux solutions théologiques, les questions que Descartes envisageait par la face où elles intéressent l’organisation scientifique de la vie présente, Malebranche n’a pas seulement rouvert la voie à la spéculation pure, mais il a frayé la route à de nouvelles démarches de la philosophie moderne : l’entière liberté d’esprit et la puissance constructive que Descartes limitait à l’ordre naturel pour le séculariser, il les a appliquées aux questions le plus spécifiquement religieuses, à celles que le Christianisme avait précisées ou provoquées dans la conscience de l’humanité, et il en a fait l’objet de son investigation rationnelle pour christianiser tout le reste ; il l’a fait avec la hardiesse d’une foi intrépide et d’une docilité parfaite que ne lui laissaient pas soupçonner (Bossuet les a aperçues) les « témérités » prochaines du rationalisme et qui lui dissimulaient aussi les difficultés d’une attitude où le surnaturel risque de se confondre avec la nature même. Mais, s’il n’a pas réussi à les éviter ni à les prévenir par sa méthode à la fois équivoque et simpliste, ces périls ne sont pas inévitables, et l’on peut savoir gré à Malebranche d’avoir, contre les limitations artificielles d’une philosophie sans horizons religieux, maintenu ou étendu les prises de la spéculation intégrale.

D’autre part, et très utilement, il a contribué à déterminer l’évolution des problèmes qu’en un double sens Descartes laissait ambigus : sans doute le Cartésianisme marquait aussi fortement que possible la nécessité de la haute spéculation pour justifier et promouvoir [26] la science la plus positive : mais ne risquait-il pas tantôt d’être trop facilement décapité d’une métaphysique qui ne fondait pas nos vérités humaines en l’essentielle vérité elle-même, qui traitait la pensée comme un objet encore et la vie comme une machine, et permettait en somme une pure philosophie physique et une science sans préoccupations spirituelles et sans racines morales, tantôt au contraire d’être interprété comme une construction toute rationnelle de l’esprit pur qui « ne mettant point de différence entre l’action et l’idée de l’action » exerce souverainement sa force logique ? Par des distinctions plus souples et plus précises, Malebranche a contredit ces tendances : — grâce à son sens de la vie spirituelle et morale il a revendiqué l’irréductible originalité de l’âme, le caractère singulier et concret de l’esprit, préludant ainsi indirectement et paradoxalement à une philosophie de la valeur, de l’excellence, de la perfection, toute dégagée des symboles et des images qui matérialisent nos conceptions même les plus intellectuelles de la vie subjective ; — et cette étude de l’âme, il ne l’a pas conçue comme une simple intuition métaphysique ou psychologique, mais comme un travail ascétique et un mystère de l’ordre religieux et moral ; il a, par là et au moment où il semblait tendre à une philosophie d’exclusive intelligibilité, marqué que l’ordre des existences a une dignité, un principe autre que celui des essences, qu’il dépend d’une volonté et d’une bonté ; — enfin, par la rigueur et l’ingéniosité avec lesquelles il a démontré le mécanisme des sens et des passions, il a préparé la science positive du « composé humain », la vraie psychologie, opérant le triage sans rompre la solidarité des phénomènes connaissables dans l’étendue et de ces faits de conscience où retentissent tous les échos de notre être spirituel et charnel. Ainsi, c’est peut-être par les points où il a dénaturé profondément la doctrine cartésienne qu’il a contribué à la féconder davantage.

Maurice Blondel.



[1] Recherche, III, p. 1, ch. IV, 5. Cf. ibid., VI, ch. IX. On ne vit jamais plus de solidité, plus de justesse, plus d’étendue et de pénétration que celle qui parait dans ses ouvrages, je l’avoue, mais il n’était pas infaillible.., je dois à M. Descartes, ou à sa manière de philosopher, les sentiments que j’oppose aux siens et la hardiesse de le reprendre. »

[2] S’il y a une intuition d’ordre intellectuel qui traduit l’originalité native d’un esprit, cette intuition est elle-même dans la dépendance d’une intention fondamentale qui comporte ou appelle même une justification rationnelle et une ratification expresse de la volonté : mais c’est moins une réflexion explicite qu’une prospection synthétique.

[3] Ce que dans ses lettres à la princesse Elisabeth, à la reine Christine, à Chanut Descartes a dit d’une haute morale de bonne volonté et de résignation généreuse n’infirme pas les remarques résumées ici. Car c’est quand les moyens de bonheur qu’il a pu proposer en philosophe et en savant échouent, qu’il parle en homme et en chrétien qui tient en réserve les suprêmes ressources. Au reste, quand nous disons que Descartes sépare sa philosophie de la théologie, on ne doit pas entendre ces mots au sens qu’a pris au XIXe siècle l’expression de « philosophie séparée ». Car il ne sépare pas pour exclure ou ignorer, mais pour départager les compétences (comme s’il n’y avait point de questions mixtes ou d’inquiétudes communes), et pour renvoyer à la Religion positive ce qui « n’est pas de son métier » à lui, l’étude de nos fins dernières.

[4] Vie de Malebranche, par le P. André, Édit. Ingold, I, p. 15.

[5] La nécessité des vérités mathématiques n’excédant pas notre connaissance, ces vérités sont quelque chose de moindre et de sujet à l’incompréhensible puissance de Dieu, laquelle surpasse les bornes de l’entendement humain. » (Descartes, Lettre au P. Mersenne, du 20 mai 1630.)

[6] Réponse au livre des vraies et des fausses idées, chap. XIII.

[7] Entretiens. VIII, 11. — Recherche, V, 3. Sur ce point comme sur plusieurs autres, Malebranche ne semble pas avoir eu toute la hardiesse de sa thèse ; sous l’influence de l’enseignement Thomiste et par le souci de l’orthodoxie il s’est imposé un frein parfois artificiel et verbal, afin d’expliquer que « ce n’est pas voir l’essence de Dieu que de la voir, non selon son être absolu, mais relativement aux créatures ou en tant qu’elle en est représentative ». (IXe Eclaircissement.)

Ou, pour mieux dire, il y a homogénéité entre les idées, entre notre raison et la liaison, entre les Intelligibles réels que nous voyons et l’Intelligible en soi, mais il y a hétérogénéité entre le Verbe de Dieu et les existences créées.

[9] Entretiens, 11. 5.

[10] Recherche, IV, ch. XI, 253.

[11] Entretien avec un philosophe chinois.

[12] Recherche, III, II, 6.

[13] Méditations chrétiennes, XIX, 5 et Réflexions sur la Prémotion Physique, XXII, et XXIII. Pour Descartes, les essences et les existences sont également voulues et créées par Dieu ; ou même, peut-on presque dire, comme nous ne saurions fixer de limite aux divines possibilités, les existences sont pour nous la raison d’être et font l’intelligibilité des essences. Pour Malebranche les essences sont nécessaires, coessentielles au Verbe divin ; les existences, elles, « dépendent non du Verbe, mais de la volonté de Dieu » et constituent le champ d’action où doit régner « l’ordre ». Et cet ordre en matière contingente doit être fondé lui-même « sur les nécessaires rapports de perfection entre les idées : ces rapports sont l’ordre immuable que Dieu consulte quand il agit, ordre qui doit régler l’estime et l’amour de toutes les intelligences ». (Traité de Morale. I. 6.)

[14] Entretiens, IX, 4 et 5.

[15] Traité de la Nature et de la Grâce, IIe partie, addition à l’art. XXXVIII. Sur ce point, Malebranche n’a rien gagné, ni comme philosophe, ni comme chrétien, ni comme homme, à rompre avec Descartes. Nous touchons ici à l’une des principales ἀπορἱαι de son système. D’une part, nous dit-il, « Dieu ne peut agir que selon ce qu’il est » et sa volonté n’est que le passage à l’acte de sa sagesse. D’autre part, pour que la Création n’apparaisse pas comme nécessaire et pour échapper au Panthéisme, Malebranche maintient que, si l’ouvrier est parfait, l’ouvrage est imparfait et implique une part d’arbitraire. Il pense d’abord échapper à la difficulté de concilier ces thèses, en proposant l’Incarnation comme la raison de la création ; mais il reste à expliquer comment il y a d’autres êtres que le Christ et tant de mal dans le monde. C’est alors qu’il est amené par ses prémisses à cette double étrangeté : s’il y a tant d’hommes qui échappent à la Rédemption, c’est que le nombre des élus est limité par la conscience finie de l’Homme-Dieu qui ne saurait en acte penser à tous ; et si Dieu crée malgré l’imperfection de son œuvre, c’est qu’il se préoccupe d’abord de son habileté, dans le triomphe « d’un ordre qui serait moins admirable s’il était plus composé.... Les lois, à cause de leur simplicité, ont nécessairement des suites fâcheuses à notre égard. Dieu ne fait à ses créatures que le bien que sa sagesse peut lui permettre », et ne saurait sans déroger s’inquiéter des individus au détriment de sa gloire. Si l’amour de l’ordre et l’art classique du XVIIe siècle ont consisté souvent à verser, non sans le dénaturer, l’esprit chrétien en des formes antiques, y a-t-il peut-être une dénaturation analogue dans cette doctrine qui préfère à la folie de la croix, à la tendresse singulière de la charité « une sagesse si générale » et si peu généreuse. Descartes a eu sur « la générosité » d’autres pensées.

[16] Recherche, 10e Éclaircissement. Cf. Entretiens, IX, 13.

[17] Dans sa troisième Méditation, Descartes indique nettement que c’est dans les objets matériels qu’est la « cause » des idées que nous en avons. Les corps possèdent « une faculté active, capable de former et de produire en nous ces idées » : et il ne pousse point sa recherche de ce côté qui n’a point d’intérêt pour lui. Les qualités sont réelles ; quant à spéculer sur ce qu’il y a de subjectif ou d’objectif en elles, il s’y refuse, disant par exemple à propos de Gassendi que « sous prétexte de me faire des objections il m’a proposé quantité de telles questions dont la solution n’était pas nécessaire pour la preuve des choses que j’ai écrites ». Or, ces questions que Descartes omet, ce sont celles mêmes qui viennent au premier plan de la pensée de Malebranche : Comment le corps pourrait-il être cause des idées et des sentiments de l’âme ?

[18] Méditations chrétiennes, IX, 9 et 10.

[19] Cf. Recherche, VI, chap. I, 4 et 5.

[20] Recherche, V, chap. v.

[21] Ibid., III, II. chap. vii, 3.

[22] Ibid., I, chap. X, 5. On voit ici combien autrement qu’on ne fait communément Malebranche coupe la réalité en deux parts et à quel point ce dualisme diffère de celui de Descartes. D’un côté, l’étendue intelligible absolument réelle dans le Verbe et dans notre raison ; d’un autre côté, des « qualités que nous croyons physiques, mais qui ne sont que des modalités de l’esprit et toutes relatives à la conservation de notre corps, et aussi, faut-il peut-être ajouter, servant à la fois de tentation, d’obstacle, d’écran protecteur à notre existence personnelle.

[23] Recherche, I. chap. v, 3. On ne peut s’empêcher de noter ici que ces spéculations ont servi de véhicule à des états d’esprit beaucoup plus modernes : dissociation de la science des phénomènes et de la métaphysique, relativité et pragmatisme, mais après quels détours !

[24] Dieu ne les connaît point en son essence, mais en sa puissance par la science qu’il a de ses volontés qui leur donnent l’être. » Réponse à Arnauld.

[25] Recherche VI, 11. 6° Eclaircissement. Je souligne puisse pour faire sentir ce qui a échappé à beaucoup d’interprètes, l’impossibilité intrinsèque, pour Malebranche, de connaître l’individuel, la créature : les existences concrètes sont objet de foi, comme tout ce qui dépend de la volonté divine : « Comme il n’y a que Dieu qui connaisse par lui-même ses volontés lesquelles produisent tous les êtres, il nous est impossible de savoir d’autre que de lui s’il y a effectivement hors de nous un monde matériel. » (6e Éclaircissement.) Sur la cohérence subtile de cette théorie, cf. Pillon. Année philosophique, 1893, p. 121 et suiv.

[26] Méditations chrétiennes, IX, 8, 9, 10.

[27] « D’après M. Descartes la nature de l’âme est plus connue que celle de toute autre chose.... Si l’idée qu’on en a est aussi claire que celle qu’on a du corps, d’où peut venir qu’il y a tant de gens qui la confondent avec lui ? » Recherche. IIe Eclaircissement.

[28] Entretiens, II, 10.

[29] Ibid., III, 15.

[30] Traité de Morale, I, chap. V, 16, 17.

[31] Réflexions sur la Prémotion physique.

[32] On ne nous dit pas comment cette jonction et cette manifestation s’opèrent, ni comment les modifications du corps ou de l’âme s’occasionnent : Malebranche raille les Cartésiens qui recourent à des explications verbales, « termes qui ne sont pas plus significatifs dans leur bouche que dans celle des péripatéticiens ». (Recherche, 10e Éclaircissement.) A-t-il échappé lui-même à semblable grief ? Et ne se débat-il pas entre deux tendances incompatibles ; l’une selon laquelle la connaissance de l’âme, pour être une vraie connaissance, devrait être analogue à celle de l’étendue intelligible et capable de « découvrir à l’esprit, quand il se considère, toutes les modifications dont il est capable », l’autre selon laquelle se connaître, « ce serait savoir si on est digne d’amour ou de haine ».

[33] Entretiens, V, 5.

[34] « Donnez-moi de l’étendue et il n’y a rien que je n’en fasse par le moyen du mouvement... Je pense à une masse de matière sans mouvement. Ne voilà qu’un bloc. » Suit toute la fabrication d’un homme vivant, avec « un peu de mouvement et encore un peu de mouvement » ; car « je puis achever en idée les autres organes. Cela est évident. » Entretiens, X, 1 et 15. Malebranche a eu le vif sentiment que l’action est du concret, du singulier, de l’individuel ; et c’est à opérer dans ce concret que visait Descartes. Lui ne visant qu’« à la science du général » ne soupçonne pas que ses explications, du point de vue Cartésien, scientifique et pratique, restent en l’air.

[35] Entretiens, X, 14, 15, 17. Un peu plus loin il est vrai Malebranche loue « la Physique de M. Descartes : vous l’avez lue, ou vous la lirez, car elle le mérite bien », mais aussitôt il la renvoie vers la direction inférieure où il ne regarde pas, et rappelle ses interlocuteurs au « point de vue dont je veux vous faire regarder et admirer la sagesse infinie de la Providence sur l’arrangement de la matière, où un grain de poussière changé peut tout changer dans la physique, de là dans le moral, que dis-je ! dans même le surnaturel ». Si chez Descartes il n’y a qu’une Physique, directement issue de la racine métaphysique pour porter ses fruits au soleil de ce monde, chez Malebranche il y a deux physiques, l’une mathématique et divine, l’autre tout utilitaire et, au fond, destinée à nous procurer le loisir de ne penser qu’au Verbe, mais à travers quelles difficultés logiques ou morales ! car « les géomètres se trompent rarement, les physiciens, presque toujours ».

[36] Indirectement, mais réellement Malebranche a donc contribué à poser le problème du subjectif et à faire ressortir l’irréductible originalité de la vie spirituelle qui échappe aux mensurations physiques comme aux concepts logiques. En revanche il a contribué à déterminer le domaine spécifique d’une psycho-physique, mais d’une psycho-physique intégrale qui, interprétant en fonction du corps et des mouvements tout ce qui se rapporte à la vie organique, fait de cette connaissance non une science du corps, non un système de vérités réelles, mais une discipline pratique, un moyen de gouverner les modalités de l’âme, une sorte d’anatomie et de médecine psychologique et morale.

[37] Méditations chrétiennes, IX, 19 et 21.

[38] Entretiens, VII, 1 ; III, 17 ; VII, 16.

[39] Ibid., VII, 14. Remarquons la gradation expressive de ces épithètes complémentaires.

[40] « Nous avons tous besoin les uns des autres, quoique nous ne recevions rien de personne. » Entretiens, V, 9.

[41] « Il faut mourir pour voir Dieu, car l’âme s’unit à la vérité à proportion qu’elle se détache du corps. » (10e Eclaircissement.) Il y aurait toute une étude comparative a faire du rôle de la volonté dans le jugement selon Descartes et de la théorie tout opposée de Malebranche sur les conditions critiques et morales de l’acquisition du vrai.

[42] On ne saurait exagérer l’importance de l’opposition entre la conception antique et médiévale d’une science qui se borne à connaître sans présumer d’agir architectoniquement sur la nature et la conception moderne dont Descartes a fourni la justification métaphysique. Malebranche oscille entre l’idéal d’une connaissance purement théorique et l’interventionnisme moderne : rien de plus curieux que l’explication laborieuse qu’il tente (Traité de Morale, I. 20) : justification non plus métaphysique à la Descartes d’une initiative physique, mais légitimation d’une désobéissance apparente, du point de vue de deux ordres en conflit : « On peut résister à l’action de Dieu sans contrevenir à ses ordres » ; car c’est Lui qui souvent en agissant comme cause générale « produit des effets contraires à l’ordre... De sorte que se soumettre à sa puissance, ce serait blesser l’ordre » ; comme si nous avions à réparer les belles monstruosités qu’entraîne le souci des « voies simples, uniformes et constantes » !

[43] Entretiens, VI, 1. — Méditations, IX, 25.

[44] Descartes, Principes de Philosophie, I, 28.

[45] Méditations chrétiennes, XI, 1 et 2.

[46] Traité de Morale, ch. II, 11.

[47] Conversations chrétiennes, Avertissement.

[48] Entretiens, dernière page.

[49] Ibid., IV, 17 ; IX, 6.

[50] Ibid., VI, 1 et 2.

[51] Pour lui, la physique empirique est tout entière en dehors du dogme, parce qu’elle est en dehors de l’ordre ontologique. Les miracles, eux, sont dans le plan réaliste.

[52] Entretiens, XIV, 4.

[53] Entretiens., VII, 15 et 16.

[54] La dualité de ces perspectives permet à Malebranche de juxtaposer en son système des influences aussi opposées que celles de Plotin et de Descartes et des théories difficilement cohérentes dont on ne saurait dire quelle est finalement celle qui l’emporte. La notion même de l’ordre (et l’on sait quelle place tient chez lui « l’amour de l’ordre qui fait à lui seul toute la vertu ») reste équivoque : tantôt c’est l’immuable relation des essences, tantôt c’est la hiérarchie des existences en tant qu’elles dépendent non du Verbe, mais de la volonté divine. D’où aussi un double sens de la liberté (tantôt option indéterminée, tantôt état de perfection intelligente) et de la foi (tantôt fait révélé à croire pragmatiquement, tantôt connaissance par amour à réaliser dans la vie de l’esprit, du cœur et des membres). Et finalement les éléments intellectuels, les éléments moraux du système nous font osciller entre deux tendances divergentes entre elles et également étrangères au cartésianisme : tantôt c’est la méditation toute spéculative qui est « préférable à tout », tantôt c’est la pratique et l’amour de l’ordre : « O Jésus, continuez de me montrer la beauté de l’ordre : je la préfère infiniment à l’évidence de la vérité. » (Méditations chrétiennes. III, 23.)

[55] Comme il s’agit « de l’ordre immuable et éternel fondé sur les rapports entre les idées et sur les vérités nécessaires, on voit combien ce mysticisme intellectualiste, aux antipodes du cartésianisme, diffère aussi du mysticisme des saints, tel que saint Jean de la Croix, pour qui la contemplation unifiante et béatifiante, entièrement indépendante de ce que nous pouvons connaître par idée, est une vive flamme d’amour, un don tout gracieux de Dieu, mais que la volonté humaine doit accueillir par autre chose que par la « méditation ».

[56] Cf. Revue de Métaphysique et de Morale, 1896, p. 551-567.

[57] On aurait d’autre part à recueillir maintes vues précieuses fournies par Malebranche à une apologétique vraiment philosophique et soucieuse de montrer que « le bien qui seul est capable de nous satisfaire est tout ensemble infini et inaccessible », comme de mettre en lumière (ainsi que l’a fait le cardinal Dechamps) les arguments rationnellement tirés du besoin d’une autorité religieuse et du fait de la Société Spirituelle, afin de tourner en preuve les objections mêmes contre la Tradition et le Magistère.

[58] Il s’agit beaucoup moins d’influence consciente ou de filiation discernable de philosophe à philosophe que de l’élaboration générale d’un milieu intellectuel où telles et telles conceptions deviennent viables.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 janvier 2010 11:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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