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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'ACTION. Tome II. L'action humaine et les conditions de son aboutissement. (1936).
Introduction (tome II)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, L'ACTION. Tome II. L'action humaine et les conditions de son aboutissement. (1936). Paris: Félix Alcan, Éditeur, 1937, 557 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Introduction
(tome II)



1. Exigences et surprises de l’action.

2. Problème pratique et méthode directe de solution.

3. Le problème scientifique de la pratique.

4. Méthode indirecte de la recherche et valeur universelle de la solution.

5. Comment mettre l’action en équation avec elle-même.


Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? J’agis, mais sans même savoir ce qu’est l’action, sans avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ni qui je suis ni même si je suis. Cette apparence d’être qui s’agite en moi, ces actions légères et fugitives d’une ombre, j’entends dire qu’elles portent en elles une responsabilité éternellement lourde, et que, même au prix du sang, je ne puis acheter le néant parce que pour moi il n’est plus : je serais donc condamné à la vie, condamné à la mort, condamné à l’éternité ! Comment et de quel droit, si je ne l’ai ni su ni voulu ?

J’en aurai le cœur net. S’il y a quelque chose à voir, j’ai besoin de le voir. J’apprendrai peut-être si ce fantôme que je suis à moi-même, avec cet univers que je porte dans mon regard, avec la science et sa magie, avec l’étrange rêve de la conscience, a quelque solidité. Je découvrirai sans doute ce qui se cache dans mes actes, en ce dernier fond où, sans moi, malgré moi, je subis l’être et je m’y attache. Je saurai si du présent et de l’avenir, quels qu’ils soient, j’ai une connaissance et une volonté suffisante pour n’y jamais sentir de tyrannie. [16]

Le problème est inévitable ; l’homme le résout inévitablement ; et cette solution, juste ou fausse, mais volontaire en même temps que nécessaire, chacun la porte dans ses actions. Voilà pourquoi il faut étudier l’action : la signification même du mot et la richesse de son contenu se déploieront peu à peu. Il est bon de proposer à l’homme toutes les exigences de la vie, toute la plénitude cachée de ses œuvres pour raffermir en lui, avec la force d’affirmer et de croire, le courage d’agir.


1. Exigences et surprises de l’action.

A consulter l’évidence immédiate, l’action, dans ma vie, est un fait, le plus général et le plus constant de tous, l’expression en moi d’un enchaînement universel ; elle se produit même sans moi. Plus qu’un fait, c’est une nécessité, que nulle doctrine ne nie puisque cette négation exigerait un suprême effort, que nul homme n’évite puisque le suicide est encore un acte ; elle se produit même malgré moi. Plus qu’une nécessité, l’action m’apparaît souvent comme une obligation ; il faut qu’elle se produise par moi, même alors qu’elle exige de moi un choix douloureux, un sacrifice, une mort : non seulement j’y use ma vie corporelle, mais j’y meurtris toujours des affections et des désirs qui réclameraient tout, chacun pour soi. On ne marche, on n’apprend, on ne s’enrichit qu’en se fermant toutes les voies sauf une et qu’en s’appauvrissant de tout ce qu’on eût pu savoir et gagner autrement : y a-t-il plus subtil regret que celui de l’adolescent contraint, pour entrer dans la vie, de borner sa curiosité comme par des oeillères ? Chaque détermination retranche une infinité d’actes possibles. A cette mortification naturelle personne n’échappe. [17]

Aurai-je du moins la ressource de m’arrêter ? non, il faut marcher ; de suspendre ma décision pour ne renoncer à rien ? non, il faut s’engager sous peine de tout perdre ; il faut se compromettre. Je n’ai pas le droit d’attendre ou je n’ai plus le pouvoir de choisir. Si je n’agis pas de mon propre mouvement, il y a quelque chose en moi ou hors de moi qui agit sans moi ; et ce qui agit sans moi agit d’ordinaire contre moi. La paix est une défaite ; l’action ne souffre pas plus de délai que la mort. Tête, cœur et bras, il faut donc que je les donne de bon gré, ou on me les prend. Si je refuse mon libre dévouement, je tombe en esclavage ; personne ne se passe d’idoles : dévots, les plus libertins. Un préjugé d’école ou de parti, un mot d’ordre, une convenance mondaine, une volupté, c’en est assez pour que tout repos soit perdu, toute liberté sacrifiée ; et voilà pour quoi souvent l’on vit et pour quoi l’on meurt !

Me restera-t-il l’espoir de me conduire, si je le veux, en pleine lumière et de me gouverner par mes seules idées ? Non. La pratique, qui ne tolère aucun retard, ne comporte jamais une entière clarté ; l’analyse complète n’en est pas possible à une pensée finie. Toute règle de vie qui serait uniquement fondée sur une théorie philosophique et des principes abstraits serait téméraire : je ne puis différer d’agir jusqu’à ce que l’évidence ait paru, et toute évidence qui brille à l’esprit est partielle. Une pure connaissance ne suffit jamais à nous mouvoir parce qu’elle ne nous saisit pas tout entiers : en tout acte, il y a un acte de foi.

Pourrai-je à tout le moins accomplir ce que j’ai résolu, quoi que ce soit, comme je l’ai résolu ? Non. Il y a toujours entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais une disproportion inexplicable et déconcertante. Mes décisions vont souvent au delà de mes pensées, et mes actes, au delà de mes intentions. Tantôt je ne fais pas [18] tout ce que je veux ; tantôt je fais, presque à mon insu, ce que je ne veux pas. Et ces actions que je n’ai pas complètement prévues, que je n’ai pas entièrement ordonnées, dès qu’elles sont accomplies, pèsent sur toute ma vie et agissent sur moi, semble-t-il, plus que je n’ai agi sur elles. Je me trouve comme leur prisonnier ; elles se retournent parfois contre moi, ainsi qu’un fils insoumis en face de son père. Elles ont fixé le passé, elles entament l’avenir.

Impossibilité de m’abstenir et de me réserver, incapacité de me satisfaire, de me suffire et de m’affranchir, c’est ce que me révèle un premier regard sur ma condition. Qu’il y ait contrainte et pour ainsi dire oppression dans ma vie, ce n’est donc pas chimère ou jeu de dialectique, c’est brutalité de l’expérience quotidienne. Au principe de mes actes, dans l’emploi et après l’exercice de ce que je nomme ma liberté, il me semble sentir tout le poids de la nécessité. Rien n’y échappe en moi : si je tente de me dérober aux initiatives décisives, je suis asservi pour n’avoir pas agi ; si je vais de l’avant, je suis assujetti à ce que j’ai fait. Dans la pratique, nul n’esquive le problème de la pratique ; et non seulement chacun le pose, mais chacun, à sa façon, le tranche inéluctablement.

C’est cette nécessité même qu’il faut justifier. Et qu’est-ce que la justifier, sinon montrer qu’elle est conforme à la plus intime aspiration de l’homme ? Car je n’ai conscience de ma servitude qu’en concevant, qu’en souhaitant un affranchissement complet. Les termes du problème sont donc nettement opposés. D’un côté, tout ce qui domine et opprime la volonté ; de l’autre, la volonté de tout dominer ou de tout pouvoir ratifier : car il n’y a point d’être où il n’y a que de la contrainte. Comment donc résoudre le conflit ? des deux termes du problème, quel est celui dont il faut partir comme de l’inconnue ? est-ce la bonne volonté qui fera crédit, comme si elle parlait pour une chose certaine et infinie, sans pouvoir connaître, avant [19] la fin, qu’en paraissant tout y sacrifier elle n’a vraiment rien donné pour l’acquérir ? faut-il au contraire ne considérer d’abord que ce qui est inévitable et forcé, en se refusant à toute concession, en repoussant tout ce qui peut être repoussé, pour voir, avec la nécessité de la science, où cette nécessité de l’action nous conduit enfin, sauf à montrer simplement au nom même de ce déterminisme que la bonne volonté a raison ?

La première voie s’impose et peut suffire à tous. C’est la voie pratique. Il est nécessaire de la définir d’abord, ne fût-ce que pour réserver la part de ceux, les plus nom­breux et souvent les meilleurs, qui ne peuvent qu’agir sans discuter l’action. Personne d’ailleurs, on va le montrer, n’est dispensé d’entrer dans cette route directe. Mais comment une autre méthode devient légitime pour confirmer la première et pour devancer les révélations finales de la vie, comment elle est nécessaire à la solution scientifique du problème, c’est ce qu’il sera bon de prouver : l’objet de ce travail, ce doit être cette science même de la pratique.


2. Problème pratique
 et méthode directe de solution.

Avant de discuter les exigences de la vie, pour les dis­cuter même, il faut s’y être soumis déjà. Est-ce que ce premier contrôle peut suffire à les justifier, et réussira-t-on, sans aucun effort de pensée, par la seule expérience, pour tous également, à découvrir la solution certaine qui absoudra la vie de toute tyrannie et satisfera les consciences ?

Je suis et j’agis, même malgré moi ; et je me vois tenu, semble-t-il, de répondre pour tout ce que je suis et ce que je fais. A cette contrainte que je ne puis supprimer, je souscrirai donc sans rébellion parce que cette docilité [20] effective est la seule méthode directe de vérification : quelque apparente résistance que j’y oppose, rien, en fait, ne saurait me dispenser d’y obéir. Je n’ai donc d’autre ressource que de faire crédit ; toute tentative d’insubordination, ne me dérobant point à la nécessité de l’action, serait une inconséquence aussi contraire à la science qu’à la conscience. On ne le dira jamais assez : nulle difficulté de fait, nul doute spéculatif ne peut légitimement soustraire qui que ce soit à cette méthode pratique que je suis forcé d’appliquer et résolu à suivre d’abord.

On me demande tête et cœur et bras : me voici prêt ; expérimentons. L’action est une nécessité ; j’agirai. L’action m’apparaît souvent comme une obligation ; j’obéirai. Peu importe si cette première mise de fonds est un legs du passé, le retentissement en moi d’une expérience séculaire, la tradition d’une sagesse trop ancienne, une fidélité de cœur à l’éducation de parents ou de maîtres aimés. Comme la vie du corps, la vie de l’esprit a besoin d’un viatique initial ; et si un contrôle, une initiative sont toujours indispensables pour adapter l’être au milieu changeant, ce n’est point du vide ou de la négation qu’il est possible de partir, pas plus qu’une semence ne germe sans la provision d’aliments que contient toute graine. Méconnaître ces nécessités vitales, ce serait, sous prétexte d’affranchissement, s’assujettir par esprit de contradiction arbitraire ou passionnée à des partis pris gratuits et téméraires. J’ai besoin d’une vérification personnelle, et je vérifierai coûte que coûte. Nul autre ne peut faire ce contrôle en mon lieu et place ; c’est de moi et de mon tout qu’il s’agit ; c’est moi et mon tout que je mets dans l’expérience. On n’a que soi ; et les vraies certitudes sont celles qui ne se communiquent pas parce que les preuves, même les plus fondées en soi, n’agissent pas en nous sans nous : en un sens profond, on vit seul comme on meurt seul et, pour l’essentiel, les autres n’y font rien. [21]

« Mais s’il est impossible de tenter l’essai par procuration, ne suffirait-il pas de le faire en projet, par une vue de l’esprit ? » — Plaisantes gens que tous ces théoriciens de la pratique qui observent, déduisent, discutent, légifèrent sur ce qu’ils ne font pas. Le chimiste ne prétend pas fabriquer de l’eau sans hydrogène ni oxygène. Je ne prétendrai pas me connaître et m’éprouver, acquérir la certitude ni apprécier la destinée de l’homme, sans livrer au creuset tout l’homme que je porte en moi. C’est un laboratoire vivant que cet organisme de chair, d’appétits, de désirs, de pensées dont je sens perpétuellement l’obscur travail : voilà où doit se faire d’abord ma science de la vie. Artificielles d’ordinaire, étroites, maigres, toutes les déductions des moralistes sur les faits les plus pleins, sur les mœurs et la vie sociale. Agissons, et laissons là leur alchimie.

« Mais il y a doute, obscurité, difficulté ». — Tant pis encore ; il faut marcher quand même, pour savoir à quoi s’en tenir. Le vrai reproche qu’on adresse à la conscience, ce n’est point de ne pas assez parler, c’est de trop exiger. A chaque pas, d’ailleurs, suffit sa place ; et c’est assez d’une lueur, d’un appel confus pour que j’aille là où je pressens quelque chose de ce que je cherche, un sentiment de plénitude, une clarté sur le rôle que j’ai à jouer, une confirmation de ma conscience. On ne s’arrête pas en pleine nuit en plein champ : prétextant les ténèbres dont les nécessités et les obligations pratiques me semblent enveloppées pour ne leur faire aucun crédit ni aucun sacrifice, je manquerais à ma méthode, et au lieu de m’excuser je me condamnerais si j’osais blâmer ce que cette obscurité recèle ou m’en couvrir témérairement pour déserter l’expérience. — Le savant est contraint, lui aussi, de payer souvent d’audace et de risquer la matière peut-être précieuse qu’il a en mains ; il ne sait pas d’avance ce qu’il cherche, et il cherche pourtant ; c’est en devançant les [22] faits qu’il les rejoint et les découvre ; ce qu’il trouve, il ne le prévoyait pas toujours, il ne se l’explique jamais entièrement, parce qu’il ne visite pas, en leur dernière profondeur, les ateliers de la nature. — Cette matière précieuse qu’il me faut exposer, c’est moi, puisque je ne puis faire la science de l’homme, sans l’homme. Il y a sans cesse, dans la vie, des expérimentations toutes préparées, des hypothèses, des traditions, des préceptes, des devoirs que nous n’avons plus qu’à vérifier : l’action est cette méthode de précision, cette épreuve de laboratoire, où, sans jamais comprendre le détail des opérations, je reçois la réponse certaine à laquelle aucun artifice de dialectique ne supplée. C’est la compétence : peu importe si elle s’achète cher.

« Mais encore n’y a-t-il pas équivoque et inconséquence dans ce règlement de vie ? s’il faut toujours opter entre plusieurs partis, pourquoi sacrifier ceci à cela ; n’a-t-on pas le droit, presque le devoir, de tout expérimenter ? » — Non ; il n’y a ni ambiguïté ni inconséquence quand, fidèle à la générosité de l’entreprise et préférant à l’orgueil de penser la bonté de vivre, l’on se dévoue sans marchander à la conscience et à son simple témoignage. L’expérimentation morale, comme toute autre, doit être une méthode d’analyse et de synthèse : le sacrifice est cette analyse réelle qui, mortifiant les appétits trop impérieux et trop connus de tous, met en évidence une volonté supérieure qui n’est qu’en leur résistant : il n’appauvrit pas, il développe et complète la personne humaine. Ceux-là se plaignent-ils qui ont fait l’essai de l’héroïsme ? Voudrait-on que la vie fût toujours bonne aux méchants ? c’est alors qu’elle serait mauvaise, si elle leur restait douce, aplanie, savoureuse, et s’il faisait aussi clair dans l’égarement que sur la droite route. Ce n’est pas d’une satisfaction spéculative, c’est d’un contrôle empirique qu’il s’agit. Si j’ai déjà la solution, je serais inexcusable de la perdre en attendant [23] de la comprendre ; ce serait la fuir pour l’atteindre. La curiosité de l’esprit ne supprime pas les nécessités pratiques sous prétexte de les étudier ; et, pour penser, je ne suis pas dispensé de vivre ; il me faut au moins l’abri d’une morale provisoire, parce que l’obligation d’agir est d’un autre ordre que le besoin de connaître. Toute dérogation aux dictées de la conscience est fondée sur un préjugé spéculatif, et toute critique de la vie, qui s’appuie sur une expérience incomplète, est d’une radicale incompétence. Ce n’est pas un mince trait de lumière qui suffit à illuminer l’immensité de la pratique ; ce qu’on voit ne détruit pas ce qu’on ne voit point ; et tant qu’on n’a pu encore relier parfaitement l’action à la pensée ni la conscience à la science, tous, ignorants ou philosophes, n’ont qu’à demeurer, comme des enfants, dociles, naïvement dociles au simple et clair appel du devoir. En cet ordre de la vie vécue, le doute méthodique qui peut convenir à la spéculation et à la science n’est point à sa place ; il deviendrait non seulement infidèle à cette pratique qui ne comporte point d’atermoiement, mais contraire à l’esprit même de la science et de la philosophie qui ne saurait consentir à reléguer la plupart des hommes dans une morale par provision, incapable d’assurer leur confiance et leur pas.

Ainsi, en l’absence de toute discussion théorique, comme aussi au cours de toute investigation spéculative sur l’action, une méthode directe et toute pratique de vérification s’offre à moi : ce moyen unique de juger des contraintes de la vie, et d’apprécier les exigences de la conscience, c’est de me prêter simplement à tout ce que la conscience et la vie exigent de moi. De cette façon seulement, je maintiendrai le constant accord entre la nécessité qui me force à agir et le mouvement de ma volonté propre ; de cette façon seulement, je saurai si, en fin de compte, je puis ratifier, par un aveu définitif de ma libre raison, cette nécessité préalable, et si tout ce qui m’avait paru [24] obscur, despotique, mauvais, je le trouve clair et bon. Donc, à la condition de ne point quitter cette voie droite de la pratique qu’on n’abandonnerait que par une inconséquence, la pratique même contient une méthode complète et prépare sans doute une solution valable du problème qu’elle impose à tout homme, sans que j’ai besoin de connaître lucidement d’avance le triomphe final de ma sincérité d’autant plus méritoire qu’il aura été plus désintéressé.

Comprend-on quelle est cette méthode d’expérience directe, et a-t-on le courage de l’appliquer ? Veut-on payer la compétence morale au prix de tout ce qu’on a et de tout ce qu’on est ? Sinon, point de jugement recevable. Pour que la vie fût condamnée, il faudrait que, expérience faite de ce qu’elle offre de plus pénible, elle laissât regretter tous les sacrifices et tous les efforts qu’on a faits pour la rendre bonne : en est-il ainsi ? Et si l’on n’a pas tenté l’épreuve, est-on admis à se plaindre ?


3. Le problème scientifique de la pratique.

Oui, il faut recueillir ces plaintes. Il est possible que la voie droite aboutisse là où nulle autre ne mène, il est possible qu’on soit coupable de l’abandonner : mais si on l’a quittée, mais si l’on n’y est pas entré, mais si l’on y tombe, est-ce qu’on ne compte plus ? la science doit être large comme la charité et ne point ignorer ce que la morale réprouve. Malgré la suffisance de la pratique, une autre méthode, destinée peut-être à éclairer et à justifier la première, mais toute différente d’elle, devient légitime et même nécessaire. Pour quelles raisons ? Voici quelques-unes des principales.

Nul, sans doute, n’est tenu de discuter avec sa conscience, [25] de marchander sa soumission et de spéculer sur la pratique. Mais cette parfaite candeur sans ombre et sans lutte, n’est-elle pas plus proche de la fiction que de la réalité ? La meilleure innocence n’est pas l’ignorance des tentations. Et, en dehors de toute préoccupation spéculative, l’intelligence — qui n’est pas seulement prospection tournée vers l’avenir et les cimes, mais réflexion critique et besoin de confrontation prémunissante — ne réclame-t-elle pas aujourd’hui plus que jamais une sagesse avertie ? Qui donc échappe à la curiosité de l’esprit, qui n’a douté de la bonté de sa tâche et ne s’est demandé jamais pourquoi il fait ce qu’il fait ? Quand maintes traditions se trouvent rompues ; quand la règle des mœurs est entamée presque sur tous les points ; quand, par une étrange corruption de la nature, l’attrait de ce que la conscience populaire nomme le mal exerce sur tous une sorte de fascination, est-il possible d’agir toujours avec l’heureuse et courageuse droiture que n’arrête aucune incertitude et que ne rebute aucun sacrifice ? Non ; si la méthode des simples et des généreux est bonne, il faut du moins qu’on puisse montrer pourquoi. Cette preuve ne saurait être que le suprême effort de la réflexion savante, en sauvegardant l’un des justes privilèges de l’action.

Est-ce que d’ailleurs, même quand on n’hésite pas sur ce qui est à faire, on fait toujours ce qu’on sait et ce qu’on veut ? Et si de continuelles défaillances gâtent l’expérience de la vie, si la première loyauté est perdue, s’il se dresse devant la route l’irréparable passé d’un acte, ne faudra-t-il pas recourir à un voie indirecte ? et la réflexion, provoquée par l’obstacle même, n’est-elle pas requise, comme une lumière, pour retrouver la route égarée ? Née souvent d’une curiosité orgueilleuse ou sensuelle, la présence du mal, dans la conscience la plus naïve, y produit à son tour un besoin de discussion et de science. Ce complément ou ce supplément de la spontanéité morale, il faut [26] donc le chercher dans des idées aussi scientifiquement précisées et justifiées que possible.

Mais qu’on prenne garde ; rien de plus périlleux et de moins scientifique que de se gouverner, dans la pratique, par des idées incomplètes. Parce qu’elle réclame le concours des forces naturelles, humaines et même divines, parce qu’elle s’inscrit avec toutes ses suites dans une réalité irrévocable, parce qu’elle détermine notre état spirituel en un moment qui pourrait être le dernier de notre vie et fixer notre sort immortel, l’action, dans son rapport proche ou lointain avec le terme de notre destinée, ne saurait être expectante, suspensive et réformable, à la manière d’une hypothèse, d’un projet, d’une vue partielle de l’esprit spéculatif. Donc, quand on a commencé à discuter théoriquement les principes de la conduite humaine, on ne doit pas tenir compte de l’examen tant que l’examen n’est pas achevé parce qu’il faut quelque chose de principal, de central, de total pour éclairer et régler les actes. Or, s’il est vrai que personne n’est obligé de spéculer sur la pratique, il n’y a pourtant presque personne qui n’ait ses idées sur la vie et ne s’arroge volontiers le droit de les appliquer : aussi est-il essentiel de pousser cet examen jusqu’au terme, puisque, au terme seulement, l’autorité que la science usurpe souvent sur l’action deviendra légitime.

C’est donc une science de l’action qu’il faut constituer ; une science, qui ne sera telle qu’autant qu’elle sera inté­grale, parce que toute manière de penser et de vivre délibérément implique une solution complète du problème de l’existence ; une science, qui ne sera telle qu’autant qu’elle déterminera pour tous une solution unique à l’exclusion de toute autre. Car il ne faut pas que mes raisons, si elles sont scientifiques, aient plus de valeur pour moi que pour autrui, ni qu’elles laissent place à d’autres conclusions que les miennes. C’est en cela encore que la méthode [27] directe de vérification pratique a besoin d’être complétée. Il reste à le montrer. Il est faux de prétendre que la raison pratique et les vérités éthiques ou religieuses ne comportent pas les preuves de valeur universelle ; et, s’il est vrai qu’en cet ordre les certitudes supposent une fidélité à la lumière et à la rectitude de l’action, elles n’en sont pas moins prouvables pour tous ceux qui se mettent en état de les voir « prouvées ». Les défaillances subjectives n’empêchent pas la suffisance et la valeur objectives des obligations à observer et à vérifier.

Tout personnels et incommunicables, les enseignements de l’expérimentation morale ne valent en effet que pour celui seul qui les suscite en soi. Il a pu sans doute apprendre où l’on acquiert la vraie clarté de l’âme et fonder en lui-même une certitude intime qui dépasse, à son sens, toute autre assurance. Mais ce qu’il sait parce qu’il le fait, il ne peut le révéler aux autres qui ne le font pas : aux yeux étrangers, ce n’est qu’opinion, croyance, ou foi ; pour lui-même sa science n’a point le caractère universel, impersonnel et impérieux de la science. Or il est bon que chacun pour soi puisse justifier aussi pleinement que possible, contre les sophismes de la passion, les raisons de sa conduite ; il est bon que chacun puisse transmettre et démontrer à tous la solution qu’il sait certaine du pro­blème imposé à tous ; il est bon que, si notre vie doit nous juger avec une souveraine rigueur, nous puissions déjà, si nous le voulons, la juger avec une suffisante clarté.

Pourquoi il est légitime et il devient même indispensable à maints égards de poser le problème scientifique de la pratique, c’est donc manifeste. Comment il se pose, il faut maintenant le rechercher. [28]


4. Méthode indirecte de la recherche
et valeur universelle de la solution.

De quelle façon, dans l’étude de la réalité, les méthodes vraiment scientifiques tendent-elles de plus en plus à procéder ? Elles excluent autant que possible toutes les fausses explications d’un fait, toutes les coïncidences fortuites, toutes les circonstances accessoires, pour mettre l’esprit en face des conditions nécessaires et suffisantes et le contrain­dre à reconnaître la loi : c’est cette voie indirecte qui seule est la condition idéale de la science positive, parce que, partant du doute et éliminant systématiquement toute chance d’erreur et toute cause d’illusion, elle ferme tou­tes les issues sauf une : dès lors la vérité s’impose, elle est démontrée.

Or il n’y aura, à proprement parler, science de l’action, qu’autant qu’on réussira à transporter dans la critique de la vie ce que cette méthode indirecte a d’essentiel. Car il ne faut pas feindre les hommes autres qu’ils ne sont pour la plupart, surtout les hommes de pensée : ils ne font guère qu’à leur tête, c’est-à-dire qu’ils aiment à choisir et à savoir où ils vont ; et, pour le savoir sûrement, ils battront même les faux chemins. Sans investigation complète, point de démonstration concluante et décisive. Si, dans les sciences de la nature, l’esprit ne se rend que devant une impossibilité de douter, à plus forte raison, dans le monde de ses passions, de ses souffrances et de ses combats intimes, l’homme tient bon et reste où il est, tant qu’il n’est pas délogé de la position, quelle qu’elle soit, où l’amour-propre, à défaut d’autre intérêt le retient : qu’on ne demande à personne de faire le premier pas. La science n’a rien à concéder.

Dans la recherche spéculative, ce serait faire le premier [29] pas et le pas décisif que d’accepter, fût-ce à titre d’essai ou de simple postulat, l’obligation morale ou même la nécessité naturelle d’agir : c’est cette contrainte, ce sont ces exigences pratiques qui sont en question, et qu’il faut justifier aux yeux les moins indulgents et par l’effort de ceux-mêmes qui s’y dérobent de tout leur pouvoir. Du moment où je pose le problème vital de l’action, où c’est de l’action même en sa rectitude que j’attends des lumières nouvelles sur sa loi, sur son but et où j’espère de cette leçon méthodiquement conduite et accueillie une solution de valeur scientique sur le problème de ma destinée, je n’admets plus, au moins provisoirement et à ce point de vue différent, la valeur d’aucune solution pratique. Pour l’homme qui fait le procès de la vie et qui exige de la vie même la clarté capable d’absoudre cette accusée, les mots usuels de bien, de mal, de devoir, de culpabilité que j’avais employés sont, dès cet instant, dénués de sens, jusqu’à ce que, s’il y a lieu, je puisse leur restituer leur plénitude. On n’est pas de fait autorisé à donner licence à la pratique et il ne devient pas légitime de tenir compte hâtivement des doutes et des objections critiques contre le témoignage de cette conscience globale des principes et des habitudes morales à laquelle on a donné le nom technique de syndérèse ; car il faut quelque chose de principal, de central, de total pour éclairer et régler les actes qui mettent en cause notre sentiment même du devoir. En face de la nécessité même qui, à parler le langage des appa­rences, me force à être et à agir, je me refuse à ratifier, dans l’ordre de la pensée, ce que, dans l’ordre de l’action, je me suis résolu à pratiquer. Et, puisqu’il faut d’abord éliminer toutes les fausses manières d’être et d’agir, au lieu de ne voir que la voie droite, j’explorerai toutes celles qui s’en écartent le plus.

Ma situation est donc bien nette. D’une part, en action, complète et absolue soumission aux dictées de la conscience, [30] et docilité immédiate ; ma morale provisoire, c’est toute la morale commune, c’est tout l’appel spontané de ma propre conscience, sans qu’aucune objection d’ordre intellectuel ou sensible m’autorise à rompre ce pacte avec le devoir. D’antre part, dans le domaine scientifique, complète et absolue indépendance ; non pas, comme on l’entend d’ordinaire, l’affranchissement immédiat de la vie entière à l’égard de toute vérité régulatrice, de tout joug moral, de toute foi positive : ce serait tirer la conclusion avant d’avoir justifié les prémisses, et laisser la pensée usurper une autorité prématurée. Quel que soit le résultat scientifique de l’examen commencé, il faut qu’au terme seulement il rejoigne et éclaire la discipline pratique de la vie. L’indépendance nécessaire à la science de l’action, voici donc comment il faut l’entendre : cette recherche même va mieux manifester l’importance foncière et l’originalité unique du problème.

De quoi s’agit-il en effet ? de savoir si en dépit des évidentes contraintes qui nous oppriment, si à travers les obscurités où il nous faut marcher, si jusqu’aux profondeurs de la vie inconsciente d’où émerge le mystère de l’action comme une énigme dont le mot sera peut-être terrible, si dans tous les égarements de l’esprit et du cœur il subsiste, malgré tout, le germe d’une science et le principe d’une intime révélation, telle que rien n’apparaîtra d’arbitraire ou d’inexpliqué dans la destinée de chacun, telle qu’il y aura consentement définitif de l’homme à son sort quel qu’il soit, telle enfin que cette clarté révélatrice des consciences ne changera pas dans leur fond ceux mêmes qu’elle accablera comme par surprise. A la racine des plus impertinentes négations ou des plus folles extra­vagances de la volonté, il faut donc rechercher s’il n’y a pas un mouvement initial qui persiste toujours, qu’on aime et qu’on veut, même quand on le renie ou quand on en abuse. C’est en chacun qu’il est nécessaire de trouver [31] les éléments du jugement à porter sur chacun. Et l’indépendance de l’esprit devient indispensable en cette recherche, non seulement parce qu’il importe, sans parti pris d’aucune sorte, d’admettre d’abord toute l’infinie diversité des consciences humaines, mais surtout parce qu’en chacune, sous les sophismes ignorés et les défaillances inavouées, il faut retrouver la primitive aspiration, afin de les conduire toutes, en pleine sincérité, jusqu’au terme de leur élan volontaire. Ainsi, au lieu de partir d’un point unique d’où rayonnerait la doctrine particulière à un seul esprit, il est nécessaire de se placer aux extrémités des rayons les plus divergents afin de ressaisir, au centre même, la vérité essentielle à toute conscience et le mouvement commun à toute volonté.

Abordant la science de l’action, il n’y a donc rien que je puisse tenir pour accordé, rien ni des faits, ni des principes, ni des devoirs ; c’est à me retirer tout appui pré­caire que je viens de travailler. Qu’on ne prétende point, comme Descartes par un artifice qui sent l’école tout sérieux qu’il est, extraire du doute et de l’illusion la réa­lité même de l’être ; car je ne sens point de consistance dans cette réalité du rêve, elle est vide et reste hors de moi. Qu’on ne me parle point, avec Pascal, de jouer croix ou pile sur le néant et l’éternité ; car parier ce serait déjà ratifier l’alternative. Qu’on ne fasse pas, après Kant, surgir je ne sais de quelle nuit je ne sais quel Impératif catégorique ; car je le traiterais en suspect et en intrus. Il faut, au contraire, accueillir toutes les négations qui s’entre-détruisent, comme s’il était possible de les admettre ensemble ; il faut entrer dans tous les préjugés, comme s’ils étaient légitimes ; dans toutes les erreurs, comme si elles étaient sincères ; dans toutes les passions, comme si elles avaient la générosité dont elles se vantent ; dans tous les systèmes philosophiques, comme si chacun étreignait l’infinie vérité qu’il pense accaparer. Il faut, prenant [32] en soi toutes les consciences, se faire le complice intime de tous, afin de voir s’ils portent en eux leur justification ou leur condamnation : qu’ils soient leurs propres arbitres ; qu’ils voient où les conduirait leur volonté la plus franche et la plus intérieure ; qu’ils apprennent ce qu’ils font sans le savoir, et ce qu’ils savent déjà sans le vouloir et sans le faire.

Ainsi, pour que le problème de l’action soit posé scientifiquement, il faut qu’on n’ait ni postulat moral, ni don­née intellectuelle à accepter. Ce n’est donc pas une question particulière, une question comme une autre qui s’offre à nous. C’est la question, celle sans laquelle il n’y en a point d’autre. Elle est si première que toute concession préalable serait une pétition de principe. De même que tout fait contient sa loi entière, de même toute conscience recèle le secret et la loi de la vie : point d’hypothèse à faire ; on ne peut supposer ni que le problème soit résolu, ni même qu’il soit imposé ou simplement posé. Il doit suf­fire de laisser la volonté et l’action se déployer en chacun, afin que se révèle la plus intime orientation des âmes, jusqu’à l’accord ou à la contradiction finale du mouvement primitif avec le terme où il aboutit. Il y a en effet une inclination fondamentale, une aspiration infuse, une volonté voulante qu’on a justement nommée voluntas ut natura ; et, parce que ce vouloir implicite ne se développe vers sa fin suprême qu’en se partialisant à travers des biens transitoires et finis, il y a aussi une volonté voulue, une volonté élicite et explicite, qui peut abuser de son libre arbitre, se mettre en conflit avec l’élan dont elle procède, demeurer en deçà de son but et, en se condamnant elle-même par cet illogisme et cette défaillance, vouloir infiniment le fini. La difficulté, c’est de n’introduire rien d’extérieur ni d’artificiel dans ce drame profond de la vie ; c’est de redresser, s’il y a lieu, la raison et la volonté par la raison et la volonté même usant des ressources et des [33] secours à leur portée ; c’est, par un progrès méthodique, de faire produire aux erreurs, aux négations et aux abdications de toute nature, la vérité latente dont les âmes vivent et dont peut-être elles peuvent mourir pour l’éternité. Il ne s’agit pas ici de construire un édifice spéculatif et d’aligner des principes et des conclusions doctrinales ; il s’agit d’éclairer la vie vécue par chacun sur le contenu et les responsabilités des actions de chacun ; car notre obscurité présente n’est pas la nuit complète qui excuserait tout : ces demi-ténèbres sont traversées de rayons qui mesurent l’imputabilité des fautes et que le philosophe doit recueillir et concentrer afin d’accomplir ce double dessein : celui d’avertir, de soutenir, de faire aboutir l’homme en sa marche ; celui de pressentir et d’expliquer les reprises et les exigences de la justice finale qui ne doit pouvoir être accusée de dureté ou de trahison.


5. Comment mettre l’action en équation
avec elle-même.

Ainsi tout est mis en question, même de savoir s’il y a une question. Le ressort de toute l’investigation, doit donc être fourni par l’investigation même ; et le mouvement de la pensée vivante et agissante se soutiendra de lui-même sans aucun artifice extérieur. Ce rouage interne quel est-il ? Le voici. Car d’avance il est bon, non pour la valeur, mais pour la clarté de l’enquête, d’indiquer la pensée motrice, et, mettant en cause, avec le prix de la vie, la réalité même de l’être, de marquer le nœud commun de la science, de la morale et de la métaphysique.

Si je ne suis pas ce que je veux être, ce que je veux, non des lèvres, non en désir ou en projet, mais de tout mon cœur, par toutes mes forces, dans mes actes, je ne suis pas. Au fond de mon être, il y a un vouloir et un [34] amour de l’être, ou bien il n’y a rien d’un être spirituel. Cette nécessité qui m’était apparue comme une contrainte tyrannique, cette obligation qui semblait d’abord despotique, il faut qu’en dernière analyse, je voie qu’elles manifestent et exercent l’action profonde de ma volonté ; sinon, elles me détruiraient. La nature entière des choses et la chaîne des nécessités qui pèsent sur ma vie n’est que la série des moyens que je dois vouloir, que je veux en effet pour accomplir ma destinée. En une nature raisonnable et libre, l’être, qui y trouve sa forme essentielle, s’il était entièrement involontaire et contraint, cesserait d’être, ce qui est contradictoire avec la congénitale et indestructible réalité de tout esprit : tant il est vrai que le dernier mot de toute vie consciente et besogneuse d’infini et d’immortalité c’est de penser, de vouloir et d’aimer, toutes fonctions qui convergent et doivent s’accorder dans l’agir. Le pessimisme s’est arrêté trop tôt dans la philosophie de la volonté : car, en dépit de la douleur et du désespoir, nous aurons encore raison d’avouer la vérité et l’excellence de l’être si nous le voulons de nous-mêmes en toute sincérité et en toute spontanéité ; pour souffrir d’être, pour haïr mon être, il faut que j’avoue et que j’aime l’être : le mal et la haine ne sont qu’en devenant un hommage à l’amour.

Aussi, quelque apparente disproportion qu’il y ait entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais ; quelque redoutables que puissent être les conséquences de mes actes ; même si, capable de me perdre, mais non de m’échapper à moi-même, je suis, jusqu’au point où il serait meilleur pour moi de n’être pas, il faut que toujours, pour être, je veuille être, dussé-je porter en moi la douloureuse contradiction de ce que je veux et de ce que je suis. Rien d’arbitraire ni de despotique en ma destinée ; car une pression absolument extérieure suffirait à dénuer l’être que nous sommes de tout prix, de toute beauté, de [35] toute consistance. Je n’ai rien que je n’aie reçu ; et pourtant il faut en même temps que tout me soit imputable par l’emploi libre et ratifié de cela même qui m’est imposé ; il faut, quoi que je fasse et quoi que je subisse, que je sanctionne cet être et que je l’engendre pour ainsi dire à nouveau par une adhésion personnelle, sans que jamais ma plus sincère liberté le désavoue. C’est cette volonté, la plus intime et la plus libre, qu’il importe de retrouver en toutes mes démarches, et de porter enfin jusqu’à son parfait achèvement, même alors que je puis manquer ce but sans pouvoir cependant me dérober à ma perte. Le tout est d’égaler le mouvement réfléchi au mouvement spontané de mon vouloir. Or c’est dans l’action que se détermine cette relation ou d’harmonie ou de discordance. Aussi importe-t-il souverainement d’étudier l’action ; car elle manifeste à la fois la double volonté de l’homme ; elle construit en lui, comme un monde qui est son œuvre originale et qui doit contenir l’explication complète de son histoire, toute sa destinée. L’homme est remis en ses propres mains pour décider le sort de son être.

Le dernier effort de l’art, c’est de faire faire aux hommes ce qu’ils veulent, comme de leur faire connaître ce qu’ils savent. Là est l’ambition de ce travail. Non pas qu’on y puisse violer les obscurités tutélaires qui assurent le désintéressement de l’amour et le mérite du bien. Mais, s’il y a un salut, il ne saurait être attaché à la savante solution d’un problème ténébreux, ni refusé à la persévérance d’une rigoureuse recherche : il ne peut être que clai­rement offert à tous. Cette clarté, il faut la porter à ceux qui s’en sont détournés, peut-être à leur insu, dans la nuit qu’ils se font à eux-mêmes, une nuit où la pleine révéla­tion de leur obscur état ne les changera plus s’ils ne contribuent d’abord à se changer volontairement. La seule supposition qu’on ne fera point d’abord, c’est de croire qu’ils s’égarent, le sachant et le voulant, qu’ils refusent [36] la lumière en sentant qu’elle les enveloppe, et qu’ils maudissent l’être en avouant sa bonté. Et pourtant il faudra peut-être en venir à cet excès même, puisqu’il n’y a rien — dans toutes les attitudes possibles de la volonté ni dans toutes les illusions de la conscience — qui ne doive rentrer dans la science de l’action : fictions et absurdités si l’on veut, mais absurdités réelles. Il y a, dans l’illusoire, dans l’imaginaire et le faux même, une réalité, quelque chose de vivant et de substantiel qui prend corps dans les actes humains, une création dont peut-être aucune philosophie n’a tenu un compte suffisant. Combien il importe de recueillir, d’unir et d’achever, comme des membres périssants par leurs divisions, tant d’aspirations éparses, afin d’édifier, à travers l’infinité des erreurs et par elles, l’universelle vérité, celle qui vit dans le secret de toute conscience et dont aucun homme ne se déprend jamais.

Mais qu’on oublie maintenant cette vue anticipée de la route à suivre. Qu’on s’abandonne sans arrière-pensée et sans défiance, justement parce qu’aucun parti n’est pris, ni aucun acte de confiance demandé. Même ce point de départ « il n’y a rien » ne saurait être admis, parce que ce serait encore une donnée extérieure et comme une concession arbitraire et assujettissante. Le déblaiement est complet. [37][38][39]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 janvier 2010 15:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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