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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'ACTION. Tome II. L'action humaine et les conditions de son aboutissement. (1936).
Avertissement (tome II)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Blondel, L'ACTION. Tome II. L'action humaine et les conditions de son aboutissement. (1936). Paris: Félix Alcan, Éditeur, 1937, 557 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Avertissement
(tome II)



[7] L’homme, même sans le savoir, vit toujours en métaphysicien. Mais le métaphysicien, maître de sa pensée et de ses actes, cesse-t-il par là même d’être simplement homme, — un homme comme les autres, soumis aux conditions communes, sujet à l’ignorance et aux illusions, incapable de ramener à ce qu’il sait tout ce qu’il doit décider ou faire, obligé de se fier à sa conscience partiellement obscure et de solliciter les leçons d’une expérience directe de la vie ? En présence d’une telle question, nul sans doute n’oserait attribuer au philosophe un tel privilège ; on serait plutôt porté à le charger de responsabilités plus hautes, en raison de sa science et de sa force spirituelle. Mais nul peut-être n’échappe complètement à l’idée qu’en droit la théorie domine la pratique, que la philosophie contient éminemment tout ce que la vie peut avoir à nous enseigner ou à exiger de nous. Cette dernière prétention, en ce qu’elle aurait d’exclusif, recèlerait une subtile erreur. Le tome premier de cet ouvrage consacré à l’étude de l’Action a montré en effet que la spéculation morale ne rejoint pas absolument l’exercice de l’activité humaine ; il a fait voir en outre les raisons et les conséquences de cette disjonction plus souvent remarquée qu’expliquée ; il [8] a donc ouvert la voie à une exploration directe et salutaire de l’action. Prise comme une réalité concrète, irréductible elle-même aux ingrédients d’une science discursive, l’action est donc un secret laboratoire d’idées, de vérités, de leçons à recueillir et à ordonner méthodiquement parmi les données essentielles du problème de notre destinée.

Les démarches de la philosophie ne sont pas, selon une expression qui a pris une signification précise, à « sens unique ». Tantôt on s’est imaginé que l’action est une application inadéquate, une dégradation de cette souveraine science qui s’enferme dans la spéculation. Tantôt on a prétendu au contraire que la raison pratique a seule une valeur absolue et qu’elle doit détrôner la raison théorique en la confinant dans l’ordre des phénomènes. Et ce n’est pas seulement dans le domaine des systèmes en conflit que s’opposent des conceptions antagonistes et également impossibles à justifier l’une contre l’autre ou même l’une sans l’autre ; mais c’est encore en dehors de toute philosophie technique que s’entrecroisent des tendances incompatibles et pourtant alternatives. Tour à tour en effet ou même simultanément, on semble admettre que la philosophie n’est qu’une rétrospection sur des réalités et sur des initiatives préalables à son intervention et indépendantes d’elle ; on charge la spéculation de dégager et de déterminer les principes théoriques qui dominent l’ordre naturel et les applications pratiques. Mais d’ordinaire on ne songe pas que la pratique même est à son tour une source originale de connaissance et de leçons. Et après avoir mis plus ou moins efficacement l’homme à l’école du philosophe, on ne voit guère que le philosophe ait encore et toujours à se mettre à l’école de l’homme.

Double attitude, mal définie dans ses exclusions ou dans ses conciliations équivoques ; méconnaissance du vivant organisme d’une philosophie qui, pour rester féconde, doit s’abreuver à toutes les sources de la pensée, de l’être [9] et de l’action, intimement solidaires mais distinctes pour nous dans l’intérêt même de notre genèse spirituelle. Aussi convient-il, en intégrant la philosophie dans la vie. d’intégrer aussi les apports toujours renouvelés de la vie dans la philosophie qui est elle-même une tradition tou­jours accrue, toujours perfectible. Ainsi est-il également vrai et complémentaire de dire que si l’homme doit normalement profiter d’une philosophie normale, le philosophe a constamment à tirer des instructions du mouvement général de l’humanité.

Cet aspect souvent méconnu du problème humain, c’est celui même que nous voulons maintenant mettre en valeur, comme celui qui fait ressortir le caractère essentiel des rapports entre la pensée et l’action, entre la théorie et la pratique, entre la connaissance discursive et les certitudes décisives. Comprenons donc bien ce qu’implique l’énoncé même du nouveau problème que nous avons à résoudre. Y a-t-il vraiment une façon de philosopher qui prenne son point de départ légitime, instructif, insuppléable dans nos actions humaines intelligemment et effectivement vécues ? Et quand nous parlons d’intelligence en acte nous ne voulons point signifier une simple transposition dans la pratique d’idées théoriques et de conclusions dialectiquement élaborées : nous voulons désigner l’usage direct et circonspect tout ensemble de cette pensée globale et prudente qui, dans son apparente simplicité, unit toutes les richesses de l’être spirituel, sans qu’il faille parler pour cela d’intuition, car une telle disposition de toutes les forces composantes mobilise en quelque sorte les données acquises, les réflexions prémonitoires, les prospections stimulantes, en un mot tout cet ensemble d’ombres et de clartés, d’idées directrices et d’aspirations enveloppées au milieu desquelles doit se frayer notre destin. Dès lors et ceci compris, notre problème actuel ne se précise-t-il pas avec plus de rigueur et d’urgence ? [10]

Est-il possible d’instituer une méthode appropriée à une telle recherche, une méthode capable, à sa manière et devant un objet aussi concret que nos actions, d’acquérir une exactitude scientifique ? Est-il vrai que ce soit là philosopher encore, et que cette extension de la notion commune de philosophie soit justifiée, requise même du point de vue spéculatif où nos précédents ouvrages s’étaient placés ? Est-il exact que par cette expansion de l’office philosophique nous rejoignons l’inspiration originelle et traditionnelle d’une discipline qui tend à être science et sagesse, lumière de vérité en même temps que rectitude et force d’âme ? Voilà les questions auxquelles nous sommes amenés à répondre ; et déjà nous comprenons mieux comment, sans contredire en rien les positions habituelles de maintes doctrines antiques, médiévales ou modernes, j’avais pu aborder librement le problème philosophique par l’extrémité la plus éloignée de celle dont on a pris l’habitude de partir. C’est pourquoi aussi, avant de revenir à mon point de départ de 1893, j’ai dû (afin de le justifier aux yeux de ceux mêmes qui s’attachaient exclusivement à des perspectives inverses) parcourir méthodiquement tout l’entre-deux qui disjoint mais n’oppose pas les deux extrémités à relier avec toute la cohérence nécessaire.

De ces remarques préalables il résulte donc que l’étude directe de l’action et des enseignements nés des expériences et des idées qu’elle suscite et unit, offre ce double caractère : d’une part elle constitue une recherche relativement autonome de ce qui peut servir et suffire à tous ceux qui, étrangers aux autres disciplines techniques de la philosophie, sentent le besoin d’éclairer raisonnablement et d’assurer vitalement leur route vers le terme inéluctable de leur destinée. D’autre part et en même temps, cette exploration se rattache comme un chapitre capital à tout l’ensemble de la philosophie : nous, avons montré, [11] en effet, à la fin de notre tome précédent qu’une telle étude demeure indispensable à l’intégrité de l’organisme philosophique complètement développé. Dès à présent nous pouvons ajouter que si la théorie et la pratique effective, tout en se postulant l’une l’autre, ne se rejoignent cependant et ne s’unifient pas naturellement en nous, cette vérité a bien pour nous un intérêt que nous venons d’appeler capital ; car c’est en raison de cette disjonction que se pose le problème suprême de notre destin et que peut être attendue ou accueillie l’offre salutaire à laquelle un confus et inefficace désir nous fait aspirer. Ainsi la philosophie se complète en son ordre rationnellement autonome ; mais en même temps cette autonomie intégrale ne la ferme pas sur elle-même : elle ouvre au contraire des vues et des issues sur les profondeurs où l’action reçoit ses stimulations et rapporte ses enrichissements et vers les hauteurs auxquelles les certitudes spéculatives et les aspirations spirituelles nous font tendre. Par là s’établit l’équilibre en mouvement d’une philosophie qui, sans jamais perdre la fixité de son orientation et la solidité de ses certitudes acquises, reste ouverte au progrès de sa tradition interne et docile aux enseignements supérieurs qui peuvent l’éclairer sur elle-même et sur sa dépendance à l’égard d’une vérité transcendante à ses prises.

Selon ces évidences, il devient impossible de méconnaître que non seulement le philosophe doit vivre et croître en homme, mais que sa vie humaine doit entrer comme un élément intégrant dans sa philosophie même, comme une source jaillissante, comme une force neuve de sa spéculation intellectuelle. Il est légitime, il est normal d’aborder sous cet aspect direct l’étude dynamique de l’action humaine comme une part insuppléable du philosopher. Et c’est ce qu’avait entrepris la thèse publiée en 1893 sous ce titre : l’Action : essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique. [12]

C’est cette même étude que nous abordons de nouveau, mais en profitant d’autres travaux servant à montrer qu’elle n’est qu’une part et une part indispensable dans l’organisme viable de la philosophie totale. Par l’étude de la Pensée, de l’Etre, de l’Agir en sa pureté, nous avons été amenés à préparer, du point de vue spéculatif et technique, le juste rôle qui revient à ce qu’on pourrait appeler la philosophie pratiquante, recherche méthodique qui peut et doit conduire, par cette pratique même, tout homme vers la solution du problème de la vie. Il était utile d’établir par une philosophie critique et technique le rôle de cette philosophie concrète qui ne laisse pas de posséder un caractère éminemment scientifique ; car elle procède par élimination des fausses solutions pour nous conduire aux seules conclusions certaines et inévitables. Cette progression d’une enquête contraignante distingue absolument notre investigation des simples analyses du psychologue comme des considérations ou des exhortations du moraliste. Et, de plus, le lien qui rattache et justifie cette philosophie de la pratique comme une réponse à toutes nos recherches spéculatives sur les exigences de la pensée, de l’être et de l’agir, insère cette discipline de l’action humaine dans l’unité cohérente de la philosophie.

Pour les philosophes, il importait, dans ce simple avertissement, d’indiquer à quel point le présent ouvrage se relie à tout l’effort spéculatif qui l’a précédé. Pour tous les lecteurs, il est juste d’ajouter que la voie où nous allons entrer ne requiert aucune préparation technique, aucune compétence spéciale puisqu’il s’agit de l’itinéraire à suivre aussi bien par les plus simples que par les plus habiles pourvu qu’ils cherchent la rectitude d’intention dans tous les dédales que peut offrir l’existence humaine au milieu des idées courantes et des passions qui s’entrecroisent. A maints égards un tel dessein est plus facilement compris [13] par les esprits dégagés de tout système préconçu que par les usagers d’une terminologie et d’un doctrinarisme particulier. Ainsi s’explique que la thèse ancienne, qui n’était entrée sur le terrain d’aucun système, d’aucune école théoriquement fixée, ait été beaucoup plus aisément interprétée par les intelligences spontanément attentives aux vues directes dont elles apercevaient le sens humain que par les professionnels des philosophies diversement systématiques. Il suffit, pour accéder à la lecture de ce nouveau livre qui reprend le dessein et la méthode de son vieil aîné, d’être désireux de simple lumière et capable d’une attention cohérente. Ce qui vient d’être indiqué des raccords et des dessous de notre entreprise intégrale (afin de la justifier plus pleinement devant les exigences strictement rationnelles) laisse intacte l’ingénuité de notre recherche, recherche libre de tout parti pris, intrépide dans l’exploration des routes même les plus aberrantes — routes qui finalement ramèneront au but le sincère pèlerin de la vie (1) [1].

Pour nous préparer à cette entière investigation, nous n’avons qu’à reproduire ici dans sa teneur littérale la primitive Introduction, écrite il y a plus de 45 ans. Elle servira à montrer l’élan initial, le souci constant de retrouver par une marche tâtonnante et apparemment indirecte, comme l’exige toute méthode scientifique, l’orientation intimement fidèle à la cause suprême de la vie, le caractère inévitable et exigeant des solutions auxquelles l’action humaine se trouve impérieusement et pourtant volontairement conduite.

Il est peut-être bon de remarquer encore ici ce qui manquait à mon ancien essai sur l’Action afin de prévenir [14] l’erreur où sont tombés quelques interprètes en s’imaginant que ce livre partiel proposait, non un complément, mais une substitution exclusive des méthodes et des doctrines antérieures. Rien de cela dans mon intention initiale et permanente. Ce que je n’avais pas indiqué, parce qu’il s’agissait d’une simple thèse de doctorat et surtout parce qu’alors l’idée directrice et unitive de tout mon effort demeurait implicite, peut se résumer ainsi : partout s’impose à nous une dualité provisoire dont nous ne prenons conscience que par une naturelle et indélébile tendance vers l’unité : soit que, dès l’origine, nous nous trouvions en face de la pensée cosmique, soit que nous considérions les démarches de la vie et de la conscience au cours de tout le devenir, soit que nous scrutions notre action pour y chercher un lien entre le réel et l’idéal, entre la pratique et la spéculation, partout nous rencontrons au cœur de toute réalité contingente une inadéquation qui, loin d’être décourageante, ouvre un champ ultérieur et impose une initiative sous la poussée d’une stimulation intime et par l’attrait d’une fin supérieure. Ainsi, en tout ce qui est et en tout ce que nous sommes, en tout ce que nous connaissons, voulons et faisons, un infini est partout présent, comme un coin enfoncé non pour diviser, mais pour res­serrer et consolider. Notre pensée a donc à l’y reconnaître, notre action doit l’y accueillir. D’où le double caractère de notre méthode : — connexion intégralement rationnelle, jusques et y compris le supra-rationnel qu’est l’incommensurable et le transcendant ; — fidélité de la conscience à sa norme intime, jusques et y compris le don de soi à la vivante vérité, source de joie. [15]



[1] Par les chiffres gras au cours du texte, nous renvoyons aux explications historiques et aux discussions critiques, indispensables pour qu’aucune méprise ne subsiste indûment et pour que des compléments utiles n’alourdissent pas le texte principal.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 janvier 2010 16:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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