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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Apologie pour l'histoire ou métier d'historien (1941)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marc Bloch (1886-1944) [historien français], APOLOGIE POUR L’HISTOIRE OU MÉTIER D’HISTORIEN. Cahier des Annales, 3.Librairie Armand Colin, Paris, 2e édition,1952, 112 pages. (1e éd. 1949). Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de l’École Pratique des Hautes Études (VIe Section). Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

« Papa, explique-moi donc à quoi sert l’histoire. » Ainsi un jeune garçon qui me touche de près interrogeait, il y a peu d’années, un père historien. Du livre qu’on va lire, j’aimerais pouvoir dire qu’il est ma réponse. Car je n’imagine pas, pour un écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers. Mais une simplicité si haute est le privilège de quelques rares élus. Du moins cette question d’un enfant — dont, sur le moment, je n’ai peut être pas trop bien réussi à satisfaire la soif de savoir — volontiers je la retiendrai ici comme épigraphe. D’aucuns en jugeront, sans doute, la formule naïve. Elle me semble au contraire parfaitement pertinente. Le problème qu’elle pose, avec l’embarrassante droiture de cet âge implacable, n’est rien de moins que celui de la légitimité de l’histoire.

Voilà donc l’historien appelé à rendre ses comptes. Il ne s’y hasardera qu’avec un peu de tremblement intérieur: quel artisan, vieilli dans le métier, s’est jamais demandé, sans un pincement de cœur, s’il a fait de sa vie un sage emploi? Mais le débat dépasse, de beaucoup, les petits scrupules d’une morale corporative. Notre civilisation occidentale tout entière y est intéressée.

Car, à la différence d’autres types de culture, elle a toujours beaucoup attendu de sa mémoire. Tout l’y portait: l’héritage chrétien comme l’héritage antique. Les Grecs et les Latins, nos premiers maîtres, étaient des peuples historiographes. Le christianisme est une religion d’historiens. D’autres systèmes religieux ont pu fonder leurs croyances et leurs rites sur une mythologie à peu près extérieure au temps humain. Pour Livres Sacrés, les chrétiens ont des livres d’histoire, et leurs liturgies commé-morent, avec les épisodes de la vie terrestre d’un Dieu, les fastes de l’Église et des saints. Historique, le christianisme l’est encore d’une autre façon, peut‑être plus profonde : placée entre la Chute et le Jugement, la destinée de l’humanité figure, à ses yeux, une longue aventure, dont chaque destin, chaque  « pèlerinage » individuel présente, à son tour, le reflet; c’est dans la durée, partant dans l’histoire, qu’axe central de toute méditation chré-tienne se déroule le grand drame du Péché et de la Rédemption. Notre art, nos monuments littéraires sont pleins des échos du passé ; nos hommes d’action ont incessamment à la bouche ses leçons, réelles ou prétendues. Sans doute conviendrait-il de marquer, entre les psychologies de groupes, plus d’une nuance. Cournot l’a observé il y a longtemps; éternellement enclins à reconstruire le monde sur les lignes de la raison, les Français, dans leur masse, vivent leurs souvenirs collectifs beaucoup moins intensé-ment que les Allemands, par exemple. Sans doute aussi, les civilisations peuvent changer. Il n’est pas inconcevable, en soi, que la nôtre ne se détourne un jour de l’histoire. Les historiens feront sagement d’y réfléchir. L’histoire mal entendue pourrait bien, si l’on n’y prenait garde, risquer d’entraîner finalement dans son discrédit l’histoire mieux comprise. Mais si nous devions jamais en arriver là, ce serait au prix d’une profonde rupture avec nos plus constantes traditions intellectuelles.

Pour l’instant, nous n’en sommes, à ce sujet, qu’au stade de l’examen de conscience. Chaque fois que nos strictes sociétés, en perpétuelle crise de croissance, se prennent à douter d’elles-mêmes, on les voit se demander si elles ont eu raison d’interroger leur passé ou si elles l’ont bien interrogé. Lisez ce qui s’écrivait avant la guerre, ce qui peut encore s’écrire aujourd’hui : parmi les inquiétudes diffuses du temps présent, vous entendrez, presque immanquablement, cette inquiétude mêler sa voix aux autres. En plein drame, il m’a été donné d’en saisir l’écho tout spontané. C’était en juin 1940, le jour même, si je me souviens bien, de l’entrée des Allemands à Paris. Dans le jardin normand où notre état-major, privé de troupes, traînait son oisiveté, nous remâchions les causes du désastre : « Faut-il croire que l’histoire nous ait trompés ? », murmura l’un de nous. Ainsi l’angoisse de l’homme fait rejoignait, avec un accent plus amer, la simple curiosité du jouvenceau. Il faut répondre à l’une et à l’autre.

Encore, cependant, convient-il de savoir ce que veut dire ce mot « servir ». Mais avant de l’examiner, que j’ajoute encore un mot d’excuse. Les circonstances de ma vie présente, l’impossibilité où je suis d’atteindre aucune grande bibliothèque, la perte de mes propres livres, font que je dois me fier beaucoup à mes notes et à mon acquis. Les lectures complémentaires, les vérifications qu’appelleraient les lois mêmes du métier dont je me propose de décrire les pratiques me demeurent trop souvent interdites. Me sera-t-il donné un jour de combler ces lacunes ? Jamais entièrement, je le crains. Je ne puis, là-dessus, que solliciter l’indulgence, — je dirais « plaider coupable », si ce n’était prendre sur moi, plus qu’il n’est légitime, les fautes de la destinée.

*

Certes, même si l’histoire devait être jugée incapable d’autres services, il resterait à faire valoir, en sa faveur, qu’elle est distrayante. Ou, pour être plus exact — car chacun cherche ses distractions où il lui plaît — qu’elle paraît telle, incontestablement, à un grand nombre d’hommes. Personnellement, d’aussi loin que je me souvienne, elle m’a toujours beau-coup diverti. Comme tous les historiens, je pense. Sans quoi, pour quelles raisons auraient-ils choisi ce métier ? Aux yeux de quiconque n’est point un sot, en trois lettres, toutes les sciences sont intéressantes. Mais chaque savant n’en trouve guère qu’une dont la pratique l’amuse. La découvrir, pour s’y consacrer, est proprement ce qu’on nomme vocation.

En soi, d’ailleurs, cet indéniable attrait de l’histoire mérite déjà d’ar­rêter la réflexion.

Comme germe d’abord et comme aiguillon, son rôle a été et demeure capital. Avant le désir de connaissance, le simple goût ; avant l’œuvre de science, pleinement consciente de ses fins, l’instinct qui y conduit: l’évolution de notre comportement intellectuel abonde en filiations de cette sorte. Il n’est pas jusqu’à la physique dont les premiers pas ne doivent beaucoup aux vieux  « cabinets de curiosités ». Nous avons vu, de même, les petites joies de l’antiquaille figurer au berceau de plus d’une orientation d’études qui, peu à peu, s’est chargée de sérieux. Telles la genèse de l’archéologie et, plus près de nous, du folklore. Les lecteurs d’Alexandre Dumas ne sont peut‑être que des historiens en puissance, auxquels manque seulement d’avoir été dressés à se donner un plaisir plus pur et, à mon gré, plus aigu ; celui de la couleur vraie.

Que, d’autre part, ce charme soit bien loin de s’éteindre, une fois l’en-quête méthodique abordée, avec ses nécessaires austérités; qu’alors au contraire — tous les véritables historiens peuvent en témoigner — il gagne encore en vivacité et en plénitude; il n’y a rien là, en un sens, qui ne vaille pour n’importe quel travail de l’esprit. L’histoire, pourtant, on n’en saurait douter, a ses jouissances esthétiques propres, qui ne ressemblent à celles d’aucune autre discipline. C’est que le spectacle des activités humaines, qui forme son objet particulier, est, plus que tout autre, fait pour séduire l’imagination des hommes. Surtout lorsque, grâce à leur éloignement dans le temps ou l’espace, leur déploiement se pare des subtiles séductions de l’étrange. Le grand Leibniz lui-même nous en a laissé l’aveu : quand, des abstraites spéculations de la mathématique ou de la théodicée, il passait au déchiffrement des vieilles chartes ou les vieilles chroniques de l’Allemagne impériale, il éprouvait, tout comme nous, cette « volupté d’apprendre des choses singulières ». Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie. Gardons-nous surtout, comme j’en ai surpris le sentiment chez certains, d’en rougir. Ce serait une éton-nante sottise de croire que, pour exercer sur la sensibilité un si puissant appel, elle doive être moins capable de satisfaire aussi notre intelligence.

*

Si l’histoire, néanmoins, vers laquelle nous porte ainsi un attrait presque universellement ressenti, n’avait que lui pour se justifier ; si elle n’était, en somme, qu’un aimable passe-temps, comme le bridge ou la pêche à la ligne, vaudrait-elle toute la peine que nous prenons pour l’écrire ? Pour l’écrire, j’entends, honnêtement, véridiquement et en allant, autant que faire se peut, vers les ressorts cachés ; par suite difficilement. Le jeu, a écrit André Gide, a cessé aujourd’hui de nous être permis : fût-ce, ajoutait-il, ceux de l’intelligence. Cela était dit en 1938. En 1942, où j’écris à mon tour, combien le propos se charge-t-il encore d’un sens plus lourd! A coup sûr, dans un monde qui vient d’aborder la chimie de l’atome et commence seulement à sonder le secret des espaces stellaires, dans notre pauvre monde qui, justement fier de sa science, n’arrive pour-tant pas à se créer un peu de bonheur, les longues minuties de l’érudition historique, fort capables de dévorer toute une vie, mériteraient d’être condamnées comme un gaspillage de forces absurde au point d’être cri-minel, si elles ne devaient aboutir qu’à enrober d’un peu de vérité un de nos délassements. Ou il faudra déconseiller la pratique de l’histoire à tous les esprits susceptibles de mieux s’employer ailleurs ; ou c’est comme connaissance que l’histoire aura à prouver sa bonne conscience.

Mais ici une nouvelle question se pose : qu’est-ce, au juste, qui fait la légitimité d’un effort intellectuel ?

Personne, j’imagine, n’oserait plus dire aujourd’hui, avec les positi-vistes de stricte observance, que la valeur d’une recherche se mesure, en tout et pour tout, à son aptitude à servir l’action. L’expérience ne nous a pas seulement appris qu’il est impossible de décider à l’avance si les spéculations en apparence les plus désintéressées ne se révèleront pas, un jour, étonnement secourables à la pratique. Ce serait infliger à l’humanité une étrange mutilation que de lui refuser le droit de chercher, en dehors de tout souci de bien-être, l’apaisement de ses faims intellec-tuelles. L’histoire dût-elle être éternellement indifférente à l’homo faber ou politicus qu’il lui suffirait, pour sa défense, d’être reconnue comme nécessaire au plein épanouissement de l’homo sapiens. Cependant, même ainsi bornée, la question n’est pas, pour cela, d’emblée résolue.

Car la nature de notre entendement le porte beaucoup moins à vouloir savoir qu’à vouloir comprendre. D’où il résulte que les seules sciences authentiques sont, à son gré, celles qui réussissent à établir entre les phénomènes des liaisons explicatives. Le reste n’est, selon l’expression de Malebranche, que « polymathie ». Or la polymathie peut bien faire figure de distraction ou de manie, pas plus aujourd’hui qu’au temps de Malebranche, elle ne saurait passer pour une des bonnes œuvres de l’intel­ligence. Indépendamment même de toute éventualité d’application à la conduite, l’histoire n’aura donc le droit de revendiquer sa place parmi les connaissances vraiment dignes d’effort, seulement dans la mesure où, au lieu d’une simple énumération, sans liens et quasiment sans limite, elle nous promettra un classement rationnel et une progressive intelli­gibilité.

Il n’est point niable, pourtant, qu’une science nous paraîtra toujours avoir quelque chose d’incomplet si elle ne doit pas, tôt ou tard, nous aider à mieux vivre. Comment, en particulier, n’éprouverions-nous pas ce sentiment avec beaucoup de force envers l’histoire, d’autant plus clairement destinée, croirait-on, à travailler au profit de l’homme qu’elle a l’homme même et ses actes pour matière ? En fait, un vieux penchant, auquel on supposera, au moins, une valeur d’instinct, nous incline à lui demander les moyens de guider notre action ; par suite, à nous indigner contre elle, comme le soldat vaincu dont je rappelais le propos, si, d’aventure, elle semble manifester son impuissance à les fournir. Le problème de l’utilité de l’histoire, au sens étroit, au sens « pragmatique » du mot utile, ne se confond pas avec celui de sa légitimité, proprement intel-lectuelle. Il ne peut, d’ailleurs, venir qu’en second : pour agir raisonnablement, ne faut-il pas d’abord comprendre ? Mais, sous peine de ne répondre qu’à demi aux suggestions les plus impérieuses de sens commun, ce problème-là non plus ne saurait être éludé.

*

A ces questions, certains, parmi nos conseillers ou qui voudraient l’être, ont déjà répondu. Ç’a été pour rabrouer nos espérances. Les plus indulgents ont dit : l’histoire est sans profit comme sans solidité. D’autres, dont la sévérité ne s’embarrasse pas de demi-mesures: elle est pernicieuse. « Le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré » : ainsi a prononcé l’un d’eux et non des moins notoires. Ces condamnations ont un redoutable attrait : elles justifient, d’avance, l’ignorance. Heureusement pour ce qui subsiste encore chez nous de curiosité d’esprit, elles ne sont peut-être pas sans appel.

Mais, si le débat doit être reconsidéré, il importe que ce soit sur des données plus sûres.

Car il est une précaution dont les détracteurs ordinaires de l’histoire ne semblent pas s’être avisés. Leur parole ne manque ni d’éloquence, ni d’esprit. Mais ils ont, pour la plupart, omis de s’informer exactement de ce dont ils parlent. L’image qu’ils se font de nos études n’a pas été prise dans l’atelier. Elle sent l’oratoire Académie plutôt que le cabinet de travail. Elle est surtout périmée. En sorte qu’il se pourrait que tant de verve se soit, au bout du compte, dépensée à n’exorciser qu’un fan­tasme. Notre effort, ici, doit être bien différent. Les méthodes dont nous chercherons à peser le degré de certitude seront celles dont use, réellement, la recherche, jusque dans l’humble et délicat détail de ses techniques. Nos problèmes seront les problèmes mêmes qu’à l’Historien impose, quo­tidiennement, sa matière. En un mot, on voudrait, avant tout, dire com­ment et pourquoi un historien pratique son métier. Affaire au lecteur de décider, ensuite, si ce métier mérite d’être exercé.

Faisons-y bien attention, pourtant. Ce n’est qu’en apparence que, même ainsi comprise et limitée, la tâche peut passer pour simple. Elle le serait, peut-être, si nous nous trouvions en présence d’un de ces arts d’application dont on a rendu un compte suffisant lorsqu’on en a énuméré, les uns après les autres, les tours de main, longuement éprouvés. Mais l’histoire n’est pas l’horlogerie ou l’ébénisterie. Elle est un effort vers le mieux connaître : par suite une chose en mouvement. Se borner à décrire une science telle qu’elle se fait sera toujours la trahir un peu. Il est encore plus important de dire comment elle espère réussir progres-sivement à se faire. Or, de la part de l’analyste, une pareille entreprise exige forcément une assez large dose de choix personnel. Toute science, en effet, est, à chacune de ses étapes, constamment traversée par des tendances divergentes, qu’il n’est guère possible de départager sans une sorte d’anticipation sur l’avenir. On ne compte pas reculer ici devant cette nécessité. En matière intellectuelle, pas plus qu’en aucune autre, l’horreur des responsabilités n’est un sentiment bien recommandable. Cependant, il n’était qu’honnête d’avertir le lecteur.

Aussi bien les difficultés auxquelles se heurte inévitablement toute étude des méthodes varient-elles beaucoup selon le point que chaque discipline se trouve avoir momentanément atteint sur la courbe, toujours un peu saccadée, de son développement. Il y a cinquante ans, quand Newton régnait encore en maître, il était, j’imagine, singulièrement plus aisé qu’aujourd’hui de construire, avec une rigueur d’épure, un exposé de la mécanique. Mais l’histoire en est encore à une phase bien plus favo-rable aux certitudes.

Car l’histoire n’est pas seulement une science en marche. C’est aussi une science dans l’enfance : comme toutes celles qui, pour objet ont l’esprit humain, ce tard-venu dans le champ de la connaissance rationnelle. Ou, pour mieux dire, vieille sous la forme embryonnaire du récit, longtemps encombrée de fictions, plus longtemps encore attachée aux événements les plus immédiatement saisissables, elle est, comme entreprise raisonnée d’analyse, toute jeune. Elle peine à pénétrer, enfin, au-dessous des faits de surface ; à rejeter, après les séductions de la légende ou de la rhétorique, les poisons, aujourd’hui plus dangereux, de la routine érudite et de l’empirisme déguisé en sens commun. Elle n’a pas encore dépassé, sur quelques-uns des problèmes essentiels de sa méthode, les premiers tâtonnements. Et c’est pourquoi Fustel de Coulanges et, déjà avant lui, Bayle n’avaient sans doute pas tout à fait tort qui la disaient « la plus difficile de toutes les sciences ».

*

Est‑ce une illusion, cependant ? Si incertaine que demeure, sur tant de points, notre route, nous sommes, me semble-t-il, à l’heure présente mieux placés que nos prédécesseurs immédiats pour y voir un peu clair.

Les générations qui sont venues juste avant la nôtre, dans les dernières décades du XIXe  siècle et jusqu’aux premières années du XXe, ont vécu comme hallucinées par une image très rigide, une image vraiment contienne des sciences du monde physique. Étendant à l’ensemble des acquisitions de l’esprit ce schéma prestigieux, il leur semblait donc ne pouvoir exister de connaissance authentique qui ne dût aboutir, par des démonstrations d’emblée irréfutables, à des certitudes formulées sous l’aspect de lois impérieusement universelles. C’était là une opinion à peu près unanime. Mais, appliquée aux études historiques, elle donna nais­sance, selon les tempéraments, à deux tendances opposées.

Les uns crurent possible, en effet, d’instituer une science de l’évolution humaine, qui se conformât à cet idéal en quelque sorte pan-scientifique et ils travaillèrent de leur mieux à l’établir : quitte, d’ailleurs, à prendre leur parti de laisser finalement en dehors des atteintes de cette connaissance des hommes beaucoup de réalités très humaines, mais qui leur paraissaient désespérément rebelles à un savoir rationnel. Ce résidu, c’était ce qu’ils appelaient, dédaigneusement, l’événement ; c’était aussi une bonne part de la vie la plus intimement individuelle. Telle fut, en somme, la position de l’école sociologique fondée par Durkheim. Du moins, si l’on ne tient pas compte des assouplissements qu’à la première raideur des principes nous vîmes peu à peu apportés par des hommes trop intelligents pour ne pas subir, fût-ce malgré eux, la pression des choses. A ce grand effort, nos études doivent beaucoup. Il nous a appris à analyser plus en profondeur, à serrer de plus près les problèmes, à penser, oserai-je dire, à moins bon marché. Il n’en sera parlé ici qu’avec infiniment de reconnaissance et de respect. S’il semble aujourd’hui dépassé, c’est pour tous les mouvements intellectuels, tôt ou tard, la rançon de leur fécondité.

D’autres chercheurs, cependant, prirent, au même moment, une attitude bien différente. Ne réussissant pas à insérer l’histoire dans les cadres du légalisme physique, particulièrement préoccupés, au surplus, en raison de leur éducation première, par les difficultés, les doutes, les fréquents recommencements de la critique documentaire, ils puisèrent dans ces constatations, avant tout, une leçon d’humilité désabusée. La discipline à laquelle ils vouaient leurs talents ne leur parut, au bout de compte capable ni dans le présent de conclusions bien assurées, ni dans le futur de beaucoup de perspectives de progrès. Ils inclinèrent à voir en elle plutôt qu’une connaissance vraiment scientifique, une sorte de jeu esthétique ou, au moins, d’exercice d’hygiène favorable à la santé de l’esprit. On les a nommés, parfois, « historiens historisants » : sobriquet injurieux à notre corporation, puisqu’il semble faire tenir l’essence de l’histoire dans la négation même de ses possibilités. Pour ma part, je leur trouverais volontiers, dans le moment de la pensée française auquel ils se rattachent, un signe de ralliement plus expressif.

L’aimable et fuyant Sylvestre Bonnard, si l’on s’en tient aux dates que le livre fixe à son activité, est un anachronisme : tout comme ces saints antiques que les écrivains du moyen âge peignaient, naïvement, sous les couleurs de leur propre temps. Sylvestre Bonnard (pour peu qu’on veuille bien supposer, un instant, à cette ombre inventée une exis-tence selon la chair) le « vrai »  Sylvestre Bonnard, né sous le Premier Empire — la génération des grands historiens romantiques, l’eût encore compté parmi les siens : il en aurait partagé les enthousiasmes touchants et féconds, la foi un peu candide dans l’avenir de la « philosophie » de l’histoire. Négligeons l’époque à laquelle il est censé avoir appartenu et rendons-le à celle qui vit écrire sa vie imaginaire : il méritera de figurer comme le patron, comme le saint corporatif de tout un groupe d’historiens, qui furent à peu près les contemporains intellectuels de son biographe : travailleurs profondément honnêtes, mais de souffle un peu court et dont on croirait parfois que, pareils aux enfants dont les pères se sont trop amusés, ils portaient dans leurs os la fatigue des grandes orgies historiques du romantisme ; disposés à se faire assez petits devant leurs confrères du laboratoire ; plus désireux, en somme, de nous conseiller la prudence que l’élan. Leur devise, serait‑il trop malicieux de la chercher dans ce mot étonnant, échappé un jour à l’homme d’intelligence si vive que fut pourtant mon cher maître Charles Seignobos : « Il est très utile de se poser des questions, mais très dangereux d’y répondre. » ? Ce n’est pas là, assurément, le propos d’un fanfaron. Mais si les physiciens n’avaient fait davantage profession d’intrépidité, où en serait la physique ?

Or notre atmosphère mentale n’est plus la même. La théorie cinétique des gaz, la mécanique einsteinienne, la théorie des quanta ont profon-dément altéré l’idée qu’hier encore chacun se formait de la science. Elles ne l’ont pas amoindrie. Mais elles l’ont assouplie. Au certain, elles ont substitué, sur beaucoup de points, l’infiniment probable ; au rigoureusement mesurable, la notion de l’éternelle relativité de la mesure. Leur action s’est fait sentir même sur les esprits innombrables — je dois, hélas ! me ranger parmi eux — auxquels les faiblesses de leur intelligence ou de leur éducation interdisent de suivre, autrement que de très loin et en quelque sorte par reflet, cette grande métamorphose. Nous sommes donc, désormais, beaucoup mieux préparés à admettre que, pour ne pas s’avérer capables de démonstrations euclidiennes ou d’immuables lois de répétition, une connaissance puisse, néanmoins, prétendre au nom de scientifique. Nous acceptons beaucoup plus aisément de faire de la certitude et de l’universalisme une question de degré. Nous ne nous sentons plus l’obligation de chercher à imposer à tous les objets du savoir un modèle intellectuel uniforme, emprunté aux sciences de la nature physique ; puisque, là même, ce gabarit a cessé de s’appliquer tout entier. Nous ne savons pas encore très bien ce que seront un jour les sciences de l’homme. Nous savons que pour être — tout en continuant, cela va de soi, d’obéir aux règles fondamentales de la raison — elles n’auront pas besoin de renoncer à leur originalité, ni d’en avoir honte.

J’aimerais que, parmi les historiens de profession, les jeunes, en particulier, s’habituassent à réfléchir sur ces hésitations, ces perpétuels « repentirs » de notre métier. Ce sera pour eux la plus sûre manière, de se préparer, par un choix délibéré, à conduire raisonnablement leur effort. Je souhaiterais surtout les voir venir, de plus en plus nombreux, à cette histoire à la fois élargie et poussée en profondeur, dont nous sommes plusieurs — nous-mêmes, chaque jour moins rares — à concevoir le dessein. Si mon livre peut les y aider, j’aurai le sentiment qu’il n’aura pas été absolument inutile. Il y a en lui, je l’avoue, une part de programme.

Mais je n’écris pas uniquement ni même, surtout, pour l’usage intérieur de l’atelier. Aux simples curieux, non plus, je n’ai pas pensé qu’il fallût rien cacher des irrésolutions de notre science. Elles sont notre excuse. Mieux encore : elles font la fraîcheur de nos études. Nous n’avons pas seulement le droit de réclamer, en faveur de l’histoire, l’indulgence qui est due à tons les commencements. L’inachevé, s’il tend perpétuellement à se dépasser, a, pour tout esprit un peu ardent, une séduction qui vaut bien celle de la plus parfaite réussite. Le bon laboureur, — a dit, ou à peu près, Péguy, — aime le labour et les semailles autant que les moissons.

*

  • Il convient que ces quelques mots d’introduction s’achèvent par une confession personnelle. Chaque science, prise isolément, ne figure jamais qu’un fragment de l’universel mouvement vers la connaissance. J’ai déjà eu l’occasion d’en donner un exemple plus haut : pour bien entendre et apprécier ses procédés d’investigation, fût-ce en apparence les plus particuliers, il serait indispensable de savoir les relier, d’un trait parfaitement sûr, à l’ensemble des tendances qui se manifestent, au même montent, dans les autres ordres de discipline. Or cette étude des méthodes pour elles-mêmes constitue, à sa façon, une spécialité, dont les techniciens se nomment philosophes. C’est un titre auquel il m’est interdit de prétendre. A cette lacune de ma formation première, l’essai que voici perdra sans doute beaucoup, en précision de langage comme en largeur d’hori-zon. Je ne puis le présenter que pour ce qu’il est : le mémento d’un artisan, qui a toujours aimé à méditer sur sa tâche quotidienne, le carnet d’un compagnon, qui a longuement manié la toise et le niveau, sans pour cela se croire mathématicien.

Retour au livre de l'auteur: Marc Bloch, historien (1886-1944) Dernière mise à jour de cette page le Lundi 15 août 2005 18:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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