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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Louis-Auguste Blanqui, Auguste Blanqui. Textes choisis (1971)
Les idées politiques et sociales de Blanqui


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis-Auguste Blanqui, Auguste Blanqui. Textes choisis. Paris, Éditions sociales, 1971, 223 pages. Collection: Les classiques du peuple. Textes choisis par V.P. Volguine, membre de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. Une réalisation conjointe de Diane Brunet, [guide de musée, La Pulperie, Chicoutimi] et de Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'enseignement à l'école polyvalente Dominique-Racine de Chitoutimi, bénévoles.

Les idées politiques et sociales
de Blanqui


par V. P. Volguine,

 

Blanqui eut une longue vie : il a donné plus d'un demi-siècle à la cause de la révolution. Ses dernières activités politiques se situent en 1880, mais sa conception du monde, les idées politiques qui orientèrent son action révolutionnaire se sont formées sous le règne de Louis-Philippe et ont pris leur forme définitive au cours de la révolution de 1848. Ni le développement ultérieur de la lutte de classe du prolétariat, ni l'apparition du communisme scientifique n'ont apporté de modifications essentielles à ses idées révolutionnaires.

« Blanqui, écrit Engels en 1874, est un révolutionnaire de la génération passée [1]. » Il s'est arrêté dans son développement idéologique au niveau qu'il avait atteint en 1848. Il n'a su ni comprendre, ni assimiler la théorie du communisme scientifique, bien qu'il ait connu l'activité de Marx et quelques-uns de ses travaux. Toutefois, en tant que représentant du communisme utopique prémarxiste, il mérite que les historiens de la pensée sociale lui accordent une grande attention.

La période 1830-1848 est marquée en France par le développement de la grande industrie capitaliste et par l'essor du mouvement ouvrier ; ce mouvement s'est manifesté par les soulèvements des canuts lyonnais de 1831, de 1834, et par de nombreuses grèves. (En 1832-1833, il y eut des moments où la grève englobait presque toutes les industries parisiennes ; en 1840, les grèves s'étendirent à l'ensemble du pays.) En même temps que croissaient l'industrie capitaliste et le mouvement ouvrier, la conscience de classe du prolétariat se développait aussi. Dans la classe ouvrière s'éveillaient la conscience de ses propres tâches politiques et l'idée que, pour l'accomplissement de celles-ci, elle devait parvenir à constituer sa propre organisation. Mais le prolétariat a cherché en tâtonnant les voies qui lui permettraient de forger cette organisation ; ses erreurs lui servirent de leçons.

À mesure que s'affirmait concrètement la lutte de classe du prolétariat, les systèmes utopiques du socialisme perdaient leur sens progressif. Les « écoles » du socialisme utopique dégénéraient en « sectes » ; chacune d'elles proposait ses procédés pour éliminer le mal social et pour concilier les contradictions de classes. Les idées du socialisme utopique devenaient de plus en plus le bien de la petite bourgeoisie.

Les traits bourgeois et petits-bourgeois, propres à chaque système utopique, à des degrés divers, se sont ainsi pleinement révélés à cette époque. Ceux qui se considéraient comme les héritiers des grands utopistes inclinaient à chercher de l'aide du côté des classes instruites. La classe ouvrière, au contraire, inclinait de plus en plus vers le communisme.

Le socialisme, a dit Engels en caractérisant les rapports de cette époque, signifiait en 1847 un mouvement bourgeois ; le communisme, un mouvement ouvrier [2].

Mais la classe ouvrière n'était pas en mesure de se libérer d'un seul coup, et complètement, des influences étrangères à ses intérêts de classe. Les ouvriers français étaient encore très étroitement liés aux milieux petits-bourgeois d'où ils étaient issus pour la plupart et qui, malgré l'essor de la grande industrie, constituaient encore la majorité écrasante de la population laborieuse en France. Il existait encore beaucoup de survivances petites-bourgeoises dans la psychologie des ouvriers. Dans ces conditions, les théoriciens qui cherchaient à poser les bases du communisme ont été impuissants à créer une théorie scientifique du communisme. Dans le meilleur des cas, c'était le matérialisme mécaniste du XVIIIe siècle qui demeurait la base philosophique de leur système. Aussi ne pouvaient-ils pas dépasser la théorie rationaliste de la société caractéristique du XVIIIe siècle (la théorie de l'« ordre naturel et raisonnable » des rapports sociaux), ni fonder historiquement le communisme. Dans toutes leurs tentatives pour tracer une voie de réalisation au communisme, ils ne dépassaient pas la tradition babouviste. Leur communisme restait un communisme utopique, malgré leur élan révolutionnaire et leur désir de lier le communisme à la lutte ouvrière. Parmi tous ces communistes utopistes, Blanqui, par sa fidélité illimitée à la cause de la transformation révolutionnaire de la société, occupait indiscutablement la première place aux yeux de ses contemporains.

Le prolétariat, a écrit Marx dans « Les luttes des classes en France », se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui [3]. 

 

I

L'ardente activité révolutionnaire qui a rempli toute la vie consciente de Blanqui a commencé sous la Restauration.

En 1824, le jeune Blanqui participa à l'organisation conspiratrice des Carbonari. En 1827, il fut blessé dans des combats de rues contre la police et la troupe et pour la première fois arrêté. En juillet 1830, il prit une part active à la lutte révolutionnaire et fut profondément déçu par son résultat : l'établissement de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe.

Entré dans l'association républicaine Les Amis du Peuple, Blanqui se plaça à l'aile gauche de celle-ci. Pour les premières années de la monarchie de juillet, deux documents témoignent de ses idées. Le premier est sa déclaration au procès des « Amis du Peuple », en janvier 1832 (Procès des Quinze). Le second est un discours prononcé à une réunion organisée par cette Société, le 2 février de la même année. Le premier de ces documents a été imprimé, à l'époque même, par l'association des « Amis du Peuple » ; le second nous est parvenu à l'état de manuscrit.

Devant le tribunal, Blanqui posait nettement le problème de la division de la société en classes ; il liait la lutte que mènent les « Amis du peuple » pour les droits politiques aux besoins matériels, aux intérêts et aux souffrances des es populaires. Mais ses idées concernant les classes sociales de son temps n'avaient pas un suffisant degré de précision et son programme social était encore très indéterminé.

Au président du tribunal qui lui demandait sa profession, Blanqui répondit : Prolétaire. Mais la suite de ses explications indique que, pour lui, le mot « prolétaire » désignait le travailleur en général :

C'est la profession de trente millions de Français qui vivent de leur travail et qui sont privés de leurs droits politiques.

Il est clair que Blanqui donnait à la notion de prolétaire Le même sens que les démocrates donnaient à la notion de « peuple ». C'est l'opposition entre « l'aristocratie de la richesse et le peuple » ou bien entre « la bourgeoisie et le peuple », qui caractérise la pensée sociale de cette période. L'imprécision dans les termes de cette opposition reflétait le niveau insuffisant du développement capitaliste en France, le non-achèvement de l'évolution industrielle. Comme nous le verrons plus loin, Blanqui confond « prolétaire » et « pauvres ».

Je suis accusé, poursuit Blanqui dans la même déclaration, d'avoir dit aux 30 millions de Français, prolétaires comme moi, qu'ils avaient le droit de vivre...

En formulant une telle accusation,

le ministère public ne s'est point adressé à votre équité et à votre raison, mais à vos passions et à vos intérêts, dit Blanqui aux juges. Le ministère public vous a dit : vous voyez, c'est la guerre des pauvres contre les riches : tous ceux qui possèdent sont intéressés à repousser l'invasion. Nous vous amenons vos ennemis ; frappez-les avant qu'ils ne deviennent plus redoutables. Oui, Messieurs, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres ; les riches... sont les agresseurs, seulement ils trouvent mauvais que les pauvres fassent résistance... On ne cesse de dénoncer les pauvres comme des voleurs prêts à se jeter sur les propriétés. [Les riches, ce sont] de légitimes possesseurs menacés du pillage par une avide populace...

Qui donc sont ces « légitimes possesseurs » ? Qui sont les « voleurs » ? Les « légitimes possesseurs », ce sont les

privilégiés qui vivent grassement de la sueur du prolétaire ... ; ce sont deux ou trois cent mille oisifs qui dévorent paisiblement les milliards payés par les voleurs. [Et les « voleurs » ?] Trente millions de Français qui paient au fisc un milliard et demi, et une somme à peu près égale aux privilégiés.

En effet, poursuivait Blanqui, le gouvernement actuel n'a point d'autre base que cette inique répartition des charges et des bénéfices,

d'autre but que l'exploitation du pauvre par le riche. L'État est une

pompe aspirante et foulante qui foule la matière appelée peuple pour en aspirer des milliards incessamment versés dans les coffres de quelques oisifs...

Tous les moyens légaux qui protègent les intérêts, qui permettent d'agir sur l'opinion publique, sont entre les mains des privilégiés. Le peuple n'en a aucun.

Les lois sont faites par cent mille électeurs, appliquées par cent mille jurés, exécutées par cent mille gardes nationaux... Or, ces électeurs, ces jurés, ces gardes nationaux, ce sont les mêmes individus, lesquels cumulent les fonctions les plus opposées et se trouvent tout à la fois législateurs, juges et soldats.

Trente millions de prolétaires restent en dehors de ce système que font-ils ?

Ils paient... [Mais comment] des hommes de cœur et d'intelligence... pourraient-ils demeurer indifférents... aux souffrances des prolétaires... ? Leur devoir est d'appeler les masses à briser un joug de misère...

à prendre les affaires politiques entre leurs mains. Le peuple veut faire et il fera les lois qui doivent le régir ; alors ces lois ne seront plus faites contre lui ; elles seront faites pour lui, parce qu'elles le seront par lui.

La conclusion à laquelle Blanqui conduit ses auditeurs est claire : pour supprimer les maux de la société, il est indispensable de créer une démocratie politique. Au cours de sa déclaration, il ne fait pas de proposition de caractère socialiste ; mais la tendance socialiste est indiscutable. Il considère comme but de la lutte l'établissement de l'égalité sociale ; mais, comme mesure concrète pour améliorer le sort des opprimés, il n'indique que la réforme des impôts. Ceci est assurément dû au fait que Blanqui considère naïvement le système fiscal comme le mécanisme essentiel qui permet aux riches de piller les pauvres. Ces impôts « pillards » doivent être supprimés et remplacés par un impôt qui « devra s'emparer du superflu des oisifs », pour le répartir par « un système de banques nationales » (idée probablement inspirée par la propagande saint-simonienne) « entre cette masse de gens indigents que le manque d'argent condamne à l'inaction [4] ».

Dans son discours du 2 février 1832, Blanqui a caractérisé de manière plus concrète les forces de classes en lutte dans la France de son époque.

Il ne faut pas se dissimuler qu'il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation... le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c'est le parti des masses.

Dans la France de son temps, Blanqui constate l'existence de trois intérêts :

Celui de la classe dite très élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple... En 1814 et 1815, la classe bourgeoise fatiguée de Napoléon, surtout parce que la guerre... nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d'aller, reçut les soldats étrangers en libérateurs et les Bourbons comme les envoyés de Dieu.

Aussi les Bourbons récompensèrent-ils la bourgeoisie « par la Charte ». Par le moyen de la Charte, la haute société et les grands propriétaires, d'une part, la classe moyenne, d'autre part, se partageaient entre elles le pouvoir. « Le peuple fut mis de côté. » « Privé de chefs », démoralisé par la défaite, il se taisait. La bourgeoisie a prêté son appui aux Bourbons jusqu'en 1825. Mais, par la suite, Charles X,

se croyant assez fort sans les bourgeois voulut procéder à leur exclusion, comme on avait fait pour le peuple en 1815

La bourgeoisie devint furieuse.

Alors commença cette guerre de journaux et d'élections [menée par elle contre Charles X]. Mais les bourgeois combattaient au nom de la Charte, rien que pour la Charte... [Le peuple] restait spectateur silencieux de la querelle ; et chacun sait bien que ses intérêts ne comptaient pas dans les débats survenus entre ses oppresseurs... en voyant ses maîtres se disputer, il épiait en silence le moment de s'élancer sur le champ de bataille et de mettre les parties d'accord.

Lorsque, dans cette lutte entre la bourgeoisie et le gouvernement, la victoire commença à pencher vers la première, Charles X résolut de faire un coup d'État. Il décréta la dissolution de la Chambre des députés et menaça de se servir de la force armée. Les royalistes se montraient sûrs d'eux, et la bourgeoisie était prise de panique. Ni l'une, ni l'autre partie ne s'attendait à l'intervention du peuple.

Lorsque le peuple se dressa, réveillé d'un sommeil qui avait duré quinze ans, une frayeur plus grande encore saisit les bourgeois.

Au travers des débris, des flammes et de la fumée, sur le cadavre de la royauté, le peuple leur apparaît debout, debout comme un géant, le drapeau tricolore à la main ; ils demeurent frappés de stupeur...

D'abord, ils avaient redouté la victoire de Charles X et ils avaient tremblé devant ses conséquences. Ensuite, quand le peuple triompha, contre toute attente, les bourgeois furent stupéfaits.

Pendant ces jours où le peuple fut si grand, les bourgeois ont été ballottés entre deux peurs, celle de Charles X d'abord et celle des ouvriers ensuite.

Mais comment se fait-il qu'une révélation si soudaine et si redoutable de la force des masses soit demeurée stérile ?...

[Cette révolution] devait marquer la fin du régime exclusif de la bourgeoisie, ainsi que l'avènement des intérêts de la puissance populaire.

Comment « n'a-t-elle eu d'autre résultat que d'établir le despotisme de la classe moyenne » ? C'est que « le peuple n'a pas su profiter de sa victoire ».

Le combat fut si court que ses chefs naturels, ceux qui auraient donné cours à sa victoire, n'eurent pas le temps de sortir de la foule ! [Le peuple accordait sa confiance à ceux] qui avaient figuré en tête de la bourgeoisie dans la lutte parlementaire contre les Bourbons.

La victoire une fois remportée, le peuple rentra « dans ses ateliers » ; la bourgeoisie entra dans l'arène. N'osant, par crainte du peuple, rétablir Charles X, elle proclama roi un autre Bourbon.

La classe moyenne qui s'est cachée pendant le combat et qui l'a désapprouvé... a escamoté le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. [Mais il est entré malgré tout sur la scène] il n'en a pas moins fait acte de maître... C'est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n'est plus entre les hautes classes et les bourgeois ; ceux-ci auront même besoin d'appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister, pour résister à l'offensive menaçante des prolétaires.

La peur du peuple, le désir de trouver un soutien dans l'aristocratie déterminent toute la politique du gouvernement de Louis-Philippe ; réactionnaire en toutes ses manifestations, ce gouvernement « copie la Restauration ».

« Deux principes divisent la France, le principe de la légitimité et celui de la souveraineté du peuple », déclare Blanqui, en conclusion de son aperçu historique. « Il n'y a pas de troisième drapeau, de terme moyen. » Tous ceux qui dénoncent « l'anarchie » et qui soutiennent « la vieille organisation du passé » se groupent autour du drapeau de la légitimité.

Le principe de la souveraineté du peuple rallie tous les hommes d'avenir, les masses qui, fatiguées d'être exploitées, cherchent à briser ces cadres clans lesquels elles se sentent étouffer [5].

Comme nous le voyons, dans ce discours aussi, les groupes sociaux sont assez mal définis ; et on n'y rencontre pas non plus un exposé des mesures concrètes qui permettraient aux masses de se libérer de l'exploitation. À défaut, l'attention de Blanqui se concentre sur le but politique de la lutte : l'établissement de la souveraineté du peuple. Mais les tendances égalitaires, communes à presque tous les démocrates de cette époque, étaient aussi celles de Blanqui ; il est très probable que, dès 1832, il avait une certaine sympathie pour le socialisme. Il n'est pas douteux qu'il ait connu, avant même la Révolution de 1830, les œuvres des saint-simoniens et le livre de Buonarroti : La Conspiration pour l'Égalité. En tout cas, au début de 1834, ses convictions socialistes avaient déjà pris forme. Dans un article écrit cette même année, et qu'il avait destiné au journal Le Libérateur, Blanqui se prononce non seulement contre l'inégalité, mais aussi contre les grossières recettes de l'égalitarisme pour lutter contre le mal social ; il leur oppose le principe de l'association.

Il existe deux sources de la richesse :

l'intelligence et le travail, l'âme et la vie de l'humanité, écrit-il. Mais ces deux forces ne peuvent agir qu'à l'aide d'un élément passif, le sol, qu'elles mettent en œuvre par leurs efforts combinés... Cet instrument indispensable devrait appartenir à tous les hommes. Il n'en est rien.

La terre est devenue propriété particulière.

Des individus se sont emparés par ruse ou par violence de la terre commune, et, s'en déclarant les possesseurs, ils ont établi par des lois qu'elle serait à jamais leur propriété... Ce droit de propriété s'est étendu... du sol à d'autres instruments, produits accumulés du travail désignés par le nom générique de capitaux.

L'établissement de la propriété a engendré un conflit entre « les droits humains même celui de vivre » et « le privilège du petit nombre ... »

Comme les capitaux stériles d'eux-mêmes ne fructifient que par la main-d'œuvre et que, d'un autre côté, ils sont nécessairement la matière première œuvrée par les forces sociales, la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés, au profit de la minorité possédante... La conséquence logique d'une telle organisation, c'est l'esclavage.

Cependant, le principe d'égalité, gravé au fond des cœurs et qui conspire, avec les siècles, à détruire sous toutes ses formes l'exploitation de l'homme par l'homme, porta le premier coup au droit sacrilège de propriété, en brisant l'esclavage domestique.

Les esclaves, propriété « à titre de meuble », ont été transformés en serfs, « propriété immeuble annexe et inséparable de l'immeuble territorial ». Mais l'esclavage existe encore de nos jours.

La servitude, en effet, ne consiste pas seulement à être la chose de l'homme, ou le serf de la glèbe. Celui-là n'est pas libre qui, privé des instruments de travail, demeure à la merci des privilégiés qui en sont détenteurs... « La transmission héréditaire du sol et des capitaux place les citoyens sous le joug des propriétaires. »

La condition de l'ouvrier est pire que celle des nègres esclaves dans les plantations.

Car l'ouvrier n'est pas un capital à ménager comme l'esclave ; sa mort n'est pas une perte, il y a toujours concurrence pour le remplacer.

Le pauvre, poursuit Blanqui, ne connaît pas la source de ses maux. L'ignorance, fille de l'asservissement, fait de lui un instrument docile des privilégiés... Si à Lyon il [le prolétariat] s'est levé comme un seul homme, c'est que l'antagonisme flagrant des intérêts ne permettait plus l'illusion à l'aveuglement même le plus obstiné.

La situation est grosse de révoltes. Le sentant bien, les défenseurs de l'ordre s'évertuent à prêcher

la communauté des intérêts et, par suite, la solidarité entre le capitaliste et le travailleur... Ces homélies trouvent encore des dupes, mais peu. Chaque jour fait plus vive la lumière sur cette prétendue association du parasite et de sa victime. Les faits ont leur éloquence ; ils prouvent le duel, le duel à mort entre le revenu et le salaire.

Blanqui est convaincu que, au bout de cette lutte, la victoire restera non aux oisifs, mais aux travailleurs.

Oui, ajoute-t-il, le droit de propriété décline... Il disparaîtra un jour avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit... L'humanité n'est jamais stationnaire. Elle avance ou recule.

La marche rétrograde remonterait jusqu'à l'esclavage personnel, dernier mot du droit de propriété. La marche progressive la conduit à l'égalité.

Disons tout de suite, explique Blanqui en conclusion de cet article, que l'égalité n'est pas le partage agraire. Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété... La richesse provenant de la possession des instruments de travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l'exploitation resté debout saurait bientôt, par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l'inégalité sociale. L'association, substituée à la propriété individuelle, fondera seule le règne de la justice par l'égalité [6].

On distingue, dans cet article, une certaine influence de la théorie saint-simonienne sur Blanqui. Principalement, l'idée que le progrès consiste dans la substitution des formes d'exploitation. Il est possible que la notion de la société future présentée sous l'aspect de l'association relève aussi de cette influence, bien que la propagande de Fourier et de ses disciples ait joué un rôle important dans la diffusion de l'idée d'association. Tout en notant les influences des écoles utopiques du début du XIXe siècle qui ont pu s'exercer sur Blanqui, il est indispensable d'indiquer immédiatement qu'il est toujours resté étranger à l'utopisme pacifique, à la teinte religieuse de ces théories. En assimilant telle ou telle idée de Saint-Simon ou de Fourier, il les reliait aux traditions révolutionnaires du babouvisme.

Dans ce même article de 1834, il est encore un trait qui mérite d'être souligné : c'est la façon de présenter le travailleur salarié dans le régime capitaliste. La caractéristique est évidemment très abstraite. Nous pouvons en trouver de semblables, dès le XVIIIe siècle (par exemple, chez Linguet). Toutefois, Blanqui fait un certain pas en avant. Il en vient à préciser la notion de « prolétaire » ; il tend à comprendre le rôle de la véritable force sociale qui porte en elle la société future.

Comme nous l'avons remarqué, Blanqui n'est jamais parvenu à la pleine clarté sur cette question. Nul doute que ce pas en avant dans le développement de ses opinions sociales, il l'effectua sous la pression de la réalité environnante, sous l'impulsion qu'il reçut du développement de la lutte de classe du prolétariat français, de la lutte des ouvriers lyonnais dont il parle dans son article.

L'année 1834 peut être considérée comme l'année tournante de la France révolutionnaire sous la monarchie de Juillet. En 1834, après l'écrasement des insurrections lyonnaise et parisienne, sous l'oppression accrue de l'État, les représentants de la bourgeoisie et des intellectuels bourgeois, qui avaient joué un rôle important dans les sociétés secrètes de la période précédente, s'écartèrent des organisations révolutionnaires.

Les sociétés secrètes qui se reforment alors recrutent leurs membres, presque exclusivement, dans les milieux ouvriers et de la petite bourgeoisie, les plus proches du prolétariat. Dans ces nouvelles sociétés secrètes, les Familles, les Saisons, Blanqui est porté aux postes dirigeants. Nous ne pouvons connaître les opinions professées par Blanqui que par les formulaires d'initiation de ces sociétés. Sans doute, il n'était pas le seul à participer à leur rédaction, mais il en acceptait assurément les idées fondamentales.

Ces documents exposent d'abord que le gouvernement cristant « fonctionne dans l'intérêt d'un petit nombre de privilégiés ». Avant 1830, c'était l'aristocratie de naissance ; lorsque celle-ci fut renversée en 1830, ce fut l'aristocratie des riches qui prit sa place :

Hommes d'argent, banquiers, fournisseurs, monopoleurs... en un mot les exploiteurs qui s'engraissaient aux dépens du peuple.

... Le peuple, c'est-à-dire l'ensemble de ceux qui travaillent,

comment est-il traité par les lois ? Il est traité en esclave... Le sort du prolétaire est semblable à celui du serf et du nègre ; sa vie n'est qu'un long tissu de misères, de fatigues et de souffrances.

Renverser le gouvernement en place doit être le but final de l'organisation.

Faut-il faire une révolution politique ou une révolution sociale ? Il faut faire une révolution sociale. Faut-il se contenter de renverser la royauté ? Il faut détruire les aristocraties quelconques, les privilèges quelconques ; autrement ce ne serait rien faire. Que devons-nous mettre à sa place ? Le gouvernement du peuple par lui-même, c'est-à-dire la république.

Mais le peuple ne peut prendre le pouvoir en main

immédiatement après la révolution. L'état social étant gangrené, pour passer à un état sain, il faut des remèdes héroïques ; le peuple aura besoin, pendant quelque temps, d'un pouvoir révolutionnaire [7].

Les documents que nous venons de présenter, tout comme la déclaration de Blanqui en 1832, ne nous apportent pas de réponse claire concernant les buts sociaux de la révolution, bien qu'elle soit définie comme une révolution sociale. Sous ce rapport, on se limite seulement à des formules générales : l'égalité doit être la base de la société ; l'existence de chaque membre de la société doit être assurée, à condition qu'il soit un travailleur ; tous les membres de la société ont des droits égaux, et les mêmes devoirs. La contradiction entre l'aristocratie de la richesse et « le peuple », considéré comme l'ensemble des travailleurs, apparaît comme l'opposition fondamentale de la société. L'exigence d'une dictature révolutionnaire que Blanqui a reçue du babouvisme, et qui est au cœur de sa conception du processus révolutionnaire, est la particularité importante du document. On doit cependant remarquer que cette dictature, dans son idée, est la dictature d'une organisation révolutionnaire et non pas la dictature de laclasse révolutionnaire.

Le 12 mai 1839, la Société des Saisons, dont Blanqui était l'un des chefs, essaya de provoquer un soulèvement à Paris. Cette tentative avait un caractère de conjuration. Le manifeste des insurgés appelait à fonder le règne de l'égalité et à abolir l'exploitation.

Périsse enfin l'exploitation et que l'égalité s'asseye triomphante sur les débris confondus de la royauté et de l'aristocratie.

Or la classe ouvrière, seule, pouvait se soulever au nom de tels principes. Mais la classe ouvrière française, en 1839, n'était pas encore en état de faire triompher une révolution sociale.

La tactique de conjuration qu'avait adoptée la Société des Saisons étant erronée, la tentative révolutionnaire de 1839 n'eut pas le succès qu'elle aurait pu espérer dans les conditions du début de la monarchie de Juillet.

Élevés à l'école de la conjuration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable, le moment venu, non seulement de s'emparer du pouvoir, mais aussi, en déployant une grande énergie et de l'audace, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la Révolution [8],

a dit Engels en parlant des blanquistes.

Les caractères de conjuration, indiqués par Engels, correspondaient à l'immaturité de la conscience de classe du prolétariat ; ils se manifestèrent avec une grande évidence dans le mouvement de 1839. Tout en appréciant justement la valeur de la discipline et de l'organisation, les révolutionnaires de 1839 (et Blanqui avec eux) ne comprenaient pas que ces magnifiques qualités ne sauraient assurer le succès que lorsque l'organisme qui les possède est étroitement lié aux masses de la classe ouvrière et lorsqu'il se présente comme le représentant et le chef naturel des masses ouvrières. La Société des Saisons n'avait pas cette liaison ; elle ne l'avait pas même avec les ouvriers parisiens, pour ne pas parler de l'ensemble du prolétariat français. Les masses ne sortirent pas dans la rue le 12 mai 1839 et le coup de force des groupes isolés de conjurés fut facilement réprimé.

L'arrestation de Blanqui s'ensuivit (14 octobre 1839), après six mois de vaines recherches policières ; elle arracha Blanqui des rangs des révolutionnaires jusqu'à la révolution de 1848. Ces années d'emprisonnement ne furent pas, pour lui, des années infécondes. Il rentra dans l'action en lutteur incomparablement plus mûr sur le terrain politique, capable de saisir souvent les solutions pratiques qui correspondaient le mieux aux intérêts des travailleurs. Mais il demeurait comme auparavant impropre à créer une théorie socialiste éclairant scientifiquement la voie vers le triomphe du communisme.

Dès les premiers jours de la révolution en apparence victorieuse, Blanqui montra le danger qui menaçait la jeune République. Il constatait l'existence de deux tendances dans le processus de la lutte, l'une « pour la république égalitaire », l'autre « pour le constitutionnalisme bourgeois ». Toute son activité, toutes ses déclarations étaient dirigées vers un seul but : lutter contre la réaction bourgeoise qui menaçait de détruire les résultats de la victoire populaire de Février. Blanqui formula nettement le but final de la lutte, dans le discours qu'il prononça le 31 mars à la Société Républicaine Centrale, qu'il avait organisée :

La République pour nous, déclare Blanqui en précisant le contenu de cette « République égalitaire », c'est l'émancipation complète des travailleurs. C'est l'avènement d'un ordre nouveau qui fera disparaître la dernière forme de l'esclavage, le Prolétariat. La tyrannie du Capital est plus impitoyable que celle du sabre et de l'encensoir. La révolution de Février a eu pour but de la briser. Ce but est aussi celui de la Société Républicaine Centrale et chacun de ses membres s'engage à le poursuivre jusqu'à ce qu'il soit atteint [9].

Blanqui considérait en premier lieu les ouvriers parisiens comme la force principale capable de mener la lutte pour la « République égalitaire ».

La première intervention contre le gouvernement provisoire concerne la question du drapeau de la République. Au fond, il s'agissait pour lui d'un choix à faire entre la voie « égalitaire »et la voie « bourgeoise » de la révolution.

Le drapeau tricolore n'est pas le drapeau de la République ; il est celui de Louis-Philippe et de la monarchie... Il s'est baigné vingt fois dans le sang des ouvriers. Le peuple a arboré les couleurs rouges sur les barricades de 48, comme il les avait arborées sur celles de juin 1832, d'avril 1834, de mai 1839. Elles ont reçu la double consécration de la défaite et de la victoire. Ce sont désormais les siennes... Leur chute est un outrage au peuple, une profanation de ses morts... Déjà, conclut Blanqui, la réaction se déchaîne... Ouvriers ! c'est votre drapeau qui tombe. Écoutez-le bien ! La République ne tardera pas à le suivre [10].

Quelques jours après, le 2 mars, à son club, Blanqui fit présenter une adresse au gouvernement provisoire. L'adresse énumérait les mesures que celui-ci devait prendre pour assurer la liberté de la presse, le droit d'association et de réunion. Il s'y trouve aussi deux paragraphes touchant directement les intérêts des ouvriers et leur place dans la révolution.

Le paragraphe 8 réclame

l'organisation immédiate en garde nationale de tous les ouvriers... sans exception, avec indemnité de deux francs par jour pour chaque jour de service actif.

Le paragraphe 9 demande

l'abrogation des articles 415 et 416 du Code pénal, ces articles interdisant les coalitions ouvrières [11].

La campagne que mena Blanqui pour l'ajournement des élections à l'Assemblée Constituante présente un grand intérêt.

La contre-révolution, écrit-il dans sa pétition du 17 mars, a seule la parole depuis cinquante ans... Le peuple ne sait pas, il faut qu'il sache...

Pour connaître la vérité, un jour, un mois sont insuffisants.

Il faut que la lumière se fasse presque dans les moindres hameaux... Et ne dites pas que nos craintes sont chimériques. Les élections, si elles s'accomplissent, seront réactionnaires... Le parti royaliste, le seul organisé grâce à sa longue domination, va les maîtriser par l'intrigue, la corruption, les influences sociales ; il sortira triomphant de l'urne ! [Mais] ce triomphe, ce serait la guerre civile, car Paris, le cœur et le cerveau de la France, Paris ne reculera pas devant le retour offensif du passé.

Réfléchissez, poursuit Blanqui,

aux sinistres conséquences d'un conflit entre la population parisienne et une assemblée qui croirait représenter la nation et qui ne la représenterait pas ; car le vote de demain sera une surprise et un mensonge.

Ainsi Blanqui exigeait l'ajournement des élections, comme condition indispensable à la rééducation politique des masses paysannes. En partant de la même compréhension du rapport des forces sociales, il a montré avec une grande perspicacité l'importance politique de l'impôt des quarante-cinq centimes décrété par le gouvernement provisoire ; cette mesure qui éloignait les masses paysannes de la révolution, il la considère comme « la sentence de mort de la République ».

Blanqui comprenait que la bourgeoisie, effrayée par la Révolution, était la principale force réactionnaire. Mais il dénonçait avec une violence particulière ceux qui, se donnant pour des démocrates, trahissaient les intérêts du peuple et servaient la cause de la réaction bourgeoise. En intervenant avec une fermeté de plus en plus marquée contre le gouvernement provisoire, Blanqui condamnait sévèrement son aile gauche, la Montagne de 1848. Ces « Montagnards », il les distinguait des Montagnards de 1793 par le fait qu'ils étaient absolument détachés des masses parisiennes. Il devinait aussi le sens de la création de la Commission du Luxembourg : c'était une manœuvre de diversion destinée à détourner les ouvriers de l'action révolutionnaire. En 1851, faisant le bilan de l'expérience révolutionnaire, Blanqui écrivait :

Quel écueil menace la révolution de demain ? L'écueil où s'est brisée celle d'hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast.... Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique. C'est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C'est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes. La réaction n'a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l'ont livré à la réaction.

La haine que ressentaient pour Blanqui non seulement les réactionnaires déclarés, mais aussi les hommes qui couvraient de phrases libérales, démocratiques et même socialistes, leur servilité envers la réaction est donc parfaitement naturelle. « Toute la contre-révolution devient pâle au seul nom de Blanqui », écrivait Proudhon. Dans sa lutte contre l'ennemi le plus dangereux pour elle, contre l'homme le plus capable de grouper autour de lui les masses parisiennes, la réaction ne recula devant aucune ignominie. Le 31 mars, à Paris, fut publié un document qui prétendait apporter la preuve que Blanqui aurait fait devant le juge d'instruction de Louis-Philippe un témoignage compromettant sur ses camarades de l'insurrection de 1839. Barbès, l'ancien camarade de Blanqui à la Société des Saisons, apporta son adhésion, à cette campagne de mensonges. Blanqui démentit cette calomnie, mais elle jeta un certain trouble dans les rangs de ses partisans. Le 26 mai, Blanqui fut arrêté pour avoir participé à la manifestation du 15 mai ; pendant les journées de juin, les ouvriers parisiens furent privés de leur guide le plus fidèle, et du chef qui avait le plus d'autorité. Blanqui fut, à nouveau et pour de nombreuses années, écarté de la lutte directe pour la cause de la Révolution.

Son action révolutionnaire de 1848 a été hautement appréciée par Marx et Engels. Ils appelaient Blanqui un « révolutionnaire prolétarien » [12]. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx a écrit au sujet de la manifestation du 15 mai :

Le 15 mai n'eut d'autre résultat que d'éloigner de la scène publique Blanqui et ses partisans, les communistes révolutionnaires, c'est-à-dire les véritables chefs du parti prolétarien [13].

Dans la seconde adresse du Comité central de la Ligue des Communistes, il était indiqué :

Parmi les révolutionnaires français, le parti véritablement prolétarien dont Blanqui est le chef s'est réuni à nous [14].

Dans l'une de ses lettres, Marx écrivait qu'il considérait Blanqui « comme la tête et le cœur du parti prolétaire en France [15] ». En mars-avril 1850, Marx et Engels eurent des entrevues avec deux envoyés de Blanqui à Londres ; ils conclurent avec eux un accord sur la base duquel étaient reconnues, comme but commun, l'exclusion des classes privilégiées du pouvoir politique et la soumission de ces classes à la dictature du prolétariat jusqu'à la réalisation du communisme.

Après l'échec de la révolution de 1848, dans sa prison, jusqu'à l'amnistie de 1859, Blanqui continuait, malgré tout, à œuvrer pour la Révolution, en cherchant à maintenir la liaison avec les amis laissés en liberté, en leur adressant des lettres pour diriger leurs activités, et des notes de caractère politique. Le 14 août 1870, Blanqui prit part à la tentative malheureuse qui visait à renverser le gouvernement de Napoléon III, compromis par les défaites subies dans la guerre franco-prussienne. Après la chute de Napoléon, Blanqui publia le journal La Patrie en danger, où il fit une ardente propagande en faveur de la défense de la France, foyer de la révolution opposé au prussianisme réactionnaire.

Dans les premiers jours de la République, Blanqui commit une grave erreur politique, en appelant les masses à soutenir sans condition le gouvernement provisoire bourgeois, au nom de la « défense de la Patrie [16] ». Il ne sut pas comprendre que ce gouvernement, contre-révolutionnaire dans son essence même, redoutait plus les ouvriers français armés qu'il ne craignait l'occupation prussienne ; et que, pour cette raison, il était tout à fait incapable d'organiser la défense, et qu'il était, comme le disait Marx, non « un gouvernement de défense nationale, mais un gouvernement de défection nationale [17] ». La suite des événements obligea Blanqui à abandonner cette position erronée et à se prononcer énergiquement contre les politiciens bourgeois qui, par peur du mouvement révolutionnaire des masses, étaient prêts à trahir leur pays, en faisant alliance avec Guillaume et Bismarck. Le 17 mars 1871, à la veille de la proclamation de la Commune, Blanqui fut arrêté pour avoir participé à une tentative de soulèvement contre le gouvernement provisoire, le 31 octobre 1870. Élu membre de la Commune, il ne put prendre part à son activité. Après sa libération en 1879, Blanqui, malgré ses soixante-quatorze ans, reprit la lutte politique, à laquelle seule sa mort mit un terme, le 1er janvier 1881.

II

Blanqui n'a pas laissé d'exposé systématique de ses idées politiques, sociales et philosophiques. Son héritage littéraire consiste en articles de journaux sur diverses questions de philosophie et de politique, en un très grand nombre de manuscrits disparates et qui restent encore, pour la plupart, inédits. Toutefois, l'étude comparative de ces articles, notes et écrits permet de rétablir assez sûrement les positions théoriques qui inspiraient son activité révolutionnaire.

Les deux tendances principales du socialisme utopique français au début du XIXe siècle, le fouriérisme et le saint-simonisme par leurs principes philosophiques généraux, touchaient à l'idéalisme. Les aspirations religieuses étaient le propre de l'une et de l'autre école, bien que ces aspirations différassent du christianisme officiel. Certains communistes utopistes, à cette même époque, ne s'étaient pas libérés, non plus, de ces tendances religieuses. Buonarroti, le propagandiste du communisme révolutionnaire, à tradition babouviste, continuait Rousseau et Robespierre, défendait l'idée d'une religion civique et considérait que la croyance en l'Être suprême et en l'immortalité de l'âme étaient indispensables pour le progrès et l'affermissement de la société humaine.

L'idéalisme est étranger à la conception du monde de Blanqui ; il reste un adepte logique des matérialistes français du XVIIIe siècle, avec tous leurs côtés faibles et forts. Pour lui le spiritualisme n'est pas seulement « une erreur philosophique ; il est un crime politique et social ». En effet, le spiritualisme est « le père de toutes les religions » et les religions sont « la source de l'ignorance, de l'exploitation, de la misère... ». « Le spiritualisme est la pierre angulaire « de l'oppression, l'instrument par excellence de la tyrannie ». Or la religion est l'alliée naturelle du conservatisme, car son essence est « l'immobilisme », l'immutabilité. La religion interdit à ses adeptes l'aspiration vers le progrès. « Dieu » est un mot qui sert à masquer notre impuissance et notre ignorance. Ce mot « prétend tout expliquer, mais il n'explique rien et interdit toute explication ». La religion condamne l'esprit et la volonté à la stagnation. Sitôt que l'esprit humain cesse de comprendre, il dit : dieu. » Ce mot a toujours « tenu l'esprit humain à la chaîne et s'efforce encore de l'y retenir toujours ». Seule, la science, en renversant les obstacles qu'élève la foi, peut conduire l'humanité par les voies de la connaissance et de l'action qui assureront sa grandeur et sa liberté. La foi dit à l'homme : « À genoux ! impie, on ne passe pas. La science lui dit froidement : Lève-toi et passons et l'homme passe [18] ». La connaissance signifie mouvement et vie.

Les peuples n'ont pas de plus cruel ennemi que la religion. Le christianisme et l'opium sont deux poisons identiques par leurs effets,

écrit Blanqui. En détournant la pensée et l'action humaines de problèmes sociaux, terrestres, en les dirigeant vers le ciel, la religion rend l'homme indifférent à tout, sauf à la vie future ; elle affaiblit sa lutte pour la justice. La lutte contre la religion occupe chez Blanqui une place aussi considérable que chez les philosophes des « lumières » au XVIIIe siècle. Il considère que la première tâche de la révolution doit être de réduire à néant le monothéisme.

Si Blanqui dénonce le rôle social des religions historiques, il n'en est pas moins sévère à l'égard des faux messies du XIXe siècle.

Leurs tentatives, dit-il, sont rétrogrades par nature, bien qu'elles se dissimulent sous une fausse apparence de progrès.

Les masses n'ont pas besoin de ces caricatures du passé. Le trait commun de ces nouvelles religions, saint-simonisme, fouriérisme, positivisme, est leur attitude négative vis-à-vis de la révolution. Toutes, elles la « traitent en ennemie » ; elles prétendent la remplacer. Mais, en se séparant de la révolution, elles quittent inéluctablement « la route de l'avenir » ; elles en viennent « à s'allier aux gouvernements du passé » ; elles cherchent à obtenir leur soutien, et elles « achètent ce triste secours par leurs outrages à la révolution et à ses défenseurs ».

Saint-Simoniens, fouriéristes, positivistes se sont montrés identiquement craintifs, flagorneurs, diplomates, mendiants vis-à-vis des pouvoirs contre-révolutionnaires... On peut en retrouver les débris au Sénat, dans les conseils ou dans les auxiliaires du gouvernement impérial (celui de Napoléon III).

À toutes les fantaisies religieuses et idéalistes, Blanqui oppose le matérialisme et l'athéisme.

L'affirmation qui va prendre possession du monde est l'athéisme, l'univers incréé, éternel, vivant par lui-même, de sa propre force. Cette affirmation a pour base la science, et la science moderne est venue apporter et apporte chaque jour de nouveaux arguments à l'appui de cette conclusion... [Les religions, sont] maîtresses encore aujourd'hui en apparence... [Mais déjà] les dogmes sont morts pour toujours. Le monde est en marche, la science à sa tête. L'écroulement des religions est inéluctable.

Tout comme ses maîtres en philosophie, Helvétius et d'Holbach, Blanqui n'était pas en mesure de s'élever à la compréhension matérialiste dialectique du développement de la société. Les lois des phénomènes de la vie sociale lui paraissaient sans liaison avec les progrès de la société humaine, avec le perfectionnement des rapports sociaux, comme résultats de l'activité consciente des hommes. Le mot « loi », écrivait-il, n'a de sens que par rapport à la nature ; ce qu'on nomme « loi », règle immuable, est incompatible avec la raison et la volonté. Là où l'homme agit, il n'y a point place pour la loi.

Dans ce domaine Blanqui est en retard sur Saint-Simon et Fourier.

Blanqui considérait le processus historique comme un mouvement progressif. Mais ce sont la raison et la volonté, la pensée et l'expérience de l'homme qui lui confèrent ce caractère progressif.

Rien ne s'est improvisé dans l'histoire des hommes... L'humanité n'a franchi que par des transitions insensibles les étapes sans nombre qui séparent son berceau de son âge viril... Les révolutions elles-mêmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la délivrance d'une chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous l'enveloppe rompue.

Elles sont « bien différentes de la conquête, invasion brutale d'une force extérieure »... L'évolution intérieure d'une race, d'une peuplade n'offre rien de pareil ;

elle s'accomplit par degrés, sans trouble sensible comme le développement d'une plante... Chaque siècle a son organisme et son existence propres, faisant partie de la vie générale de l'humanité [19].

Blanqui ne laisse pas de comprendre l'importance des rapports économiques dans le développement de la société. Il souligne fréquemment que les luttes qui se produisent dans la société sont déterminées par des intérêts matériels, que les idées et principes expriment ces intérêts. Mais dans la complexité des forces qui agissent dans l'histoire des hommes, il attribue au développement des connaissances, à l'instruction, au perfectionnement de la raison humaine le rôle de moteur principal dans le progrès de l'humanité. La philosophie, déclare-t-il, dirige le monde : c'est son axiome.

Le contenu fondamental de l'histoire des sociétés est pour Blanqui la marche vers le communisme :

L'humanité a commencé par l'individualisme absolu, et, à travers une longue série de perfectionnements, elle doit aboutir à la communauté.

Il rejette de façon décisive l'idée du communisme primitif, du communisme « des premiers âges de l'humanité ».

Il est faux que le communisme ait jamais été l'enfance d'une société quelconque. Ces assertions sont diamétralement le contraire de la vérité.

« Le non-partage des terres » n'est pas le communisme.

À quoi bon partager ce qu'on ne cultive pas ? C'est comme si on disait les peuples actuels communistes parce qu'ils ne divisent pas la mer en lots particuliers.

Ce n'est pas le communisme, mais l'individualisme qui est « la première force de la société. Son règne est celui de l'ignorance, de la sauvagerie ». Les sauvages sont extrêmement individualistes. Le communisme est incompatible avec l'ignorance ; il est le dernier mot de la science sociale, « le terme final de l'association. Chaque pas dans cette voie est la conséquence d'un progrès dans l'instruction », du travail de la raison humaine. Les arrêts dans cette voie sont provoqués par les retards dans le développement de la raison. Ainsi le progrès a été retardé, interrompu par le christianisme. Le communisme se réalisera

par le triomphe absolu des lumières. Il en sera la suite inéluctable, l'expression sociale et politique [20].

Nous avons parlé d'une influence possible du saint-simonisme sur la pensée de Blanqui relativement à l'histoire. Manifestement, cette influence ne fut pas très profonde. En tout cas, la périodisation historique de Blanqui diffère grandement de celle des saints simoniens. Chez Blanqui, l'apparition de la division du travail sépare nettement deux périodes différentes de l'histoire des sociétés humaines [21]. Avant la division du travail, l'individualisme conserve ses traits fondamentaux -isolement économique de chaque famille ; les hommes ne connaissent pas l'échange ; chaque famille produit elle-même tout ce qui est nécessaire. Mais, au cours de cette époque d'économie par groupes isolés, l'humanité traverse trois phases de développement : Première phase – l'âge de la pierre. L'homme, isolé de ses semblables, ne connaît pas d'autre lien social que la famille. Deuxième phase : suite de l'âge de la pierre et commencement de l'âge du bronze ; rapprochement des hommes par tribus. Ils vivent de l'élevage et de la chasse ; la terre reste commune. Point de culture encore, ni d'appropriation du sol. Ébauche de gouvernement, une hiérarchie, un ou plusieurs chefs. La troisième phase : âge du bronze, âge du fer. Les hommes passent au travail de la terre qui suit l'appropriation du sol. Du point de vue historique, selon Blanqui,

ce pas apparent vers l'individualisme est au contraire un progrès sensible de l'association parmi les hommes et un acheminement vers la communauté.

Dans cette période apparaissent le pouvoir politique et social de la monarchie et de l'aristocratie, les castes, les rapports de vassalité. Mais il n'y a « ni échange, ni monnaie, ni par conséquent exploitation capitaliste », conclut-il. [22]

La division du travail introduit une importante nouveauté dans la vie de l'humanité ; elle élève le rendement, améliore la qualité de la production. Elle détruit l'isolement des individus et établit un nouveau principe : « chacun travaillera pour tous, tous pour chacun [23] ». Mais ce progrès indiscutable est payé du « sacrifice de l'indépendance individuelle », de « l'esclavage réciproque sous l'apparence de solidarité ». L'abandon de l'indépendance personnelle n'est ni spontané, ni conscient. « Personne ne l'aurait consenti. » Pas un homme n'aurait accepté d'échanger le sentiment de la liberté personnelle... contre le collier doré de la civilisation » [24].

Le régime de la division du travail n'a dû remplacer l'isolement individuel que par une série de transformations réparties sur une période immense. Chaque pas dans cette voie était applaudi comme une victoire attendue, désirée, et le changement s'est ainsi opéré peu à peu, à travers une longue suite de générations sans froissement de mœurs, d'habitudes, ni même de préjugés.

Avec la consolidation du principe de la division du travail,

La société repose sur l'échange... Or, si le troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait sur un très petit nombre d'objets, tous de nécessité absolue, il devenait radicalement impossible entre les milliers de produits d'une industrie perfectionnée. Un intermédiaire était donc indispensable. Les qualités spéciales des métaux précieux ont dû les désigner de bonne heure à l'attention publique. Car l'origine de la monnaie remonte à des époques inconnues. Ce qui nous touche c'est l'expérience acquise que les services rendus par le numéraire ont été payés bien cher.

[Car] la condition fondamentale de l'échange, c'est l'équivalence des objets échangés ; [c'est la loi même de l'échange]. Si cette loi avait été observée, l'usage de la monnaie eût été fécond en bienfaits.

[Au contraire, cet usage] a enfanté un cruel abus... Il a créé l'usure, l'exploitation capitaliste et ses fines sinistres, l'inégalité, la misère [25].

Quand naquit la monnaie, déclare Blanqui, deux procédés s'offraient aux hommes pour l'emploi de ce moyen d'échange : la fraternité, l'égoïsme. La droiture eût conduit rapidement à l'association intégrale... Bientôt les exigences d'une industrie plus avancée auraient déterminé la coopération des activités particulières.

Mais les égoïstes, les hommes de rapine ont rapidement compris la puissance de l'argent ; ils ont saisi l'importance que pouvait avoir la possession « de cette lampe merveilleuse ». Le « vampirisme » de ces hommes a conduit la société sur la voie de l'égoïsme.

L'accumulation du capital s'est opérée non par l'association, mais par l'accaparement individuel, aux dépens de la masse, au profit du petit nombre.

Quelques-uns se trouvèrent possesseurs des instruments de travail et le plus grand nombre fut obligé de travailler pour eux. Pouvait-il en être autrement, « dans les âges de ténèbres et de sauvagerie » ? alors que les hommes « ne connaissaient d'autre droit que la force, d'autre morale que le succès ». C'est ainsi que s'est établi, comme le dit Blanqui, le pouvoir de l'Empereur Écu et que « l'usure est devenue la plaie universelle » [26].

Nous ne rencontrons pas, chez Blanqui, une analyse fouillée du capitalisme. Dans sa conception du capital et de l'exploitation capitaliste, il reste au niveau des utopistes petits-bourgeois de la première moitié du XIXe siècle. Pour lui, le capital est synonyme d'usure ; il voit la source du profit capitaliste dans la non-équivalence de l'échange. Sa critique du capitalisme repose principalement sur un jugement de caractère moral et rationnel. L'ordre existant ne répond pas aux exigences de la justice, de la logique, du bon sens. Or « la justice, déclare-t-il, est le seul critérium vrai applicable aux choses humaines ». Son application conduit inévitablement au socialisme. L'économie politique bourgeoise est indifférente à la morale, et « son indifférence morale lui ôte toute puissance de critique, son scepticisme la frappe d'impuissance »[27]. Blanqui accuse l'économie politique bourgeoise de violer le principe de

l'équivalence des objets échangés, axiome qu'elle-même a posé, reconnu et proclamé, en justifiant le prêt à intérêt.

Il est naturel que Blanqui se plaçant sur des positions petites-bourgeoises, au sujet de la nature de l'exploitation capitaliste, ne soit pas en mesure de comprendre la structure de classe de la société capitaliste. Il n'est pas douteux que sa conception petite-bourgeoise de l'exploitation capitaliste est liée à ce fait qu'il assimile le prolétariat à tout l'ensemble des groupes sociaux vivant de leur travail sans exploiter le travail d'autrui.

Cette même théorie, profondément erronée, concernant l'exploitation capitaliste le conduit à déformer la perspective historique et à mêler, dans son esprit, les formes diverses de l'exploitation. Pour lui, le pouvoir despotique de l'Empereur Écu a commencé dès les temps les plus reculés :

avant même que le rideau de l'histoire se lève, sa majesté l'Empereur Écu gouverne en despote l'Europe, l'Asie et l'Afrique. [Le capital règne] sur l'Égypte, la Phénicie, la Grèce, Carthage. Il trône dans Rome républicaine. Les patriciens ... sont des usuriers, maîtres à la fois par le glaive et par le sesterce.... Tous les grands hommes classiques [de la République romaine] Scipion, Pompée, Lucullus, Caton, Brutus, Cassius, etc., [étaient] prêteurs sur gages, pressureurs impitoyables... Cinq cents années durant, Patriciat et Prolétariat sont aux prises sur la question politique et sociale.

Et, déclare Blanqui : « L'histoire romaine n'est qu'un long récit de la lutte entre le Capital et le Travail. » Bien que dans cette lutte la défaite ait réduit les créanciers insolvables à la condition d'esclaves, la situation du prolétariat à Rome est au fond analogue, suppose Blanqui, « à la situation du travailleur européen » ; mais, dans la République romaine, les trois instruments de tyrannie, le sacerdoce, la monnaie et le sabre, sont réunis dans les mêmes mains...

Des trois jougs que le plébéien subit, le plus lourd est celui du capital. Les deux autres lui servent de gendarmes.

Le triomphe de César sur la République a été rendu possible par le fait que les masses se sont mises du côté de César. Le césarisme dut son succès à la haine générale contre la tyrannie des usuriers. Mais les masses n'ont rien gagné à cette révolution.

« Le sabre n'était plus aux mains des usuriers », mais l'usure dirigeait Rome, comme auparavant. « À ces deux fléaux, s'en était joint un troisième, le Christianisme ... ! » « Tous ensemble, ils engloutirent le vieux monde. »

Le christianisme engendré par la civilisation antique l'a détruite. Entre Rome et le monde contemporain se place le règne véritable du christianisme ; le moyen âge, époque de barbarie [28].

Dans la société féodale, qui s'est élevée sur les ruines de Rome,

la noblesse et le clergé se partagent la puissance. L'homme d'argent est la proie de l'homme de guerre... [Mais le monde] a remonté peu à peu les pentes de la civilisation. Aujourd'hui, le revirement est complet.

Le capitalisme domine la société, obsédé par la cupidité, la chasse au profit.

Il a saisi la portée de l'association et ce magnifique instrument de progrès est devenu entre ses mains... [une arme) pour exterminer la petite et moyenne industrie, le moyen et le petit commerce.

... Sur les ruines du bourgeois modeste s'élève, plus savante et plus terrible que le vieux patriciat, cette triple féodalité financière, industrielle et commerciale qui tient sous ses pieds, la société entière [29].

La société marche à l'abîme, comme saisie d'une

furie aveugle... En vain le cri presque universel réclame l'égalité. Chaque jour, la tranchée se creuse plus profonde entre deux castes uniques, l'opulence et la misère. Les situations intermédiaires disparaissent. Toutes les conquêtes de la science deviennent une arme terrible entre les mains du Capital contre le Travail et la Pensée [30].

Résumant ses considérations sur l'histoire, Blanqui en arrive à la généralisation suivante :

Les procédés de la tyrannie sont immuables. On les retrouve partout et toujours, debout sur les mêmes assises, l'ignorance et la crédulité... Ainsi se passent les choses depuis les temps historiques.

Mais il est convaincu que ce régime basé sur l'exploitation ne peut être le destin du genre humain. « Le genre humain est-il voué à l'exploitation perpétuelle ? » Nous savons que, pour Blanqui, la lutte contre le « Capital » est le trait essentiel de l'histoire de la société et cela dès l'histoire de la République romaine. Tout comme ses maîtres, les babouvistes, il est enclin à penser que « la lutte des pauvres contre les riches » est le propre de toute société où règne l'inégalité. Mais, d'autre part, il explique non sans quelque contradiction avec cette conception, que « l'Empereur Écu... aujourd'hui pour la première fois, se heurte à la révolte de ses victimes [31]. »

Une lutte acharnée existe dans la société entre deux classes la bourgeoisie et le prolétariat. [32] Les prolétaires

ne peuvent se passer vingt-quatre heures des instruments de travail qui sont au pouvoir des privilégiés ; mais conclure qu'il y a entre ces deux classes communauté d'intérêt, c'est un étrange raisonnement... Ce n'est pas là une communauté, mais une opposition d'intérêts ; il n'existe d'autre rapport que celui de la lutte.

La domination des oppresseurs chancelle. Leur classe « est avec César son dernier espoir », tandis que « le peuple est avec la République ». Les oppresseurs cherchent un soutien dans l'Église catholique :

Les industriels d'Elbeuf se rangent sous la bannière de Loyola ; ils vont à la messe tous les dimanches, afin de prier pour la conservation de leurs privilèges sociaux et de leurs écus.

« D'un côté, la violence, l'iniquité, les ténèbres ; de l'autre la justice, la fraternité, les lumières ». L'issue de la lutte, selon Blanqui, ne fait aucun doute [33].

Bien qu'il y ait des gens appartenant par leur naissance à la bourgeoisie qui se soient placés dans les rangs du prolétariat, bien qu'il y ait des prolétaires qui combattent dans les rangs de la bourgeoisie, la lutte se déroule entre le Profit et le Salaire, entre le Capital et le Travail. Il est naturel, dit Blanqui, que les chefs du mouvement révolutionnaire sortent de la bourgeoisie. Dans les rangs de la bourgeoisie se trouve une certaine minorité d'élite, cœur et cerveau de la Révolution. Les bourgeois déclassés activent la fermentation des masses, les conduisent au combat contre la bourgeoisie dans l'intérêt du prolétariat. Mais Blanqui raille de façon acerbe les gens qui se proclament « démocrates » et déclarent qu'ils n'appartiennent ni au camp de la bourgeoisie ni à celui du prolétariat. Seuls, ceux qui cherchent à tromper le peuple peuvent se cacher sous des phrases aussi creuses ; ceux à qui sont véritablement chers les intérêts du peuple doivent, sans réserve et sans hésitation, rejoindre son camp et porter ouvertement sa cocarde. Blanqui évoque les hommes d'action de la Montagne de 1793 ; il les idéalise pour les donner en exemple aux démocrates de son temps.

Depuis le 10 août, chute de la Monarchie, jusqu'au 1er prairial, dernière convulsion des faubourgs, le Peuple et la Montagne marchent comme un seul homme, déclare-t-il, inséparables dans la victoire et dans la défaite [34].

Blanqui ne croit pas à la possibilité de changer les conditions de vie des masses opprimées par les moyens que proposent les différentes écoles du socialisme utopique. Il reconnaît qu'en posant la question de la transformation sociale elles ont été d'une certaine utilité, car elles ont montré les défauts de l'ordre existant et ont inspiré aux masses l'espoir dans un avenir meilleur, dans le socialisme. Mais aucune de ces écoles socialistes ne peut prétendre avoir donné une recette qui sauverait l'humanité de tous les maux sociaux. Il appelle les raisonnements des utopistes sur l'avenir de la société, « une scolastique révolutionnaire ». Les discussions de ces doctrines n'aboutiraient qu'à un lamentable avortement si le peuple se laissait entraîner par les utopistes, s'il « négligeait le seul élément pratique de succès : la force ».

La société future ne saurait être la création de l'esprit de tel ou tel penseur.

Le communisme [de l'avenir] n'est pas une utopie. Il est le développement normal de tout un processus historique et n'a aucune parenté avec les trois ou quatre systèmes sortis tout équipés de cervelles fantaisistes... Le communisme est une résultante générale, et non point un œuf pondu et couvé dans un coin de l'espèce humaine par un oiseau à deux pieds, sans plumes ni ailes [35].

Les rêveries utopiques sur l'édification d'une société nouvelle, sans renverser l'ancien régime, paraissent à Blanqui absolument irréalisables. Dès que les gouvernements remarquent le danger, ils brisent sans difficulté toutes les tentatives faites pour la réalisation de ces plans utopiques. Blanqui considère aussi que tous les essais pour améliorer la condition des travailleurs par la « coopération » n'ont aucune valeur sérieuse.

Le mouvement coopératif, c'est, dit-il, un « piège pour les prolétaires », un moyen de les attirer insensiblement dans le camp de l'ennemi [36].

Les organisations coopératives, accessibles seulement à la couche supérieure du prolétariat, introduisent une stratification dans la classe ouvrière. Elles détournent des masses les hommes qui seraient les plus aptes à devenir leurs chefs ; elles font de ceux-ci une caste semi-bourgeoise conservatrice. Au mouvement coopératif, Blanqui oppose le mouvement gréviste, instrument naturel et par surcroît instrument de masse dans la lutte du Travail contre le Capital [37].

La grève, malgré les inconvénients, est le moyen naturel à la portée de tous, auquel tous participent... La seule arme vraiment populaire dans la lutte contre le Capital.

Mais elle n'est qu'un moyen temporaire de défense contre l'oppression.

Appuyés provisoirement sur la grève comme moyen défensif contre l'oppression du Capital, les masses populaires doivent concentrer tous leurs efforts vers les changements politiques, reconnus seuls capables d'opérer une transformation sociale [38]...

L'État, dit Blanqui, est le gendarme des riches contre les pauvres. Il faut donc fabriquer un autre État qui soit la gendarmerie des pauvres contre les riches. Ne vous y trompez pas : le socialisme, c'est la Révolution [39]...

La révolution que prévoit Blanqui, et vers laquelle il s'oriente, aura pour tâche immédiate le renversement du pouvoir du Capital et, pour but final, l'instauration du régime communiste, l'élimination complète de toute exploitation. Mais les conceptions de Blanqui sur les forces motrices de la révolution et sur les voies d'édification du communisme demeurent entièrement utopiques. Son imprécise compréhension de la structure de classe de la société ne peut pas ne pas se refléter négativement sur cette partie de ses opinions. En considérant le prolétariat comme dissous dans la masse générale du peuple, dans l'ensemble des « pauvres », il n'a pu déterminer correctement la place historique de la lutte de classe du prolétariat dans le processus qui prépare la révolution sociale, et dans le mouvement même de la révolution.

Le blanquisme, a écrit Lénine, attend la libération de l'humanité de l'esclavage salarié non pas par la lutte de classe du prolétariat, mais par la conjuration d'une petite minorité d'intellectuels [40].

Nous savons déjà que Blanqui se représentait la révolution comme une insurrection armée, réalisée par des conspirateurs bien organisés. Organisation, ordre, discipline, voilà le principal, voilà ce qui est nécessaire, d'après lui, pour le succès de l'insurrection. Il accordait une grande attention à la préparation technique de l'insurrection, et il a rédigé à ce sujet une instruction particulièrement minutieuse. Il supposait que la révolution à venir serait une insurrection déclenchée dans l'intérêt du prolétariat, et qu'elle parachèverait la lutte séculaire des pauvres et des riches, du « Travail et du Capital ». Il comptait sur les ouvriers parisiens pour entreprendre l'insurrection. Pendant la révolution de 1848, l'organisation qu'il dirigeait défendit énergiquement la cause du prolétariat et, en ce sens, elle fut « un parti prolétaire ».

Mais l'activité révolutionnaire de Blanqui, qui atteignit son apogée en 1848, n'était pas éclairée par une théorie révolutionnaire. Il n'a pas su apprécier l'importance de ce facteur révolutionnaire : la conscience de classe grandissante du prolétariat, la croissance de sa capacité d'organisation. Il n'a pas su comprendre que, pour réaliser la révolution sociale, il faut « un parti ouvrier s'appuyant sur le mouvement ouvrier, un parti de classe » [41].

C'est pourquoi il se représentait mal la liaison entre le groupe discipliné des révolutionnaires et les masses. Il ne comprenait pas la nécessité d'un lien direct et vivant entre l'organisation révolutionnaire et la lutte concrète de classe menée par le prolétariat. Il n'accordait pas une attention à la lutte pour les besoins matériels des masses.

Blanqui prend une attitude critique à l'égard de l'idée traditionnelle et fortement enracinée : après la victoire de la révolution, élection d'une assemblée constituante. Il accable de sarcasmes le parlementarisme bourgeois ; il démasque la cupidité, la vénalité, l'indifférence pour les intérêts du peuple qui caractérisent les soi-disant « représentants du peuple », dans les parlements bourgeois. Il n'accorde pas non plus une grande importance au suffrage universel comme sauvegarde des intérêts du peuple. En effet, le degré de conscience du peuple étant insuffisant, le peuple lui-même souffrant d'un manque d'organisation, la présence et la puissance des moyens d'action spirituels et matériels placés entre les mains de la classe dirigeante font que les résultats du suffrage universel ne sauraient être que très douteux. Pendant des dizaines d'années, le peuple n'a entendu qu'un son de cloche ; pour juger sainement, il faut qu'il ait le temps d'entendre l'autre.

C'est un tribunal aveugle qui a écouté soixante-dix ans une seule des deux parties. Il se doit à lui-même d'écouter soixante-dix ans la partie adverse [42].

Pour assurer le triomphe de la révolution, pour accomplir les transformations indispensables, ce ne sont ni des élections, ni une assemblée constituante qui paraissent nécessaires ; mais c'est, pense Blanqui, une dictature révolutionnaire. Comme nous l'avons dit, la dictature, dans son idée, n'est pas une dictature de classe. Pour la définir, il parle de « dictature parisienne ».

Le gouvernement de Paris, affirme-t-il, est le gouvernement du pays par le pays... c'est une véritable représentation nationale [43].

Paris est le cerveau de la France ; le caractère révolutionnaire de la capitale indique sa capacité de diriger la France. Cependant, il est évident que Blanqui, lorsqu'il parle de « dictature parisienne », a en vue la dictature de l'organisation révolutionnaire appuyée sur une partie déterminée de la population parisienne. La première tâche du gouvernement révolutionnaire, et dont l'accomplissement s'impose pour assurer les résultats de la révolution, pour garantir les intérêts du peuple, c'est

le désarmement des gardes bourgeoises, et l'armement et l'organisation des milices nationales de tous les ouvriers (Blanqui dit parfois : les ouvriers et les populations républicaines)...

Ainsi la garde nationale bourgeoise doit être licenciée et, à sa place, doit être créée une milice nationale formée d'ouvriers. En premier lieu, Blanqui pense aux ouvriers parisiens, comme à la partie la plus éduquée des travailleurs. Mais, plus tard, il rêvera de la « parisiennisation » de toute la France, qui assurera définitivement le triomphe de la révolution.

L'armement, l'organisation, déclare-t-il, voilà les instruments décisifs de progrès, le moyen sérieux d'en finir avec l'oppression et la misère. Qui a du fer a du pain. La France hérissée de travailleurs en armes, c'est l'avènement du socialisme. Devant les prolétaires appuyés sur leurs fusils, obstacles, résistance, impossibilité, tout s'évanouit [44].

Le pouvoir révolutionnaire doit porter des coups décisifs au système actuel du gouvernement et de la justice, au système qui sert à renforcer et à défendre le pouvoir des riches sur les pauvres. L'armée existante doit être dissoute et, à sa place, on procédera à la « formation d'une armée nationale sédentaire ». Le pouvoir judiciaire actuel doit être supprimé ; les magistrats seront révoqués. Les fonctions judiciaires seront assumées par des « arbitres au civil, par des jurés au criminel ». Des mesures doivent être également prises contre l'Église, qui sanctifie l'ordre existant par le dogme et l'autorité spirituelle. Toute « l'armée noire » (mâle et femelle) sera « expulsée ». Seront également chassés les aristocrates ; « les vrais ennemis de la République » doivent être déférés aux tribunaux. Enfin, d'une manière générale, aucune liberté ne sera laissée aux ennemis de la République [45].

Cet exposé sur les moyens de réaliser les principes communistes est la partie la plus utopique des conceptions de Blanqui sur la révolution sociale. Il n'envisage pas que le communisme puisse s'établir rapidement. « La disposition présente des esprits » ne l'engage pas à l'optimisme mais à la prudence.

Il importe au salut de la révolution qu'elle sache unir la prudence à l'énergie. L'attaque contre le principe de la propriété serait aussi inutile que dangereuse [46].

Nous savons que le principal soutien du système social injuste réside, selon la conception idéaliste de Blanqui, dans l'ignorance. Au-contraire, le communisme est incompatible avec l'ignorance.

Ignorance et communauté sont incompatibles. Généralité de l'instruction sans communisme, et communisme sans généralité de l'instruction, constituent deux impossibilités égales... Entre ces deux choses, instruction et communisme, le lien est si étroit que l'une ne saurait faire sans l'autre, ni un pas en avant, ni un pas en arrière. Elles ont constamment marché de conserve et de front dans l'humanité et ne se distanceront jamais d'une ligne jusqu'à la fin de leur commun voyage [47].

Ainsi le communisme ne peut entrer dans la vie sans sa compagne indispensable, la culture la plus largement répandue.

Il y a de nombreux obstacles sur la route qui mène au communisme.

L'armée, la magistrature, le christianisme, l'organisation politique, simples haies. L'ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie ; pour le bastion, vingt ans [48].

... La communauté ne peut être établie que sur l'emplacement du bastion détruit ; [pour cette raison], il n'y faut pas compter pour le lendemain. La communauté s'avancera pas à pas, parallèlement à l'instruction, sa compagne et son guide. Elle sera complète le jour où, grâce à l'universalité des lumières, pas un seul homme ne pourra être la dupe d'un autre. Le communisme naîtra fatalement de l'instruction généralisée et ne peut naître que de là [49].

Blanqui esquisse un programme de mesures économiques à prendre immédiatement par le gouvernement révolutionnaire, au lendemain de la victoire. L'État confisquera les biens de l'Église et des aristocrates chassés.

Réunion au domaine de l'État de tous les biens meubles et immeubles des églises, communautés et congrégations des deux sexes, ainsi que de leurs prête-noms.

L'État établira son contrôle sur les grandes entreprises commerciales et industrielles. Des accords seront passés avec les chefs des entreprises industrielles et commerciales, accords qui obligeront ceux-ci à maintenir provisoirement le statu quo : en conservant leur personnel et sans changer les salaires. Les chefs d'industrie qui repousseraient ces accords seraient « expulsés » du territoire et on substituerait une « régie à tout patron expulsé pour cause de refus ».

Il s'agit évidemment là, en premier lieu, d'une mesure de défense contre les réactions possibles de la bourgeoisie (« le coup de Jarnac du Capital » dans le domaine économique). Toutefois cette mesure peut contribuer à faire passer ultérieurement les grandes entreprises privées dans le domaine de l'État.

Pour toutes les autres questions économiques, y compris les questions des associations ouvrières et du crédit, Blanqui se borne à indiquer la nécessité de « convoquer des assemblées compétentes qui en discuteront [50] ». Mais, pour que les principes de l'association puissent véritablement entrer dans la vie, il est indispensable que les bienfaits de l'association soient compréhensibles aux larges masses. Par leur politique, les gouvernements, jusqu'à notre époque, ont fait obstacle à cela ; car ils cherchent à maintenir le peuple dans l'ignorance.

Néanmoins, les bienfaits manifestes de l'association ne tarderont pas à éclater aux yeux de tout le prolétariat de l'industrie, dès que le pouvoir travaillera à la diffusion des lumières ; et le ralliement peut s'accomplir avec une extrême rapidité [51].

Notons que Blanqui fait ici des ouvriers de l'industrie une catégorie spéciale, plus réceptive aux idées d'association. Il considère qu'il sera plus difficile d'attirer à l'association la paysannerie qui est beaucoup plus ignorante et qui est fortement attachée à son lopin de terre. Il recommande de considérer avec circonspection, avec une grande prudence, les intérêts et les dispositions de la paysannerie, que les mots de « partage » et de « communauté » effrayent encore. Il comprend l'importance de la paysannerie pour le succès de la cause de la révolution. Il faut expliquer aux paysans que la révolution ne portera pas atteinte à la propriété petite et moyenne, que les arrêts du pouvoir révolutionnaire

respecteront les petits et moyens propriétaires, et il faut déclarer nettement que nul ne pourra être forcé de s'adjoindre avec son champ à une association quelconque, et que, s'il y entre, ce sera toujours de sa pleine et libre volonté [52].

Dans l'ensemble, les conceptions de Blanqui sur la période transitoire conduisant du régime actuel au communisme ou à « l'association intégrale » restent très naïves et très vagues. On découvre chez lui des positions qui témoignent de sa capacité d'apprécier sainement les rapports réels de forces, pendant la période de lutte directe pour l'édification du communisme (sabotage possible des chefs d'entreprise, dispositions d'esprit de la paysannerie). Mais ces positions se noient dans des considérations sur l'instruction, considérée comme la condition préalable essentielle à la transformation sociale, tenue pour la force qui conduit automatiquement au triomphe du communisme. Engels a très justement indiqué que, chez Blanqui, il n'y avait pas au fond « de propositions pratiques déterminées de réorganisation sociale [53] ».

Il considère que toutes les tentatives pour représenter l'avenir du régime communiste sont incertaines et inutiles. Il se moque des adversaires du communisme qui exigent aussitôt qu'on leur dise qui, en régime communiste, « videra le pot de chambre » ?

Il expose ainsi ses vues :

Occupons-nous d'aujourd'hui. Demain ne nous appartient pas, ne nous regarde pas. Notre seul devoir est de lui préparer de bons matériaux pour son travail d'organisation. Le reste n'est plus de notre compétence [54].

Il essaie de fonder en théorie son refus de discuter les problèmes de la société future. Il affirme que l'ordre existant est comme une barrière qui nous cache l'avenir, que son influence couvre l'avenir d'une brume impénétrable. Tant que le moment de la mort et de la renaissance de la société n'est pas venu, les vues que l'on peut avoir sur l'avenir ne sont que des obscurités.

À peine des pressentiments, des échappées de vue, un coup d'œil fugitif et vague sont-ils possibles au plus clairvoyant. La Révolution seule, en déblayant le terrain, éclaircira l'horizon, lèvera peu à peu les voiles, ouvrira les routes ou plutôt les sentiers multiples qui conduisent vers l'ordre nouveau [55].

Seule la mort du vieux monde libérera les éléments dont la combinaison devra organiser l'ordre nouveau. Aucun effort de pensée ne pourrait anticiper sur cette libération qui ne peut se réaliser qu'à un moment déterminé. Pour cette raison, selon Blanqui, la question sociale ne pourra faire l'objet d'un examen sérieux, qu'à partir du moment où la question politique aura été pleinement résolue.

Blanqui garde une attitude ironique à l'égard des discussions entre les diverses écoles socialistes sur l'avenir de la société. Elles

se disputent avec acharnement au bord d'un fleuve pour décider si l'autre rive est un champ de mais ou un champ de blé. Elles s'entêtent à résoudre la question avant de franchir l'obstacle. Eh ! passons d'abord ! Nous verrons là-bas ! [56]

* * *

Blanqui est l'un des représentants les plus intéressants du communisme utopique prémarxiste français et du mouvement révolutionnaire français. Toute sa vie a été consacrée à la lutte révolutionnaire au nom du communisme. Il a passé de nombreuses années de sa vie en prison, sous la monarchie de Juillet, sous le second Empire, sous la troisième République. Mais il n'a pas su donner un fondement matérialiste et scientifique à l'inéluctabilité du communisme. Il n'a pas su se libérer des vieilles idées de conjuration en ce qui concerne le processus de la révolution. Il n'a su ni comprendre ni apprécier l'importance historique de la lutte de classe menée par le prolétariat. Dans ses conceptions sur le développement de la société, il ne s'est pas dégagé des traditions idéalistes qu'il avait reçues de l'époque des « lumières », du XVIIIe siècle. Dans ses opinions sur la nature de l'exploitation capitaliste, il se rattache à la conception petite-bourgeoise qui fait dériver le profit capitaliste de l'échange non-équivalent.

Staline a écrit :

L'histoire connaît des chefs prolétariens, chefs des temps d'orage, chefs du travail pratique, pleins d'abnégation et d'audace, mais faibles en théorie [57].

Au nombre de ces chefs pleins d'abnégation, mais faibles en théorie, Staline compte Blanqui. Ne possédant pas la théorie scientifique du socialisme, Blanqui, au cours de sa longue vie politique, a commis certaines erreurs théoriques et pratiques. Ses défauts et ses erreurs ont été conditionnés, en premier lieu, par les rapports sociaux de l'époque où se sont formées ses opinions : le niveau relativement bas de l'industrie, le degré relativement faible de la conscience de classe du prolétariat français au cours de la monarchie de Juillet. Il convient évidemment de ne pas l'oublier. Mais, d'autre part, on ne doit pas oublier que la fidélité de Blanqui à la cause du communisme et son ardent tempérament révolutionnaire lui ont permis, sous beaucoup de rapports, de s'élever bien plus haut que ne l'ont fait les autres théoriciens et hommes d'action de son époque. C'est précisément autour de son drapeau que se réunissaient les éléments d'avant-garde de la classe ouvrière française, au nom de la lutte pour le communisme. Marx, en 1848, a appelé son parti « le parti du prolétariat révolutionnaire ». Et, de nombreuses années après, Engels l'a considéré comme « le seul homme capable d'être à la tête du mouvement révolutionnaire en France [58] ». 



[1] MARX-ENGELS : Œuvres, t. XV, p. 225 (en russe).

[2] Friedrich ENGELS : Préface (1er mai 1890) au Manifeste du Parti communiste, p. 24, Éditions sociales, 1954.

[3] Karl MARX : Les Luttes de classes en France. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 114, Éditions sociales, 1948.

[4] Procès des Quinze, publié par la Société des Amis du Peuple, Paris 1832 p. 77-86. (Voir plus loin : Textes choisis, p. 73 et suiv.)

[5] Discours du 2 février 1832, manuscrits de Blanqui, Bibliothèque nationale, acquisitions nouvelles, cote 9591-I, feuillets 314 et suivants. (Voir R. GARAUDY ; Les sources françaises du socialisme scientifique, p. 222-232, Paris, Hier et aujourd'hui, 1948).

[6] BLANQUI : Critique sociale, t. II, p. 118-127.

[7] Procès des accusés du 12 et 13 mai 1839. Rapport de Mérilhou, p. 9-10 et 220-221. – DE LA HODDE : Histoire des sociétés secrètes, p. 173-174 et 192-194.

[8] Friedrich ENGELS : Introduction à l'édition allemande de 1891 de La guerre civile en France. (Voir Karl MARX : La guerre civile en France, Annexes. p. 299, Éditions sociales, 1953.)

[9] Manuscrits de Blanqui. Cf. MOLINIER : Blanqui, p. 42, Paris, 1848.

[10] Manuscrits de Blanqui. Cf. MOLINIER : op. cit., p. 36.

[11] Ibidem, p. 37.

[12] MARX-ENGELS Œuvres, t. VIII, p. 305, Édition russe.

[13] MARX-ENGELS Œuvres, t. VIII. p. 329, Édition russe, ou en français, MARX : Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, p.179, Éditions sociales, 1948.

[14] MARX-ENGELS : Œuvres, t. VIII, p. 495, Édition russe.

[15] MARX : Lettre au Dr Watteau, 10 novembre 1861.

[16] Nous croyons utile de rapporter la critique exprimée sur ce point dans un article publié dans la revue soviétique Questions d'histoire, n° 6, 1955 : « À notre avis, on ne peut être entièrement d'accord avec Volguine quand il affirme catégoriquement que Blanqui aurait apporté son soutien absolu au gouvernement provisoire bourgeois dans les premiers jours de la Troisième République. Face à l'ennemi extérieur, Blanqui a effectivement appelé dans son journal, le 7 septembre 1870, les Français à une union nationale complète. Mais il ne serait pas juste de croire qu'il n'avait pas conscience de la nature contre-révolutionnaire du gouvernement Trochu-Favre ; le 18 septembre, Blanqui a écrit dans le même journal : « Le doute envahit notre âme, au soupçon d'un immense mensonge »... Il pressentait une lutte inévitable « entre deux courants, celui du dévouement et celui de l'égoïsme... » Il mettait le peuple en garde également contre la possibilité de la conclusion d'une paix honteuse derrière son dos et conseillait aux ouvriers de « ne compter que sur eux-mêmes ». (N. T.)

[17] Karl MARX : La Guerre civi1e en France, p. 23, Éditions sociales, 1953.

[18] Manuscrits de Blanqui, B. N. Nouv. acq. 9583-9587. Cf. GARAUDY : op. cit., p. 263-264.

[19] Critique sociale, t. I, p. 41-45.

[20] Critique sociale, t. II, 67-75 ; t. I, p. 73 et suivantes.

[21] Ibidem, t. II, p. 79 ; t. I p. 3 et suivantes.

[22] Critique sociale, t. II, p. 77-79.

[23] Ibidem, t. I, p. 9.

[24] Ibidem, t. I, p. 39-42.

[25] Critique sociale, t. I, p. 3-5, 42-43.

[26] Ibidem, t. I, p. 43-45.

[27] Critique sociale, t. I, p. II et t. II, p. 58.

[28] Voir manuscrits de Blanqui ; cité par E. MASON : « Blanqui and Communism » Political Science Quarterly, 1929, XLIV, p. 505.

[29] Critique sociale, t. I, p. 176 et suivantes.

[30] Critique sociale, t. I, p. 74.

[31] Ibidem, t. I, p. 46.

[32] Dans l'appréciation de cette position de Blanqui, on ne saurait évidemment oublier l'acception qu'il donne au terme de prolétariat : il compte en France 32 millions de prolétaires, à savoir tous les gens n'ayant pas de « propriété » importante et vivant du travail de leurs mains.

[33] Critique sociale, t. I, p. 51.

[34] Discours au banquet des « Travailleurs socialistes » (3 décembre 1848). Cf. La Révolution de 1848, n° LXI, sept. 1925, p. 546.

[35] Critique sociale, t. I, p. 199.

[36] Ibidem, t. II, p. 129-130.

[37] L'article déjà cité page 26 et publié dans la revue Questions d'histoire apporte sur ce point la précision suivante : « Volguine souligne avec juste raison que Blanqui ne niait pas l'importance de la lutte gréviste comme arme des ouvriers contre le capital. Mais il n'attire pas l'attention sur le fait que Blanqui et les blanquistes ont toujours considéré les grèves comme une affaire secondaire et n'ont pas du tout lutté pour les besoins quotidiens de la classe ouvrière. » (N. T.)

[38] Critique sociale, t. II, p. 166-167.

[39] Lettre à Maillard, 1852.

[40] LÉNINE : Œuvres, t. X, p. 360, Édition russe.

[41] Idem, t. XVII, p. 129.

[42] Critique sociale, t. I p. 206.

[43] Ibidem, t. I, p. 206-208.

[44] Avis au peuple (novembre 1850), La Révolution de 1848, loc. cit.

[45] Critique sociale, t. I, p. 205-206, 211. Blanqui a maintes fois insisté sur ce point particulier : la liberté bourgeoise est un mensonge.

[46] Ibidem, t. I, p. 208, 211.

[47] Critique sociale, t. I, p. 177-178.

[48] Ibidem, t. I, p. 183.

[49] Ibidem, t. I, p. 183, 185, 187-188.

[50] Critique sociale, t. I, p. 204.

[51] Ibidem, t. I, p. 209.

[52] Critique sociale, t. I, p. 209-211.

[53] MARX-ENGELS : Œuvres, t. XV, p. 225. Édition russe.

[54] Critique sociale, t. I, p. 196.

[55] Critique sociale, t. II, p. 115-116.

[56] Ibidem, p. 314.

[57] J. STALINE « Lénine organisateur et chef du Parti communiste de Russie, 23 avril 1920 », Œuvres, t. IV, p. 278. Éditions Sociales, 1955, Lénine : Éditions sociales, 1946, p. 14.

[58] MARX-ENGELS : Œuvres, t. VIII, p. 329, 495 ; Ibidem, t. XXIV, p. 384, Édition russe.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 juin 2008 7:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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