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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Introduction à la peinture de la Chine et du Japon (1912).
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Laurence BINYON [(1869-1943) [conservateur au British Museum, Londres, et professeur à l'Université Harvard], Introduction à la peinture de la Chine et du Japon. Traduit de l’anglais par Henri d’Ardenne de Tizac, conservateur du Musée Cernuschi, Paris. Paris: Éditions Flammarion, Paris, 1968, 144 pages. Collection Images et Idées, Arts et métiers graphiques. Première édition : Bulletin de l’amicale franco-chinoise, 1912. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

C26. — Laurence Binyon: Introduction à la peinture de la Chine et du Japon.

Les six canons de la peinture chinoise.

Pour la plupart d’entre nous, l’art de la Chine et du Japon, quelle que soit la force de son attrait et de son pouvoir sur notre sensibilité, apparaît étrange, ou contient du moins une grande part d’étrangeté. En face d’une vieille peinture ou d’une antique statue d’Extrême-Orient, nous pouvons nous sentir charmés par la ligne et la couleur, par des formes expressives et un travail exquis ; mais, derrière toutes ces apparences, quelque chose demeure caché que nous avons toujours le désir passionné de comprendre.

Qu’y avait-il dans l’esprit des hommes qui créèrent ces chefs-d’œuvre ? Quels désirs, quelles aspirations cherchèrent-ils à satisfaire ? Quelles conceptions de l’homme et de la nature s’efforcèrent-ils d’exprimer ? Quelle idée se faisaient-ils de l’art lui-même et de son rôle dans la vie ? Avaient-ils formulé une théorie de l’art, et cette formule peut-elle se comparer aux théories qui ont prévalu en Europe ? Quel était leur point de vue critique ? Ou bien encore, en quoi consistait l’objet principal de leur art, quel sens possédait-il pour eux et comment se plaisaient-ils à le traiter ?

De telles questions se posent tout naturellement à notre esprit. Je vais tenter d’y répondre dans ce petit livre. Et comme notre but est d’amener le lecteur à pénétrer la pensée propre de l’Orient, je citerai, autant que possible, toutes les paroles et tous les écrits d’artistes et de critiques qui me paraîtront utiles à cet objet, et je m’efforcerai de dégager et de faire ressortir les idées principales qu’ils expriment ou qu’ils impliquent. Mais, de même qu’en cherchant à pénétrer le caractère essentiel de l’art européen, nous nous égarerions si nous ne gardions pas continuellement présentes à la mémoire les œuvres d’art elles-mêmes, de même ferons-nous de constantes allusions à la peinture et à la sculpture mêmes de la Chine et du Japon. Les intuitions les plus profondes d’un race résident dans son art ; aucun critique n’est capable de les exprimer entièrement, sous une forme adéquate, par le seul moyen du langage. Néanmoins, les pensées, les paroles, les théories d’hommes représentatifs sont utiles dans la mesure où elles prouvent que ce que l’on pourrait croire accidentel procède bien d’une intention consciente; elles sont le témoignage d’un point de vue commun.

Harunobu — le plus exquis de ces maîtres de la gravure en couleur qui nous ont retracé avec un charme si vif l’existence quotidienne du XVIIIe siècle au Japon — Harunobu a laissé une estampe dans laquelle, selon sa coutume, il s’est plu à illustrer la pensée d’un antique poème, placée dans le milieu ordinaire de son époque. Aux premières heures du jour, un garçon apporte à sa sœur une souris qu’il vient d’attraper et, tandis que la jeune fille examine l’animal, elle dit, dans les termes mêmes du vieux poème :

« Regarde, j’ai épousseté le contrevent en papier ; il est propre, sans un grain de poussière ; et qu’elle est parfaite, l’ombre du pin !

En effet, l’on aperçoit sur le contrevent l’ombre d’une branche de pin délicatement tracée par le soleil du matin.

Pour le moment, je ne m’attarderai pas à développer ce fait singulier qu’un dessinateur populaire, travaillant pour les artisans d’une capitale populeuse, ait choisi pour l’illustrer, dans cette gravure comme dans bien d’autres, la stance d’une poésie classique ; je n’insisterai pas non plus sur le soin et l’élégance incomparables avec lesquels sont représentés cet intérieur et les deux jeunes personnages. Je veux seulement faire ressortir l’idée cachée à la fois derrière le poème et derrière l’image. Le papier blanc que l’on époussète pour qu’il puisse recevoir dans toute sa pureté l’image du pin, toute frémissante de vie, symbolise la nécessité d’effacer de l’esprit tous les préjugés accumulés afin qu’il puisse recevoir l’empreinte de la beauté dans toute sa fraîcheur et dans toute sa force. Qui pourrait douter de l’effet salutaire d’une telle préparation ?

Car nous nous défendons contre les impressions, nous empri­sonnons notre esprit dans un cercle d’habitudes, nous refusons net de voir par nos yeux, de nous fier à nos sens ; mais nous nous conformons toujours à un idéal extérieur quelconque, qui peut non seulement ne posséder aucune valeur propre, mais qui, en outre, ne correspond nullement à notre intuition et à nos expériences personnelles.

Dégager l’esprit de tout préjugé, de toute prévention, c’est là une condition essentielle pour comprendre la beauté dans son essence. Comme disait, avec regret, un vieil artiste chinois :

« Les gens regardent les tableaux avec leurs oreilles plus qu’avec leurs yeux.

Ce ne sont pas seulement nos observations conscientes, mais encore nos impressions dominantes et favorites qui impliquent une théorie, si imparfaitement formulée soit-elle. Il est donc important que cette théorie sous-entendue possède au moins quelque valeur et quelque utilité.

Il est probable, à mon avis, qu’une grande partie de ce qui nous apparaît comme peu satisfaisant dans les théories d’art en Europe provient de l’idée profondément enracinée que l’art est forcément, de façon ou d’autre, une imitation de la nature, conséquence de l’instinct d’imitation de l’humanité. Telle est du moins l’opinion d’Aristote, et Aristote met expressément à part l’architecture, parce que l’architecture n’est pas un art d’imitation.

On a prétendu qu’Aristote ne voulait pas dire que l’art imite les aspects, mais les opérations de la nature. L’artiste produit son œuvre comme l’arbre son fruit. Mais il existe, après tout, une profonde différence entre les œuvres de la nature et les œuvres d’art. Les fleurs des forêts inconnues et qu’aucun œil n’a jamais admirées, les coquillages de forme délicate et de nuance rare, ensevelis pour jamais dans les profondeurs de la mer — ces fleurs et ces coquillages remplissent leurs destinées sans avoir jamais charmé aucun être doué de sensibilité.

L’œuvre de l’art humain n’existe au contraire que pour les yeux et pour l’esprit de l’homme. La statue, le poème, le tableau, formes sans vie et sans foyer, ne sont que néant jusqu’à l’heure où ils s’animent dans la joie humaine. C’est dans l’humanité, et non en dehors d’elle, que nous devons chercher la signification de l’art.

La théorie d’après laquelle l’art serait supérieur à l’imitation et à la représentation des formes n’est plus en faveur dans l’esprit des idéologues ; mais aucune autre théorie n’a conquis l’unanimité des suffrages et ne dirige l’opinion commune ; et l’autorité d’Aristote semble avoir laissé des tendances plus ou moins conscientes dans l’esprit de la plupart d’entre nous.

En associant l’idée de beauté à l’idée d’ordre, la pensée grecque nous a suggéré un point de départ plus fécond. Car l’art est essentiellement une conquête de la matière par l’esprit, selon la formule de Bacon, l’art soumet les choses à l’esprit, en opposition à la science qui soumet l’esprit aux choses. Mais, avec cette idée de l’ordre seul pour nous guider, nous sommes tentés d’imposer nos conceptions à la nature au point de vue de l’extérieur, de perdre notre souplesse et de tomber dans le for­malisme.

Qu’est-ce que les Chinois considéraient comme principes fondamentaux de l’art ?

Inutile, pour répondre, de recourir à des déductions, car ces principes ont été expressément formulés par un peintre qui fut aussi un critique, il y a quatorze cents ans. Les Six Canons établis au VIe siècle par Sie Ho ont toujours été acceptés et reconnus depuis par la critique chinoise.

Voici les Six Canons ou règles de la peinture. Les termes du texte chinois original sont extrêmement concis et leur interpré­tation exacte a donné lieu à de nombreuses discussions ; mais sens principal en est assez clair.

I.    Vitalité rythmique ou rythme spirituel exprimé dans le mouvement de la vie.
II.   Art d’exprimer les os ou structure anatomique au moyen du pinceau.
III.  Le dessin des formes correspondant aux formes natu-relles.
IV. Distribution appropriée de la couleur.
V.  Composition et subordination, ou groupement d’après la hiérarchie des objets.
VI. Transmission des modèles classiques.

Le premier des Canons est le seul important ; car les autres s’occupent plutôt des moyens destinés à atteindre le but défini par le premier.

La « Vitalité rythmique », telle est la traduction du pro­fesseur Giles. Mais bien qu’elle soit concise et commode, elle ne semble pas contenir entièrement le sens de la phrase originale. M. Okakura la rend ainsi : « Le mouvement vital de l’esprit par le rythme des choses  ; on pourrait encore la traduire « La fusion du rythme de l’esprit avec le mouvement des choses vivantes. »

Tout au moins, le sens certain de cette phrase est-il que l’artiste doit pénétrer au-delà du simple aspect du monde afin de saisir le grand rythme cosmique de l’esprit qui met en mouvement le cours de la vie, et en être possédé lui-même. Nous dirions en Europe qu’il doit saisir l’universel dans le particulier ; mais la divergence dans l’expression est très caractéristique.

Or, ces principes de l’art ne sont pas une simple théorie abstraite ; ils énoncent ce que l’on découvre réellement dans les chefs-d’œuvre typiques de la Chine. C’est ainsi que nous trou-vons dans l’art chinois une grande force synthétique qui le différencie de l’art de la Perse et de l’art de l’Inde, et l’élève au-dessus d’eux.

Les peintres chinois ne sont pas, comme les peintres persans, absorbés par le souci d’exprimer le plaisir sensuel qu’ils prennent aux merveilles et à la gloire du monde. Ils ne laissent pas non plus, comme les artistes hindous, apparaître indirectement la signification spirituelle d’une peinture, par le choix du sujet, mais directement par ce qu’expriment les lignes et les formes. Le grand effort de leur œuvre est de fondre les éléments spirituel et matériel.

Notons aussi que, dans leur conception de l’art, ils attachent à l’élément subjectif une beaucoup plus grande importance que nous.

« Le secret de l’art, dit un critique du XIIe siècle, réside dans l’artiste lui-même.

Et il cite les paroles d’un écri­vain plus ancien ; celui-ci était persuadé que, de même que le langage d’un homme témoigne indiscutablement de sa nature, de même, les traits de son pinceau dans l’écriture ou dans la peinture révèlent sa personnalité et dénoncent soit l’indépen­dance et la noblesse de son âme, soit son étroitesse et sa bassesse d’esprit. Dans l’opinion des Chinois sur l’art, la personnalité compte énormément ; et bien que, par la suite, cette opinion ait pu conduire à un manque de vigueur très caractéristique, alors que l’émotion était tout à elle seule et qu’un idéalisme trop subtil avait fini par perdre contact avec la réalité, nous voyons d’après les Six Canons qui nous occupent, qu’un sens exact des formes et un accord profond avec la réalité étaient alors indis­pensables, bien que subordonnés au but final du rythme et de la vie.


Retour au livre de l'auteur: Laurence Binyon (1869-1943) Dernière mise à jour de cette page le lundi 10 juin 2013 8:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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