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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Julien BENDA (1867-1956), La trahison des clercs (1927)
Préface à l'édition de 1946


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Julien BENDA (1867-1956), La trahison des clercs. Paris: Les Éditions Grasset, 2003, 334 pages. Collection Les Cahiers Rouges. Première édition, Éditions Grasset, Paris, 1927. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, retraité et bénévole.

Préface à l'édition de mai 1946
 
A. Les clercs trahissent leur fonction au nom de l’« ordre ». Signification de leur antidémocratisme.

B. Au nom d’une communion avec l’évolution du monde. Le matérialisme dialectique. La religion du « dynamisme ».

C. Autres modes nouveaux de trahison du clerc : au nom de l’« engagement », de l’« amour », du « caractère sacré de l’écrivain », du « relativisme » du bien et du mal. Conclusion.


Depuis vingt ans qu’a paru l’ouvrage que je réédite aujourd’hui, la thèse que j’y soutenais – à savoir que les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques – m’apparaît, comme à maintes des personnes qui me demandent cette réimpression, n’avoir rien perdu de sa vérité, bien au contraire. Toutefois l’objet au profit duquel les clercs consommaient alors leur trahison avait été surtout la nation ; éminemment, en France, avec Barrès et Maurras. Aujourd’hui c’est pour de tout autres mobiles qu’ils s’y livrent, l’ayant même fait en France – avec la « collaboration » – en trahissant expressément leur patrie. C’est cette nouvelle forme du phénomène dont je voudrais marquer les principaux aspects.


A. Les clercs trahissent leur fonction au nom de l’« ordre ».
Signification de leur antidémocratisme.

 

L’un est leur mobilisation au nom de l’ordre, laquelle s’est traduite chez les clercs français par leurs assauts, redoublés depuis vingt ans, contre la démocratie, celle-ci étant posée par eux comme l’emblème du désordre. C’est leur surrection du 6 Février, leur applaudissement aux fascismes mussolinien et hitlérien en tant qu’incarnations de l’antidémocratisme, au franquisme espagnol pour la même raison, leur opposition, dans l’affaire de Munich, à une résistance de leur nation aux provocations allemandes en tant qu’elle eût risqué d’y amener une consolidation du régime [1] ; l’aveu que mieux valait la défaite de la France que le maintien du système abhorré [2] ; l’espoir mal dissimulé, dès le début de la guerre, qu’une victoire hitlérienne en amènerait la destruction ; l’explosion de joie quand elle l’apporte (la « divine surprise » de Maurras) ; enfin la campagne contre la démocratie au nom de l’ordre, plus vivace présentement que jamais, encore que plus ou moins franche, chez tout un monde d’entre eux. (Voir L’Epoque, L’Aurore, Paroles Françaises.)

Une telle posture constitue une apostasie flagrante aux valeurs cléricales, attendu que la démocratie con­siste par ses principes — mais c’est dans ses principes que la visent ses assaillants ici en cause, et non, comme certains le content, dans une mauvaise application [3] — en une affirmation catégorique de ces valeurs, notamment par son respect de la justice, de la personne, de la vérité. Tout esprit libre reconnaîtra que l’idéal politique inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme ou la Déclaration américaine de 1776 présente éminemment un idéal de clerc. Il est d’ailleurs indéniable que la démocratie, précisément par son octroi de la liberté individuelle, implique un élément de désordre. « Quand dans un Etat, dit Montesquieu, vous ne percevez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas. » Et encore : « Un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité [4]. » Au contraire, l’Etat doué d’« ordre », précisément parce que tel, n’accorde pas de droits à l’individu, si ce n’est, au plus, à celui d’une certaine classe. Il ne conçoit que des hommes qui commandent et d’autres qui obéissent. Son idéal est d’être fort, aucunement juste. « Je n’ai qu’une ambition, proclamait le dispensateur romain de l’ordre dans une devise inscrite sur tous ses édifices publics : rendre mon peuple fort, prospère, grand et libre [5]. » De justice, pas un souffle. Aussi bien l’ordre veut-il que, contre toute justice, les classes sociales soient fixes. Si ceux d’en bas peuvent passer en haut, l’Etat est voué au désordre. C’est le dogme de l’« immutabilité des classes », cher au monde maurrassien et prêché sous teinte scientifique par le docteur Alexis Carrel, promulguant dans l’Homme cet inconnu que le prolétaire est condamné à son statut per æternum en raison d’une sous-alimentation séculaire dont l’effet est irrémédiable. Ajoutons que l’Etat doué d’ordre n’a que faire de la vérité. On ne trouvera pas une ligne à l’appui de cette valeur chez aucun de ses légistes, ni chez de Maistre, ni chez Bonald, ni chez Bourget, ni chez leurs hoirs de l’heure présente. Une de ses nécessités vitales est, au contraire, de s’opposer à l’éclairement des esprits, au développement du sens critique, de forcer les hommes à penser « collectivement », c’est-à-dire à ne pas penser, selon l’expression du gouvernement de Vichy, resté modèle pour maint de nos clercs. « Il ne convient pas, promulguait l’archonte de Mein Kampf, de surcharger les jeunes cerveaux d’un bagage inutile. » En raison de quoi l’examen de gymnastique comptait chez lui pour cinquante pour cent des points requis au baccalauréat et un jeune Allemand ne pouvait passer de troisième en quatrième s’il n’était capable de nager sans arrêt pendant trois quarts d’heure [6]. Dans le même esprit le ministre de l’Education nationale de Vichy, Abel Bonnard, regretté de maint de nos hommes d’ordre, prescrivait [7] qu’on enseignât peu de chose aux enfants et qu’on tînt compte, dans les notes que leur donnaient les maîtres, de leurs dispositions musculaires au moins autant que des intellectuelles. Les penseurs d’Action française prétendent, eux, honorer par-dessus tout l’intelligence, mais entendent qu’elle reste toujours dans les limites de l’ordre social [8]. Au reste, que l’idée d’ordre soit liée à l’idée de violence, c’est ce que les hommes semblent d’instinct avoir compris. Je trouve éloquent qu’ils aient fait des statues de la Justice, de la Liberté, de la Science, de l’Art, de la Charité, de la Paix, jamais de statue de l’Ordre. De même ont-ils peu de sympathie pour le « maintien de l’ordre », mot qui leur représente des charges de cavalerie, des balles tirées sur des gens sans défense, des cadavres de femmes et d’enfants. Tout le monde sent le tragique de cette information : « L’ordre est rétabli. »

L’ordre est une valeur essentiellement pratique. Le clerc qui la vénère trahit strictement sa fonction. 

L’idée d’ordre est liée à l’idée de guerre,
à l’idée de misère du peuple.
Les clercs et la Société des Nations. 

L’État doué d’ordre, ai-je dit, montre par là qu’il se veut fort, aucunement juste. Ajoutons qu’il est exigé par le fait de guerre. D’où il suit que ceux qui appellent un tel Etat ne cessent de s’écrier que l’Etat est menacé. C’est ainsi que, pendant quarante ans, L’Action française clama : « L’ennemi est à nos portes ; l’heure est à l’obéissance, non aux réformes sociales », que l’autocratisme allemand n’arrêtait pas de brandir « l’encerclement » du Reich. Pour la même raison, tous les mili­ciens de l’ordre ont été hostiles à la Société des Nations en tant qu’organisme tendant à supprimer la guerre. Leur mobile n’était nullement le goût de la guerre, la perspective de voir tuer leurs enfants ou centupler leurs charges étant dénuée pour eux de tout attrait ; il était de conserver toujours vivace aux yeux du peuple le spectre de la guerre, de manière à le maintenir dans l’obéis­sance. Leur pensée pouvait se formuler : « Le peuple ne p.54 craint plus Dieu, il faut qu’il craigne la guerre. S’il ne craint plus rien, on ne peut plus le tenir et c’est la mort de l’ordre. »

Plus généralement, l’épouvantail des hommes d’ordre est la prétention moderne du peuple au bonheur, l’espoir de la disparition de la guerre n’en étant qu’un aspect. En quoi ils trouvent un fort appui dans l’institution catholique en tant que, pour des raisons théologiques, celle-ci condamne chez l’homme l’espérance d’être heureux en ce bas monde. Il est toutefois curieux de voir que l’Eglise accentue vivement cette condamnation depuis l’avènement de la démocratie (à laquelle elle reproche en particulier d’ignorer le dogme du péché originel [9]). On citerait en ce sens des textes catholiques dont on trouverait difficilement l’équivalent avant cette date. On ne saurait nier, par exemple, que l’attitude de Joseph de Maistre, proclamant que la guerre est voulue par Dieu, qu’en conséquence la recherche de la paix est impie, n’eût jamais été prise par Bossuet ou Fénelon, mais qu’elle est intimement liée à l’apparition de la démocratie, c’est-à-dire à la prétention des peuples d’être heureux ; prétention qui, selon de Maistre, les mène à l’insubordination [10]. Napoléon disait : « La misère est l’école du bon soldat. » Certains partis sociaux diraient volontiers qu’elle est l’école du bon citoyen.

L’opposition de la plupart des clercs français à la Société des Nations est une des choses qui confondent l’historien quand il songe au soutien qu’eussent porté à une institution de ce genre les Rabelais, les Montaigne, les Fénelon, les Malebranche, les Montesquieu, les Diderot, les Voltaire, les Michelet, les Renan. Rien ne montre mieux la cassure qui s’est produite il y a cinquante ans dans la tradition de leur corporation. Une des principales causes en est la terreur qui s’est emparée de la bourgeoisie, dont ils se sont en si grande part faits les champions, devant les progrès de l’esprit de liberté.

L’Etat doué d’ordre est, rappelons-nous, exigé par la guerre. On peut dire que, réciproquement, il l’appelle. Un Etat qui ne sait que l’ordre est une sorte d’État sous les armes, où la guerre est en puissance jusqu’au jour qu’elle éclate comme nécessairement. C’est ce qu’on a vu avec l’Italie fasciste et le Reich hitlérien. L’affinité entre l’ordre et la guerre est à sens double. 

Une équivoque de l’antidémocrate.
Réfutation d’un mot de Péguy.
 

Les clercs ici en cause protestent volontiers qu’ils ne s’en prennent qu’à la démocratie « véreuse », telle qu’elle s’est montrée plusieurs fois au cours de ce dernier demi-siècle, mais sont acquis à une démocratie « propre et honnête ». Il n’en est rien, attendu que la démocratie la plus pure constitue, par son principe d’égalité civique, la négation formelle d’une société hiérarchisée telle qu’ils la veulent. Aussi les a-t-on vus pousser leur charge contre la démocratie irréprochable d’un Brisson ou d’un Carnot non moins que contre celle du Panama ou de Stavisky. D’ailleurs leurs grands prê­tres, depuis de Maistre jusqu’à Maurras, n’ont jamais caché qu’ils condamnaient la démocratie dans ses principes, quelle que fût sa conduite au réel. A ce propos, il convient de réviser un mot qui a fait fortune, en raison de son simplisme, selon quoi toutes les doctrines sont belles dans leur mystique et laides dans leur politique [11]. J’accorde que la doctrine démocratique, hautement morale dans sa mystique, l’est plus souvent fort peu dans sa politique ; mais je tiens que la doctrine de l’ordre, qui ne l’est pas dans sa politique, ne l’est pas davantage dans la mystique. La première est belle dans sa mystique et laide dans sa politique ; la seconde est laide dans l’une et l’autre. 

L’ordre, valeur « esthétique ». 

L’ordre, ai-je dit, est une valeur pratique. Certains de ses desservants protesteront vivement, déclarant qu’ils l’adoptent, au contraire, comme valeur désintéressée, au nom de l’esthétique. Et, en effet, l’Etat doué d’ordre, dont la monarchie absolue est le modèle, leur apparaît comme une cathédrale, dont toutes les parties se subordonnent entre elles jusqu’à un thème suprême qui les gouverne toutes. Cette conception implique chez ses adeptes l’acceptation que des milliers d’humains croupissent éternellement dans l’ergastule pour que l’ensemble offre à ces raffinés une vue qui flatte leurs sens. Elle prouve une fois de plus combien le sentiment esthétique, ou la prétention qu’on en a, peut divorcer, comme il s’en vante volontiers, d’avec tout sens moral [12]. La démocratie repose d’ailleurs sur une idée fort propre à intéresser une sensibilité esthétique : l’idée d’équilibre, mais qui, infiniment plus complexe que l’idée d’ordre, ne saurait émouvoir qu’une humanité incomparablement plus évoluée [13]. 

Une équivoque sur l’idée d’ordre. 

L’idée d’ordre est couramment l’objet d’une équivoque dont usent, non pas seulement ceux qui l’exploitent, mais que paraissent admettre d’honnêtes esprits en toute bonne foi. L’un de ceux-ci [14] nous parle de l’ordre, idée à nous léguée, dit-il, par les Grecs, et ajoute, non sans quelque justesse, que l’ordre est une règle alors que la justice est une passion. Rappelons que l’idée d’ordre, telle que l’ont conçue les fils d’Homère, est l’idée de l’harmonie de l’univers, surtout de l’univers inanimé, l’idée de cosmos, de monde, ce mot signifiant l’ordonné par opposition à l’immonde. Le rôle suprême de la divinité et son honneur, chez les philosophes helléniques, était, non pas d’avoir créé l’univers, mais d’y avoir introduit de l’ordre, c’est-à-dire de l’intelligibilité. Or il n’y a aucun rapport entre cette contemplation sereine et tout intellectuelle, qui, en effet, s’oppose à la passion, et l’état tout de passion par lequel certaines classes supérieures entendent maintenir, fût-ce par les moyens les moins harmonieux, leur mainmise sur les inférieures ; passion qu’elles nomment le sens de l’ordre. Je crois que l’historien ici en cause pensera comme nous que l’auteur du Timée eût peu reconnu son idée de l’ordre dans les actes — les teneurs blanches — par lesquels certaines castes, au lendemain de revendications populaires qui les ont fait trembler, « rétablissent l’ordre ». 

Le prétexte du communisme. 

L’assaut des amis de l’ordre contre la démocratie se donne journellement comme agissant pour empêcher le triomphe du communisme, qui sonnerait le glas, selon eux, de la civilisation [15]. Ce n’est là le plus souvent qu’un prétexte, notamment lors de leur adhésion à l’insurrection du général Franco contre la République espagnole, vu que les Cortes de celle-ci ne comprenaient qu’une poignée de communistes, dont pas un ne faisait partie du gouvernement ; que cette République n’entretenait même point de relations diplomatiques avec l’Etat soviétique. On peut d’ailleurs soutenir que la démocratie, comme l’a dit un maître de nos hommes d’ordre, est, par la force des choses, « l’antichambre du communisme [16] ». Mais ceux-ci trouvent la démocratie très suffisamment haïssable si elle se limite à elle-même et n’ont pas attendu cette menace d’extension pour s’efforcer depuis cent cinquante ans de l’assassiner. Au surplus, il est plaisant de les voir maudire le communisme au nom de l’ordre. Comme si une victoire telle que celle que vient de remporter l’Etat soviétique dans la dernière guerre ne supposait pas de l’ordre ! Mais ce n’est pas celui-là qu’ils veulent. 

Une équivoque sur l’égalitarisme démocratique. 

Les apôtres de l’ordre tiennent couramment que c’est eux qui incarnent la raison, voire l’esprit scientifique, parce que c’est eux qui respectent les différences réelles qui existent entre les hommes ; réalité que la démocratie viole cyniquement avec son romantique égalitarisme. Il y a là de l’égalitarisme démocratique une conception entièrement fausse, que les ennemis de ce régime savent fausse et utilisent comme engin de guerre, mais dont il faut bien dire que de nombreux démocrates l’adoptent en toute bonne foi et se trouvent ainsi sans réplique en face des foudres de l’adversaire. Elle consiste à ignorer que la démocratie ne veut l’égalité des citoyens que devant la loi et l’accessibilité aux fonctions publiques ; que, pour le reste, sa position est définie par ce mot du philosophe anglais Grant Allen : « Tous les hommes naissent libres et inégaux, le but du socialisme étant de maintenir cette inégalité naturelle et d’en tirer le meilleur parti possible », ou cet autre du démocrate français Louis Blanc, déclarant que l’égalité véritable c’est la « proportionnalité » et qu’elle consiste pour tous les hommes dans « l’égal développement de leurs facultés inégales ». Mots qui dérivent tous deux de cette pensée de Voltaire : « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société [17]. » Il est d’ailleurs certain que la démocratie n’a pas trouvé – mais est-ce possible ? – de critérium permettant de déterminer à l’avance ceux qui, en raison de cette inégalité naturelle, ont droit dans la cité – les élites – à un rang supérieur. Toujours est-il qu’elle admet cette inégalité, lui fait droit, non seulement en fait mais en principe, alors que les doctrinaires de l’ordre lui substituent une inégalité artificielle, fondée sur la naissance ou la fortune, et se montrent en cela de parfaits violateurs de la justice et de la raison [18]. 

La religion de l’Histoire. 

Les épigones de l’ordre fondé sur la naissance soutiennent encore qu’ils défendent la raison, vu que cet ordre « a pour lui l’histoire ». Ce qui prononce que la raison est déterminée par le fait. Par le fait, toutefois, qui a pour lui l’ancienneté, car le fait dénué de ce cachet, la Révolution française et plus encore la russe ne sont point selon cette école (aussi pour d’autres causes) conformes à la raison. On ne remarque pas assez que cette position, bien que ses tenants s’en défendent vivement et se proclament de purs « positivistes », implique un élément religieux, en ce sens qu’elle confère une valeur supérieure dans l’ordre social à ce qui se serait fait à l’origine du monde, par la « nature des choses », idée fort peu distincte de la « volonté de Dieu », cependant qu’elle n’a que mépris pour ce qui est création de la volonté de l’homme. Au fond, elle entend, avec un des grands prêtres de l’ordre tel qu’elle le veut, mais sous d’autres vocables, substituer à la Déclaration des Droits de l’Homme une Déclaration des Droits de Dieu [19].

Quand Sieyès s’écriait à la Constituante : « On nous dit que, par la conquête, la noblesse de naissance a passé du côté des conquérants. Eh bien, il faut la faire passer de l’autre côté : le Tiers deviendra noble en devenant conquérant à son tour », il oubliait que cette conquête qui se ferait sous nos yeux, et non, comme l’autre, dans la nuit des temps, était au regard de la plupart de ses concitoyens, y compris le Tiers, dénuée de prestige. Voir le peu de considération de la plupart des hommes, en cela tous religieux, pour la noblesse d’Empire. 

Que le démocrate ignore la vraie nature de ses principes.
Effets de cette ignorance.
Coups qu’il pourrait porter à l’adversaire. 

La religion de la nature et de l’histoire est couramment jetée à la face du démocrate par son adversaire sous cette forme : « Vos principes, lui lance-t-il, sont condamnés d’avance, vu qu’ils n’ont pas pour eux la nature, l’histoire, l’expérience. » Nous constatons ici, dans la réaction qu’adopte généralement l’accusé, une de ses grandes faiblesses : à savoir que, faute de connaître la vraie nature de ses principes, il se laisse entraîner sur un terrain étranger où il est battu d’avance, alors que s’il restait sur le sien, non seulement il y serait invincible, mais pourrait mettre l’adversaire en très fâcheuse posture. Que fait le démocrate sous l’inculpation que ses principes ne sont pas conformes à la nature et à l’histoire ? Il se met en devoir de prouver qu’ils le sont. Sur quoi il essuie la déroute, attendu qu’ils ne le sont pas et qu’on n’a jamais vu dans la nature ou dans l’histoire le respect du droit des faibles ou l’effacement de l’intérêt devant la justice. Que devrait-il répondre ? Que ses principes sont des commandements de la conscience qui, loin d’obéir à la nature, prétendent au contraire la changer et l’intégrer à eux ; œuvre qu’ils ont commencé d’accomplir – la notion de Droits de l’Homme est aujourd’hui congénitale à toute une part du genre humain – et entendent bien poursuivre. Mais sachons le voir ; si le démocrate s’acharne à prouver que ses principes sont adéquats à la nature et à l’histoire, c’est que de celles-ci il conserve le respect et reste acquis au système de valeurs qu’il prétend combattre.

Le démocrate, ai-je dit, peut, s’il est fidèle à son essence, mettre fort mal en point l’adversaire. Celui-ci, en effet, a pour loi le mépris de toute injonction morale. Mais il n’en saurait convenir sous peine d’une très dangereuse impopularité. Faire éclater cette loi aux yeux des foules va donc grandement le gêner. Or, c’est facile. Prenons cette déclaration, qui est comme sa charte [20] : « Qu’est-ce qu’une Constitution ? N’est-ce pas la solution du problème suivant : étant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver des lois qui lui conviennent ? » On voit que, dans ce programme, il n’y a pas un mot pour la justice ni aucun diktat de la conscience. Mettez en relief ce trait du dogme et vous en détournez tout un monde, notamment les chrétiens sincères qui s’étaient enrôlés sous ses aigles. Je dis les chrétiens sincères, car d’autres s’accom­modaient fort bien, et n’ont apparemment point changé, d’une doctrine qui déclarait ouvertement, non sans fierté, qu’elle se moquait de toute morale. Je ne pense pas seulement ici aux troupes chrétiennes d’Action française, mais à ce clergé d’outre-Rhin prosterné pendant douze ans devant le messie de la Force, à son homologue espagnol établi dans la même posture, à ces membres du Sacré Collège qui, lors de l’affaire éthiopienne, poussèrent, dans une séance célèbre, en l’honneur de l’Attila romain des hourras qu’eussent enviés les colonels de bersaglieri.

On peut montrer par maint exemple l’impossibilité où se trouvent aujourd’hui les apôtres de l’ordre, sous peine d’un ostracisme qui leur serait fatal, d’énoncer certains articles organiques de leur bible. Il n’y a pas cent ans, un de leurs ancêtres déclarait à la barre du Parlement français : « Il faut rendre toute-puissante l’influence du clergé sur l’école parce que c’est lui qui propage la bonne philosophie, celle qui dit à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir [21]. » Et encore : « L’aisance n’est pas bonne pour tout le monde [22]. » Un autre voulait que les faits civiques se distribuassent « suivant les inégalités qu’il plaît à la Providence d’établir parmi les hommes [23] », que le droit de suffrage ne fût accordé qu’à « ceux des Français dont l’état de possédants fait des citoyens ». Tout le monde reconnaîtra qu’il n’est pas un d’entre eux qui oserait aujourd’hui formuler publiquement de telles doctrines, encore qu’elles demeurent consubstantielles [24]. Plus récemment, lors des fameuses « grèves sur le tas », le chef du gouvernement, Léon Blum, se tournant de la tribune de la Chambre vers les hommes de la droite et leur intimant : « S’il est un de vous qui trouve que je devais faire tirer sur les ouvriers, qu’il se lève », pas un ne se leva. Or ils le pensaient tous, car ainsi le voulait l’« ordre ». Cette nécessité où se voit aujourd’hui le courtier de la Force de museler en public ses volontés les plus viscérales est le signe d’une grande victoire – verbale, mais toutes commencent ainsi – pour l’idée de justice. On aimerait que les fidèles de cette idée s’en rendissent compte. 

La démocratie et l’art. 

Autre exemple de l’inhabileté du démocrate à se défendre et du dommage qui lui en échoit. L’adversaire lui assène, pour le confondre, que ses principes « ne servent pas l’art ». Sur quoi il s’emploie à démontrer qu’ils le servent et mord à nouveau la poussière, attendu qu’ils ne le servent pas (ce qui ne veut pas dire qu’ils le desservent). Ses arguments sont d’une insigne faiblesse [25]. On ne prouve rien en faisant sonner que de grands artistes ont paru sous la démocratie, la question étant de savoir si leurs chefs-d’œuvre ont été des effets nécessaires de ce régime (resterait d’ailleurs à prouver que ceux de Racine ou de Molière le furent de la monarchie). On ne convainc pas davantage en brandissant que la démocratie « permet la liberté des œuvres », leur liberté étant fort compatible avec leur nullité. La vraie réponse est que, si les principes démocratiques ne servent point l’art, ils visent à développer d’autres valeurs, morales et intellectuelles, au moins aussi élevées. Mais ici nous touchons un point qui montre combien les hommes, et qu’on croirait le plus évolués, sont encore dans l’enfance. Il semble qu’ils aient encore beaucoup à faire pour comprendre qu’un système dont les idéaux sont la justice et la raison a assez de grandeur par lui-même sans qu’il faille encore lui adjoindre la beauté. On peut même se demander si la plupart ne trouvent pas moins blessant d’être traités de menteurs, de faussaires, de voleurs, que d’« insensibles à l’art », cette adresse leur signifiant la pire des injures. Telle est du moins la hiérarchie de valeurs adoptée par maints clercs français, qui réclamèrent naguère l’impunité de traîtres avérés [26] parce qu’ils « avaient du talent ». Trait que l’historien de la France byzantine semble avoir oublié. 

Une équivoque sur la « civilisation ». 

Dans le même sens le démocrate se voit signifier par l’adversaire que ses principes, ne servant pas l’art, « desservent la civilisation ». Là encore, il ne sait pas répondre. Il y a deux sortes de civilisation fort distinc­tes : d’une part, la civilisation artistique et intellectuelle (ces deux attributs ne sont même pas toujours conjoints) ; d’autre part, la civilisation morale et politique. La première se traduit par une floraison d’œuvres d’art et d’ouvrages de l’esprit ; la seconde par une législation qui ordonne des rapports moraux entre les hommes. La première, surtout en tant qu’artistique, aurait assez bien pour symbole historique l’Italie ; la seconde, le monde anglo-saxon. Ces deux civilisations peuvent d’ailleurs coexister, comme le prouve l’existence chez les Anglais d’une admirable poésie, de célèbres monuments architecturaux, d’un illustre art pictural. Elles peuvent aussi nettement s’exclure ; c’est ainsi que l’Italie de la Renaissance semble n’avoir connu aucune moralité et que, pendant que Michel-Ange y modelait ses chefs-d’œuvre, César Borgia perçait de flèches un homme lié à un arbre pour amuser les dames de sa Cour [27]. On p.67 aimerait que certains systèmes, auxquels on reproche de « ne point servir la civilisation », ne fussent point dupes de l’équivoque, mais répondissent que, s’il est peut-être vrai qu’ils ne relèvent point de la civilisation artistique, ils représentent hautement la civilisation morale, dont la valeur lui est peut-être au moins égale. Je pense notamment au peuple américain, dont j’ai souvent été frappé de voir combien, lorsqu’on l’accuse de manquer de civilisation artistique, il courbe volontiers la tête, au lieu de riposter qu’il connaît en revanche la civilisation politique et peut-être plus perfectionnée que tel peuple d’Europe qui prétend le toiser du haut de son « évolution ». 

Autres adhésions du clerc à la suppression de la personne. 

Je marquerai encore trois attitudes par lesquelles tant de clercs modernes trahissent leur fonction, si l’on admet que celle-ci est de porter au sommet des valeurs la liberté de la personne, la liberté étant tenue (Kant) pour la condition sine qua non de la personne, ou encore (Renouvier) pour une catégorie de la conscience, le mot conscience devenant l’équivalent du mot « personne ».

Ces attitudes sont :

1° Leur exaltation de ce qu’on a appelé l’Etat « monolithe », c’est-à-dire tenu pour une réalité indivise – l’Etat « totalitaire [28] » – où, par définition, la notion de personne et a fortiori de droits de la personne disparaît, l’Etat dont l’âme est cette maxime qu’on pouvait lire sur tous les établissements nazistes : Du bist nichts, dein Volk ist alles, et leur mépris pour l’Etat conçu comme un ensemble de personnes distinctes, revêtues d’un caractère sacré en tant que personnes. Cette position, qu’embrassèrent en ces derniers vingt ans maints clercs français quand ils clamaient leur adhésion aux fascismes hitlérien et mussolinien et à laquelle la plupart d’entre eux demeurent acquis, est particulièrement curieuse dans un pays où, même au temps de la monarchie de droit divin, on ne l’avait jamais vue. Bossuet, tout en exigeant du sujet une obéissance aveugle, n’a jamais formulé qu’en tant qu’individu il n’existait pas. Un historien a pu dire [29] que le gouvernement de Louis XIV ressemblait plus à celui des Etats-Unis qu’à une monarchie orientale. Jean-Jacques Rousseau, quoi que prétendent tels de ses adversaires, ne prêche nullement l’Etat-Moloch ; la « volonté générale » qu’il exalte dans le Contrat social, est une somme de volontés individuelles ; en quoi il a été violemment malmené par Hegel, apôtre type de l’Etat totalitaire. Les doctrinaires d’Action française eux-mêmes ont toujours protesté de leur respect des droits de l’individu ; d’ailleurs par pure manœuvre, leur maître proclamé étant Auguste Comte, pour qui le citoyen n’a que des devoirs et point de droits. Les vrais théoriciens en France de l’Etat négateur de l’individu – les vrais pères des clercs traîtres en ce pays – sont Bonald (blâmé par Maine de Biran) et l’auteur du Catéchisme positiviste [30]. Il est d’ailleurs certain que de supprimer les droits de l’individu rend un Etat beaucoup plus fort. Reste toujours à savoir si la fonction du clerc est de rendre les Etats forts.

2° Leur exaltation de la famille en tant, elle aussi, qu’organisme global et, comme tel, négateur de l’individu. « Patrie, famille, travail », clamaient les réformateurs de Vichy, dont le dogme n’est pas mort avec leur sécession. Le plus curieux est que ces docteurs présentaient l’esprit de famille comme comportant implicitement l’acceptation des sacrifices voulus par la nation en contraste avec l’égoïsme de l’individu. Comme s’il n’existait pas un égoïsme de la famille, strictement opposé à l’intérêt de la nation – l’homme qui fraude l’Etat pour ne pas écorner le patrimoine des siens ou fait embusquer ses enfants pour les soustraire à la mort, ne fait-il pas preuve au plus haut point du sentiment de famille ? – égoïsme infiniment mieux armé que celui de l’individu, vu qu’il est sanctifié par l’opinion alors que l’autre est infamant. Au reste, les vrais hommes d’ordre l’ont compris. Le nazisme voulait que l’enfant lui appartînt, non à la famille. « Nous prenons l’enfant au berceau », déclarait un de ses chefs – qui ajoutait, toujours en homme d’ordre : « Et nous ne lâchons l’homme qu’au cercueil [31]. »

3° Leur sympathie pour le corporatisme, tel qu’avait tenté de l’établir le gouvernement Pétain sur le modèle de l’Italie fasciste et du Reich hitlérien, et qui, soumettant le travailleur au règne unique des traditions et des coutumes, c’est-à-dire de l’habitude, tend à ruiner en lui tout exercice de la liberté et de la raison. D’où pour l’Etat un surcroît de force, dont on se demande toujours s’il doit constituer l’idéal du clerc. Peut-être nos hommes d’ordre goûteront-ils de savoir qu’un de leurs grands ancêtres voulait que le suffrage politique n’appartînt qu’aux corporations, qu’il fût refusé à « l’individu, toujours mauvais, au profit de la corporation, toujours bonne [32] ». Encore une thèse qu’ils n’oseraient plus proférer aujourd’hui, encore qu’elle continue de faire partie de leurs moelles. 

Les clercs et la guerre éthiopienne. 

Dans le même mépris de l’individu, on a vu des clercs, il y a dix ans, applaudir à l’écrasement d’un peuple faible par un plus fort parce que celui-ci, disaient-ils, signifiait la civilisation et que, dès lors, cet écrasement était dans l’ordre. (Voir le manifeste des intellectuels français lors de la guerre éthiopienne ; aussi les articles de M. Thierry Maulnier.) Tout le monde admet que les peuples nantis de quelque supériorité morale ou intellectuelle s’emploient à la faire pénétrer chez ceux qui en sont dénués ; c’est tout le rôle des missionnaires. Mais nos clercs entendaient que le favorisé prît possession du disgracié, le réduisît en esclavage, comme fait l’homme pour un animal dont il veut qu’il le serve, sans aucunement souhaiter qu’il lui portât sa civilisation, peut-être même au contraire (ainsi l’hitlérisme voulait faire de la France son esclave, non la germaniser). Il était particulièrement curieux de voir des Français souscrire ce droit des « nations supérieures », alors que c’est au nom de ce thème qu’en 1870, par entraînement pour 1940, une nation voisine a vio­lenté la leur. Là encore, la classe qui devait par excellence opposer au laïc et à sa prosternation devant la force le respect des valeurs cléricales a trahi son devoir ; la papauté a reconnu le roi d’Italie comme empereur d’Ethiopie.

Une des thèses de ces clercs [33] était que les petits doivent être la proie des grands, que telle est la loi du monde, que ceux qui les invitent à s’y opposer sont les vrais perturbateurs de la paix. Si vous n’existiez pas, lançaient-ils plus ou moins nettement au tribunal genevois, la puissante Italie eût tranquillement absorbé la faible Ethiopie et le monde ne serait pas en feu. Ils eussent pu ajouter que si, dans la nation, nous laissions les requins manger paisiblement le fretin et fermions les prétoires auxquels celui-ci demande justice, nous n’aurions pas d’affaires Bontoux ou Stavisky et serions beaucoup plus tranquilles. Au surplus, ces moralistes doivent penser que les vrais responsables de la guerre de 1914 sont les Alliés, qui ne surent pas persuader la Serbie que son devoir était de se laisser dévorer par l’Autriche.

Une chose plus grave est que l’écrasement du faible par le fort rencontrait alors, sinon l’approbation, du moins l’indulgence de certains hommes non systématiquement hostiles à la Société des Nations c’est-à-dire au principe d’une justice internationale [34]. Leurs thèses, toujours plus ou moins franches, étaient que, puisque cet organisme avait trouvé le moyen à deux reprises, lors des affaires de Mandchourie et du conflit italo-turc, de manquer aux mesures qu’impliquait son statut, on ne voyait pourquoi il ne le trouverait pas une nouvelle fois. Ou encore qu’ils admettaient l’application du Covenant avec ses risques de guerre, mais non pour des « marchands d’esclaves [35] » comme si la vérité n’était pas que ces marchands d’esclaves – tel jadis un petit capitaine juif – ne nous intéressaient nullement par eux-mêmes, mais pour la cause qu’ils incarnaient ; comme si la justice ne voulait pas que, dans l’Etat, la police protégeât tous les citoyens, voire ceux qui personnellement ne valent pas cher. Ou encore qu’il leur semblait peu juste qu’on interdît à un jeune Etat les actes de proie qui ont engraissé ses devanciers ; comme si leur vœu ne devait pas être la disparition de ces mœurs de la jungle qui furent jusqu’à ce jour celles de la vie internationale. Mais quoi de plus éloquent que cette mécon­naissance de la justice chez des hommes qui, de bonne foi, ne font point profession de la bafouer ? 

Le clerc et le pacifisme. 

J’ai parlé de la thèse brandie par les antisanctionnistes lors de l’affaire éthiopienne (reprise par eux lors de Munich), qui consistait à flétrir les partisans d’une action contre la nation de proie parce que cette attitude impliquait l’acceptation de l’idée de la guerre. Cette thèse n’a pas été adoptée seulement par les hommes résolus à ne pas inquiéter les fascismes (d’ailleurs hypocritement, vu qu’ils eussent fort bien admis, voire acclamé, une politique risquant d’amener une guerre avec l’Etat soviétique), mais par d’autres profondément hostiles à ces régimes et sincèrement acquis à l’idée de justice, notamment de nombreux chrétiens. C’est la thèse qui veut que l’homme moral – le clerc – tienne pour valeur suprême la paix et condamne par essence tout usage de la force. Nous la rejetons de tous points et estimons que le clerc est parfaitement dans son rôle en admettant l’emploi de la force, voire en l’appelant, dès qu’elle n’agit qu’au service de la justice, à condition qu’il n’oublie pas qu’elle n’est qu’une nécessité temporaire et jamais une valeur en soi. Cette conception du clerc a été admirablement exprimée par un haut digni­taire de l’Eglise, l’archevêque de Cantorbéry, auquel on reprochait, lors de l’affaire éthiopienne, qu’étant donné son ministère il voulût des sanctions menaçantes pour la paix et qui répondait : « Mon idéal n’est pas la paix, il est la justice. » En quoi il ne faisait que reprendre le mot de son divin Maître : « Je n’apporte pas la paix, mais la guerre » (la guerre au méchant) [36]. Rappelons que, dans le même sens, les rédacteurs d’un journal chrétien [37] déclarèrent, lors de la même crise et aussi lors de Munich, que, s’ils entendaient s’opposer à l’injustice quelles que soient les conséquences de leur geste, c’était précisément parce que chrétiens. Maints de leurs coreligionnaires oublient que la théologie chrétienne confère au prince juste le droit de glaive et que certains anges, non les moins purs, portent un fer [38].

La thèse de la paix au-dessus de tout est chez de nombreux clercs une position purement sentimentale, exempte de tout argument [39]. Ce qui est encore une façon de trahir leur fonction, celle-ci étant de demander leurs convictions à leur raison, non à leur cœur (voir infra, p. 108). 

Le clerc et l’idée d’organisation. 

Je marquerai enfin dans le même ordre une idée dont on peut dire qu’elle est honorée, du moins implicitement, par tous les clercs de l’heure présente, lesquels montrent ainsi – maint d’entre eux, c’est le plus grave, sans s’en douter – leur trahison à leur fonction ; je veux parler de l’idée d’organisation. Cette idée est portée au sommet des valeurs par les docteurs fascistes, communistes, monarchistes comme par les démocrates, ceux-ci, là encore, étant battus d’avance lorsqu’ils prétendent la soutenir au nom de leurs principes, vu que leurs principes en sont la négation. Elle est, en effet, fondée sur la suppression de la liberté individuelle, comme l’a nettement articulé son inventeur[40] déclarant (ce qui me semble indéniable) que la liberté est une valeur toute négative avec laquelle on ne construit rien, ou encore un de ses grands adeptes, par une franchise qu’on ne trouve pas chez tous ses confrères, quand il écrit : « Le dogme de la liberté individuelle ne pèsera pas un fétu le jour où nous organiserons vraiment l’Etat [41]. » L’idée d’organisation a pour objet de faire produire le maximum du rendement dont il est capable, en supprimant les dissipations d’énergie dues aux libertés personnelles, à l’ensemble qui s’y inféode : la totalité de sa national efficiency si cet ensemble est un Etat, de sa productivité matérielle s’il est la planète. Elle est une valeur essentiellement pratique, rigoureusement le contraire d’une valeur cléricale. Totalement inconnue de l’Antiquité, du moins en tant que dogme, elle est une des trouvailles les plus barbares de l’âge moderne. Le fait qu’elle soit adoptée par les clercs qui se croient le plus fidèles à leur fonction montre à quel point leur caste a perdu toute conscience de sa raison d’être. 


 B. Au nom d’une communion avec l’évolution du monde.
Le matérialisme dialectique. La religion du « dynamisme ».

Une autre trahison des clercs est, depuis une ving­taine d’années, la position de maint d’entre eux à l’égard des changements successifs du monde, singuliè­rement de ses changements économiques. Elle consiste à refuser de considérer ces changements avec la raison, c’est-à-dire d’un point de vue extérieur à eux, et de leur chercher une loi d’après les principes rationnels, mais à vouloir coïncider avec le monde lui-même en tant que, hors de tout point de vue de l’esprit sur lui, il procède à sa transformation – à son « devenir » – par l’effet de la conscience irrationnelle, adaptée ou contradictoire et par là profondément juste, qu’il prend de ses besoins. C’est la thèse du matérialisme dialectique. Elle est exposée, entre autres, par M. Henri Lefèvre dans un article de la Nouvelle Revue Française d’octobre 1933 : « Qu’est-ce que la dialectique ? » et par une importante étude d’Abel Rey dans le tome 1 de l’Encyclopédie Française [42].

Cette position n’est aucunement, comme elle le prétend, une nouvelle forme de la raison, le « rationalisme moderne [43] » ; elle est la négation de la raison, attendu que la raison consiste précisément, non pas à s’identifier aux choses, mais à prendre, en termes rationnels, des vues sur elles. Elle est une position mystique. On remarquera d’ailleurs qu’elle est exactement, encore que maint de ses adeptes s’en défende, celle de l’Evolution créatrice, voulant que, pour comprendre l’évolution des formes biologiques, on rompe avec les vues qu’en prend l’intelligence, mais qu’on s’unisse à cette évolution elle-même en tant que pure « poussée vitale », pure activité créatrice, à l’exclusion de tout état réflexif qui en altérerait la pureté. On pourrait dire encore que, par sa volonté de coïncider avec l’évolution du monde – expressément avec son évolution économique – en tant que pur dynamisme instinctif, la méthode est un principe, non pas de pensée, mais d’action, dans la mesure exacte où l’action s’oppose à la pensée, du moins à la pensée réfléchie. C’est pourquoi elle est d’une valeur suprême dans l’ordre pratique, dans l’ordre révolutionnaire, et donc tout à fait légitime chez des hommes dont tout le dessein est d’amener le triomphe temporel d’un système politique, exactement économique, alors qu’elle est une flagrante trahison chez ceux dont la fonction était d’honorer la pensée précisément en tant qu’elle se doit étrangère à toute considération pratique.

Mais ces clercs font mieux ; ils veulent que cette union mystique avec le devenir historique soit en même temps une idée de ce devenir. « Celui, s’écrie l’un d’eux, qui n’insère pas son idée politique dans le devenir historique ou plutôt qui ne l’extrait pas, par une analyse rationnelle, de ce dernier même est en dehors de la politique comme de l’histoire [44] », montrant par son « ou plutôt » qu’il tient pour homogènes le fait de communier avec le devenir historique et le fait d’émettre – par une analyse rationnelle ! – une idée sur lui. Nous rappellerons à ce professeur de philosophie le mot de Spinoza : « Le cercle est une chose, l’idée du cercle est une autre chose, qui n’a pas de centre ni de périphérie » et lui dirons : « Le devenir historique est une chose ; l’idée de ce devenir en est une autre, qui n’est pas un devenir », ou encore : « Le dynamisme est une chose ; l’idée d’un dynamisme en est une autre, qui, étant une chose formulable, communicable, c’est-à-dire identique à elle-même pendant qu’on l’exprime, est, au contraire, un statisme. » Dans le même sens, un des condisciples proclame : « Puisque ce monde est déchiré par des contradictions, seule la dialectique (qui admet la contradiction) permet de l’envisager dans son ensemble et d’en trouver le sens et la direction [45]. » Autrement dit, puisque le monde est contradiction, l’idée du monde doit être contradiction ; l’idée d’une chose doit être de même nature que cette chose ; l’idée du bleu doit être bleue. Là encore, nous dirons à notre logicien : « La contradiction est une chose ; l’idée d’une contradiction en est une autre, qui n’est pas une contradiction. » Mais retenons, chez des hommes dits de pensée, cette incroyable confusion entre la chose, laquelle, si elle est involontaire, prouve une insigne carence intellectuelle et, si elle est volontaire (ce que j’incline à croire), témoigne d’une remarquable improbité.

Pour ce qui est de ma distinction entre s’unir mysti­quement au devenir historique et former une idée sur lui, maint « dialecticien » répondra : « On vous accorde cette distinction ; mais c’est en commençant par cette union mystique avec notre sujet que nous émettrons sur lui des vues intellectuelles vraiment valables. » Là encore, distinguons. Veut-on dire que cet état mystique deviendra connaissance intellectuelle sans changer de nature, par « extension de lui-même », par « dilatation », par « détente », dit Bergson, maître, une fois de plus, de nos nouveaux rationalistes ? Ou veut-on dire qu’il le deviendra en rompant avec son essence et faisant appel, après cette union, à une activité d’un tout autre ordre, qui est l’intelligence, la pensée réfléchie ? Pour moi, j’adopte résolument la seconde thèse et pense qu’une idée émise sur une passion n’est nullement le prolongement de cette passion. La psychologie me donne raison. « L’intelligence, conclut Delacroix, est un fait premier. Les diverses tentatives de déduction de l’intelligence ont toutes échoué. » Je soumets au lecteur le cas suivant. Melle de Lespinasse écrit : « La plupart des femmes ne demandent pas tant à être aimées qu’à être préférées. » J’admets que l’ardente Julie ait dû, pour trouver cette vue pénétrante, commencer par éprouver la passion de la jalousie ; mais je tiens qu’il lui a fallu, en outre, posséder cette faculté d’un tout autre ordre, qui est de réfléchir sur sa passion et de manier des idées générales. La petite midinette qui n’a que sa souffrance pourra la « dilater » jusqu’à la fin de ses jours, elle ne trouvera jamais rien de pareil. De même, j’admets [46] que si Marx a émis sur le système patriarcal, féodal, capitaliste et le passage de l’un à l’autre des vues profondes, c’est parce qu’il a commencé par se mettre à l’intérieur de ces réalités, par les vivre ; mais j’affirme que c’est surtout parce qu’il a su en sortir et y appliquer du dehors une pensée raisonnante, selon ce que tout le monde appelle raison. Les hommes du XVe siècle qui, bien plus encore que Marx, vivaient le passage du régime féodal au capitaliste, n’y ont rien vu, précisément parce qu’ils n’ont su que le vivre. Au surplus, Marx, entre tous ces systèmes, établit des rapports ; or l’établissement de rapports est le type de l’activité spécifiquement intellectuelle dont on ne trouve pas le moindre germe dans l’exercice vital, lequel ne sait que l’instant présent.

J’attends qu’on me cite un seul résultat dû à la méthode du matérialisme dialectique et non à l’application du rationalisme tel que tout le monde l’entend, encore que souvent particulièrement nuancé.

Si l’on demande quel est le mobile de ceux qui brandissent cette méthode, la réponse est évidente : il est celui d’hommes de combat, qui viennent dire aux peuples : « Notre action est dans la vérité puisqu’elle coïncide avec le devenir historique ; adoptez-la. » C’est ce que l’un d’eux exprime nettement quand il s’écrie : « Choisir consciemment les voies qui déterminent de façon inévitable le développement de la société, voilà l’explication du réalisme de notre politique [47]. » On remarquera le mot inévitable, qui implique que le développement historique se fait indépendamment de la volonté humaine ; position toute mystique, que d’autres énoncent en déclarant qu’il est l’œuvre de Dieu [48]. 

Autres reniements de la raison inclus dans la doctrine. 

Le matérialisme dialectique pratique encore le reniement de la raison en ce qu’il entend concevoir le changement, non pas comme une succession de positions fixes, voire infiniment voisines, mais comme une « incessante mobilité », ignorante de toute fixité ; ou encore, pour user de ses enseignes, comme un pur « dynamisme », indemne de tout « statisme ». C’est, encore là, une reprise, bien que maint doive le nier, de la thèse bergsonienne, qui prône l’embrassement du mouvement en soi, par opposé à une succession d’arrêts, si rapprochés fussent-ils, chose en effet tout autre. Or une telle attitude prononce l’abjuration expresse de la raison, vu que le propre de la raison est d’immobiliser les choses dont elle traite, du moins tant qu’elle en traite, alors qu’un pur devenir, exclusif, par essence, de toute identité à soi-même, peut être l’objet d’une adhésion mystique, mais non d’une activité rationnelle [49]. Au reste, nos « dialecticiens », dans la mesure où ils disent quelque chose, parlent fort bien de choses fixées ; ils parlent du système patriarcal, du système féodal, du système capitaliste, du système communiste, comme de choses semblables à elles-mêmes, du moins en tant qu’ils en parlent. Mais l’important ici n’est pas l’application plus ou moins fidèle de la doctrine, c’est la doctrine elle-même, laquelle, prêchant comme mode de connaissance une attitude tout affective, constitue, de la part d’hommes dits de l’esprit une parfaite trahison.

Le matérialisme dialectique, se voulant dans le devenir en tant que négation de toute réalité identique à elle-même si peu de temps le fût-elle, se veut essentiellement dans la contradiction et donc essentiellement, quoi qu’il en dise, dans l’antirationnel. La thèse est formulée avec toute la netteté souhaitable par cette déclaration de Plekhanov, sorte de charte du dogme :

Dans la mesure où des combinaisons données restent ces mêmes combinaisons, nous devons les apprécier selon la formule « oui est oui » et « non est non » (A est A, B est B). Mais dans la mesure où elles se transforment et cessent d’être telles quelles, nous devons faire appel à la logique de la contradiction. Il faut que nous disions « oui et non », elles existent et n’existent pas. (Questions fondamentales du Marxisme, p. 100. Cité avec ferveur par le philosophe Abel Rey, Le Matéria­lisme dialectique, Encyclopédie française, t. I.) 

Toute l’équivoque gît dans les mots : se transfor­ment. Veut-on parler d’une transformation continue, ignorante de toute fixité ? Alors, en effet, le principe d’identité ne joue plus, la « logique de la contradiction » (dont on attend une définition) s’impose. Veut-on parler d’une transformation discontinue, où un état considéré comme semblable à lui-même pendant un certain temps passe à un autre considéré sous le même mode et infiniment rapproché ? La pensée persiste alors à relever du principe d’identité ; nous n’avons nullement à dire : « Les choses existent et elles n’existent pas », mais « elles existent et d’autres ensuite existent », qui d’ailleurs ne nient selon aucune nécessité les premières. Or cette transformation discontinue est la seule qu’envisage la raison, voire le langage, vu que l’essence de la raison est d’introduire – arbitrairement, mais cet arbitraire est sa nature même – de la fixité dans le changement, d’insérer, selon une formule célèbre, de l’identité dans la réalité [50]. Quand un autre « dynamiste » du même bord prononce, non sans dédain : « Le principe d’identité n’a que la portée d’une convention, celle de... stabiliser les propriétés, toujours en voie de transformation, des objets empiriques sur lesquels on raisonne [51] », il énonce simplement du haut de sa superbe le moyen génial par lequel l’esprit a réussi à faire une science en dépit de la mouvance des choses. Quand le philosophe de l’Encyclopédie française ajoute : « oui et oui, formule du statisme, oui et non, formule du dynamisme ; or le statisme n’est qu’apparence », nous lui répondrons que cette « apparence » est l’objet de la science [52], alors que le réel l’est d’embrassement mystique et que la prédication d’un tel embrassement n’est pas ce qu’on attendait de son institution. 

Où mène la furie du dynamique. 

La furie du dynamique conduit ses possédés à cette thèse incroyable : savoir qu’il n’y a de pensée valable que celle qui exprime un changement. Dans une étude intitulée : « Caractère dynamique de la pensée [53] », où l’on confond la pensée et l’objet de la pensée, une pensée étant toujours statique, j’entends adhérente à elle-même, même si son objet est dynamique [54], le philosophe plus haut cité distingue entre le jugement nominal, dont la copule est le mot est (l’homme est mortel), et le jugement verbal, où la copule est remplacée par un « verbe véritable » (le verbe être ne serait pas un verbe véritable) et dans lequel « il y a expression d’un acte irréductible à une attribution qualitative. Quelque chose de dynamique et de transitif et non plus de statique et d’inclusif ». « Les jugements : "La bille blanche a poussé la bille rouge", "x a heurté y" n’attribuent pas, dit-il, une qualité aux sujets, ne les situent pas dans une classe. Ces jugements constatent un chan­gement » ; or ce sont les jugements de ce genre qui seuls, selon lui, constituent la pensée importante, les autres étant de la pensée « grossièrement simplifiée et réduite au minimum pour la pénétration du réel ». Le lecteur dira si des jugements comme « l’hydrogène est un métal » ou « la lumière est un phénomène électromagnétique », bien qu’ils attribuent une qualité aux sujets, bien qu’ils les situent dans des classes et soient l’ex-pression d’un état, non d’un acte, constituent de la pensée importante. Mais surtout il jugera ces hommes dont la fonction est d’enseigner la pensée sérieuse, qui, devenus de véritables derviches tourneurs, prêchent que de tels enrichissements de l’esprit ne méritent que le dédain. 

Autres trahisons de clercs au nom du « dynamisme ». 

Je marquerai encore d’autres dogmes par lesquels, au nom du « dynamisme », des hommes dont la fonction était d’enseigner la raison en prônent expressément la négation.

1° Le dogme de la « raison souple » — particulièrement cher à Péguy — laquelle ne signifie nullement, en quoi elle ne serait rien d’original, une raison qui, énonçant des affirmations, n’y tient jamais assez pour ne point s’en dédire en faveur d’autres plus vraies, mais une raison indemne d’affirmation, en tant que l’affirmation est une pensée limitée à elle-même, une raison procédant par pensée qui soit à la fois elle-même et autre chose qu’elle, par conséquent essentiellement multivoque, inassignable, insaisissable (ce qu’un de ses fervents appelle la pensée « disponible »). Ce dogme est infiniment voisin de cet autre, professé par un philosophe patenté, qui veut que l’essence de la raison soit l’« anxiété », que le doute soit pour le savant, non pas un état provisoire, mais essentiel [55] que, lorsque le « surrationalisme », que ce nouveau méthodiste vient de décrire, aura trouvé sa doctrine, il puisse « être mis en rapport avec le surréalisme, car la sensibilité et la raison seront rendues l’une et l’autre à leur fluidité [56] » ; de ces autres qui réprouvent la « vision statique [57] » de la science, celle qui consiste à « s’arrêter aux résultats de la science », impliquant par là que la science ne doit admettre aucune position fixe, même passagère ; qui prononcent : « La pensée est une danse fantaisiste, qui se joue parmi des postures souples et des figures variées [58] » ; qui déclarent, selon leur exégète, que l’expérience, dès qu’elle nous saisit, « nous entraîne hors de l’intrants, hors de l’acquis, hors de son propre plan peut-être, hors du repos en tout cas [59] ». Cette raison « souple », en vérité, n’est pas raison du tout. Une pensée qui relève de la raison est une pensée raide (ce qui ne veut pas dire simple) en ce sens qu’elle prétend adhérer à elle-même, ne fût-ce qu’en l’instant où elle s’énonce. Elle est, a-t-on dit excellemment, une pensée qui « doit pouvoir être réfutée [60] », c’est-à-dire qui présente une position définissable, ce que les avo­cats appellent une « base de discussion ». Et sans doute mainte pensée rationnelle a commencé par un état d’esprit privé de pensée arrêtée, par un état vague [61], mais celui qui connaît cet état le connaît pour en sortir, sous peine de ne rien énoncer qui se rapporte à la raison. « Tout mon dessein, dit Descartes, ne tendait qu’à quitter le sol mouvant pour trouver le roc et l’argile. » Ceux qui ordonnent à l’esprit d’adopter comme carac­tère, non provisoire mais organique, la souplesse ainsi entendue, l’invitent à définitivement rejeter la raison et, s’ils se donnent pour des apôtres de cette valeur, sont proprement des imposteurs. La proscription du saisissable a été prononcée par un autre philosophe (Alain) quand il exhorte ses ouailles à rejeter la pensée en tant qu’elle est un « massacre d’impressions », les impressions, c’est-à-dire des états de conscience essentiellement fuyants, étant les choses valables, qu’il ne faut pas « massacrer ». Elle l’est éminemment par le littérateur Paul Valéry lorsqu’il condamne « l’arrêt sur une idée » parce qu’il est « un arrêt sur un plan incliné », lorsqu’il écrit : « L’esprit, c’est le refus indéfini d’être quoi que ce soit » ; « Il n’existe pas d’esprit qui soit d’accord avec soi-même ; ce ne serait plus un esprit » ; « Une véritable pensée ne dure qu’un instant, comme le plaisir des amants [62] » ; ce qui est nous inviter à communier avec la nature métaphysique de l’esprit, chose qui n’a rien à voir avec la pensée, laquelle encore une fois a pour essence de procéder par articulations tangibles et assignables. On pourrait appeler cette position l’esprit contre la pensée [63]. On m’objecte que le littérateur ici en cause ne se donne pas pour un penseur ; qu’avec son mépris de la pensée il ne manque nullement à sa fonction de pur littérateur. Aussi n’est-ce pas lui que j’accuse, mais ces philosophes, dont maint se proclame rationaliste (Brunschvicg), qui le présentent expressé­ment comme un penseur — ne lui confièrent-ils pas la présidence des séances commémoratives du Discours de la Méthode et de la naissance de Spinoza ? — et couvrent ainsi de leur autorité une position purement mystique.

Un saisissant exemple de philosophe « rationaliste » qui patronne une pensée organiquement irrationnelle est celui de G. Bachelard, présentant, dans l’Eau et les Rêves, le mécanisme psychologique tel qu’il apparaît chez un Lautréamont, un Tristan Tzara, un Paul Eluard, un Claudel, comme devant, en quelque mesure, servir de modèle au savant. Ce rationaliste exalte (op. cit. p. 70) « la rêverie matérialisante, cette rêverie qui rêve la matière » et « est un au-delà de la rêverie des formes », la rêverie des formes étant une chose encore trop statique, trop intellectuelle ; il veut voir (p. 9-10) l’origine d’une connaissance objective des choses dans un état de l’esprit s’occupant surtout de nouer « des désirs et des rêves » et s’efforce de « devenir » rationaliste en partant d’une connaissance « imagée » telle qu’il la trouve chez ces littérateurs. Nous avouons ne pas voir comment la connaissance de l’eau à la manière de Claudel ou de Paul Eluard, pour prendre les exemples qu’il presse sur son cœur, conduira à la connaissance qui consiste à penser que cette substance est faite d’oxygène et d’hydrogène. Nous lui représenterons le constat de Delacroix : « L’intelligence est un fait premier. Les diverses tentatives de déduction de l’intelligence ont toutes échoué [64]. Au reste, nous touchons là un phénomène très répandu aujourd’hui chez les philosophes, voire les savants : faire état d’affirmations de littérateurs en vogue, purement brillantes et gratuites comme c’est le droit de ceux-ci, mais dont on se demande ce qu’elles viennent faire dans des spéculations à prétention sérieuse. C’est là l’effet d’un snobisme littéraire, dont l’adoption par des hommes dits de pen­sée n’incarne pas précisément la fidélité à leur loi [65].

Nos dynamistes, pour disqualifier la pensée identique à elle-même si peu de temps que ce fût et donc rationnelle, soutiennent qu’elle est incapable de saisir les choses dans leur complexité, dans leur infinité, dans leur totalité. C’est ce qu’ils expriment en déclarant (Bachelard) qu’ils s’en prennent au rationalisme « étroit », entendent « ouvrir » le rationalisme. Une telle pensée, est-il besoin de le dire, n’est nullement condamnée à ne connaître les choses que dans leur simplisme, elle est fort bien capable d’en rendre compte dans leur com­plexité ; mais elle le fait en restant dans l’identité à soi-même, dans les mœurs du rationnel. Or c’est cela que nos prophètes n’admettent point. La vérité est que ces nouveaux « rationalistes » repoussent le rationalisme non étroit tout autant que l’étroit, par le seul fait qu’il est rationalisme. Quant à l’infinité des choses, à leur totalité – que le matérialisme dialectique prétend atteindre, puisqu’il prétend atteindre la « réalité » et que celle-ci est « totale [66] » — le rationalisme, en effet, ne la donne pas, pour la bonne raison que, par définition, il s’applique à un objet limité, dont il sait fort bien, d’ailleurs, que la limitation qu’il en fait est arbitraire. « La science n’est possible, dit fort justement un de ses analystes, qu’à la condition qu’on puisse découper dans l’ensemble du réel des systèmes relativement clos et considérer comme négligeables tous les phénomènes qui ne font pas partie de ces systèmes [67]. » « Le Tout, prononce excellemment un autre, est une idée de métaphysicien : il n’est pas une idée de savant [68]. » Là encore, ceux dont on attendait qu’ils enseignassent aux hommes le respect de la raison et qui y prétendent, leur prêchent une position mystique.

Un procès voisin du précédent contre la pensée stabilisée est qu’elle ne procède que par affirmations « grossièrement massives », par fermeté « exempte de nuances », dont Taine serait le symbole. Comme si le propre du bon esprit n’était pas précisément la fermeté dans la nuance ; comme si les nuances que la physique moderne établit, par exemple, dans l’idée de masse : l’idée de quantité de matière, de capacité d’impulsion, de quotient de la force par l’accélération, de coefficient de la loi d’attraction universelle, n’étaient pas des idées parfaitement bien identiques à elles-mêmes et aucunement « mobiles ». Comme si on n’en pouvait pas dire autant, en matière psychologique, des nuances de Stendhal, de Proust, de Joyce, voire de Taine. Mais la consigne de ces clercs est de vouer au mépris des hommes, par tous les moyens, la pensée rationnelle.

Voici un saisissant exemple de leur volonté d’identifier la pensée nuancée à une pensée mobile. « Lorsque M. Einstein, écrit l’un d’eux, nous suggère de corriger et de compliquer les lignes du newtonianisme, trop simples et trop schématiques pour convenir exactement au réel, il affermit chez le philosophe la conviction qu’il était effectivement utile de faire passer la critique kantienne d’un état « cristallin » à un état « colloïde [69] ». Et un autre : « Chercher la nuance, au risque même d’effleurer la contradiction, tel est le moyen de saisir la réalité [70]. » Notons toutefois la timidité d’« effleurer ». Barbares honteux de leur barbarie.

Enfin nos dynamistes condamnent encore la pensée stable parce qu’elle se croirait définitive. Les idées d’un vrai savant, dit notre philosophe de l’Encyclopédie [71], « ne doivent jamais être considérées comme définitives ou statiques », ces deux derniers mots lui étant évidemment synonymes. Comme si le statique ne pouvait pas se savoir provisoire sans nullement devenir pour cela mobilité insaisissable. Dans le même esprit, Brunschvicg compare certains savants contemporains à un photographe qui, la tête sous son drap noir, crierait à la nature : « Attention ! je prends votre image ; ne bougeons plus ! » On cherche où est aujourd’hui, parmi les hommes qui pensent par idées stables, un tel simpliste. Qui veut noyer son chien le dit enragé.

2° Le dogme du « perpétuel devenir de la science », qui, lui encore, ne signifie point que la science doive procéder par une succession d’états fixes dont aucun n’est définitif, chose que nul ne conteste, mais par un changement ininterrompu, sur le modèle de la « durée », essentiel, paraît-il, à l’esprit du savant. Cette conception est celle de maints philosophes actuels quand ils rapportent le devenir de la science au fait qu’elle doit se mouler sur le réel en tant qu’il est incessant changement, « ressaisir la réalité dans la mobilité qui en est l’essence [72] ». On se demande ce qu’eussent donné un Louis de Broglie ou un Einstein si leur esprit n’avait été qu’incessante mobilité avec refus d’adopter aucune position stable. Là encore, nos clercs exaltent une attitude de pur sensualisme, répudiatrice de toute raison.

3° Le dogme du concept « fluide » (Bergson, Le Roy), qui ne veut pas dire l’appel à un concept de plus en plus différencié, de mieux en mieux adapté à la complexité du réel, mais l’absence de concept, vu que le concept, si différencié soit-il, sera toujours, du fait qu’il est concept, une chose « rigide », incapable par essence d’épouser le réel dans sa mobilité. C’est là une position qu’on ne saurait reprocher à un Bergson ou un Le Roy, lesquels, surtout le second, se donnent assez nettement pour des mystiques. Mais que dire du « rationaliste » Brunschvicg qui, du haut de la chaire, annonce à une jeunesse inclinée sous son verbe un rationalisme « sans concepts [73] » ?

4° Le dogme selon lequel les thèses de la nouvelle physique sonneraient le glas des principes rationnels. Cette thèse n’a pas été seulement brandie par des littérateurs et des mondains, race qui n’est pas tenue au sang-froid et ne détient point d’autorité en l’espèce, mais par des philosophes, voire des savants, ici éducateurs patentés. Faut-il rappeler que, si la nouvelle physique a considérablement affiné les principes rationnels dans leur application, elle ne les a nullement abandonnés dans leur nature ; que, pour ce qui est du principe de causalité, Brunschvicg s’est entendu dire, dans de célèbres séances de la Société de Philosophie, qu’avec son livre sur la causalité physique et l’expérience humaine il avait montré la complication croissante de ce principe dans l’emploi qu’en fait la science moderne, mais aucunement un cataclysme de son essence ; que, pour ce qui regarde le déterminisme, un Einstein et un de Broglie déclarent que, si la nouvelle physique les oblige à corriger ce que cette idée avait de trop absolu dans leur esprit, ils ne la rejettent nullement en subs­tance, vu qu’elle leur paraît la base de toute attitude vraiment scientifique [74]. « On n’insiste pas assez, écrit un commentateur, d’ailleurs rempli d’admiration pour cette nouvelle science, sur le fait que la physique indéterministe repose sur la logique classique. On n’a jamais songé à introduire une imprécision intrinsèque dans la logique, dans notre pensée pure elle-même. Une telle supposition vicierait tous nos raisonnements [75]. » Quand L. de Broglie déclare que l’étude de la physique nucléaire pourrait se heurter un jour aux limites de compréhension de notre esprit [76], il énonce que l’homme pourrait être amené à renoncer à la connaissance fondée sur les principes rationnels, nullement qu’il saurait se faire un « nouvel » esprit scientifique, qui ignorerait ces principes. Là encore nous retrouvons la volonté, chez des éducateurs, en conviant la jeunesse à envelopper la raison dans le linceul où dorment les dieux morts, de lui en enseigner l’abandon.

5° La thèse selon laquelle la raison ne comporte au­cun élément fixe à travers l’histoire et doit changer non pas de comportement mais de nature, sous l’action de l’expérience ; c’est la thèse des « âges de l’Intelligence » de Brunschvicg, qui veut, en somme, que la raison soit soumise à l’expérience et à ses vicissitudes et déterminée par elles. Tout lecteur un peu averti a déjà répondu qu’une telle thèse est insoutenable ; que si la raison, à l’âge où l’homme, en lutte avec l’entour, jetait les fondements de sa nature, est sortie de l’expérience, elle lui est devenue transcendante pour ce qui est de l’interpréter ; qu’en d’autres termes, l’expérience, dans la mesure où elle est autre chose qu’un constat mais un enrichissement de l’esprit, implique la préexistence de la raison. « L’expérience, a-t-on dit (Meyerson), n’est utile à l’homme que s’il raisonne » et encore, non moins justement : « On ne peut absolument rien ap­prendre de l’expérience si l’on n’a pas été organisé par la nature de façon à réunir le sujet à l’attribut, la cause à l’effet [77]. » Ajoutons que, si l’expérience croyait prouver la faillite de la raison telle que nous l’exerçons, elle le ferait en l’employant et ruinerait du coup toute sa preuve. La raison, dit profondément Renouvier, ne prouvera jamais par la raison que la raison est juste. Elle ne prouvera pas davantage qu’elle est fausse. Mais ce que nous retenons ici, c’est la furie du clerc moderne à nier l’existence d’aucune valeur absolue, alors que le rappel à de telles valeurs est précisément son rôle, et à les vouloir toutes, comme le veut le séculier, dans le plan de l’agitation [78]. 

Les clercs et l’idéologie communiste. 

Je signalerai d’autres mouvements que leur adoption du matérialisme dialectique par lesquels les clercs, en adhérant à l’idéologie communiste, trahissent l’enseignement qui faisait leur raison d’être :

a) En adoptant une idéologie qui repousse l’idée de justice abstraite, identique à elle-même par-dessus les temps et les lieux, mais veut que tous les modes sociaux, voire ceux que nous jugeons les plus iniques, aient été en leur temps la justice, vu que celle-ci, nous dit-on, n’est pas un concept que l’esprit aurait forgé dans l’abstrait [79] mais une notion qui n’a de sens que par rapport à un état économique déterminé et par conséquent changeante. Il est tout à fait naturel que des hommes dont le but est le triomphe d’un système économique veuillent que le plus haut produit de la morali­té humaine ne soit que l’expression de systèmes de cet ordre et lui refusent une idéalité qui pourrait se retourner contre eux. Mais le rôle des clercs est précisément de proclamer cette idéalité et de s’opposer à ceux qui n’entendent voir dans l’homme que ses besoins matériels et l’évolution de leur satisfaction. Homologuer ce matérialisme, c’est signer la carence de l’organe de protestation contre la sensualité humaine, duquel ils devaient être l’incarnation et qui constituait une nécessité fondamentale pour la civilisation.

Cette idéalité de la notion de justice n’est nullement un postulat de métaphysiciens, comme se plaît à le statuer l’adversaire du haut de son « réalisme ». J’ai idée que les peuples que Nabuchodonosor tirait par les routes de Chaldée avec un anneau dans le nez, l’infortuné que le seigneur du moyen âge attachait à la meule en lui arrachant sa femme et ses enfants, l’adolescent que Colbert enchaînait pour sa vie au banc de la galère, avaient fort bien le sentiment qu’on violait en eux une justice éternelle – statique – et aucunement que leur sort était juste étant donné les conditions économiques de leur époque. J’ai idée que, contrairement à ce qu’ordonnent les séides du devenir historique, leur conception de la justice « allait plus vite que l’histoire ». Une pièce consubstantielle à la conscience humaine, dès qu’elle s’est apparue, a été de s’insurger contre le fait qui l’écrasait. (Voir l’éternité des révoltes d’opprimés.) De même les oppresseurs ont toujours prétendu justifier leurs actes au nom d’une justice de tous les temps et de tous les lieux ; ce n’est que tout récemment qu’ils ont découvert les Justices « de circonstance ». Il faut que l’évolutionniste s’y résigne : l’idée de justice abstraite est une donnée de l’Homme, comme l’idée de cause ou le principe d’identité.

Demandons-nous à ce propos ce qu’il faut entendre par cette morale « dynamique », exaltée de tout un monde de clercs à la suite du célèbre ouvrage : Les deux sources de la morale et de la religion. Veut-on parler du dynamisme de l’être humain par dévouement à un idéal stable, par exemple la justice ? En ce cas, nous sommes tous partisans de la morale dynamique (encore que l’adoption statique – platonicienne – d’un idéal nous semble détenir autant de valeur morale que la dynamique, le contemplatif autant que l’actif : la foi qui n’agit pas nous semble pouvoir être fort bien une foi sincère ; la foi de l’auteur de L’Imitation autant que celle de Pierre l’Ermite). Ou bien veut-on parler, comme on est porté à le croire par toute la philosophie de l’auteur, d’une morale dont les idéaux sont eux-mêmes en mouvement, dans un « perpétuel devenir » qui ne connaît aucune fixité ? En d’autres termes, la valeur de la morale dynamique est-elle dans son action vers un but défini, ou est-elle dans son dynamisme lui-même indépendamment de la nature de son but et peut-être sans but ? Pareillement nous demandons-nous, quand on nous parle de morale « ouverte », comme tout à l’heure de rationalisme « ouvert », s’il s’agit de l’« ouvrir » en lui maintenant ses principes constituants ou de l’ouvrir au point de les briser ; ce qui serait encore la négation de cette morale absolue dont la prédication est la fonction du clerc [80].

b) En adoptant une idéologie qui veut que la vérité, elle aussi, soit déterminée par les circonstances et refuse de se sentir liée par l’assertion d’hier, que l’on donnait pour vraie, si les conditions d’aujourd’hui en requièrent une autre. On trouvera une déclaration formelle de cette position dans le Discours sur le plan quinquennal de Staline, qui présente une ardente apologie du contradictoire en tant que « valeur vitale » et « instrument de combat ». Une des grandes forces de Lénine, assure un de ses historiens, Marc Vichniac, était son aptitude à ne jamais se sentir prisonnier de ce qu’il avait prêché la veille comme vérité [81]. Là encore, des hommes qui visent un but pratique sont tout à fait dans leur rôle en se voulant prêts à renier leur diktat d’hier si le succès l’exige. Le fameux mot de Mussolini : « Méfions-nous du piège mortel de la cohérence » pourrait être signé de tous ceux qui entendent poursuivre une œuvre au sein de courants qu’ils ne peuvent prévoir. Les totalitaires ne font là d’ailleurs qu’avouer des mœurs dont relèvent tous les réalistes. Un peu avant la guerre un ministre britannique [82] déclarait : « Nous tiendrons nos engagements, en nous souvenant toutefois que le monde n’est pas statique », traduisez en nous réservant de ne point les tenir si les conditions changent. Mais que des hommes de l’esprit s’inféodent à une philosophie qui se targue de ne connaître que l’opportunité et de n’admettre que des vérités de circonstances, je demande si ce n’est pas chez ceux-là proprement déchirer la charte de leur ordre et prononcer sa radiation.

c) En adhérant à un système qui supprime la liberté de l’individu, suppression dont je déclare tout de suite qu’elle est tout à fait sage de la part d’un système qui veut construire une société (la dictature du prolétariat), la liberté, comme je l’ai dit plus haut, étant une valeur toute négative, avec laquelle on ne construit rien. Les arguments du communisme pour démontrer qu’il donne la liberté sont plus spécieux l’un que l’autre et ses grands chefs n’en sont sûrement pas dupes. L’un [83] proclame : « Pour celui qui marche vers l’avenir (lisez est communiste), la liberté est adhésion et construction » ; comme si la question n’était pas de savoir si on donnera la liberté à celui qui ne marche pas vers l’avenir et pour qui elle n’est point adhésion ni construction. D’autres expliquent que renoncer à l’exercice de notre individualité contingente pour communier à l’évolution nécessaire du monde, c’est la vraie liberté ; ce qui est la liberté du panthéisme, de Spinoza et de Hegel (philosophes chers au système) où l’individu, affranchi de l’« illusion individuelle » et s’insérant dans le développement de la Substance infinie, n’a plus un mouvement qui dépende de sa volonté, c’est-à-dire la négation de ce que tout le monde entend par liberté. D’autres soutiennent que le système mène à la liberté vu que, avec le temps et une éducation appropriée, l’homme ne concevra plus d’autre régime et ignorera donc le sentiment d’opposition. Comme si la liberté ne consistait pas précisément, pour l’esprit, dans la faculté de concevoir plusieurs possibles et d’opter pour l’un d’eux, soit dans la liberté du choix. Et le système est encore fort sage, ne donnant pas la liberté, à soutenir qu’il la donne et à bénéficier ainsi d’un mot dont l’effet sur les masses demeure considérable. Tout cela n’est que juste de la part d’hommes qui entendent gagner au temporel et n’ont pas à connaître d’autre loi que la souveraineté du but. Mais que des clercs sous­crivent à un système dont ils savent, eux, fort bien qu’il est la négation de la liberté ou que, s’il doit la restituer un jour, ce ne sera qu’après en avoir détruit la forme la plus proprement spirituelle, ce n’est pas l’aspect le moins frappant de leur moderne abjuration.

d)   En patronnant un système qui n’honore la pensée que si elle le sert, la condamne si elle trouve sa satisfaction dans son seul exercice – « l’humanisme communiste, dit Marx, n’a pas d’ennemi plus dangereux que l’idéalisme spéculatif » – alors que la loi du clerc avait toujours été de conférer le rang suprême à la pensée désintéressée, exempte de toute considération pour les résultats pratiques qu’elle pourrait comporter, depuis Platon enseignant, non peut-être sans excès, que l’astronomie se dégrade en rendant service à la navigation jusqu’à Fustel de Coulanges déclarant que la beauté de la méthode historique est qu’elle ne sert à rien. Apostasie parente de celle qui veut (Langevin, Bayet, La Morale de la science) que la science apporte, par sa nature, plus de moralité aux hommes, alors que les vrais clercs ont toujours pensé que la moralité de la science réside dans sa méthode, en tant qu’elle nous contraint à une constante surveillance de nous-mêmes, à un constant renoncement à des vues séduisantes, à un continuel combat contre des satisfactions faciles, non dans l’utilisation que les hommes font de la science, chose qui leur vaut un surcroît de liberté ou de misère selon leur moralité (exemple, la bombe atomique), et dont la science n’est nullement responsable.

e) Enfin, en homologuant une philosophie qui veut que les productions intellectuelles de l’homme ne soient qu’une conséquence particulière de sa condition économique. Là encore, il est tout à fait naturel que des hommes qui veulent le triomphe d’un système économique rapportent toutes les activités humaines, voire les plus hautes, surtout les plus hautes, à une cause de cet ordre ; c’est là une manœuvre de combat, dont ceux qui la dirigent seraient peut-être les premiers à convenir qu’elle n’a rien à voir avec la vérité. Mais que des clercs exaltent une doctrine qui, outre qu’elle assigne aux plus hautes manifestations de l’esprit humain une origine toute mécanique [84], énonce une contre-vérité flagrante [85], c’est là un bel exemple de la scission d’eux-mêmes qu’ils pratiquent aujourd’hui.

En somme, la trahison des clercs que je dénonce en ce chapitre tient à ce que, adoptant un système politique qui poursuit un but pratique [86], ils sont obligés d’adopter des valeurs pratiques, lesquelles, pour cette raison, ne sont pas cléricales. Le seul système politique que puisse adopter le clerc en restant fidèle à lui-même est la démocratie parce que, avec ses valeurs souveraines de liberté individuelle, de justice et de vérité, elle n’est pas pratique [87].


C. Autres modes nouveaux de trahison du clerc:
au nom de l’« engagement », de l’« amour »,
du « caractère sacré de l’écrivain », du « relativisme » du bien et du mal.
Conclusion.

 

Je dirai encore quelques attitudes, dont certaines sont nouvelles, par lesquelles les clercs trahissent présentement leur fonction :

1° En ne conférant de valeur à la pensée que si elle implique chez son auteur un « engagement », exactement un engagement politique et moral, non pas toutefois quant aux questions de cet ordre posées dans l’éternel, comme on le trouve chez un Aristote ou un Spinoza, mais un engagement dans la bataille du moment en ce qu’elle a de contingent – l’écrivain doit « s’engager dans le présent » (Sartre) – une prise de position dans l’actuel en tant qu’actuel, avec souverain mépris pour qui prétend se placer au-dessus de son temps [88]. (Voir les manifestes « existentialistes [89] ».) 

Une telle posture conduit à une évaluation toute nouvelle des ouvrages de l’esprit. Ainsi un ouvrage admirable sur tel point de psychologie expérimentale ou d’administration romaine, lequel évidemment n’engage pas son auteur dans la bagarre de l’heure, sera l’objet d’assez peu de considération [90], alors que cet autre, dépourvu de toute vraie pensée, voire de tout art, mais où l’auteur clame violemment son enrôlement sous un drapeau, est traité comme une œuvre de haut rang. (Voir la chronique des livres dans les revues de ces docteurs.) Cette évaluation est particulièrement remarquable en ce qui regarde le roman ; elle tient le genre pour inférieur s’il ne consiste qu’en une peinture de mœurs, une étude de caractères, une description de passion ou autre activité objective, le rabaissant donc ipso facto tel qu’on le voit chez Benjamin Constant, Balzac, Stendhal, Flaubert, voire Proust ; elle ne le déclare grand que s’il incarne la volonté de l’auteur de « prendre position devant l’événement » (c’est ce qu’elle vénère dans les romans de Malraux) et devant l’événement actuel (Malraux, déclare un de ses séides, est le plus grand de nos romanciers « parce qu’il est le plus contemporain [91] »). Est-ce besoin de dire si cette vénération de la pensée en tant que position de boxe dans l’échauffourée du carrefour est la négation nette de ce que le clerc entendit toujours par pensée ?

Une attitude voisine est celle de récents éducateurs, qui condamnent l’étude des humanités gréco-latines parce qu’impropre à former des « hommes », entendez des êtres armés pour le combat, exactement pour le combat social [92]. Une telle position, tout à fait à sa place chez des meneurs de parti, est proprement une félonie chez ceux dont la loi est de vouloir que l’éducation ait pour but de former, non pas de bons lutteurs qui sauront bien retrousser leurs manches dans la mêlée de demain, mais des hommes pourvus de méthodes de l’esprit et de notions morales transcendantes à l’actuel, choses que l’étude des civilisations méditerranéennes de l’antiquité et de celles qui en dérivent a le pouvoir de donner à l’exclusion de toute autre.

Les pourfendeurs de la pensée « non engagée » ne voient pas toujours qu’ils prêchent exactement la même croisade qu’une école dont ils se clament souvent l’absolue négation. Fulminant un bref à ses ouailles, le ministre de l’Education nationale de Vichy, Abel Bonnard, arrêtait : « L’enseignement ne doit pas être neutre ; la vie n’est pas neutre. » A quoi le vrai clerc répond que la vie n’est pas neutre, mais que la vérité l’est, du moins politiquement, faisant du coup contre lui l’union des réalistes de tous les bords.

Statuer que l’essentiel pour le penseur est de savoir s’engager conduit à lui assigner pour vertu capitale, qui dispense presque de toutes les autres : le courage, l’acceptation de mourir pour la position adoptée, quelle qu’en soit la teneur intellectuelle et même morale. D’où il suivrait qu’Aristote et Descartes, dont l’héroïsme ne semble pas avoir été la dominante, seraient assez mal placés dans le temple de l’esprit. Beaucoup saluent le type humain supérieur dans ces hommes dont parle Malraux « prêts à toutes les erreurs, pourvu qu’ils les payent de leur vie », ce qui implique qu’ils le saluent dans Hitler et sa bande.

D’aucuns se demanderont si ma protestation contre une école qui ne respecte que la pensée engagée n’impliquerait pas mon adhésion à une autre qui n’estime que la pensée non engagée, résolue à ne jamais sortir de la « disponibilité ». Il n’en est rien. Je tiens que l’écrivain qui traite de positions morales, non pas sur le mode objectif de l’historien ou du psychologue, mais en moraliste, c’est-à-dire en les marquant de jugements de valeur – et c’est exactement le cas de l’auteur des Nourritures terrestres, de Numquid et tu, de mainte page de son journal – a le devoir d’adopter une position nette, sous peine de tomber dans la prédication du dilettantisme, laquelle constitue, singulièrement en fait de morale, une insigne trahison de clerc. Ce que je condamne, c’est ceux qui n’honorent que la pensée liée à un engagement moral et ravalent celle où un tel engagement n’a que faire – la pensée purement spéculative – laquelle est peut-être la forme la plus noble de cette activité.

2° En s’opposant, au nom de l’amour, contre l’action de la justice (plaidoyers des Mauriac et autres en faveur de traîtres avérés ; demande d’amnistie de crimes établis). Il y a là une trahison formelle à l’état de clerc, vu que l’amour, étant éminemment un commandement du cœur et non de la raison, est le contraire d’une valeur cléricale. Certains adeptes eux-mêmes de la religion d’amour, mais doués d’un sens profond de la p.108 cléricature, ont porté au sommet de leurs valeurs, non pas l’amour, mais la justice. On a vu plus haut le mot de l’archevêque de Cantorbéry : « Mon idéal n’est pas la paix, il est la justice. » Et un autre grand chrétien : « Il faut toujours rendre justice avant qu’exercer la charité [93]. » Celui qui prêche l’amour au mépris de la justice et qui se pose en clerc, est proprement un imposteur.

Ces prophètes expliquent encore qu’ils prêchent l’amour pour « réconcilier tous les Français », pour créer l’« union nationale ». Or les clercs n’ont nullement à créer des unions nationales, chose qui est l’affaire des hommes d’Etat, mais à reconnaître, du moins à s’y efforcer, les justes et les injustes, à honorer les premiers et à flétrir les seconds. Aussi bien, pour ce qui est de la paix mondiale, n’ont-ils pas à psalmodier une embrassade universelle, mais à souhaiter que les justes gouvernent le monde et tiennent en respect les injustes. Là comme ailleurs, leur fonction est de juger, non de se pâmer dans le sentir.

Un des moralistes ici en cause proclame nettement son refus, au nom de l’amour, de distinguer entre le juste et l’injuste. « Ce n’est pas, promulgue F. Mauriac, une discipline toute nue dont nous avons besoin, c’est d’un amour... Il ne s’agit pas, pour le chrétien, de dresser des barrières et des garde-fous, ni de se fournir de béquilles [94]. » Remarquons, en passant, que les définitions des théologiens catholiques, leur attention constante à séparer ce qu’ils tiennent pour la vérité d’avec l’erreur, ne sont pas autre chose qu’un éminent souci de barrières et de garde-fous. Lors de la guerre éthiopienne, notre docteur enveloppait dans le même amour [95] le jeune lieutenant éthiopien et le Romain qui mouraient l’un et l’autre en baisant le crucifix, résolu d’ignorer que le premier tombait pour la défense du droit alors que le second était parti en guerre dans la joie de sabrer et de prendre. On a rarement mieux vu combien l’amour implique la confusion de l’esprit [96].

Ces moralistes nous lancent encore en montrant leurs clients : « Ces criminels ont droit à votre amour ; car, ainsi que vous, ils sont des hommes. » Ceci permet de préciser ce qu’est l’humanisme au regard du clerc. Qu’est-ce, selon lui, qu’être homme ? Je tiens que ce n’est pas relever d’une certaine conformation anatomi­que, mais présenter un certain caractère moral. Sa position a été définie par ce mot du maître : « Par vie humaine, j’entends celle qui se signale, non pas par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais par la raison, surtout par la vertu et la véritable vie [97]. » Aussi bien, si le clerc est tenu par essence à ne point faire état parmi les hommes de races biologiques, il doit y admettre des races morales, à savoir des groupes d’hommes qui ont su s’élever à une certaine moralité et d’autres qui s’en avèrent incapables. Le mot race n’est peut-être point ici tout à fait juste, rien ne prouvant que le bas niveau moral de ces seconds groupes ait quelque chose de fatal et qu’il leur soit à jamais impossible de le franchir, encore que, chez tel peuple dont le nom est sur toutes les lèvres, la profondeur de son culte de la force, la ténacité de ce culte, parfois sa naïve inconscience, le donnent volontiers à croire.

La suspension de la justice en faveur de traîtres avérés (Béraud, Maurras, Brasillach) est réclamée par d’autres clercs (J. Paulhan, R. Lalou) au nom du « droit à l’erreur ». Il y a là une grossière confusion dont on se demande si à elle seule elle ne constitue pas déjà une trahison chez de soi-disant intellectuels.

Une erreur, c’est une affirmation fausse quant à un fait ; c’est d’énoncer que le soleil se lève à l’occident ou que le mercure bout à vingt degrés. La position des Maurras et consorts était tout autre. Elle consistait à déclarer : « Nous avons la haine de la démocratie et travaillerons à la détruire (texte célèbre) par tous les moyens. » Moyens parmi lesquels la trahison était ouvertement admise. (Voir les textes de la page 10). Le leader de l’Action française publiait que, si la Vendée avait assassiné la Convention, il y eût applaudi des deux mains. Un de ses lieutenants annonçait qu’en cas de conflit il passerait à l’ennemi pour aider à la ruine de la démocratie [98]. Or, une telle position n’est pas une « erreur » ; elle est, au nom d’un système de valeurs, une préméditation d’assassinat, qu’on a mise un jour à exécution [99].

Or, je tiens que l’écrivain a fort bien le droit, au nom de sa conviction morale, de déclarer la guerre à son Etat ; je tiens même que, s’il bâillonne cette conviction et ne veut savoir que l’intérêt de l’Etat, il devient un bas conformiste et relève à plein de la trahison des clercs. Mais je tiens qu’il doit alors en accepter la conséquence : savoir que, si l’Etat le juge dangereux, il lui fasse boire la ciguë [100]. C’est ce qu’avait admirablement compris Socrate, le clerc total, qui ne se défendit même pas contre l’action que lui intenta l’ordre établi, la jugeant légitime si celui-ci tenait son enseignement pour subversif de ses fondements. Or, les plaideurs ici en cause semblent penser que, même si l’écrivain tend à poignarder l’Etat, même s’il l’avoue, la justice doit dévier son cours en sa faveur. Leurs raisons sont de deux sortes.

Les uns invoquent la nécessité pour une société de sauvegarder la « pensée [101] ». Or, nous tenons que la hiérarchie de valeurs du clerc doit placer la justice au-dessus de la pensée, celle-ci fût-elle d’un Newton ou d’un Einstein, quitte à la sauvegarder, au cas qu’elle serait coupable, par décret d’exception et non pas par principe. Au surplus, à moins d’appeler pensée tout ce qui s’imprime, je ne vois pas ce que la pensée a perdu par la disparition d’un Maurras ou d’un Brasillach. Il ne faudrait pourtant pas prendre pour de la pensée l’art de jongler avec les sophismes comme Robert-Houdin avec ses gobelets ou le simple talent littéraire.

Pour les autres [102] il semble que le talent littéraire soit la vertu suprême et qu’on doive tout passer au dieu qui en est nimbé. Ce sont ces moralistes que nous vîmes réclamer naguère – et obtenir – la grâce d’un traître avéré parce qu’il incarnait « notre vieille verve gauloise » (Mauriac). C’est là un trait que semble avoir omis l’historien de la France byzantine.

Les prêtres de l’amour présentent comme la réalisa­tion politique de leur idéal : la démocratie. Ils psalmodient : « La démocratie est liée au christianisme et la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique [103]. » Et encore : « La démocratie est d’es­sence évangélique ; elle a pour essence l’amour [104] » ; « La démocratie implique enthousiasme et élan, dynamisme spontané, avènement de masses en grande partie inéduquées et pour cela plus instinctives qu’intellectuelles » ; « Peut-être la démocratie est-elle, en ses ultimes profondeurs, la vie même qui sourd de la masse populaire [105] ». De telles définitions sont de nature à faire concevoir la démocratie comme le siège d’une sentimentalité éperdue et à en détourner tous les hommes dont les valeurs suprêmes sont la justice et la raison. Elles montrent que la forme d’esprit de leurs auteurs est de fonder leurs jugements sur les emportements de leur cœur ; qu’ils sont donc radicalement étrangers à l’institution cléricale.

3° En proclamant qu’il n’existe pas une morale supérieure, devant laquelle tous les hommes doivent s’incliner ; qu’en ce qui regarde notamment les relations internationales, chaque peuple a sa morale propre, spécifique, qui a autant de valeur que celle de ses voisins ; que c’est à ceux-ci de la comprendre et de s’y accommoder. La thèse a été prêchée en toute netteté il y a quelques années par un docteur français à ses compatriotes au sujet de la morale allemande. Il leur expliquait :

La bonne foi allemande est particulière... Elle est pour ainsi dire de nature féodale. C’est un lien d’homme à homme : une fidélité personnelle. Cette bonne foi consiste à ne pas trahir l’ami, le camarade. Mais elle n’engage pas envers l’ennemi. Elle se moque des contrats et des signatures. Quand il s’agit d’un ami, le contrat est superflu. Il vous contraindra toujours moins que ne le fera l’amitié vivante, le désir de garder l’estime et la confiance du camarade, bref, ce que vous appelez, du point de vue féodal, l’honneur. Quand il s’agit d’un ennemi, le contrat est vain. Tout est permis envers l’ennemi. L’on a signé pour qu’il lâche prise. Dès qu’on le peut, on tâche de se soustraire aux obligations qu’on vous a dictées ; on ruse, on triche. Ce n’est pas une faute contre l’honneur. C’est presque un devoir. Et c’est ce que nous appelons, nous, la mauvaise foi allemande [106].

En d’autres termes, la bonne foi allemande est celle des apaches. Eux aussi s’engagent à ne pas trahir le camarade, eux aussi ont un code d’honneur, eux aussi se moquent du contrat avec l’ennemi. Elle n’est pas inférieure à la bonne foi qui tient sa parole ; elle est autre. Tâchons de la comprendre.

Le lecteur décidera si cette injonction faite au juste d’admettre que l’injustice est une morale qui vaut la sienne et de travailler à s’entendre avec elle n’est pas la plus cynique des trahisons du clerc. L’imprésario de cet enseignement proteste, m’assure-t-on, qu’il n’est pas un clerc. Je m’en doutais. Mais ses auditeurs le tiennent pour tel, j’entends pour un penseur, non pour un rebouteux politique, et c’est cette croyance qui fait l’importance qu’ils confèrent à son verbe. On eût aimé qu’il dissipât cette confusion.

Le clerc trahissait honteusement son devoir quand, à l’heure des fascismes triomphants, il acceptait l’injuste parce qu’il était « un fait » ; mieux, se faisait le caudataire des philosophies les plus méprisantes de toute idéalité et le proclamait juste parce qu’il incarnait ce qu’était dans cet instant « la volonté de l’histoire ». La loi du clerc est, quand l’univers entier s’agenouille devant l’injuste devenu maître du monde, de rester debout et de lui opposer la conscience humaine. Les images qu’on vénère dans son institution sont celles de Caton devant César et du vicaire du Christ devant Napoléon. 

Tels sont les principaux aspects de cette nouvelle trahison des clercs qui s’est produite, singulièrement en France, depuis la publication du livre que nous rééditons. Si j’en cherche les causes, elles me semblent se ramener à une, qui d’ailleurs militait déjà dans la trahison des Barrès et Maurras et dont Socrate informait les sophistes, ces patrons de tous les clercs traîtres, qu’elle était le fondement de toute leur philosophie : la soif de sensation. Et en effet, soit qu’il prône l’idée d’ordre et y embrasse l’idée de domination ou celle d’une représentation esthétique ; soit qu’il veuille communier avec le dynamisme du monde, c’est-à-dire éprouver le sentiment de s’insérer dans une force fatale et irrésistible, de devenir un pur vouloir, un pur agir, ignorant de tout état réflexif qui en altérerait la pureté ; soit qu’il adhère aux sophismes d’un parti politique, accepte d’être son enseigne intellectuelle, connaisse ainsi la jouissance de jouer un rôle dans la vie publique et d’être l’objet du transport des masses ; soit qu’il se veuille exclusivement action, position de combat dans la bataille de l’heure, état d’âme de guerrier, ou uniquement amour, épandement du cœur, abolition des sévères lois de l’esprit ; soit qu’il nie les oppositions les plus flagrantes mais qui dérangent les peuples et accède ainsi aux émotions du démagogue, le clerc par toutes ces voies se rue dans le sentir et rompt avec l’ascétisme spirituel qui constitue sa loi. Quant aux effets du phénomène, ils sont ceux qu’on devait attendre de l’attitude d’une classe qui, sous les noms de justice et de raison, exhortait autrefois les hommes au respect de valeurs transcendantes à leurs intérêts, et qui aujourd’hui leur enseigne que ces notions doivent céder le pas devant celle de société hiérarchisée ou devant des valeurs essentiellement troubles comme l’action ou l’amour, ou que, si elles existent, elles n’ont rien d’absolu, mais sont relatives à des conditions matérielles, perpétuellement changeantes. De là une humanité qui, manquant de tout point de repère moral, ne vit plus que dans l’ordre passionnel et dans la contradiction qui le conditionne ; chose peu nouvelle, n’était que, grâce au prêche de nos nouveaux clercs, elle en prend conscience et fierté.

Mai 1946. 


[1] L’acceptation de la capitulation de Munich par crainte qu’une victoire de la France n’amenât l’effondrement des régimes autoritaires est énoncée formellement par cette déclaration de M. Thierry Maulnier (Combat, novembre 1938) : « Une des raisons de la répugnance très évidente à l’égard de la guerre, qui s’est manifestée dans les partis de droite, pourtant très chatouilleux quant à la sécurité nationale et à l’honneur national, et même très hostiles, sentimentalement, à l’Allemagne, est que ces partis avaient l’impression qu’en cas de guerre, non seulement le désastre serait immense, non seulement une défaite ou une dévastation de la France étaient possibles, mais encore, une défaite de l’Allemagne signifierait l’écroulement des systèmes autoritaires qui constituent le principal rempart à la révolution communiste, et peut-être la bolchevisation immédiate de l’Europe. En d’autres termes, une défaite de la France eût bien été une défaite de la France ; mais une victoire de la France eût été moins une victoire de la France que la victoire de principes considérés à bon droit comme menant tout droit à la ruine de la France et de la civilisation elle-même. » Le même docteur écri­vait en 1938, dans une préface au Troisième Reich du chef spirituel de la révolution naziste, Möller van den Bruck : « Il nous paraît opportun de dire avec tranquillité que nous nous sentons plus proches et plus aisément compris d’un national-socialiste allemand que d’un pacifiste français. » On se demande pourquoi l’auteur n’ose pas dire, comme c’est son idée, d’un démocrate français, d’autant plus qu’en 1938 le pacifiste français n’aspirait qu’à tendre la main au national-socialiste alle­mand.

[2] Voir sur ce point, en 1938-1939, les collections des journaux L’Insurgé, Combat, Je Suis Partout. On y lit des déclarations comme celles-ci : « Une victoire de la France démocratique marquerait un immense recul pour la civilisation » ; « Si la guerre ne doit pas amener en France l’écroulement du régime abject, autant capituler tout de suite » ; « Je ne puis souhaiter qu’une chose pour la France : une guerre courte et désastreuse » ; « J’admire Hitler... C’est lui qui portera devant l’histoire l’honneur d’avoir liquidé la démocratie ». (Je Suis Partout, 28 juillet 1944.)

[3] Cf. infra, p. 54.

[5] Ce dernier mot doit être éclairé par cet autre du même juriste dans son article Fascisme de l’Encyclopedia italiana : dans le fascisme, y lit-on, le citoyen connaît la liberté, mais seulement « dans et par le Tout ». C’est à peu près comme si l’on disait au soldat qu’il connaît la liberté parce que l’armée dont il fait partie peut faire ce qu’elle veut, alors que lui n’a pas un geste dont il soit le maître.

[6] Cf. A. de Meeüs, Explication de l’Allemagne actuelle. Maréchal, p. 97.

[7] Voir ses circulaires de 1942.

[8] Cf. infra, p. 233.

[9] Un homme d’ordre, M. Daniel Halévy, l’en flétrit violemment. Cf. La République des Comités.

 

[10] La démocratie est d’ailleurs, selon de Maistre, un châtiment de Dieu ; châtiment toutefois bienfaisant. Dieu, avec la révolution, « punit pour régénérer ». Doctrine qu’on a retrouvée chez le maréchal Pétain et ses hommes au lendemain de la défaite. « L’heure est venue de racheter nos péchés dans nos larmes et dans notre sang. » (Chanoine Thellier de Poncheville, La Croix, 27 juin 1940.) Espérons « que notre défaite deviendra plus féconde qu’une victoire avortée ». (Marcel Gabilly, envoyé spécial de La Croix à Vichy, 10 juillet 1940.)

 

[11] Péguy, Notre Jeunesse.

[12] « La France abrutie par la morale », tel était le titre d’un arti­cle de M. Thierry Maulnier publié au lendemain de Munich contre ceux des Français qui déploraient l’étranglement de la Tchécoslova­quie au nom de la justice. Toutefois l’auteur toisait la morale, non du haut de l’esthétique, mais de l’esprit pratique.

[13] Sur ce point, cf. infra, p. 246.

Que la démocratie repose essentiellement sur l’idée d’équilibre, c’est ce que met en valeur l’excellente brochure de sir Ernest Barker, l’éminent professeur de l’Université de Cambridge : Le Système parlementaire anglais. L’auteur montre que le système représentatif comporte quatre grandes pièces : corps électoral, des partis politiques, un parlement, un ministère ; que son bon fonctionnement consiste dans l’équilibre entre ces quatre pouvoirs ; que si l’un d’eux se met à tirer à soi au détriment des autres, le système est faussé. On voit combien le mécanisme de la démocratie est autrement complexe et suppose donc d’évolution humaine que ces régimes dont toute l’essence est que quelqu’un com­mande et les autres obéissent.

[14] André Siegfried, Revue des Deux Mondes, septembre 1941.

 

[15] Voir note 1, la déclaration de M. Thierry Maulnier.

[16] Pierre Laval, dans une interview donnée à un journaliste américain, février 1942.

[17] Pensées sur l’administration.

[18] Je dis les doctrinaires de l’ordre ; car, en fait, les régimes les plus expressément fondés sur l’ordre ont confié certains des plus hauts postes de l’Etat à des gens sans naissance et sans fortune (voir la colère de Saint-Simon). Toutefois, à mesure que ces régimes se sentent menacés, ils se font plus intraitables sur la question de l’hérédité : l’exigence de trois quartiers de noblesse pour les élèves-officiers, abolie au XVIIe siècle, est rétablie sous Louis XVI et renforcée sous Louis XVIII. On a souvent le sentiment que la théorie de l’ordre selon de Maistre et Maurras en remontrerait à Louis XIV. Chose fort naturelle, vu le progrès de l’adversaire. (Sur ces points, voir notre étude : « La question de l’élite », Précision, p. 192, Gallimard, 1937.)

[19] Bonald, Discours préliminaire à la législation primitive.

[20] De Maistre, Considérations sur la France, chap. VII.

[21] Thiers défendant la loi Falloux (1851).

[22] Cité par Seignobos, Histoire de la Révolution de 1848, p. 150.

[23] Guizot, Du Gouvernement de la France sous la Restauration.

[24] Toutefois, encore en 1910, maints des leurs acclamaient le pape Pie X condamnant les démocrates chrétiens du Sillon parce qu’ils oubliaient que l’essence de l’Eglise est de « magnifier ceux qui remplissent ici-bas leur devoir dans l’humilité et la patience chrétienne ». C’est exactement le thème du défenseur de la loi Falloux.

[25] Ils étaient notamment soutenus par Jaurès. Il y a là un trait commun à toutes les doctrines – démocratique, monarchique, socialiste, communiste – en tant qu’elles s’adressent à des foules : prétendre avoir toutes les vertus et ne point admettre que, si elles ont celle-ci, elles n’ont pas celle-là. Je cherche celle qui déclare : « Ici notre thèse a un point faible. » (Je la cherche aussi dans l’ordre philosophique, du moins pour l’âge moderne.) On m’assure qu’un tel aveu éloignerait toute une clientèle, laquelle ignore la distinction des idées et veut en effet tous les avantages, fussent-ils les plus contradictoires. C’est donc là une attitude purement pratique, pour quoi le clerc n’a que du mépris, du moins chez ceux qui se disent relever de l’esprit.

[26] Béraud, Brasillach.

[27] Sur la barbarie des mœurs en Italie au temps de Raphaël, voir Taine, Voyage en Italie, t. I, p. 205 et suivantes. Un autre exemple serait la Chine, si admirable du point de vue artistique, encore si arriérée du point de vue moral.

[28] On peut encore l’appeler totalitaire (le mot est loin d’être univoque) en ce qu’il exige que la totalité de l’homme lui appartienne, alors que l’État démocratique admet que le citoyen, une fois qu’il a satisfait aux obligations de l’impôt et du sang, connaisse la libre disposition d’une grande partie de lui-même dès qu’il n’use pas de cette liberté pour le détruire : éducation de ses enfants, choix de son culte religieux, droit d’adhérer à des groupes philosophiques, voire politiques, non conformistes. Cette liberté laissée à l’individu est d’ailleurs un grand élément de faiblesse pour l’État démocratique ; mais celui-ci, encore une fois, n’a pour idéal d’être fort. Les systèmes totalitaires ne sont d’ailleurs pas nouveaux. « A Sparte, dit Plutarque, on ne laissait à personne la liberté de vivre à son gré ; la ville était comme un camp où l’on menait le genre de vie imposé par la loi. » (Vie de Lycurgue.) Chose naturelle dans un État où les citoyens étaient, dit Aristote (Politique, II, 7), « comme une armée permanente en pays conquis ». L’exemple de Sparte montre une fois de plus combien l’idée d’ordre est liée à l’idée de guerre.

[29] M. Fernand Grenard, Grandeur et Décadence de l’Asie, chap. II.

[30] La position de Durkheim, si elle conçoit l’État comme un être spécifique, avec ses fonctions propres, distinctes de celles de l’individu, n’annihile aucunement pour cela l’existence de celui-ci et de ses convenances. Voir notamment sa Division du travail social, introduction.

[31] Docteur Ley, cité par E. Morin, L’an zéro de l’Allemagne, p. 64. L’idée que le sentiment de famille est la cellule du sentiment national a eu pour grand théoricien Paul Bourget. On trouvera une réfutation de la thèse dans Ribot, Psychologie des Sentiments, 2e partie, chap. VIII.

[32] Bonald, loc. cit. — Sur tous ces points, voir notre étude : « Du corporatisme », à propos du livre Demain la France par MM. Robert Francis, Thierry Maulnier, Jean Maxence, dans Précision, 1937, pp. 171 sqq. Et aussi notre ouvrage : La Grande Epreuve des démocraties, pp. 37 sqq. Le Sagittaire, 1945.

[33] Voir L’Action française de l’époque, notamment les articles de J. Bainville.

[34] Voir Le Temps, Le Figaro de l’époque, notamment sous la plume de M. Wladimir d’Ormesson.

[35] Nous avons revu le même mouvement au lendemain de la capitulation de Munich : « Ah ! s’écriaient fièrement maints Français, nous n’avons pas été aussi bêtes qu’en 1914 ; nous n’avons pas été nous battre pour des sauvages, à l’autre bout de l’Europe ! » Ce « réalisme » n’était pas seulement brandi par les Joseph Prudhomme d’alors, mais par des hommes dits de l’esprit. On en a vu les effets.

[36] Matthieu, X, 34 ; Luc, XII, 10. Citons ce mot d’un grand chrétien : « Il faut toujours rendre justice avant que d’exercer la charité. » (Malebranche, Morale, II, 7.)

[37] L’Aube. Un des rédacteurs actuels de ce journal, M. Maurice Schumann, a, depuis son retour dans sa patrie, nettement fait passer, en ce qui regarde le châtiment des méchants, la charité devant la justice, malgré ce que ses discours de Londres montrèrent pendant quatre ans de totale dévotion à cette dernière valeur. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Le cœur, et aussi les considéra­tions politiques.

[38] D’autres chrétiens paraissent croire que leur devoir suprême est de sauver la communauté française, fût-ce au prix de concessions au communisme, dont ils n’ignorent pas l’athéisme fondamental. (Cf. Jacques Madaule, Les Chrétiens dans la Cité). Nous pensons que le devoir du chrétien est d’honorer les valeurs éternelles propres au christianisme, aucunement de sauver ce bien purement pratique et contingent qui s’appelle sa nation.

[39] Parfois elle en donne, mais misérables. Par exemple (Alain) : « La guerre n’arrange rien. » Comme si elle n’avait pas empêché deux fois la France d’être l’esclave de l’Allemagne. Je néglige les amateurs de jeux de mots qui répliqueront qu’elle l’est maintenant des Anglo-Saxons.

Un saisissant exemple d’arguments enfantins en faveur de la paix à tout prix est donné par André Gide (Journal, p. 1321 sqq.). On en trouvera l’examen dans notre France byzantine, p. 270. Voir aussi (p. 253) le sentimentalisme de P. Valéry sur le même sujet.

[40] Auguste Comte (Producteur, 1825). Sur la démocratie et l’idée d’organisation, voir notre ouvrage : La Grande Epreuve des démocraties, pp. 185 sqq.

[41] Mein Kampf, p. 91, trad. française.

[42] Récemment par un article de M. René Maublanc (Les Etoiles, 13 août 1946).

[43] C’est le sous-titre de la revue La Pensée. Dans le numéro 4 de cette publication, un de ses rédacteurs, M. Georges Cogniot, déclare qu’un de ses confrères, M. Roger Garaudy, « a montré avec la plus grande force que le matérialisme dialectique donne aux intellectuels français le sens de la continuité de la plus haute tradition française, la tradition rationaliste et matérialiste ». Il est évident que, pour ces penseurs, ces deux derniers états s’impliquent l’un l’autre.

[44] Jean Lacroix, Esprit, mars 1946, p. 354. Ces docteurs protesteront que l’insertion au devenir comporte fort bien un élément intellectuel ; le devenir économique, diront-ils, tend vers un but, comme le devenir de la chenille se transformant en papillon. C’est là une intelligence tout instinctive, purement pratique — une productivité aveugle comme celle de la durée bergsonienne — qui n’a rien à voir avec une vue sur ce devenir, ce que notre auteur appelle lui-même le produit d’une analyse rationnelle.

[45] Henri Lefèvre, loc. cit.

[46] Et encore. Que d’hommes ont émis de vues profondes sur un état d’âme et ne paraissent nullement avoir commencé par le vivre. Les traités sur la folie ne sont pas faits par des fous.

[47] Vychinsky, adjoint au ministère des Affaires étrangères de l’U.R.S.S., cité par Combat, 16 mai 1946.

[48] Toutefois d’autres fidèles veulent au contraire et fortement que l’avenir soit l’œuvre de l’effort humain ; mais c’est là chez eux surtout une position lyrique. (Voir « Trois poètes de la dialectique », par G. Mounin, Les Lettres françaises, 24 novembre 1945.)

[49] D’aucuns m’opposeront que la raison — la science — fait fort bien état de mouvements en tant que mouvements : le mouvement brownien, le mouvement amiboïdal, le mouvement de décomposi­tion d’une substance. A quoi je réponds qu’elle suppose chacun de ces mouvements identique à lui-même en tous temps et tous lieux ; elle lui assigne un nom, qui le fixe dans l’esprit, en fait une réalité que tous les hommes tiennent semblable à elle-même quand il est prononcé. On peut dire qu’en un sens elle immobilise le mouvement pour en faire un objet de raison.

[50] On me dira qu’il y a des moments dans l’histoire où A, loin d’être distinct de B, se fond dans B ; le système patriarcal dans le féodal, le féodal dans le capitaliste... Nous répondrons que la raison – le langage – n’en considère pas moins A et B comme comportant chacun une identité à soi-même, quitte à parler de la compénétration de ces deux identités, laquelle devient elle-même une identité. Tout cela n’a rien à voir avec le fait de déclarer que A est à la fois A et non A, mœurs avec quoi toute pensée, du moins communicable, est impossible.

[51] L. Rougier, Les Paralogismes du rationalisme, p. 444. Cette convention n’est encore, nous dit l’auteur, toujours hautain, que celle « de prendre les mots dont on se sert dans le même sens au cours d’une discussion » : ce qui est simplement la condition de l’intelligibilité de la pensée, même dans le soliloque. Voir toutefois dans le même ouvrage (p. 427) une bonne critique de la dialectique hégélienne.

[52] Cet objet est le phénomène, qui est le même mot qu’apparence (φαινω).

[53] Abel Rey, Encyclopédie française, t. I, 1-18-2.

[54] Cf. notre étude : « De la mobilité de la pensée selon une phi­losophie contemporaine », Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1945.

[55] G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, pp. 147, 148, 164.

[56] Cité par Paul Eluard, Donner à voir, p. 119.

[57] Charles Serrus, cité par A. Cuvillier, Cours de Philosophie, I, 325.

[58] Masson-Oursel, Le fait métaphysique, p. 58.

[59] La philosophie de M. Blondel, par J. Mercier, Revue de Métaphysique et de Morale, 1937. Toutefois ces deux derniers philosophes ne se donnent pas pour rationalistes.

[60] Meyerson, La Déduction relativiste, p. 187.

[61] Et encore. Pour une précision sur ce point, voir notre étude de la Revue de Métaphysique précitée, pp. 194 sqq.

[62] Voir d’autres déclarations du même ordre chez cet auteur dans notre France byzantine, p. 37.

[63] C’est exactement celle de Bergson avec sa volonté que la connaissance soit « incessante mobilité » — et aussi du surréalisme. (« L’esprit sans la raison. »)

[64] Cité par A. Burloud, Essai d’une psychologie des tendances, p. 413, qui combat l’assertion par des arguments qui nous semblent peu probants, encore qu’il veuille (p. 306) que « la pensée réfléchie soit à certains égards un fait premier ».

[65] Il y a là une nouveauté qui vaudrait une étude. Au XVIIe siècle, Mme de La Fayette demandait une préface pour son roman Zaïde à Huet, évêque d’Avranches, homme de science ; aujourd’hui, c’est l’homme de science qui demanderait une préface à l’homme de lettres. On eût très bien vu un livre de L. de Broglie préfacé par Valéry.

[66] « Polyscopique », dit H. Lefèvre, op. cit., p. 531.

[67] J. Picard, Essai sur la logique de l’invention dans les sciences, p. 167. — L. de Broglie a montré l’erreur de l’ancienne physique considérant les corpuscules sans interaction et s’ignorant l’un l’autre (« Individualisme et Interaction dans le monde physique », in Revue de Métaphysique, 1937) mais n’en prêche pas pour cela la considé­ration du Tout.

[68] A. Darbon, La Méthode synthétique dans l’essai, d’O. Hamelin, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1929. — Sur la prédication du Tout chez Bergson et Brunschvicg, voir notre article précité, pp. 185 sqq.

[69] Brunschvicg, L’Orientation du rationalisme, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1920, p. 342. L’auteur place les mots cristallin et colloïde entre guillemets, laissant entendre qu’ils ne sont pas de lui ; mais il est clair qu’il y souscrit.

[71] Abel Rey, loc. cit.

[72] La Pensée et le Mouvant, p. 35.

[73] Séance de la Société de Philosophie du 31 mai 1923.

[74] Cf. L. de Broglie, Matière et Lumière : « La crise du déter­minisme » et séance de la Société de Philosophie du 12 novembre 1929.

[75] M. Winter, La Physique indéterministe, Revue de Métaphysi­que et de Morale, avril 1929. Voir aussi et surtout Meyerson, La Déduction relativiste.

[76] L’Avenir de la science, Plon, 1942, p. 20.

[77] Albert Lange, Histoire du matérialisme, t. II, p. 52.

[78] En vérité, la raison suit fort bien l’expérience dans ses vicissitudes, mais elle se l’assimile en la rendant rationnelle. Elle prononce :

Et mihi res, non me rebus submittere conor.

Or les dynamistes entendent que la raison change de nature – non pas de méthode, mais de nature – avec son objet ; ce qui est la négation de la raison.

Un argument massue de ceux qui veulent que notre faculté cognitive ignore tout élément de fixité à travers les âges est ce que la science professe aujourd’hui au sujet de l’espace et du temps. « Une critique attentive du devenir du savoir humain, exulte Brunschvicg (l’Orientation du rationalisme, loc. cit., p. 333), affranchit de leur apparence d’homogénéité et de fixité l’espace et le temps. » A quoi Louis de Broglie répond (Continu et Discontinu en physique moderne, p. 100) : « La description des observations et des résultats de l’expérience se fait dans le langage courant de l’espace et du temps et il paraît bien difficile de penser qu’il en sera jamais autrement. » Il est à noter que la panique produite chez certains esprits par la nouvelle physique se voit beaucoup plus chez les philosophes, très voisins ici comme si souvent des littérateurs, que chez les savants.

[79] Un concept « en l’air », disent volontiers nos « réalistes ». Comme si tout idéal, en tant qu’il se veut indépendant des circons­tances et non déterminé par elles, n’était pas « en l’air ».

[80] Cette seconde position, affirme un Allemand pour l’exalter, est essentiellement allemande. Je crains toutefois que beaucoup de mes compatriotes ne souscrivent ce jugement cité avec sympathie par un des leurs (J. Boulenger, Le Sang français, Denoël, 1944, p. 334) : « Spengler explique que le "Déclin de l’Occident" n’a qu’une cause : la défaite de l’Allemagne en 1918. Celle-ci seule possède la culture, notion qui est dynamique. Les autres peuples, notamment la France, en sont réduits à la civilisation, qui est statique. La civilisation est une culture qui s’est figée, ossifiée, qui se meurt. Donc, la renaissance de l’Allemagne est la condition de la renaissance de l’Occident. »

[81] Exemple type : la NEP.

[82] Sir Samuel Hoare.

[83] M. Roger Garaudy.

[84] Dois-je préciser que vouloir à nos manifestations intellectuelles une autre origine que notre condition économique n’implique nullement la croyance à l’immatérialité de l’esprit.

[85] Une preuve entre cent. Si c’est notre condition économique qui, comme le veut Marx, détermine nos conceptions métaphysiques, comment se fait-il que deux hommes soumis au même régime écono­mique, par exemple Malebranche et Spinoza, aient des métaphysiques diamétralement opposées, l’une anthropomorphiste, l’autre panthéiste ?

[86] C’est ce que tels d’entre eux déclarent en toute netteté. « Nous pensons, proclame M. René Maublanc (La Pensée, loc. cit.), que le rôle des intellectuels n’est pas de diriger de haut des combats idéologiques, mais de participer effectivement à la construction d’un monde meilleur, coude à coude avec nos compagnons groupés en équipes fraternelles et à l’intérieur même des grou­pements politiques. » Nous demandons : Qui alors « dirigera de haut ces combats idéologiques », si l’on appelle ainsi les juges au nom de valeurs éternelles et non selon les exigences du moment ; fonction dont j’ai idée que l’auteur la croit comme nous un élément nécessaire dans la civilisation ? Cette nécessité est reconnue par une publication qui est loin, d’ailleurs, de partager nos idées. « Si l’on ne veut pas se contenter, écrit Combat (11 avril 1945), de mesures d’opportu­nisme, il faudra bien pourtant s’appuyer à des principes généraux, qui ne sauraient être dictés que par des considérations théoriques. »

[87] Ce n’est évidemment point la manière dont nos réalistes entendent la démocratie. « Les travailleurs soviétiques n’aiment pas la démocratie comme ceux qui ne savent pas la défendre et la tiennent pour une forme des beaux-arts, ils l’aiment comme un moyen de combat. En U.R.S.S., la notion démocratique implique la conquête et non le refus, la démocratie est conçue en vue de la lutte et non en vue de la tranquillité. » (Vychinsky, cité par Combat, 16 mai 1946.)

[88] Je tiens à préciser que je n’attaque pas le clerc qui adhère au mouvement communiste si j’envisage ce mouvement dans sa fin, qui est l’émancipation du travailleur ; cette fin est un état de justice et le clerc est pleinement dans son rôle en la souhaitant. Je l’attaque parce qu’il glorifie les moyens que le mouvement emploie pour atteindre à cette fin ; moyens de violence, qui ne peuvent être que de violence, mais que le clerc doit accepter avec tristesse et non avec enthou­siasme, quand ce n’est pas avec religion. Je l’en attaque d’autant plus que souvent il exalte ces moyens, non pas en raison de leur fin, mais en eux-mêmes, par exemple la suppression de la liberté, le mépris de la vérité ; en quoi il adopte alors un système de valeurs identique à celui de l’anticlerc.

D’une manière générale, je tiens pour traîtres à leur fonction de clerc tous les savants qui se mettent, en tant que savants, au service d’un parti politique (Georges Claude, Alexis Carrel pour ne nommer que ceux d’un bord) et viennent affirmer à des foules que leurs passions partisanes sont justifiées par la science, alors qu’ils savent fort bien qu’elles ne le sont qu’à condition d’outrageusement la simplifier, quand ce n’est pas de nettement la violer. Je ne dis rien des acclamations frénétiques qu’ils s’attirent à coup sûr desdites foules (j’y comprends les salons les plus élégants) en leur tenant un tel langage. Il est des gloires qui déshonorent à force d’être faciles.

[89] Exemple : « Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque, elle est sa chance unique ; elle s’est faite pour lui et il est fait pour elle. On regrette l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on les regrette pour eux ; il y a là quelque chose qu’ils ont manqué pour toujours. Nous ne voulons rien manquer de notre temps : peut-être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre ; nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être. » (J.-P. Sartre, cité avec admiration par Thierry Maulnier, L’Arche, décembre 1945.) On remarquera là un système commun à toutes ces doctrines péremptoires : commencer par poser comme une vérité évidente une affirmation purement gratuite : « Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader... » (Procédé constant chez Alain.)

[90] C’est ainsi qu’un mien travail, où j’essayais de caractériser une certaine littérature française contemporaine, a été jugé par un critique comme en somme d’assez peu d’intérêt parce que je n’y parlais pas de Marx, d’Engels ni de Lénine. (L. Wurmser, Les Etoiles, janvier 1946.)

[91] Cette nouvelle conception du roman est exposée en toute netteté dans le Portrait de notre héros par M. R.-M. Albérès. L’auteur veut avant tout que le roman soit un manifeste de la génération du romancier. Il semble admettre cette conséquence de la religion de l’actuel ; savoir que si une œuvre incarne strictement la génération de 1946, elle pourrait bien laisser indifférente celle de 1960, qui aura son mandataire, et ne plus toucher que les historiens. Une telle abnégation a quelque chose de pathétique.

[92] Cette position a été particulièrement soutenue par M. Jean Guéhenno, dans des articles du Figaro (1945-1946). D’autres, notamment dans les Nouvelles littéraires, ont nettement proscrit l’étude des humanistes dans ce qu’elles ont de désintéressé, de purement spéculatif. Le théoricien du matérialisme dialectique, H. Lefèvre, salue (loc. cit.) la Weltanschauung vraiment « moderne » parce qu’elle sonne la « décadence de la spéculation », qu’il appelle « la décadence de la pensée bourgeoise ». Toutefois, comme la pensée spéculative garde du prestige, la doctrine prétend ne pas l’aban­donner. « S’il faut apporter aux problèmes du moment, déclare Georges Cogniot (La Pensée, 4), des solutions concrètes, est-ce à dire que l’on renonce à la spéculation ? Pas du tout : en insistant sur le concret et sur le pratique, on a rappelé avec force que l’intellectuel devait toujours penser — penser le rationalisme moderne, le matéria­lisme dialectique, la philosophie progressive et vraie, le penser et l’installer "au cœur de sa vie". » On voit que ce que l’auteur appelle penser est une pensée purement pratique — pathétique — qui n’a rien à voir avec ce que tout le monde appelle une pensée spéculative. On remarquera le ton émotif, prophétique — lyrique — de toutes ces déclarations.

[93] Malebranche, Morale, II, 17.

[94] Voir notre ouvrage Précision (Gallimard), pp. 12 sqq.

[95] Voir ibid., p. 208.

[96] Quelle autre tenue morale chez les croyants de l’Antiquité quand ils voulaient que l’honneur de la divinité fût engagé dans le châtiment du criminel. Le supplice de l’odieux Rufin, dit admira­blement Claudien, vient absoudre le ciel : Abstulit hunc tandem Rufini poena tumultum. Absovitique deos.

[97] Spinoza, Traité politique, V.

[98] Voir Nouvelle Revue Française, novembre 1937.

[99] Je crois pouvoir négliger la prétention de Maurras de fonder sa haine de la démocratie sur la science. Au surplus, si son antidé­mocratisme s’était borné à n’être qu’un état intellectuel, comme chez un Charles Benoist ou un Etienne Lamy, au lieu de se traduire par la menace et par l’acte, nous eussions été les premiers à réprouver qu’on l’inquiétât.

[100] Et l’État ici est seul juge. Je tiens que si lors de l’affaire Dreyfus, il eût jugé bon de museler les champions de la justice, ceux-ci n’avaient rien à dire qu’à lui jeter leur mépris à la face. L’État, même démocratique, est, en tant qu’État, un être pratique, qui contient donc en puissance et par définition l’étranglement des valeurs idéales. Ici je communie pleinement à Romain Rolland : Tous les États puent. »

[101] Voir René Lalou, Gavroche, 8 mars 1945.

[102] Apparemment Jean Paulhan ; P. Valéry, écrivant aux juges de Brasillach et en sa faveur.

[103] J. Maritain, Christianisme et Démocratie, p. 35.

[105] Jean Lacroix, Esprit, mars 1946.

[106] Jules Romains. Le Couple France-Allemagne, p. 52.


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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